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Résonance nº 7, octobre 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994
Voici bientôt cinquante ans, le traitement numérique de l'information entamait sa révolution. La musique, qui entretient avec les nombres un commerce ancestral, ne devait pas rater cette opportunité. Personne n'ignore le développement impressionnant de la synthèse et du traitement des sons par ordinateur. Le son, pourtant, ne représente qu'un aspect de la musique. Pour l'auditeur, il matérialise un ensemble de relations de tensions ou de détentes, d'analogies ou d'antagonismes, de symétries et de ruptures ; un ensemble de lois intimes, aussi, liant entre elles les plus petites unités perceptives. Même si leur totalité est rarement appréhendée par l'auditeur, ces lois donnent à l'oeuvre sa cohérence et entretiennent avec les nombres un négoce fructueux.
En matière de formalisation du matériau,
le recours à l'ordinateur s'est fait dès l'aurore
de l'informatique musicale, avec, notamment, Lejahren Hiller et
Iannis Xenakis. Eclipsée par la vogue de la synthèse
numérique, la Composition Assistée par Ordinateur
a entamé depuis dix ans une montée en puissance
considérable ; elle bénéficie désormais
de l'efficacité et de la convivivialité des outils
informatiques contemporains. Avant d'aborder cette discipline
proprement dite, il semblait nécessaire de replacer dans
l'histoire l'usage des nombres et des règles en musique.
Les nombres étant une représentation
de l'ordre établi par Dieu garantissant la parfaite harmonie
du monde, toute chose dans l'univers peut être exprimée
sous la forme de rapports numériques. La musique permet
de rendre perceptible ces rapports. Elle est l'expression de la
beauté de la création et de la perfection de Dieu.
De par ce rapport aux nombres, elle est considérée,
avec l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie,
comme l'une des quatres sciences mathématiques et constitue
avec elles le Quadrivium.
Dans cette perspective spéculative,
Boèce détermine trois niveaux. Le niveau inférieur
- la musica instrumentalis - permet de concrétiser
d'une manière instrumentale ou vocale l'approche théorique
du système acoustique. Les différentes proportions
numériques peuvent être ramenées à
des rapports de longueurs, convertibles eux-mêmes en rapports
acoustiques sous la forme d'intervalles musicaux grâce à
l'emploi du monocorde - instrument de référence
des théoriciens du Moyen Age qui permettait de mesurer
ces intervalles. Le deuxième niveau - la musica
humana - envisage l'aspect physiologique et psychologique
de l'homme. Les proportions qui régissent le métabolisme
du corps humain, interne et externe, les relations entre le corps
et l'âme, entre l'affectif et la raison, sont autant d'éléments
susceptibles d'être interprétés numériquement,
et donc musicalement. La musica mundana, enfin, appelée
aussi « musique des sphères », constitue
le degré le plus élevé. Cette dernière
catégorie rend compte de l'harmonieuse relation existant
entre chaque chose de l'univers. Elle intègre le ciel et
la terre, le mouvement des planètes, la succession des
saisons, des mois, des années, les quatres éléments
fondamentaux et leurs différentes combinaisons. Leur dépendance
aux nombres permet une « interprétation »
musicale de la nature de leurs relations. Ainsi, dans l'imaginaire
de certains philosophes médiévaux, les mouvements concentriques
des différentes plantes autour de la terre devaient
produire des sons de différentes hauteurs constituant une
gamme, créant une musique des sphères imperceptible
pour l'oreille humaine. Cette musique, qui dépasse en proportion
les capacités perceptives de nos sens, est donc le fruit
d'une pure spéculation intellectuelle. Elle est pourtant
envisagée comme un fait scientifique, construit par déduction,
rendant compte de la supériorité des idées
sur la réalités des faits.
Quoique plus anecdotique, il faut mentionner
l'apparition à la fin du XVIIIe siècle de méthodes
de composition automatique, tels le Ludus melothedicus
(longtemps attribué à tort à Mozart ou à
Haydn) ou le Musikalisches Würfespiel de Mozart (1791),
permettant à quiconque « de composer autant de
valses que l'on veut par les moyen de deux dés sans avoir
la moindre connaissance de la musique ou de la composition. ».
