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L'instrument, le musicien, la sculpture

Bernard Baschet

Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
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L'artiste contemporain cherche à « découvrir » les relations de l'homme moderne avec « l'objet » moderne, c'est à dire le monde extérieur élaboré par l'activité technologique.

Il doit assimiler, acclimater en lui-même les nouveautés qui l'assaillent : formes, sons, mécaniques etc... et les projeter « humanisées », si je puis dire, dans ses oeuvres.

La technique assemble les matériaux suivant une structure propre à leurs propriétés physiques et préhensibles par l'intellect. Les lois sont déterminées.

L'art cherche à assembler les matériaux suivant une structure qui nous est interne. Peut-être est-ce la structure des images de ces matériaux que nous cherchons en nous ? Ceci fait intervenir l'émotion qui est exclue dans la technique.

La réussite est, je crois, de découvrir les structures qui coïncident. En somme chercher un certain ordre qui coïncide dans l'espace du dehors et dans l'espace du dedans.

Souriau, dans Leonardo écrit : « tant d'artistes aujourd'hui, et c'est encore un des traits marquants du temps présent, ne sont ni sculpteurs, ni musiciens, ni poètes (ni les deux à la fois), mais cherchent des moyens d'expression nouveaux ne rentrant dans aucune des formes qu'a stéréotypées depuis longtemps l'activité artistique traditionnelle. » De même, je trouve cette autre observation exacte : « Les artistes contemporains sont des chercheurs ».

Nous ressentons profondément d'être essentiellement tout celà : chercheurs, musiciens, sculpteurs, poètes, mais aussi artisans et metteurs en scène. C'est là notre travail quotidien. Musiciens, nous le sommes, puisque nous sommes exécutants et jouons en concert. Sculpteurs, puisqu'avec nos mains nous mettons en forme des tôles, nous assemblons du fer, des métaux. Poètes, puisque nous essayons de créer du « merveilleux », un univers de lumière, de formes et de sons. Artisans, puisque nous construisons de nos mains des instruments de musique en nous référant à notre sensorialité. Metteurs en scène, puisque nous avons monté des spectacles où rentrent la musique, le jeu de la lumière, les formes, avec la participation d'acteurs, de danseurs...

Un son, une forme peuvent posséder en soi des caractéristiques déterminantes, porter en soi l'essence d'un style. Ainsi le son d'un instrument hindou comme le sitar conditionne un univers musical différent de celui des instruments occidentaux de la même famille. La musique concrète est remplie de sons qui se retrouvent semblables chez différents compositeurs de cette école, mais qui physiquement et sensoriellement les distinguent nettement des sons habituellement utilisés. L'accordéon a une autre poésie que la flûte. L'écoute d'un son peut satisfaire un contemplatif. Mais l'homme d'action, pour qui « le faire » est une nécessité agit avec cet élément comme l'enfant avec un jeu de cubes : il construit. Là deux attitudes possibles : ou bien il utilise ce son nouveau ou cette forme à partir d'une structure préétablie ; il est rare alors qu'il se passe quelque chose, nous en avons fait plusieurs fois l'expérience ; ou bien il recherche une structure propre à ce matériau, une architecture dans laquelle cet élément s'inscrit naturellement après en avoir sensoriellement pris contact.

La comparaison la plus claire est celle du béton armé. Cette technique a été inventée au siècle dernier pour réaliser des pots de fleurs et des meubles de jardin. La première réalisation où ce matériau fut employé en fonction de ses possibilités est l'église de Raincy, vers 1924, soit 50 ans plus tard. Mais sa pleine utilisation date de l'après-guerre avec la réalisation des grandes portées. L'architecture contemporaine l'a assimilé intellectuellement et sensoriellement et l'utilise maintenant en fonction de ses qualités.

La « chance » du béton armé, donc de toute l'architecture moderne, repose sur une « invention » (au sens propre du mot) on ne peut plus simple : les coefficients de dilatation du fer et du ciment sont les mêmes. Je me demande si toutes les recherches artistiques des matériaux nouveaux ne suivent pas le même processus. Nous devons passer par une série d'essais fragmentaires et souvent mineurs avant de trouver l'idée simple qui régit le tout.

