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Résonance nº 4, juin 1993
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D'un certaine façon, l'exposition Manifeste a porté un regard sur l'état de l'art. Vous semble-t-il que de ces dernières décennies ont émergé des tendances qui structurent la vie artistique ?
Nous avons aujourd'hui le sentiment de nous situer plutôt dans l'extrême exploitation et usure des grands courants du siècle. Au fond, on a fini par considérer que la peinture avait disparu et que les héritiers de Duchamp et de Dada nous avaient émancipé à tout jamais de l'oeuvre pour imposer, à travers l'objet, le commentaire, le slogan, la communication.
Le surréalisme et d'autres courants ont en effet introduit quelque chose qui est de l'ordre de la psychanalyse, la politique de l'image. Parallèlement, qu'on le veuille ou non, la sociologie marxiste a validé une logique propre de la communication et du rôle de l'artiste dans la société, en qualité de commentateur de l'événement. On en est arrivé à un certain académisme, visible à la fois dans la forme, dans l'utilisation de l'espace, du lieu, de l'environnement. Sans discours d'accompagnement, le public ne fait pas la distinction d'un objet à un autre. Cette situation est à rapprocher de l'effondrement de tout système, depuis près d'une décennie, et d'un éclatement sans précédent qui font que les données ne sont plus concentrables, au point qu'il semble impossible de dégager des problématiques équivalentes aux grands mythes dont s'est nourri l'art jusqu'au XIXe siècle.
Ce constat ne signifie pas pour autant que l'expression actuelle est un leurre. Le problème porte plutôt sur la pérennité des oeuvres. Existent-elles comme interventions éphémères, provisoires, événementielles ? Ou existent-elles comme une proposition durable ?
Dans ce contexte en mutation, quelles voies ou quelles tendances vous semblent les plus porteuses d'enjeux artistiques ?
On ne peut pas avancer d'hypothèses trop unidirectionnelles. D'abord, à travers nos réflexions, nous faisons souvent une référence implicite aux artistes européens, qu'ils soient Allemands, Italiens ou Français, mais pas directement à ce qui se passe aux Etats-Unis où le formalisme esthétique perdure. Ensuite, je l'ai déjà mentionné, l'éclatement actuel ne favorise pas l'émergence de tendances constituées. Cela dit, de manière sous-jacente, j'ai le sentiment que s'exprime nettement un désir d'ouverture, que l'on caricature souvent comme un désir du retour au beau. On en reviendrait à une sorte de classicisme sans pouvoir clairement en poser les bases. Il faut bien sûr se méfier de ce que l'on veut dire à travers ces formules entendues. Le beau est une notion qui peut être dangereuse. Mais le beau ne renvoie pas forcément à quelque chose de confortable et séduisant. Il peut signifier que les gens ont besoin d'un contenu qui se perçoive dans la forme.
Là encore, il convient d'apprécier les évolutions. Depuis le matérialisme dialectique des années 60, nous vivons dans une société productiviste. Des objets juxtaposés forment un discours fabriqué à la chaîne. Ce tableau n'est pas une oeuvre ; il est un élément d'un discours non fermé. Chez Matisse ou Bonnard, l'investissement de l'artiste dans l'oeuvre était la donnée centrale. Picasso ou Miró ont plutôt produit sans éliminer, tout objet ayant une qualité. C'est l'une des spécificités des arts plastiques : n'importe quel objet a valeur d'échange potentiel. Dès lors, la médiocrité est plus envahissante que dans d'autres domaines. Tellement d'argent circule autour de cet art que n'importe quoi peut être valorisé.
Je ne suis pas fataliste pour autant ; je sens même aujourd'hui une saine réaction : nous vivons les prémices d'un phénomène nouveau, qui se traduit par une intériorité plus grande, un investissement caractérisé dans l'objet en tant qu'oeuvre. Les artistes produisent désormais moins, et ont une volonté d'aller vers des réalisations plus abouties.
Comment peut-on se réapproprier des valeurs oubliées après une série de ruptures aussi brutales que celles survenues au XXe siècle ?