Le principe en est très simple : on dispose de deux
dés, d'un jeu de 176 cartes et d'une table numérique.
Sur chaque carte est écrite une mesure. Un menuet d'école
comporte 16 mesures regroupées en deux parties de 8 mesures.
Il suffit de tirer les dés, de regarder dans la table numérique
quelle carte correspond le chiffre obtenu pour trouver
la première mesure. L'opération est ensuite répétée
pour les autres mesures, jusqu'à la dernière. Chaque
élément mélodique ou harmonique est conçu
de façon à pouvoir s'enchaîner à l'élément
précédent. Ce type de jeux relève de la même
démarche combinatoire que chez Mersenne car, comme pour
l'exemple tiré de l'Harmonie universelle, toute
combinaison produite par la méthode est acceptable. Le nombre
de possibilités étant de 11 cartes par mesure et 16
mesures par menuet, soit 1116 menuets différents, il s'agit
d'explorer un domaine vaste mais fini de solutions.
Comme le rappelle Marc Chemillier dans la thèse
de doctorat qu'il a consacré aux Structure et méthode
algébriques en informatique musicale, ces « jeux »
de composition musicale remportèrent un certain succs
et donnèrent lieu à la conception de petites machines
à composer appelées Componium. Les listes des mesures
étaient « matérialisées par des
cylindres, enfilés côte-à-côte sur un
même axe, les tirages étant réalisés en faisant
tourner ces différents cylindres les uns aprs les autres ».
Avec Marc Chemillier on peut à juste titre considérer
ces machines « comme les premiers prototypes réalisés
en informatique musicale ».
L'un des personnage des Impressions d'Afrique
présente un instrument de musique automatique mêlant
des sons engendrés « en direct » et
des sons enregistrés et synchronisés avec les précédents.
La plupart des dispositifs de concert contemporains ne font pas
autre chose : un ordinateur envoie des messages MIDI interprétés
en direct par des instruments Midi ou compris comme déclencheurs
d'échantillons sonores stockés sur disque dur. Dans
Locus Solus, Roussel imagina un autre instrument de musique
automatique : dans un boîtier extra-plat, l'horloger
Frankel place huit insectes dont chacune des six pattes est chaussée
d'une guêtre de métal soudée à une
bielle actionnant un système de roues dentées dont
la dernière pousse périodiquement l'extrémité
d'une lamelle effilée. Une fois lâchée, cette
lamelle vibre et rend un son pur. Les pattes des insectes engendrent
au total quatre octaves
« En outre, édifié
avec le concours d'un harmoniste éclairé, un prodigieux
systme freinateur de rouages inextricables, régentant
les huit zones séparément et dans leur ensemble, s'opposait
la production de toute cacophonie sans exclure aucune combinaison
rationnelle et analysable. »
Cette machine à composer préfigure
une démarche algorithmique devenue classique en composition
assistée par ordinateur : des matériaux musicaux
sont engendrés par un processus aléatoire (les frétillements
des insectes), puis filtrés à partir d'un système
de contraintes (le système freinateur), exprimant les règles
données par le compositeur (l'harmoniste éclairé).
Le dispositif de Frankel explore aléatoirement un espace
musical structuré par les règles de l'harmonie.
Les systèmes actuels de composition assistée par
ordinateur visitent pour leur part, aléatoirement ou de
façon contrôlée, un univers musical structuré
par les règles fournies par le compositeur.
Pour l'équipe de l'Ircam, l'objectif
général est de parvenir à définir
des modèles informatisés utilisables par des compositeurs
désireux de préparer des matériaux complexes,
structurés par un ensemble de contraintes exprimées
de façon cohérente. Conçus pour la composition,
ces modèles se révèlent utiles également
pour l'analyse. Cette conception d'une assistance informatique
s'appliquant à la fois à la composition et à
l'analyse musicales représente une voie riche de développements
à venir.
