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Musique comme marqueur culturel

Simha Arom

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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InHarmoniques : Simha Arom, enfant et adolescent, en terre d'exil, vous avez découvert la musique à travers la tradition orale juive des chants liturgiques, d'usage dans votre famille. Après un détour par la musique classique occidentale, que vous avez pratiquée en tant qu'instrumentiste professionnel, vous êtes devenu ethnomusicologue. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire ?

Simha Arom : Disons que la musique est pour moi, comme pour chaque musicien, quelque chose d'essentiel. Ma première expérience de la musique, je l'ai vécue dans ma famille. Mes parents étaient d'origine polonaise, et, dans la tradition juive ashkenase, il est d'usage de chanter : à la synagogue, mais aussi à la maison, lors des repas, des fêtes, les soirs de shabbat. Les mélodies varient d'une tradition juive à une autre, la musique se transmet oralement, de père en fils. Seuls les textes sont immuables. Nous vivions alors en Allemagne, et bien sûr, en tant que Juifs, il nous a fallu partir. Nous nous sommes réfugiés en France, où j'ai passé la guerre. C'est là que j'ai eu la révélation de la musique savante occidentale, la musique classique. Je l'ai découverte dans des circonstances particulières. J'avais treize ans, c'était pendant la guerre, quelques enfants juifs étaient cachés dans une ferme du Sud de la France, qui était transformée en colonie de vacances protestante. Les dimanches pendant le culte, le pasteur, après avoir lu les psaumes disait à un jeune homme qui était près de lui et qui avait un violon dans la main, et à tous les enfants présents, « maintenant, mes frères, méditons ». A ce moment-là, le jeune homme qui se tenait à ses côtés, prenait son violon et jouait. Je ne sais pas pas ce qu'il jouait, je pense que ça devait être une sonate pour violon seul ou une partita de Bach. Dieu sait qu'il ne devait pas très bien jouer, pourtant, cela m'a bouleversé. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai réalisé que la musique, pour moi, était toujours liée à la prière. Vers la fin de la guerre, je suis parti pour la Palestine, et là, dans le village où j'étais, il y avait quelques personnes qui avaient la radio. J'ai passé des heures, chaque heure de liberté que j'avais, dehors, à écouter la musique par les fenêtres ouvertes de ces maisons.

Ecouter de la musique, pour moi, c'était vital ; comme de manger ou de boire. J'ignorais tout de la musique, je ne savais même pas qu'elle s'écrivait. Dès que j'ai compris que pour faire de la musique, il fallait apprendre à la lire et à l'écrire, j'ai demandé à être envoyé dans un autre village, où je savais que dans une institution qui accueillait les enfants de la Diaspora, comme moi, il y avait un professeur de violon. J'ai eu beaucoup de mal à obtenir mon transfert ; j'ai dû faire une grève de la faim... mais j'y suis arrivé. Et ce professeur m'a appris le solfège, et le violon. Je n'ai jamais très bien joué, mais ça n'avait pas beaucoup d'importance ; je participais aux activités musicales qu'il organisait, et j'ai vite compris que ma vie était là.

Le premier concert auquel j'ai assisté, je m'en souviendrai toujours : c'était l'Orchestre Philharmonique d'Israël dirigé par un chef d'orchestre qui est mort depuis, Georges Singer, et qui a joué la Moldova de Smetana -- une musique qui n'est pas très éloignée de mon fond d'identité culturelle propre -- et le concerto pour violon de Beethoven. Je découvrais en même temps ce qu'est un orchestre, ce qu'est une oeuvre pour orchestre symphonique, et le rôle du chef, qui tient tout ça à bout de bras. C'était quelque chose d'extraordinaire, je n'avais personne avec qui partager cet espèce d'ouragan que cela suscitait en moi. C'était plus que de l'euphorie, une sorte d'élévation, je planais ! J'ai regardé les interprètes ranger leurs instruments, se lever, partir, et je me suis dit : voilà où je veux être, passer ma vie. Depuis, j'ai eu le temps de changer d'avis...

Après, j'ai fait mon service militaire, pendant la guerre d'indépendance d'Israël, et j'ai été blessé au bras droit, je me suis retrouvé à Tel Aviv, désoeuvré et... désargenté.