Ce processus est le nôtre dans l'utilisation du métal pour la production des formes et des sons. Nous avons eu la « chance » de découvrir un procédé simple de produire des sons. L'élément vibrant dans les instruments de musique caractérise la famille. On distingue :

  1. La famille des cordes qui sont mises en vibration soit par archet (violons, violoncelles), soit par percussion (piano), soit par pincement (guitare, clavecin) ;
  2. La famille des instruments à vent caractérisés par leur embouchure (flûte, anches) ;
  3. Les peaux ;
  4. Les corps solides libres (vibraphone, célesta, cloches etc) ; une grande variété de ces instruments existe en Orient.

Jamais on n'avait utilisé systématiquement les tiges et barres métalliques ayant une extrémité fixe. On connait l'expérience de nos grands-pères : à l'extrémité d'une ficelle tenue à la main on attache une cuillère d'argent. Si l'on frappe celle-ci on entend un son aigre. Si à présent on tient la même ficelle entre les dents et qu'on se bouche les oreilles on entend un son grave de cloche.

La ficelle transmet à l'oreille interne une série de fréquences graves qui ne parviennent pas en temps normal à ébranler l'air ambiant. Ces fréquences restent dans le métal et finissent par s'amortir en demeurant inaudibles.

Le but a été de construire des instruments qui permettent de créer, de moduler, d'irradier dans l'air les sons intérieurs des métaux. La fréquence initiale fondamentale étant donnée par une tige ou barre métallique accordée, encastrée dans un socle.

L'attaque de ces instruments s'effectue par deux moyens principaux. La percussion et l'archet de verre humide... Les tiges de verre ne donnent aucun son propre, elles entretiennent seulement la vibration, l'eau remplaçant la colophane.

Le montage est fait de telle façon que l'énergie vibratoire de l'élément vibrant libre reste dans une grande plaque qui sert de souche sur laquelle on branche une série de résonnateurs métalliques qui ajoutent des fréquences additionnelles.

On obtient ainsi un timbre que l'on transforme en changeant les éléments résonnants. Le mode d'irradiation du son dans l'air conditionne sa forme extérieure et donne l'aspect de sculptures abstraites. Suivant le timbre et la hauteur du son à extraire du métal pour être irradié, on utilise des ballons de matières plastiques, des tables d'harmonie côniques de formes appropriées ou des tubes cylindriques. Lorsqu'à la suite de manipulations laborieuses, ou par hasard, nous avons trouvé un son qui nous plaît nous avons envie d'en faire quelque chose.

Ou bien ce son est créé par un montage mécanique et sa destination est un instrument producteur de sons ; ou bien ce son nécessite une création de forme originale à laquelle nous n'avions pas pensé, que nous n'avions pas envisagée. Nous sommes tentés d'utiliser cette forme pour un objet sculpture musical.

Il n'y a pas étanchéité entre forme et son. Les travaux dans un des domaines profitent à l'autre. Il nous est même souvent arrivé d'être bloqués dans une direction, mais des recherches dans l'autre nous ont permis de surmonter l'obstacle.

Quatre grandes directions se proposent à nous :

Chronologiquement, nous avons commencé par la construction d'instruments de musique. C'est probablement là que sont les problèmes les plus généraux, les plus difficiles et les plus longs à résoudre. En effet, comparer deux sons, c'est choisir une échelle : c'est déjà se décider pour une esthétique. Et cette esthétique est l'aboutissement de ce que nous espérons découvrir en fin de parcours. Nous sommes obligés de suivre un cheminement empirique qui implique des changements de direction en cours de parcours.

C'est là qu'intervient le climat de l'espace du dedans : le choix des routes, c'est dire, le compromis entre le possible réel à court terme et l'intuition d'un possible à long terme encore à l'état flou de rêve ou d'aspiration.

Je voudrais traiter la question théoriquement d'abord, car elle se pose en termes généraux. Ce problème techniquement clair en musique se pose en termes comparables pour l'art visuel.

Créer, comme dit l'Ecriture, c'est sortir un certain ordre du chaos. Un ordre peut exister sans qu'il soit perceptible.

La théorie de l'Information nous dit que le message passe s'il existe une certaine quantité d'ordre et une certaine quantité de désordre :

Trop de désordre, il y a incompréhension ;
Trop d'ordre, il y a redondance.