L'écriture instrumentale constitue à
l'Ircam l'axe prioritaire de la recherche en CAO. Une importance
particulière est donc accordée aux paradigmes de
la formalisation discrète et du calcul symbolique. La musique
« mixte » constituant d'autre part le domaine
d'activité privilégié, un intérêt
tout particulier est également accordé à
la relation existant entre la structuration discrète des
paramètres musicaux - notamment le temps - et
les effets continus inhérents à la synthèse
et au traitement des sons. Cette dichotomie implique des systèmes
de spécification et de contrôle inédits et
représente un enjeu majeur de la recherche.
Ainsi, dans la séquence illustrée
par la figure 1, due à Tristan Murail, des courbes mathématiques
(sinus et exponentielle combinées) ont permis de construire
un processus d'accélération et de décélérations
rythmiques locales, enveloppées dans un mouvement global
d'accélération progressive. Les événements
rythmiques sont représentés en abscisse et leur
durée en ordonnée. Les pics figurent des événements
dont la durée est plus longue que celle des évènements
qui les précèdent et qui les suivent. Un traitement
automatique des données a permis de déceler les
éléments de structure et d'en donner ainsi une transcription
en notation musicale (figure 2).
La validité de la solution proposée
se mesure au fait que des éléments de structure
saillants (la symétrie miroir dont le pivot est à
la moitié de la deuxième mesure, les quatre répétitions
de l'accelerando final, par exemple) sont conservés
et mis en valeur par le découpage métrique et que
la notation finale reste relativement simple. L'esquisse peut
ensuite être retravaillée à la main par le compositeur.
Actuellement, aucun système de quantification
rythmique industriel n'est en mesure de proposer une solution
comparable pour le traitement de ce type de matériaux musicaux.
En effet, lorsqu'on ne se trouve pas dans le simple cas d'un découpage
métrique périodique, seule une analyse de ce type
se révèle susceptible de résoudre ce difficile
problème en ce qu'elle convoque à la fois les connaissances
en psychoacoustique (prégnance des durées agogiques),
en traitement du signal (traitement du signal de durées
présenté à la figure 1) et en informatiques
(le quantificateur se présente sous la forme d'un éditeur
interactif permettant au compositeur de contrôler le processus).
____________________________ ____________________________Musica speculativa
« La musique est la science du nombre
rapportée au son. » Cette définition,
donnée par le théoricien Jean de Garlande, vers
1275, est pleinement représentative de la relation existant
entre musique et nombre tout au long du Moyen Age. Elle témoigne
de l'importance de l'approche théorique de la musique existant
cette période. A la différence de l'exécutant
- le Cantor - qui n'a pas à connaître
le caractère spéculatif du discours musical, le
théoricien - le Musicus - est à
même de l'appréhender et d'en justifier les raisons.
Figure majeure en ce domaine, Boèce (470 ? - 525)
reprit les idées néo-platoniciennes, diffusées
en Occident principalement par saint Augustin, et les principes
du système acoustique de Pythagore. Dans son De Institutione
Musica, il s'efforça d'établir une approche
philosophique du phénomène musical. Ce traité,
qui posa les bases du rôle de la musique dans la philosophie
médiévale, demeura l'un des ouvrages de référence
du Moyen Age ; nombre de théoriciens, jusqu'au XVIe
siècle, en conseilleront la lecture.
L'ordre et la raison
« Toutes les choses où l'on
étudie l'ordre et la mesure se rattachent à la mathématique,
sans qu'il importe que cette mesure soit cherchée dans
des nombres, des figures, des astres, des sons ou quelque autre
objet. » Cette phrase, tirée des Règles
pour la direction de l'esprit de Descartes, met en évidence
l'évolution profonde de la vision du monde qui va se manifester
au XVIIe siècle. Selon Descartes, toute chose peut faire
l'objet d'une explication rationnelle selon un modèle mathématique.
L'autorité des anciens et l'expérience empirique
sont rejetées pour faire place au pouvoir de la raison.