L'Orchestre Philharmonique d'Israël donnait alors des concerts dans une ancienne salle de cinéma où il faisait très chaud. Sur l'un des côtés de la salle, de hautes fenêtres longitudinales qui restaient ouvertes, donnaient sur une sorte de ruelle d'où on entendait très bien la musique, je n'ai pas manqué un seul concert.

Ce qui était fantastique, c'est que je n'étais pas seul, il y avait les « abonnés du dehors », tout un groupe de jeunes qui avaient découvert le « truc » et qui venaient là religieusement ; au bout de quelque temps, on a commencé à se connaître; on se disait : « Tiens, untel n'est pas venu ce soir... »

Je savais qu'il fallait que je fasse de la musique. En tant que « jeune ancien combattant » blessé, j'ai obtenu une bourse qui m'a permis enfin d'étudier sérieusement la musique. C'est ainsi que j'ai appris à jouer du cor, le seul instrument que l'on peut jouer de la main gauche. Et, après quelques années, je suis venu à Paris, au Conservatoire, d'abord dans la classe des étrangers, puis j'ai passé le concours d'entrée et j'ai obtenu un Premier Prix de cor. Immédiatement, j'ai été engagé à l'Orchestre de Chambre de Lausanne, et là, je dois l'avouer, c'est une des rares fois où j'ai été fier de moi : cinq ans, jour pour jour, après ma première leçon de cor, en septembre 1949, le premier septembre 1954, j'étais assis à un pupitre. Le rêve en quelque sorte s'était réalisé, j'étais membre d'un orchestre et c'était pour moi, à l'époque, la chose la plus importante.

InH. : En fait, votre itinéraire est celui d'un autodidacte, qui a rattrapé le professionnalisme ?

S. A. Oui, mais je suis toujours resté « autodidacte dans l'âme » et je pense que ça a façonné, mûri, une façon très sauvage, très radicale, de voir les choses de l'enseignement, aussi bien musical qu'universitaire. Je déteste que l'on standardise, que l'on stéréotype « ce qui doit être bon pour tout le monde ». Plutôt qu'un fatras de connaissances, il faudrait enseigner une attitude critique. Moi qui suis autodidacte dans mon métier d'aujourd'hui, l'ethnomusicologie, quand j'ai commencé à le pratiquer en professionnel, je déplorais terriblement de ne pas avoir fait d'études, jusqu'à ce que petit à petit j'aie compris que c'était au contraire une grande chance, précisément parce qu'on ne m'avait inculqué aucune idée préconçue, aucune référence, aucune approche théorique ou méthodologie qui m'aurait complètement brouillé la vue. Car inévitablement, j'aurais été tenté de faire coïncider la réalité avec ce que j'avais lu. Or, l'expérience montre que ce n'est pas souvent le cas. Le seul moyen d'y voir clair, c'est précisément de laisser tout de côté et de se dire : « je suis là en face d'un certain nombre de gens, d'un certain nombre de phénomènes, d'une certaine musique ; j'observe avec tout l'empirisme dont je suis capable, c'est-à-dire avec toute l'expérience dans les domaines auxquels j'ai eu accès, pour essayer de comprendre. » Cette absence d'à priori donne une liberté formidable, celle d'une éponge ; on peut se laisser imbiber.

InH. : Une liberté du genre de celle de l'interprète ?

S. A. Oh que non ! Les musiciens d'orchestre sont les seuls adultes à subir le même genre de discipline que les enfants à l'école : des horaires très stricts, l'interdiction de parler, et même l'interdiction de manifester une personnalité, puisque c'est le chef qui doit imposer la sienne. Votre personnalité est domptée par quelqu'un d'autre. Le chef d'orchestre arrêtera l'orchestre pour vous dire : « Ne respirez pas là, respirez là. » Et vous êtes convaincu que c'est là où vous respiriez qu'il fallait respirer. C'est dur !

InH. : Donc, vous êtes allé retrouver les gens qui respiraient là où ils avaient envie de respirer ?