Au-delà des ruptures, il est aisé de voir que, de façon sous-jacente, un certain nombre de valeurs ont perduré durant l'époque contemporaine. Ainsi, si l'on parle de la peinture que l'on n'a jamais cessé de pratiquer tout au long de ce siècle, même après Matisse, Picasso ou Giacometti, il existe une production assez abondante qui est restée académique, au sens donné à ce mot au siècle dernier, avec des artistes engagés du côté de la littérature, ou encore empreints d'un certain romantisme. Ils utilisent toujours, ou à peu près, des moyens d'expression classiques. Et puis, on voit également émerger quelques peintres qui essaient de réfléchir sur ce que pourrait être le retour aux grands mythes. Ils ont un souci de retrouver sinon de grands textes, du moins de grands problèmes humanistes qui pourraient réapparaître dans la peinture. Sous quelle forme ? Une forme qui ne serait pas conventionnelle est probablement celle de la juxtaposition, du collage de tout ce qui n'est plus que détails, que minorités, mais qui peut représenter un champ de reconstruction.
Pensez-vous que les nouvelles technologies représentent une voie à explorer, un champ expérimental possible ?
C'est assez curieux. Il y a dix ans, personne n'y croyait. Les nouvelles technologies paraissaient un langage extrêmement simple, assez élémentaire. Au fond, en dehors de la combinaison entre l'ordinateur et la vidéo, aucune idée de "grande création" ne semblait se dégager. Et puis, d'un coup, surtout durant cette dernière décennie, ont été révélés des artistes assez remarquables qui ont introduit ces technologies, elles-mêmes nettement plus performantes, au-delà de la notion de "crayon moderne". Tout passe bien sûr par une certaine mise en scène, mais une véritable expression novatrice se dégage. Depuis peu, un nouveau rebond s'opère, celui de la virtualité, potentiellement très riche. Nous sommes sur un terrain encore essentiellement expérimental, mais offrant des combinatoires de pensée beaucoup plus concentrées que dans la création classique. A la Revue Virtuelle, initiative mise en place depuis peu au Centre Georges-Pompidou, même si les productions présentées ne sont pas toujours exemptes de critiques, on se sent en prise avec des matériaux disponibles pour une pensée qui serait peut-être plus collective qu'individuelle, plus spéculative.
Pour se rapprocher encore plus de l'une des spécificités du Centre Georges-Pompidou -- je pense à la correspondance entre les arts --, pensez-vous que la confrontation de la peinture aux autres disciplines est une marque de notre siècle ou qu'il ne s'agit que d'un simple rapprochement occasionnel ?
Bien sûr, tout le monde a la nostalgie des grandes périodes interdisciplinaires des annnées 1910 à 1930 et de la vague des années 60. Mais je crois avant tout que c'est le hasard qui génère les rencontres. On se rend bien compte avec les Américains, que Duchamp a été un fédérateur incroyable pour la génération de John Cage ou celle de Jasper Johns. Les corps artistiques ont des comportements excessivement spécialisés et l'éclatement des tendances est tel que pour faire travailler des artistes ensemble, il ne suffit pas de le décréter. Cela ne veut pas dire que la lame de fond ne reviendra pas. Si je reprends mes propos sur les champs de reconstruction actuels, il est intéressant de noter que, malgré leur volonté de singularité, les artistes de toutes disciplines lisent maintenant les mêmes livres et finissent par avoir une culture commune qui leur permettra peut-être un jour de se rapprocher, ce qui n'était pas le cas voilà une vingtaine d'années, à cause du formalisme notamment. Après avoir renié la culture judéo-chrétienne, la culture des grands mythes, ils retrouvent les textes des grandes cultures du monde. C'est ce retour aux fondements qui un jour deviendra productif. C'est peut-être cela la voie vers le XXIe siècle.
Ce constat remet-il en cause la mission pluridisciplinaire du Centre Georges- Pompidou ?
Il ne s'agit pas d'une remise en cause de la mission du Centre Georges-Pompidou, mais d'un décalage profond par rapport à une vision propre aux années 70, qui prônaient une interdisciplinarité totale. Sous cet angle, le Centre n'a jamais correspondu aux discours. Les raisons en sont multiples : sur un simple plan pratique, dès le départ, les institutions étaient juxtaposées les unes aux autres au sein de la structure et, faute de fédérateur, les consensus ne pouvaient se dégager. L'on peut remédier à cet état de fait, mais ne cachons pas que la réforme prendra du temps. L'expérience acquise doit nous servir à favoriser des rapprochements, des dialogues, tout en respectant l'identité de chacun. Il va falloir modifier les comportements, faire par exemple travailler ensemble des collaborateurs qui s'occupent de collections contemporaines et d'autres en charge d'architecture ou de design. Nous avons pour cela un atout, une réalité qui nous est commune à tous : la programmation.