En réduisant un problème complexe à des problèmes
élémentaires, il est possible de faire apparaître
une pensée combinatoire. Ainsi, dans Les passions de
l'âme, Descartes met en évidence six passions
primitives et considre les autres passions comme résultant
de la combinaison de celles-ci. On trouve une attitude similaire
dans deux livres prétention encyclopédique, l'Harmonie
universelle (1636) du père Marin Mersenne et la Musurgia
universalis (1650) d'Athanase Kircher. Mersenne, dans
une partie de son ouvrage, « détermine combien
l'on peut faire de chants ou d'airs différents avec six
sons, ou six notes, en prenant toujours les mêmes notes
et en gardant la même mesure ». Il note ainsi
les 720 chants différents, obtenus par permutation des sons
ut, ré, mi, fa, sol
et la. Par cet exemple, on constate qu'il ne s'agit pas
seulement de définir un ensemble de règles explicites,
mais bien d'en explorer toutes les solutions possibles à
l'intérieur d'un espace donné. Pourvu que le nombre
de solutions ne soit pas trop important, l'art combinatoire permet
de rendre compte de la variété des chants et ainsi
de leur beauté.
Un écrivain prophétique
Impressionné par l'un de ces Componium,
qu'il vit à Bruxelles, l'écrivain Raymond Roussel,
à l'aube de notre siècle, jetait sur le papier d'extraordinaires
machines musicales qui prophétisaient la synthèse
numérique et la génération algorithmique
de structures musicales obéissant à des systèmes
de règles. Roussel inaugurait alors une technique d'écriture
visant à renouveler l'imaginaire poétique et romanesque
en le déduisant d'un ensemble d'opérations objectivement
définies. C'est à partir de ces opérations
qu'il écrira ses Impressions d'Afrique (1910), puis
Locus Solus (1914).
L'appareil informatique
Actuellement, cet univers musical concerne
essentiellement le matériau, formalisé, réglé
et construit selon des procédures objectives généralisables
et reproductibles - ce qui ne préjuge pas de la liberté
de sa mise en oeuvre dans la partition finale. Incontestablement,
cette phase de l'activité musicale se révèle
susceptible d'être prise en charge par l'outil informatique.
D'abord parce que les calculs permettant de construire les systmes
spécifiés par les compositeurs (systèmes
harmoniques, timbraux, mélodiques ou rythmiques) sont le
plus souvent complexes. Ensuite, parce notre siècle a vu
émerger l'indépendance conceptuelle du matériau.
En germe chez Debussy, cette indépendance s'est affirmée
chez des musiciens aussi différents que Conlon Nancarrow
où les représentants de l'Ecole de Vienne, pour
culminer avec les compositeurs de la génération
de Darmstad, dont les formalisations complexes semblaient appeler
l'ordinateur. L'idée d'automatisation ressortait en filigrane
de cette évolution. Une niche était creusée ;
l'informatique musicale l'occupa.
Un exemple
Pour illustrer le type d'opérations
qu'un compositeur peut être amené à effectuer
dans un environnement d'aide à la composition, nous avons
choisi un exemple de quantification rythmique. Bien connu des
compositeurs, ce problème consiste à transcrire
en notation traditionnelle des durées disponibles sous
forme de valeurs numériques. Nombre de compositeurs utilisent
en effet des formalismes à sortie numérique qui
leur permettent, à l'aide d'algorithmes, d'engendrer des
configurations complexes de durées.
Perspectives
Sans doute ce passage du matériau à
l'écriture constitue-t-il pour la composition assitée
par ordinateur le principal défi que l'avenir devra relever.
Nous touchons ici à la limite du calcul de type algorithmique
et les espoirs de développement se fondent actuellement
sur ces nouvelles techniques informatiques que sont les systèmes
à propagation de contraintes. En effet, s'il est possible
de calculer un élément de matériau musical,
voire un élément d'esquisse, il est rare qu'un calcul
ou un ensemble de calculs puisse appréhender la totalité
de la partition. L'idée dès lors consiste à
spécifier des structures ouvertes, non totalement calculées,
correspondant à des « régions »
musicales, puis de spécifier un certain nombre de contraintes
devant régir les relations entre ces différentes régions.
L'ordinateur procde alors l'examen des contraintes,
essaie différents choix permettant de finaliser les calculs
partiels, et « propage » les conséquences
de ces choix aux autres régions. Le compositeur pourra
alors agir simultanément sur les différents plans
de la structure musicale - grande forme, matériau,
figuration - en s'appuyant sur l'ordinateur pour garantir
la cohérence du tout selon ses propres règles.
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