S. A. : Voilà. Un jour, on m'a demandé si j'étais prêt à partir pour un an en Afrique -- tenez-vous bien ! --, pour créer une fanfare dans un pays francophone d'Afrique noire, et c'est pour ça qu'il fallait quelqu'un qui parle français. J'ai pensé, « ça me fera respirer » et j'ai accepté. Je m'intéressais déjà au folklore, c'est vrai, mais ça ne représentait pas quelque chose d'essentiel. Ce qui a surgi alors en moi, c'est aussi l'aspect aventurier, commun, je pense, à beaucoup d'entre nous. On voudrait aller où personne n'est allé, fouler les terres vierges, voir « des gens différents qui ont des coiffures à plume », que sais-je encore ! On m'a montré sur une carte l'endroit où on voulait m'envoyer : c'était la République Centrafricaine.

Je me suis dit : « Tiens, c'est un pays qu'on ne connaît pas. On dit que les gens y vivent comme autrefois, il doit sûrement y avoir des musiques bizarres ; je vais acheter un petit magnétophone, un appareil photographique, et essayer de faire des enregistrements. »

Je me suis quand même renseigné. Je suis passé par Paris, et j'ai demandé à des amis qui connaissaient le regretté André Schaeffner, le grand ethnomusicologue, si je pourrais lui demander quelques conseils, parce que quand même on ne peut pas se lancer comme ça, dans des choses qu'on ignore complètement. J'ai téléphoné en me recommandant d'amis à lui, collègues, etc. et très gentiment il m'a reçu. Moi qui suis autodidacte, je reçois parfois des leçons très rapidement, des leçons qui tiennent en peu de mots et qui vous guident, qui sont un phare, en quelque sorte. Nous avons parlé, il m'a dit : « C'est très bien que vous soyez musicien, c'est formidable. » Moi, j'étais étonné, je croyais qu'il allait me jeter dehors parce que je n'étais pas musicologue ou ethnomusicologue, et au contraire, il était enthousiaste à l'idée que ce soit un musicien qui essaye de s'intéresser à ces musiques-là, de les collecter. Je lui ai demandé comment je saurais, lorsque je serais en face d'une musique, si elle est authentique ou pas, le genre de questions qu'on peut se poser quand on débute. Il m'a répondu : « Mais vous êtes musicien, vous allez bien voir. » Les premiers temps, quand j'étais effectivement dans des situations où je me posais des questions, où j'étais dans le doute, en me disant « d'où est-ce qu'ils ont sorti ça », « est-ce que c'est vraiment traditionnel », et ceci et cela, je me rappelais sa phrase, « mais vous êtes musicien ». En fait, ce qu'il avait voulu dire, était « fie-toi à ton intuition ». Après, évidemment, on apprend ; avec le temps, on développe des techniques, on n'a même plus besoin de se livrer à cette sorte d'auto-interrogation. Par de brèves enquêtes on sait rapidement à quelle musique on a affaire. Mais j'ai toujours gardé ce conseil en mémoire et je l'ai transmis à des plus jeunes, quand ils étaient musiciens.

Je suis donc parti pour Bangui constituer une fanfare, dans le cadre de la coopération internationale. J'étais un personnage officiel en quelque sorte, et l'ambassadeur d'Israël a décidé de me présenter au président de la République.

Entre-temps, j'avais écouté à la radio des émissions consacrées aux musiques locales, je m'étais promené un peu dans les villages, j'avais entendu des gens faire de la musique, et j'étais fasciné. Je ne savais pas qu'une telle musique pouvait exister. A l'époque, l'emprise de l'Occident était très forte, il y avait la musique (occidentale), et les autres on en parlait très peu. Il est vrai qu'on était en 1963, il n'y avait pas encore beaucoup de disques de musique extra-européenne. Je voyais les musiciens africains jouer, et la question que je me posais était d'établir la concordance entre ce que j'entendais et ce que je voyais. C'était horriblement difficile. Plusieurs musiciens sont là, à jouer, il n'y a pas de chef d'orchestre, or ils jouent parfaitement ensemble. Ce qu'ils jouent donne l'impression d'être toujours pareil, en réalité ce n'est jamais pareil. On a parfois l'impression que tout le monde fait n'importe quoi, or jamais personne ne fait n'importe quoi. Comment se synchronisent-ils? Ils jouent à des tempi très rapides des choses qui sont terriblement compliquées, comme si c'était l'activité la plus simple du monde. Mais quand vous regardez isolément ce que fait chacun des musiciens, cela paraît relativement simple. Voilà qui pose un faisceau de questions sur les aspects techniques. Quant à l'aspect émotif, on n'y résiste pas : c'est l'expression d'une vitalité fabuleuse, d'une puissance spontanée qui dans notre culture se trouve refoulée.

