Serveur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005. Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved. |
Résonance nº 6, mars 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994
Corniste de formation, premier Prix du Conservatoire de Paris, musicien d'orchestre, c'est en professionnel de la musique que Simha Arom est venu à l'ethnomusicologie. Son intérêt pour le folklore l'amena à se passionner pour la complexité des musiques centrafricaines, qu'il étudia sur le terrain, collectant près de mille enregistrements auprès d'une soixantaine d'ethnies. Contrairement à la tendance anthropologique qui se contente d'étudier la musique des peuples comme fait social, c'est à la description des systèmes musicaux que Simha Arom s'est en effet surtout attaché.
Directeur de recherche au CNRS, responsable du département ethnomusicologique au Laboratoire de Langues et Civilisations à Tradition Orale, il est l'auteur d'une thèse remarquée sur les polyphonies et les polyrythmies instrumentale d'Afrique centrale. Une anthologie discographique de la musique des Pygmées Aka lui a valu le Prix du Président de la République de l'Académie Charles-Cros.
Traditionnellement, I'ethnomusicologie évolue entre l'anthropologie et la musicologie. Quel est son statut actuel ?
Depuis des années, le mouvement
culturaliste a donné la primauté à la dimension
anthropologique On croit tout savoir sur la pratique musicale
de certaines sociétés, mais on ne sait presque rien
de la musique ellemême L'ethnomusicologie, au
sens où je l'entends, met l'accent sur la musique.Il y a
quelques obstinés, dont je suis, qui considèrent qu'il
est urgent d'en revenir au matériau, parce que le
« fait social total» a fait son temps C'était une idée jolie,
mais complètement utopique.
En recherche, il faut établir
des priorités; I'antagonisme provient de là La musique
constitue à la fois un système formel, avec ses
propres règles et un mode de fonctionnement autonome C'est
un élément suffisamment solide pour qu`on puisse le
mettre au centre des préoccupations Reste qu'on ne peut traiter
ce moyen d'expression en l'isolant des autres données sociales
et culturelles, car on risquerait de tomber dans un système
purement spéculatif.
N'estce pas également un problème de compétence musicale des chercheurs ?
Il arrive que le chercheur aille quelque part, trouve un sujet un chant rituel, une cérémonie
et le décrive en détail sans pour autant
se rendre compte que cela ne fait rien progresser, puisqu'il
s'agit d`un phénomène isolé Faute de contexte,
on flotte dans une nébuleuse qui s'appelle la musique et
dont on n'a ni les tenants ni les aboutissants qui pourraient
servir de point d'ancrage.
Il est vrai qu'il est difficile d'envisager de grands projets de synthèse
On manque de matériau, de temps et de moyens C'est pourquoi
je crois qu'il faut travailler par paliers, saisir des
éléments à un niveau précis et oeuvrer
à ce niveaulà.Quand on possède les données
pertinentes, on peut envisager certains niveaux inférieurs,
effectuer des sondages sur tel ou tel aspect et en déduire
des rapports Si au bout du énième sondage les conclusions
se vérifient, on obtient ce qui définit les différents
niveaux, par exemple que dans telle ethnie il n'existe pas d'autres
échelles que celles recensées ou que tel répertoire
sera toujours cyclique.
Les outils de la musicologie traditionnelle se révèlent souvent insuffisants. N'estil pas nécessaire de développer d'autres méthodes ?
Lethnomusicologie est une discipline
jeune Elle n'a pas cent ans Comment la définir ? Les nombreuses
querelles à ce sujet ne font qu'amplifier les problèmes
méthodologiques On peut néanmoins retenir la formule
de Gilbert Rouget, qui fixe un seuil minimal : «étude des musiques des peuples relevant
de l'ethnologie.» Cette définition peut paraître un peu normande, mais elle
fonctionne ce domaine, exploré par l'ethnologie sous d'autres
aspects, va être étudié sous l'angle de la
musique.
Mais comment étudier une musique
qui n a pas de théorie explicite ? Certains se refusent
même à lui reconnaître une théorie. Personnellement,
je ne fais pas tant de nuances si des musiciens appliquent des
règles qu'ils connaissent et respectent, cela signifie
bien que ce qu'ils font est soustendu par une théorie
Pour avoir accès ; cette dernière! il faut souvent
inventer des « outils ». Je ne crois pas qu'on puisse
résoudre un problème tant qu'on n'a pas trouvé
les outils qui permettent d'élaborer une méthodologie
Et c'est lagrave; qu'intervient la technologie Encore fautil
savoir dans quel cadre conceptuel on va l'utiliser ! L'outil
ne me sert que si j'ai cerné la problématique et évalué
dans quelle mesure, dans un contexte ethnologique donné,
il pourra être efficace.
Estce ainsi que vous avez été conduit à mener des expériences en République centrafricaine avec l'enregistrement en playback et les synthétiseurs ?