L'art est une communication, nous cherchons tous à communiquer quelque chose à quelqu'un. Théoriquement, il existe plusieurs solutions. Les deux positions extrêmes sont :

Les sons, dits musicaux, présentent un ordre interne dans la répartition des fréquences, de leur évolution comme celle de leur intensité. Juxtaposer des sons, des formes sans que l'ordre soit perceptible n'est pas créer une oeuvre, c'est procéder à des essais. Utiliser des ordres anciens, c'est refaire.

Pour ceux dont le mode de préhension préféré est la vision, je ferai la comparaison suivante : le timbre c'est la couleur. Composer en n'utilisant que le timbre c'est juxtaposer des couleurs. On passe d'une couleur à l'autre. Ce passage est important. L'équilibre général qui en ressort fait sentir une structure.

La note, c'est le dessin. C'est net, précis. Une mélodie classique est comme un dessin figuratif. Elle peut être jouée sur différents instruments, elle subsiste comme un dessin qui circonscrit les couleurs. Si on change les couleurs, le dessin demeure. Si on change d'instrument, l'air demeure.

Nous sommes donc inventeurs de couleurs sonores. Mais quelles couleurs allons-nous choisir ? Comment allons-nous juxtaposer ces couleurs pour créer une oeuvre ? En nous affranchissant du dessin figuratif, c'est-à-dire, de l'écriture qui date du dix-huitième siècle et de ses lois admises ? C'est le problème de la composition musicale.

Pratiquement pour nous le problème s'est posé ainsi :

  1. Choisir des sons qui ont une fondamentale bien déterminée et un timbre fixe dans tout le registre (comme le violon). C'est la formule classique qui demande, pour construire un instrument de ce type, un travail très long et minutieux, un vrai travail d'orfèvre.
  2. Choisir des sons non repérables en hauteur (par exemple des bruits). Dans ce domaine, nous avons été précédés par le piano préparé de John Cage et avec une technique totalement différente par la musique concrète : Ces musiciens enregistrent un bruit, le filtrent, le mixent, etc... tout leur est possible. D'où la détermination non plus d'une note mais d'un « objet sonore ». Leurs connaissances et leurs recherches d'assemblage se trouvent exposées dans le livre de Pierre Schaeffer : « Traité des objets musicaux », ouvrage auquel j'ai apporté mes efforts pendant les deux ans que j'ai passés au Groupe de Recherche Musical (G.R.M.)

L'emploi de certains sons sans fondamentale ne pose pas de problèmes particuliers s'il s'agit de percussions employées en rythme. Toutes les percussions sont des paquets de fréquences en désordre au départ. Seule la résonnance est ordonnée, s'il y en a une.

Nous avons été amenés, du fait des phénomènes physiques à choisir, pour nos instruments mélodiques, la première formule. Une tige encastrée donne en effet une fondamentale bien déterminée.

Comment ordonner cette série de notes. Pour des raisons pratiques, nous avons choisi la gamme tempérée. Les essais en 1/3 de ton (harpe) et 1/4 de ton (pianos) qui ont été faits par ailleurs sont intéressants mais posent des problèmes de jeu et d'écriture dans lesquels nous n'avions pas l'intention de nous perdre. Nous les laissons à nos héritiers. Par contre, en rendant le système mécanique plus complexe, par exemple en ajoutant des masses, nous obtenons des sons dont la fondamentale n'est pas évidente. En résumé nos instruments peuvent se classer en quatre catégories :

  1. Instruments à archet de verre
  2. Instruments à percussion
  3. Instruments à cordes métalliques
  4. Dispositifs sonores servant surtout aux effets.

Ces catégories correspondent à des modes d'excitation préférentiels En les changeant, on obtient des résultats très différents et une complexité plus grande. Nous avons travaillé sur quatre plans :

La progression sur ces quatre plans s'est faite simultanément. Nous avons d'abord joué des choses très simples pour éprouver l'instrument ou si l'on préfère son ébauche. Celle-ci se transforme lentement en fonction des expériences.

A la base de ces réalisations, il y a d'abord un travail de groupe. Il a été entrepris essentiellement par mon frère François a l'esprit inventif, par Jacques Lasry, pianiste compositeur, par Yvonne Lasry, pianiste compositeur, par Yvonne Lasry, sa femme, douée d'un esprit expérimental et par moi-même, ayant fait de la patience la quatrième roue de la voiture. Nous avons fondé en 1956 les Structures Sonores Lasry Baschet. Il y a donc une complémentarité des fonctions, mais aussi des dons.