Je vais vous donner un exemple extrême : la première fois que j'ai entendu chanter les pygmées (en vous le racontant, j'en ai encore des frissons dans le dos). C'est une musique que vous ne connaissez pas, que vous n'avez aucune raison d'avoir jamais entendue, et pourtant, vous la connaissez, sans la connaître. C'est probablement l'un des grands mystères de la musique, ce qu'elle a de plus puissant. Elle se situe en nous à des niveaux vraiment archétypiques ou si l'on préfère, d'inconscient collectif.

InH. Mais complètement indépendant des cultures ?

S. A. Au-delà, avant, derrière ; en tant qu'individu, je ne la connais pas, mais en tant qu'être, j'y réagis fortement ; le « poids spécifique » de cette musique me parle, m'atteint quelque part où moi-même je ne m'atteins pas.

InH. : Toutes les musiques ethniques vous touchent-elles de la même façon ?

S. A.: Non, ce n'est pas un phénomène généralisable, ni qui arrive tous les jours ; pour moi c'était là. Dans d'autres circonstances, pour d'autres gens, ce pourraient être d'autres musiques.

InH. : Est-ce que ça ne tient pas à la nature fonctionnelle de ces musiques ?

S. A. : En aucun cas. La fonctionnalité relève du conditionnement culturel. Enfin, c'est mon interprétation. Prenons l'exemple de la transe ou de la possession, qui sont des modifications de l'état de conscience, ou encore des séances de guérison ou des rituels de divination par le feu, par l'absorbtion de plantes hallucinogènes, par toutes sortes de choses. J'en ai vu beaucoup, au cours desquels des gens entraient en transe ou étaient possédés ou dépossédés, c'est-à-dire exorcisés, ce qui revient au même. Cinquante personnes, tout un village, sont réunies. On joue une certaine musique, elle provoquera une crise de transe immédiate chez l'un, alors que sur tous les autres, elle n'aura aucun effet, pas plus que sur moi, avec mon magnétophone, en tant que simple observateur. Se pose alors la question de la fonctionnalité de la musique dans la transe, que Rouget a très justement analysée dans son livre1.

InH. : Y-a-t-il un rapport entre l'aspect formel de cette musique et son contenu fonctionnel ?

S. A. : Aucun ! Alors que se passe-t-il ? Comment l'interpréter ? De différentes manières. Prenons les Soufi ou des représentants d'autres civilisations, où les techniques de transe sont très développées et courantes : tel génie, pour me guérir de telle maladie, doit prendre possession de moi. Une mélodie, un chant, une forme musicale est associée à ce génie ; je le sais depuis ma naissance, parce qu'on me l'a appris ; je suis conditionné, c'est presque pavlovien. Cependant, ça n'aura aucun effet sur une tierce personne. Mais si le xylophoniste se trompe et joue une autre mélodie, correspondant à une autre maladie -- donc à un autre génie -- et que l'un des participants en soit atteint, c'est ce dernier qui entrera en transe. C'est tellement vrai qu'en écoutant ces musiques sur un magnétophone, les personnes concernées entrent à nouveau en transe. C'est un conditionnement : on attend de moi -- le sujet, s'entend -- une réaction donnée. J'ai enregistré une fois avec Geneviève Dournon tout un rituel de guérison, dont nous avons transcrit mot à mot les paroles pour en étudier la fonctionnalité, qui s'y révèle plus encore que dans la musique. Lorsqu'on fait écouter l'enregistrement à la même malade et à la même guérisseuse se produisent les mêmes effets. Le fonctionnel est arbitraire : c'est une convention, à l'intérieur d'une culture, tout comme le langage. Certaines transes concernent des communautés plus larges, alors qu'à 10 kilomètres, la musique qui l'a suscitée ne produira aucun effet car le conditionnement n'y est pas le même. C'est vraiment cela l'identité culturelle : le conditionnement.