Pour le playback, l'idée
était la suivante si les musiciens africains savent exécuter
une polyrythmie ou une polyphonie complexes, c'est que chacun
d'eux sait ce qu' il doit faire Dès lors, si on arrive
; obtenir que chacun joue seul sa partie et ; trouver
les points d'imbrication de cette partie avec celles de tous les
autres, on ne doit pas avoir de problème pour en élaborer
une véritable partition.
Le raisonnement s'est révélé
correct Encore fallaitil trouver le régulateur temporel,
le métronome muet qui soustend toutes les parties
et qui les coordonne sur l'axe du temps ! J'étais persuadé
que les musiciens pouvaient y parvenir et qu'il fallait seulement
trouver l'outil adéquat L'idée a été
de fabriquer pour chaque pièce étudiée une version
« artificielle » ; partir d'enregistrements
en play-back. Pour y parvenir, j'ai bricolé deux
appareils stéréo
dont je permutais les bandes.Restait
un problème: comment garantir que la version synthétique
présente suffisamment de traits communs avec la version
réelle ? En milieu traditionnel africain, il n'y a pas
de chef d'orchestre pour synchroniser l'ensemble; chaque musicien
entre ; tour de rle, en diagonale È. La musique
étant cyclique, les musiciens reproduisent, en la variant,
une substance qui vient s'insérer dans une période immuable.
Il suffit de faire entendre ; l'un d'entre eux un enregistrement
conventionnel de la pièce établi au préalable,
pour qu'il se cale dessus. Sa référence est bonne,
le tempo est exact, il va être parfaitement synchronisé
avec la version de référence et jouer comme il l'entend.
A parer de là, avec les musiciens euxmêmes,
nous pouvions reconstituer de façon synthétique
la pièce étudiée. Ils contrôlaient
tout le processus, déterminaient l'ordre d'entrée
des musiciens: à la limite, je n'étais plus que
l'ingénieur du son.
Une telle démarche de recherche relèvetelle de l'intuition ou d'une approche méthodologique ?
La méthodologie, c'est le paradis.
On cherche une solution, on teste une méthode et elle génère
souvent autre chose. Grâce au playback, j'ai
ainsi découvert qu'il existait deux catégories de
musiciens: ceux qui, quand je leur mettais un casque sur les oreilles,
devenaient complètement inhibés et ceux qui, ;
l'opposé, chargeaient quelque peu parce qu'ils se trouvaient
pour la première fois dans une situation où on les entendait
seuls. Ceux qui étaient bloqués, avec qui j'obtenais
des versions très répétitives, donc mortellement
ennuyeuses, me fascinaient... Parce que leur interprétation
reflétait le minimum vital.
De fil en aiguille, et grâce à
eux, j'en suis arrivé à la forme la plus simple,
a la notion de modèle. En effet, il arrive un moment où
plus rien ne peut être retranché. Il y a comme
une coupure épistémologique. Que se passetil
? Je pense qu'on atteint l'identité profonde de la
pièce. Il se peut que, en enlevant une note de plus ;
telle pièce, elle risque de se confondre avec l'épure
d'une autre. On touche là à la manière dont
un savoir qui n'est pas verbalisé se transmet
et qui ne peut s'exprimer que lorsqu'il est suscité. Loutil
efficace est celui qui permettra par interaction de faire jaillir
le non formulé et qui sera en même temps un stimulant
intellectuel pour le chercheur.
L'expérience atelle été aussi probante avec les synthétiseurs ?
Lutilisation des synthétiseurs
concerne un tout autre aspect de la recherche, celui des échelles
musicales. Les Africains chantent tempéré. Mais
les instruments accompagnateurs, eux, ne sont pas tempérés
C'est donc délibérément que les instruments
sont accordés différemment. Il s'agit d'échelles
pentatoniques de type: do, ré, mi, sol, la. Mais,
sur un xylophone par exemple, le mi, qui n'est pas tempéré,
est un peu haut; c'est presquun fa. Léchelle est
donc plutôt: do, ré,fa, sol, la. Mais le la
est lui aussi un peu haut. Alors ça devient: do,
ré, fa, sol, si bémol. Progressivement, on a
fait le tour du cycle des quintes et plus rien ne reste en place.
A la cinquième écoute d'une même pièce,
tout part en morceaux.
Or les Africains n'ont aucun métalangage
sur des sujets aussi abstraits que les intervalles ou les échelles.
Pour explorer ce sujet, il fallait trouver un outil. J'en ai essayé
de toutes sortes des glocken-spiel], des fltes ;
bec... , qui ont tous échoué. Parce que l'expérience
était réalisée hors contexte. Il fallait donc trouver
un outil qui permette une expérimentation directe avec et
par les musiciens africains.
John Chowning, JeanClaude Risset
et David Wessel m'ont convaincu que le synthétiseur Yamaha
DX7 allait nous sauver. J'ai pressenti que, grâce au système
de microaccordage du DX7, nous pourrions présenter
aux Africains des modèles proches des échelles qu'ils
utilisent sur leurs propres xylophones et en reconstituer le timbre
par voie de synthèse.