Vous visez donc plutôt la mise en place d'une organisation plus cohérente favorisant les rapprochements, que la poursuite d'une démarche visant à fusionner toutes les fonctions ?
C'est à cela qu'il faut arriver et personnellement j'y crois. A ceux qui poursuivent encore le rêve d'une grande entité transculturelle, j'ai envie de demander : pourquoi, selon vous, n'existe-t-il pas d'institutions équivalentes au Centre dans le monde ? La réponse me semble aujourd'hui évidente : à vivre le Centre uniquement comme un lieu de recherche extraordinaire en perpétuel questionnement, on éprouve très vite le sentiment que l'institution n'est pas maîtrisable. A mon avis, notre chance est contenue dans ce constat : en raison de l'éclatement actuel, de la nécessité éprouvée d'aboutir à un fonctionnement satisfaisant, nous pouvons de façon pragmatique réorganiser la structure, nous fixer ou nous redéfinir des objectifs réalistes et complémentaires. Encore une fois, je compte sur la cohérence de la programmation pour atteindre ce but.
Cette analyse se trouve-t-elle à l'origine de deux des réformes récemment entreprises : la fusion du Musée national d'art moderne (Mnam) et du Centre de création industrielle (CCI) d'une part, la création du département du développement culturel d'autre part ?
Le Mnam et le CCI étaient deux départements en concurrence au sein du Centre, et qui n'avaient satisfaction ni l'un ni l'autre, du simple fait qu'ils étaient structurellement séparés. Toute l'histoire du Centre a été, un peu en vain : "essayons de les faire travailler ensemble". Sans parler de la mission propre du CCI qui nécessitait une réorientation rapide. Il a joué un rôle important d'observatoire de notre société dès la fin des années 70, mais l'engagement des philosophes et des sociologues n'est plus de même nature aujourd'hui et cette démarche a été relayée à la périphérie par d'autres institutions. Il s'agissait donc de revitaliser cette équipe, sur la base d'un rapprochement forcé avec le Mnam, en introduisant également de nouvelles orientations correspondant fortement aux compétences du CCI : l'architecture et le design, pour lesquels il n'existe aucun musée en France. Cette mission essentielle nous semblait revenir naturellement au Centre.
Reste bien sûr que le Centre ne renonce pas à cette fonction de mise en perspective du fait contemporain. Simplement, il fallait trouver les formes adaptées. Progressivement, au sein de notre structure, la multiplicité des actions entreprises sur ce terrain, par le CCI, par la Bibliothèque publique d'information (BPI) qui, de manière très ordonnée, traite aussi de ces questions, ou par des conseillers de programme plus isolés, a montré le danger d'un trop grand éclatement et cloisonnement. D'où la nécessité de créer un département du développement culturel qui puisse collaborer avec les entités en place, coordonner les actions, qu'il s'agisse de débats ou d'éditions, et impulser des axes nouveaux en faisant appel également aux ressources de l'extérieur, je pense aussi bien à des philosophes, sociologues, artistes et créateurs de tous horizons, en ouvrant la porte à de nouvelles générations, sans quoi le relai ne s'opèrera pas.
A partir de la structure proposée, pensez-vous que le rapprochement souhaité des différentes entités du Centre va s'opérer rapidement ?
La réponse est au moins à deux niveaux. Je crois d'abord que tout dépend des équipes et de leur capacité à se poser des questions ensemble. Je suis persuadé que la BPI, en dehors de sa mission de lecture publique, et d'une certaine façon l'Ircam, en complément de son rôle reconnu en recherche musicale, ont une fonction expérimentale à tenir vis-à-vis du public. Cette fonction est certainement complémentaire de celle que va jouer le département du développement culturel, mais à condition que l'approche indispensable des phénomènes de société passe par une réflexion commune et vienne en soutien du programme général du Centre.
Sur un autre plan, celui justement de la programmation, par exemple des expositions, la réforme entreprise propose un instrument intéressant sur le moyen terme. Il va certainement falloir deux années pour mettre en place tous les rouages et résorber la période de transition que nous traversons en matière de planification et de gestion des manifestations. Mais déjà, nous voyons apparaître, à travers ce qui va être prochainement mis en oeuvre, des premiers équilibres entre des propositions thématiques fortes et le besoin de présenter de grandes oeuvres contemporaines, des parcours de grands artistes. En un mot, une programmation qui cherche à satisfaire à la fois le grand public et le public plus spécialisé.
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