InH. : Les musiques des tribus nomades se mélangent-elles à celles d'autres tribus ?

S. A. : Aujourd'hui, en Centrafrique, le seul groupe qui se déplace sont les pygmées ; ils ont très peu d'instruments, précisément parce qu'ils sont nomades. Ce sont des instruments que j'appelle « éphémères », que vous pouvez construire à partir d'éléments disponibles dans l'environnement immédiat : des rameaux de papayer dont on fait des sifflets qui sont accordés, des troncs d'arbres couchés qui font office de tambours, deux lames de fer, constituées aujourd'hui par des machettes ; l'instrument essentiel reste, bien sûr, la voix humaine. Quand ils sont près des villages, ils empruntent des instruments, en général seulement les tambours. Tous les autres instruments, une fois qu'ils ont servi, on les abandonne. Le plus étonnant, c'est l'ingéniosité musicale dont ils font preuve avec des instruments aussi rudimentaires.

Il y a un système d'échanges entre des musiques lorsqu'elles répondent aux mêmes fonctions et aux mêmes règles de structure. Quand des groupes de pygmées se rencontrent dans la forêt, ils se font des emprunts réciproques : c'est un mode d'enrichissement des musiques. Ce n'est pas une évolution, c'est un renouvellement par système d'échanges.

InH. : Mais quand il y a cet échange, n'y a-t-il pas transfert de fonctionnalité ?

S. A. : Je dirais que non, mais je n'en suis pas sûr. A mon avis, mais ce n'est qu'une hypothèse, je crois que les contraintes sont seulement d'ordre formel. Par exemple, les pygmées Aka ont une danse, un rythme, une catégorie musicale qu'ils appellent mbenzele. Or mbenzele est le nom d'un autre groupe pygmée, les Ba-mbenzele. Quand je leur ai demandé ce que signifiait mbenzele, ils m'ont répondu que c'était une danse qui venait de chez les Ba-mbenzele, donc ils l'avaient appelé comme ça. En revanche, a-t-elle la même fonction dans les deux communautés ? Je ne crois pas que ce soit important, puisque du moment qu'on intègre quelque chose dans le répertoire, c'est la culture qui lui donne une raison d'être, ou qui l'adopte comme catégorie musicale. Il me semble que c'est un processus de récupération... Ça devient de la musique de divertissement. Si vous retournez dans le même campement trois ans plus tard et que vous leur demandez tel ou tel chant, ils vous en chantent un autre avec les mêmes mots clefs. Ça m'est arrivé au cours d'une veillée chez les Aka, je leur ai demandé de chanter une mélodie du nom de Andoua, un chant que je connaissais bien pour l'avoir transcrit. Ils ont chanté quelque chose que je n'avais jamais entendu. A la fin de la veillée, j'ai dit à l'un d'entre eux : « Le andoua que vous m'avez chanté ce soir, ce n'est pas celui que j'ai appris de vous, chanté avec vous. » Il m'a répondu « L'autre andoua, il est en retard. » J'ai éclaté de rire, il voulait dire « Il n'est plus branché celui-là, il n'est plus in. » C'était très intéressant, parce que ça permettait de voir comment, alors qu'ils maintenaient la fonction et qu'ils gardaient le titre -- celui-ci appartenant à une catégorie musicale qui, elle, ne varie pas --, ils avaient changé son revêtement musical.

InH. : Quels peuvent être les critères qui suscitent des modifications ?

S. A. : Ils se lassent de chanter tout le temps la même chose ! Quelqu'un arrive et dit : « Tiens, j'ai entendu ce chant, là-bas au campement de l'autre côté du fleuve. Ils me l'ont appris. »

InH. : Ça bouleverse un certain nombre de lieux communs sur la fixité de cette musique ?

S. A. : Ce n'est qu'une hypothèse car je n'ai pas assez de données. Il faudrait rester des mois, des années, être là par hasard au bon moment.