Mais comment réagissent des musiciens africains face à de tels outils ?
Un jour, un de mes collaborateurs, Vincent
Dehoux, m'a suggéré qu'il fallait qu'ils puissent
jouer eux-mêmes du synthétiseur. C'était une
idée géniale, mais comment la réaliser ?
Comment transformer un synthétiseur en un xylophone africain
? C'est très simple: on va au BHV on achète des lames
de contre plaqué, on prend de la bande Velcro et on accroche
les lames sur le clavier. Il nous fallait un système de
fixation souple, puisque la disposition et le nombre des lames
diffèrent selon les ethnies.la
topologie de l'instrument
différente de celle des instruments à claviers occidentaux
devait pouvoir être restituée sur le synthétiseur.
Ce système a permis aux musiciens
africains de jouer sur le synthétiseur avec leurs mailloches
des pièces de leur répertoire. Nous leur demandions
de jouer et rejouer une seule et meme pièce, alors que
nous modifions à chaque reprise
le type d'échelles: échelles de la Grèce
antique, avec des tétracordes en deux parties égales,
des tétracordes conjoints et disjoints, et bien d'autres
encore. Lorsque les musiciens estimaient que l'échelle
qui leur était proposée n'était pas bonne, ils
pouvaient ; leur guise la réaccorder en la modifiant
; l'aide du curseur du synthétiseur, ce qu'ils ont fait
avec une extraordinaire aisance. Quand le musicien avait trouvé
l'accord, on mettait ce dernier en mémoire. Nous pouvons
maintenant établir qu'il existe dans la région un
modèle inter ethnique qui définit trois grandeurs
d'intervalles distribuées selon un ordre qui, lui, peut
être variable d'une ethnie à I'autre. Deux collaborateurs,
Frédéric Voisin et Gilles Léothaud, ont fait
une mission en 1992 pour vérifier cette hypothèse auprès
de dix ethnies différentes. Ils sont partis de l'idée
jusqu'alors jamais démontrée que ce sont des échelles
équipentatoniques: avec une octave divisée en cinq partes
égales. Les Africains qui ont joué leur musique sur
la base de ce modèle ont tous été unanimes: «
C'est le meilleur».On a ainsi affaire à un modèle
qui existe dans le mental collectif, mais qui n'est jamais réalisé.
Vous soulevez donc un nouveau problème ?
Là, on entre dans un domaine qui dépasse
lethno-musicologie. Estce un modèle abstrait
que les gens rconnaissent ? Si tel est le cas, pourquoi ne tententils
pas de le reproduire ? On sait que l'épaisseur du son,
la rugosité sont des paramètres importants en Afnque.
Le matériau en soi est assez simple. Ce qui amène
la richesse, c'est la coloration. Et les Africains en sont conscients.
Nous allons continuer notre expérimentation
en Indonésie,
ce qui nous réserve des surprises. Selon bien des theories,
I'un des trois modes du gamelanjavanais, le slendro, serait
lui aussi d'essence équipentatonique. On risque de trouver
ainsi un « universel », mais qui contredit les lois
acoustiques !
Votre travail d'ethnomusicologue a été
utilisé par les compositeurs contemporains. La musique
traditionnelle est egalement récupérée par les
musiques populaires d'aujourd'hui .
Qu 'en pensez vous ?
Je ne crois pas que le fait que tout finisse par se ressembler soit un enrichissement. Le seul bien que je puisse y voir, c'est que, si les utilisateurs citent leurs sources, cela peut éventuellement susciter un intérêt pour elles. Mais déformer ces musiques, à quoi cela mènetil ?
Qu'estce qui différencie l'autre utilisation celle de Steve Reich, Gyorgy Ligeti ou Luciano Berio -, et, en tant que musicologue, que vous apporte leur démarche ?
Le cas de Steve Reich est intéressant
parce qu'il crée des situations rythmiques qui n'existaient
pas auparavant dans la musique savante. Il a été
le premier à faire une musique qui, bien que parfaitement
mesurée et métronomique, ne pemmet pas de s'y repérer
perceptuellement. Et puis, quand des compositeurs comme Reich,
Berio ou Ligeti s'intéressent ; notre démarche,
cela fait toumer les regards vers la vraie musique traditionnelle.
Dans la world music, on mélange tout et n'importe quoi.
Le sitar a eu un regain extraordinaire depuis les Beatles. Mais
qu'en aton fait ? Rien. Un cliché.
C'est là l'une des contradictions
inhérentes au travail de l'ethnomusicologue. Dès
lors qu'il publie ses travaux, n'importe qui peut en faire ce
qu'il veut. Ma consolation, c'est que, grâce à des
procédés que l'on découvre sur le terrain,
le langage musical contemporain peut s'enrichir.
____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .
____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .