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Résonance nº 9, octobre 1995
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Il y a cinquante ans, l'Europe engendrait une nouvelle musique. Aujourd'hui devenue universelle, la musique électroacoustique a entraîné l'éclosion et la croissance de studios destinés à expérimenter les nouvelles technologies. Depuis son apparition, elle s'est nourrie de recherche : sur les moyens de production et de transformation des sons ou sur l'automatisme relayant les gestes du compositeur. Les premiers lieux destinés à cette expérimentation étaient animés par des équipes de chercheurs-musiciens, consacrant souvent un temps considérable à l'étude du continent sonore qu'ils inventaient. En Europe, ce sont les organismes radiophoniques qui, les premiers, abritèrent ces étranges laboratoires, tels celui qui, à Paris, sous l'impulsion de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry, allait devenir le Groupe de Recherches Musicales français, et, à Cologne, celui de la WDR. Grâce à l'engouement d'un nombre croissant de musiciens, ces initiateurs firent rapidement des émules. Il fallait en outre prendre en charge la formation des jeunes compositeurs, ce qui explique qu'au cours des années 60, un nombre important d'écoles de musique et de conservatoires ouvrirent leurs portes à des studios d'enseignement.
L'existence de ces studios fut bousculée, dès le milieu des années 80, par le surgissement de la micro-informatique : la puissance des micro-ordinateurs d'aujourd'hui n'a rien à envier à celles des mainframes des années 70. Et la recherche a changé de visage ; la façon de concevoir l'oeuvre musicale avec la technologie s'est elle-même profondément modifiée. Les ressources nécessaires à la composition -- machines et logiciels -- sont devenues l'objet de recherches scientifiques et technologiques de haut niveau. La collaboration entre les disciplines qui concourent à les façonner et à les expérimenter se manifeste jusqu'au sein des centres majeurs. Avec l'arrivée de l'ordinateur, la recherche s'est démultipliée. Tout était à réinventer, et le besoin de recherche musicale s'est affirmé, en pénétrant jusqu'au sein des universités européennes. Rien, désormais, ne pouvait continuer comme avant. En s'imposant comme l'environnement nécessaire de la recherche, l'informatique musicale fit plus que s'ajouter aux travaux conventionnels des studios : elle métamorphosa définitivement le visage de certains d'entre eux, engendra de nouveaux centres. L'arrivée de l'Ircam marqua d'emblée l'adaptation aux nouvelles technologies et à la synergie que celles-ci impliquaient entre musiciens et scientifiques, et qui se retrouve aujourd'hui dans les différents centres européens.
Les exemples sont nombreux : sous la houlette de François Bayle, le GRM, sans rien perdre de ses missions de recherche, de formation et de diffusion, se lance dans le développement de systèmes et de logiciels dédiés à la musique ; le studio de l'université de Helsinki, après plus de trente ans d'existence, se recentre sur la recherche et l'enseignement ; le centre hollandais STEIM s'est quant à lui récemment réorganisé et se situe désormais à la pointe des recherches sur l'interprétation liée à la technologie. Le changement de direction se marque parfois par l'abandon du nom original. En Suède, le studio de musique électronique, pionnier de l'informatique musicale en Europe, arbore désormais le nom d'Institute for Electroacoustic Music, tandis qu'à Aarhus, au Danemark, s'établit un jeune centre : l'Institut danois de musique électroacoustique (DIEM). En Italie, ce sont des universités scientifiques qui hébergent des centres de recherche très actifs : à Padoue (Centro di Sonologia Computazionale), Naples, Gênes ou Milan. En France, l'ACROE a depuis sa naissance revendiqué un rôle de centre de recherche avancée sur les interfaces musicien/machine, les modèles physiques, etc.
La recherche est de façon déterminante relayée par l'industrie : celle des logiciels (France, Allemagne) ou des synthétiseurs (Allemagne, Italie). Les besoins en lutherie nouvelle ont conduit certains centres à développer leur propre instrument. C'est le cas du Centro Ricerche Musicali de Rome, qui a conçu une famille de processeurs numériques de son (la série des Fly) pilotés par un micro-ordinateur IBM-PC. En France, le CEMAMu, dirigé par Iannis Xenakis, poursuit ses recherches dans ce domaine avec le système UPIC. La vocation de centres comme celui-ci est de façonner et d'expérimenter des moyens nouveaux, et plusieurs oeuvres ont été produites avec cette machine ; le centre doit alors partager ses ressources entre le développement et l'expérimentation. De son côté, l'industrie, si elle manifeste de l'intérêt en cette matière, est capable de concentrer ses forces sur la conception et la réalisation. En Italie toujours, le groupe industriel Bontempi-Farfisa a créé dans ce but en 1988 l'IRIS, laboratoire d'où sortit la station MARS, utilisée entre autres par Luciano Berio.