Ce qui est intéressant, c'est que pour intégrer la musique de la danse mbenzele à une catégorie déjà existante, il faut pouvoir la superposer au bloc polyrythmique qui va la soutenir. Cela a des incidences sur la structure musicale, sur le nombre de temps d'une période, sur le fait de savoir si ses temps se divisent de façon binaire ou ternaire. Du moment que le nombre de temps reste le même et que la subdivision des temps reste la même, on a une sorte de matrice qu'on remplit avec autre chose, mais la matrice elle-même ne se modifie pas. Ici réside la fixité de la musique : ce qui caractérise le répertoire, c'est sa grammaire propre, au niveau le plus général comme au niveau le plus particulier. C'est ce qui assure, à mon sens, la pérennité. Si elle n'existait pas, n'importe quoi pourrait se glisser dans n'importe quel répertoire, ça ne durerait même pas cinquante ans, ça se désagrégerait.

InH. : Ces musiques sont confrontées aujourd'hui à deux types de disparition : celle intégrée en quelque sorte dans la culture, et celles provoquées par les transformations sociales et la poussée de la culture occidentale avec ses propres valeurs.

S. A. : Dans le premier cas on ne devrait pas parler de disparition, mais d'autorenouvellement, de renouvellement dynamique. Cela ne les met pas en péril, puisque, pour certaines de ces musiques, on sait qu'elles ne se sont pas modifiées depuis au moins cinq cents ans. A partir de là on peut raisonnablement penser que les autres non plus. Je me suis attaché à retrouver toutes les sources écrites concernant la polyphonie africaine, qu'elles émanent de voyageurs, de missionnaires, ou de militaires2. La première citation date de 1497 : on la trouve dans le livre de bord de Vasco de Gama. Au cap de Bonne-Espérance, il décrit des gens qui jouent en hoquet, et la description est suffisamment précise pour que l'on puisse reconnaître formellement qu'il s'agit bien de ce type de musique. Cent ou cent cinquante ans plus tard, vous trouvez d'autres descriptions de ce même procédé, par des observateurs remarquables qui donnent des précisions comme par exemple : « La musique est régie par un homme debout, au centre d'un arc de cercle, qui tient à la main un bâton avec lequel il marque les temps », ce qui est une information capitale ; et cela se passe en Afrique du Sud, à plusieurs milliers de kilomètres de l'Afrique centrale et cinq cents ans plus tôt.

InH. : Ça veut dire que, dans toute l'Afrique, il y a des structures que l'on retrouve, quelles que soient les distances, et la non-rencontre entre les populations ?

S. A. : En effet, on retrouve des structures et des procédés qui relèvent de principes semblables, et qui sont répandus de l'Afrique du Sud jusqu'en Ethiopie, et jusqu'à la limite sud de la Mauritanie. Peut-être ces formes musicales sont-elles tellement anciennes et tellement prégnantes qu'elles ont subsisté, et qu'elles ont traversé le continent. Prenons un exemple extrême, la formule de rythme que certains musicologues ont appelé « Standard Pattern », parce qu'elle est connue dans toute l'Afrique de l'Ouest et qu'on la rencontre même au Sahara. Je l'ai trouvée chez tous les pygmées d'Afrique Centrale, mais aussi sur des enregistrements provenant du Kenya, et enfin il y a un an, à Madagascar lors d'un congrès sur la musique malgache. Un musicien malgache faisait une présentation, je précise bien un musicien -- pas un musicologue qui aurait tout lu. Il connaissait sa musique, jouait admirablement de la « valiha », et parlait du rythme. Tout d'un coup, il dit : « Et puis nous avons une formule de rythme qui est la formule spécifiquement malgache, la voilà. » Il l'a notée au tableau et c'était... le Standard Pattern. je me suis dit : « Tiens, j'ai amorti mon voyage ! » C'est une formule très simple, qui se répète indéfiniment, et qui est le support d'un nombre considérable de musiques. C'est une illustration d'une espèce d'« universel » interafricain.

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InH. : Est-ce que les Africains dans leur tentative d'unité africaine reconnaissent la valeur de leur musique ?

S. A. : L'unité nationale exige que s'instaure une identité culturelle du pays, qui prenne le pas sur l'identité culturelle des ethnies...

InH. : Voit-on alors surgir une musique officielle ?