...Dans notre travail, il y a une alternance de méthodes, d'attitudes en face des problèmes à résoudre. La première méthode, j'en ai déjà parlé, c'est l'empirisme. Ce sont les mains qui trouvent, c'est l'oreille complètement déconditionnée qui reste attentive. Peu de dessins pour les formes, c'est la matière qui commande (bien d'autres sculpteurs l'ont dit avant nous). Pour la musique, l'improvisation, l'imprographie en groupe avec une disponibilité pour l'inattendu, l'inentendu. Improvisation qui est en fait une suite d'essais successifs comme une avance dans une forêt inconnue : pas à pas.

La deuxième attitude d'esprit a été choisie quand après avoir découvert la possibilité de créer des sons par le procédé décrit plus haut, nous avons décidé de faire des instruments. La méthode de perfectionnement des anciens instruments ne pouvait s'appliquer. Celle-ci d'ailleurs généralement utilisée ne donne que peu de fruits. Nous avons fait l'analyse suivante : un instrument peut se décomposer ainsi :

  1. un élément excitateur ;
  2. un élément vibrant ;
  3. un élément résonnant, formateur de timbres ;
  4. un élément radiant dans l'air (couplage) ;

Entre (b) et (c) nous introduisons un nouvel élément collecteur de sons. Nous avons dressé la table des possibilités de chaque élément se trouvant épars dans les expériences acoustiques. Ensuite, nous avons refait la synthèse des éléments qui nous semblaient intéressants.

C'est ainsi que nous sommes arrivés à créer d'emblée les ancêtres de toute une famille d'instruments, l'équivalent de ce qu'est le clavicorde, la viole, pour les instruments à cordes par exemple. Cette attitude oblige à prendre un certain recul en face du problème et permet l'introduction de solutions complètement nouvelles. C'est cette méthode qui a donné dans le monde des formes à notre époque les étonnantes machines-outils pour travaux publics, les fantastiques formes spatiales pour expéditions sidérales... tout ce monde d'images nouvelles, impensables il y a 50 ans. Ce n'est pas un art de transition mais de mutation.

On nous demande souvent quelle correspondance nous trouvons entre les formes et les sons puisque nous travaillons sur les deux. S'il en existe une, elle ne se trouve qu'au niveau d'un certain style, d'une certaine valeur qualitative d'inspiration qui ne nous est pas perceptible. En fait ce problème image-musique se pose au niveau de la correspondance des deux par association. On associe certains sons à certaines images par réflexe conditionné. En fait, la Radio, la T.V., le cinéma utilisent très souvent notre musique pour illustrer des scènes sous-marines, des sujets Science-fiction, des essais sidéraux... Cette association peut n'être due qu'à une concordance chronologique. A des images neuves, des sons neufs.

Nous-mêmes avons essayé ce genre d'associations dans des spectacles où nos instruments servent de décors. Avec des jeux de lumière nous avons essayé de créer un monde de merveilleux en accord avec la musique.

Depuis le départ nous travaillons avec des danseurs, les instruments eux-mêmes devenant parfois éléments dansants autant que support musical. La poésie s'allie merveilleusement à notre musique qui l'exalte sans la couvrir (ce qui a donné matière à plusieurs disques). Ces mêmes genres d'essais ont été faits par des équipes du pays en Scandinavie, à Mexico dans des styles qui leur étaient propres. J'ai essayé ici de mettre en lumière tous les problèmes que nous avons à affronter et la manière dont nous les avons résolus jusqu'à ce jour, partiellement c'est certain. Quelques fois nous n'avons fait que les effleurer.

Ces problèmes qui sont les nôtres sont ceux de notre génération, et c'est avec les moyens de notre époque que nous cherchons à les résoudre. A la question fondamentale de la finalité de l'action, « où voulez vous en venir ? » je crois simplement qu'un pommier fait des pommes. S'il n'en fait pas, il est malade. Nous nous sentons en pleine santé quand des oeuvres qui portent une part de nous-mêmes sortent de notre atelier. En fait, nous cherchons instinctivement à ce qu'existe une certaine harmonie entre forme, son, sculpture, musique, lumière, poésie, mouvement... mais n'est-il pas nécessaire de posséder en soi d'abord cette harmonie pour la réaliser ?

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