Mais la recherche n'est pas univoque, elle traverse tous les champs de la composition, de la réalisation et de la diffusion de la musique, et se tourne désormais plus fermement vers la formation. Les grands studios historiques, dont la production musicale a fondé la musique électroacoustique, sont confrontés aujourd'hui à la mutation du milieu. L'arrivée des nouvelles technologies du numérique a entraîné un bouleversement dans l'accès aux moyens. Le changement ne peut se réduire aux seules techniques : il est aussi social, puisque les compositeurs ont désormais un accès constant aux moyens de production, grâce aux studios domestiques (« home studios »). Selon François-Bernard Mâche, une part croissante des compositeurs ne dépendent plus des grands studios et se satisfont des studios domestiques, ce qui déplace la problématique de la musique électronique : désormais, la production des institutions s'opère plus en fonction de l'attente du public. Au lieu de produire de simples oeuvres sur support, aujourd'hui aisément réalisables avec un studio domestique, celles-ci prennent mieux en compte les demandes nouvelles de la diffusion, en favorisant la composition d'oeuvres électroniques destinées à la scène, mêlant instrumentistes et dispositifs électroacoustiques. D'ailleurs, la spatialisation, la localisation du son dans un espace acoustique tridimensionnel font l'objet de recherches dans de nombreux centres : en Italie (IRIS, Padoue), en Grande-Bretagne (système BEAST -- Birmingham ElectroAcoustic Sound Theatre), etc. Les studios européens concentrent donc désormais leur activité de production sur les aspects qui échappent encore à la portée du musicien indépendant : techniques du son liées à l'exécution de l'oeuvre en temps réel, maîtrise de la spatialisation.
Presque tous les pays d'Europe ont leurs studios de recherche. Certains (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas) sont dépositaires d'un patrimoine historique ; d'autres se sont dotés plus récemment de centres destinés à la recherche, offrant aux compositeurs une formation et des moyens de production : Suisse (Swiss Center for Computer Music), Russie (Centre Theremin), etc. Dans ce contexte, la Grande-Bretagne a pris une attitude originale : en établissant le Composers' Desktop Project, les studios anglais ont lancé en commun un programme de développement d'outils. Fonctionnant comme un club, ils offrent à leurs membres des moyens souvent développés au sein du projet, comme les programmes de transformation du son basés sur les travaux de Trevor Wishart.
Les centres nouvellement créés, dans l'élan de leur jeunesse, adhèrent aux nouvelles préoccupations de leur époque : le virtuel, le multimédia, la téléprésence... C'est la cas à Karlsruhe, avec l'Institut de musique et d'acoustique, l'une des composantes du Zentrum für Medientechnologie (ZKM), créé en 1989. Cet organisme réunit des activités de recherche et de création autour de la technologie des médias. Aux sections musique et arts visuels doit s'adjoindre un musée d'art contemporain et un musée des médias, qui, avec le théâtre multimédia, assurera la diffusion des réalisations auprès du public. Cette entreprise d'envergure affirme le besoin de la recherche dans un souci de coupler les travaux des uns et des autres au sein des nouvelles technologies du son et de l'image. D'ailleurs, on reconnaît aujourd'hui cette orientation dans d'autres studios. La numérisation du son et de l'image permet d'échafauder des expériences nouvelles. C'est le cas, par exemple, du jeune studio Phonos de Barcelone.
L'Europe de l'Est commence à se joindre au concert de la recherche ; certes, des studios de musique électronique s'étaient créés depuis longtemps en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Allemagne de l'Est. Pourtant, en 1992, selon une enquête réalisée à Berlin, moins de huit pour cent des studios européens étaient situés en Europe de l'Est, soit 19 sur les 252 studios de recherche et de production dénombrés. Depuis cinq ans, le paysage de la recherche se modifie profondément ; les studios historiques subissent les contrecoups des transformations politiques et économiques, tandis que de jeunes structures apparaissent, désireuses de trouver leur place, tel le Centre Theremin, à Moscou, dont l'objectif est d'opérer un transfert de connaissance lui permettant de situer ses travaux en parité avec le reste de l'Europe.
Notre continent a donc connu une abondance d'oeuvres électroacoustiques et de procédures de composition. C'est à leur recensement et à leur catégorisation que se sont attelés plusieurs centres. L'université technique de Berlin a établi une base de données des studios et des oeuvres de musique électroacoustique en Europe. Le ZKM de Karlsruhe collabore avec l'université de Stanford en Californie à un projet d'envergure mondiale : en liaison avec un certain nombre de partenaires, dont l'Ircam, le projet IDEAMA (International Digital Electro-Acoustic Music Archive) a pour but d'inventorier et de documenter l'immense répertoire de ce domaine.
Chaque centre européen a donc des préoccupations qui lui sont propres; des liens se sont pourtant tissés entre eux : colloques, festivals de musique, mais aussi publications et conférences internationales sont autant d'occasions de rencontres. L'Europe affirma d'ailleurs sa place sur le terrain de la recherche en informatique musicale en hébergeant à plusieurs reprises la conférence annuelle d'informatique musicale (ICMC). A ces moyens conventionnels, s'ajoutent aujourd'hui les liaisons quotidiennes grâce aux réseaux informatiques, à commencer par l'Internet. D'autres conditions nouvelles sont apparues : avec la composition de l'Europe politique, des programmes de recherche multinationaux donnent un cadre institutionnel aux échanges, aussi bien pour la formation des chercheurs que pour les objectifs de travaux menés en communs. La recherche musicale, aujourd'hui, maîtrise ces moyens : ils sont le véhicule qu'on emprunte chaque jour pour partager ses préoccupations et ses découvertes. L'Europe de la recherche musicale se construit désormais sur ces bases.
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