S. A. : On ne peut pas parler de musique officielle. Le nivellement se fait par le bas, sur le plan des musiques urbaines. Le changement de mode de vie provoque forcément une modification des musiques parce que celles-ci étaient jusqu'alors étroitement liées à certaines circonstances sociales : on ne peut faire une chasse collective fructueuse, on ne peut introniser un chef, on ne peut faire une séance de divination, sans musique. Mais à partir du moment où il n'y a plus de chefs traditionnels, où la chasse collective au filet est remplacée par celle au fusil, et où on va au dispensaire au lieu d'aller chez le guérisseur, voilà, trois catégories de musique qui se dégradent. Elles ne disparaissent pas vraiment immédiatement ; c'est une lente agonie, très triste. De plus, à partir du moment où une musique n'a plus sa raison d'être, les instruments qui permettaient de l'exécuter perdent eux aussi leur raison d'être, ce qui veut dire que la facture instrumentale elle aussi meurt. Lorsque les derniers instruments se détériorent, les musiques qu'ils produisaient sont définitivement et irrémédiablement perdues. Il suffit pour cela d'une génération, alors que ces traditions se transmettent depuis des dizaines, si ce n'est depuis des centaines de générations. Dix ans de non-pratique suffisent, pour qu'elles soient définitivement rayées de l'inventaire -- non encore dressé ! -- du patrimoine musical de l'humanité.

InH. : Et vous n'avez rencontré aucune ethnie qui se préoccupe réellement de cela et qui se motive pour conserver sa musique ?

S. A. : Il y a des pays où les gens sont plus conscients, notamment en Afrique de l'Ouest, mais en Afrique Centrale, ça ne les préoccupe pas tellement.

InH. : Comment concevez-vous votre rôle par rapport à cette question de la disparition ?

S. A. : Je l'aurais conçu avant tout comme celui d'un collecteur, et d'un mobilisateur de collecteurs. A l'origine mon ambition était de recueillir, de réunir des documents suffisamment représentatifs de chaque ethnie pour pouvoir dire : « Voilà la musique de telle communauté, et voilà en quoi elle diffère de la musique de telle autre. » Pour cela, j'aurais volontiers laissé de côté toute une partie de la recherche théorique. Quand je suis arrivé en Centrafrique, et que le président de la République m'a proposé de faire une fanfare, je lui ai répondu : « Vous en avez déjà deux, ce n'est vraiment pas très intéressant d'en faire une troisième. Vous avez une musique superbe dans votre pays, dont personne ne s'occupe ; je crois que c'est très important de la collecter, parce qu'elle va disparaître. » Il m'a dit : « C'est un homme comme vous que j'attendais. »

InH. : Ce qui vous a conduit à concevoir et diriger un musée ?

S. A. : Oui, c'est comme ça qu'est née l'idée d'un musée, qui n'était que l'agrandissement organique d'une idée d'archives sonores, qui elle-même impliquait aussi une collection d'instruments de musique, qui à son tour impliquait une collection de toute la culture matérielle, c'est-à-dire finalement un musée ethnographique.

InH. : La conservation finalement, la préservation...

S. A. : Au départ c'était ça. Je me suis dit : ces musiques-là n'en ont pas pour longtemps, elles ne peuvent pas se perpétuer et il faut les collecter et les archiver correctement, pour qu'on puisse plus tard les étudier. Ce qui n'était pas tout à fait exact parce que la collecte en vue d'une étude est différente de celle en vue d'archives seulement. Mais ça, je ne l'ai découvert que bien plus tard. C'est une grande satisfaction, aujourd'hui, de savoir que tous les musiciens connaissent le premier disque de musique pygmée que j'ai réalisé pour l'Unesco, il y a plus de vingt ans. Lorsqu'on a la chance et le bonheur d'avoir accès à des musiques rares, on doit assumer le rôle à la fois modeste et très important d'en réaliser l'inventaire. Pour revenir à la disparition de ces musiques, quand les gens changent de mode de vie, la musique commence sa lente agonie. Il est étonnant de constater dans les campagnes, en brousse, par exemple, une coexistence pacifique entre la musique traditionnelle, qui, elle, sert ce à quoi elle doit servir, et puis la « musique d'ameublement », comme disait Satie, la radio, qui sert à meubler le temps.

InH. : Ce sont le reggae, les musiques noires américaines ?

S. A. : L'afro-cubain, le reggae. C'est une musique que je connais très mal. Parfois aussi du sous-disco. De tout, sauf du jazz : on est très peu friand de jazz en Afrique, aussi paradoxal que ça puisse paraître.

InH. : Même le jazz traditionnel ?

S. A. : Même. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi, mais non. Dans les villes, les gens vivent complètement « déculturés ». Vous voyez des agglomérats de gens qui viennent de régions différentes, même si certains quartiers sont organisés en fonction de l'origine ethnique de leurs habitants. Les traditions s'y perdent presque complètement, sauf, peut-être, celle des funérailles où l'on réunit des tambours, on fait venir des musiciens. Il m'est arrivé de travailler à proximité de la ville, ce que je déteste, précisément parce qu'on est vraiment hors contexte. Quand j'ai reconstitué des musiques traditionnelles pour des enregistrements, il fallait voir les gens, comme ils étaient heureux. Il faut que ce soit un étranger qui en prenne l'initiative...

InH. : Croyez-vous que le fait que ces musiques existent sur disque puisse éventuellement servir à les préserver y compris chez eux ?

S. A. : Ça c'est sûr. Il est certain qu'il y a aujourd'hui des documents sonores qui se trouvent sur disque ou dans les archives du Musée de l'Homme, ou ailleurs, à partir desquels dans quelques années certains ressortissants de l'ethnie essayeront de retrouver cette identité culturelle, qui se sera encore affaiblie pendant ce temps-là. Peut-être est-ce précisément son affaiblissement qui va provoquer le désir de son regain : des jeunes feront des études de médecine et de droit, peut-être aussi de musicologie, ou de musique en tout cas, et tout d'un coup il y aura un musicien de telle ou telle ethnie qui dira « mais enfin bon dieu nous avions ces choses-là, nous avions une musique, et elle existe, elle est à Paris ». Seulement quand ils reviendront chez eux, il n'y aura plus rien, ou presque plus rien, et je ne sais pas si à partir de là, ils pourront produire une renaissance. Alors que théoriquement cette disparition est encore évitable.

InH. : Ces morceaux d'identité culturelle musicale, qui sont pour certains en train de disparaître ou qui ont déjà disparu, influencent les compositeurs contemporains qui les investissent d'une autre signification, que ce soit sous forme de citation pure et simple, ou sous la forme indirecte d'emprunt d'éléments structurels, ou bien encore comme inspiration de tout un système. Qu'en pensez-vous ?

S. A. : Je trouve cela intéressant, mais ce n'est pas ma préoccupation, ce n'est pas du tout mon propos.

InH. : Il y a deux manières de voir ça : une positive, c'est une manière de continuer à faire vivre ces musiques ; évidemment, il y en a aussi une négative : c'est une forme de récupération.

S. A. : Ça peut être de la récupération, mais aussi une source d'inspiration, un acquis de plus. Bien sûr, je suis content quand un compositeur me dit qu'il va utiliser une transcription ou un disque qu'il a entendu. Il est vrai que dans le milieu de la musique contemporaine, on me connaît surtout grâce au fait que certains compositeurs, Ligeti ou Berio, par exemple, utilisent telle matière première ou tel procédé que j'ai pu rendre accessible.

InH. : Indirectement, cela attire l'attention des mélomanes vers l'écoute de ces musiques : c'est quand même un processus tout à fait riche et intéressant.

S. A. : Bien sûr. Quand on écoute un disque de musique de pygmées, qui sont considérés comme des « primitifs », on est obligé, si l'on est de bonne foi, de reconnaître que ces gens ont une culture qui mérite notre respect et notre admiration. Quand cela se produit, j'estime avoir bien fait mon travail. Grâce au disque, il y a beaucoup de mélomanes, aujourd'hui, qui s'intéressent aux musiques extraeuropéennes ; les musiques pygmées par exemple font partie de leurs classiques. Les livres ont une autre fonction, s'adressent à un autre public, mais le but est identique. Outre le fait que j'éprouve, dans mon métier, un très grand plaisir, susciter la reconnaissance des valeurs culturelles des Autres est ma façon à moi de combattre le racisme.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Barière et Ariette Stroumza.


Notes

  1. Gilbert Rouget, La Musique et la transe, Gallimard.
  2. Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies d'Afrique Centrale : structure et méthodologie, Paris, SELAF.

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