Serveur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005. Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved. |
InHarmoniques nº 3, mars 1988 : Musique et Perception
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1988
Composé en 1976 à la demande de Rostropovitch, Messagesquisse
présente un dispositif homogène : un violoncelle principal
(ou soliste) prolongé par six violoncelles secondaires. L'oeuvre se
divise par ailleurs en six sections que je réunirai en trois groupes:
les sections 1 et 4 (chiffres 1 et 9 de la partition), 2 et 3 (chiffres 4 et 8
de la partition), enfin 5 et 6 (chiffres 10 et 11 de la partition).
Messagesquisse se fonde sur deux principes arbitraires tirés du
nom du dédicataire Paul Sacher: la correspondance bien connue des
lettres et des notes, et celle, plus originale, des lettres et de leur
codification en morse pour obtenir des cellules [1] rythmiques.
Ce sont les deux séries gouvernant l'oeuvre.
A partir de la série des hauteurs, Boulez fait une permutation circulaire des intervalles (le 6e étant obtenu en reliant la 6e note à la 1º) autour du mib, note-pivot, qui reste immobile [2].
Il obtient ainsi six séries isomorphes [3] :
On obtiendrait bien sûr le même résultat en calculant la matrice des transpositions de l'original sur le renversement : elle ferait apparaître la note-pivot non plus dans la colonne de gauche, mais en diagonale. (Je reviendrai sur ce point lors de l'analyse de la 2e section.)
J'analyserai la première section composante par composante: les
hauteurs, les durées, les timbres, les intensités.
Pour les hauteurs on distinguera deux processus.
1. Au violoncelle principal, d'une part l'exposition des six séries
isomorphes découpant les six premières séquences [4],
d'autre part le cumul d'une séquence sur l'autre des notes de ces
séries, mais figurées cette fois en appoggiatures (Fig. 5).
2. Aux six violoncelles secondaires et parallèlement, la formation d'un
accord par mémorisation (accumulation) des notes de la série
originale (1re séquence) puis la disparition progressive de cet accord
(séquences 2 à 6) (Fig. 5).
Notons déjà deux principes :
1. Celui de mutation, tant verticale (cf. la 1re séquence où les
six violoncelles secondaires verticalisent la série originale
exposée par le soliste) qu'horizontale [5] (cf. le cumul des séries
en groupes d'appoggiatures au soliste).
2. Et celui d'aller et retour (cf. séquences 2 à 6, la formation
puis la disparition aux six violoncelles secondaires de l'accord
constitué par la série originale).
On verra ultérieurement l'importance de ces mouvements.
Quant à la dernière séquence (chiffre 3), elle fait
apparaître le mib, note-pivot de toute la section, en notes
réelles à tous les pupitres, les autres notes se trouvant
monnayées en appoggiatures à raison d'une série par
instrument (Fig. 6).
Il y a également deux organisations pour les durées :
l. La série des cellules rythmiques apparaît d'abord aux
violoncelles secondaires, sous forme d'une mutation progressive faisant
équivaloir l'horizontal et le vertical :
2. Puis au violoncelle principal, dans la dernière séquence en valeurs progressivement augmentées (Fig. 6) :
Quant aux appoggiatures, leurs valeurs diminuent proportionnellement à leur nombre :
Les timbres sont ici considérés au sens instrumental : les
modes de jeu. A partir de la deuxième séquence, les pizzicati du
violoncelle principal sont progressivement remplacés par l'attaque
« arco » à raison d'un changement par séquence. Aux
violoncelles secondaires, le jeu « col legno battuto » remplace
le jeu « arco » progressivement et en phase avec l'apparition des
cellules rythmiques.
Classant les intensités d'après leurs fonctions, je distinguerai
:
1. Les enveloppes, formant 2 types d'organisation :
Une progression continue aux violoncelles secondaires :
Une progression discontinue, c'est-à-dire par paliers, au violoncelle principal :
2. Les signaux, à l'image des sf au violoncelle principal, qui marquent
le début et la fin des séquences 2 à 6.
A un niveau plus général de la répartition dans le temps,
on distinguera encore :
1. Les organisations globales [6] au violoncelle principal dans le couple
vitesse/régularité et aux violoncelles secondaires dans le couple
vitesse/espacement, toutes deux s'inscrivant dans la progression
générale : accélérer (séquences 2-6) -
ralentir (séquence 7).
2. Une organisation ponctuelle mesurant le temps de silence entre chaque
séquence par des points d'orgue de plus en plus courts. Finalement ces
différentes couches de la structuration offrent à la perception
une courbe nettement profilée s'articulant en trois moments (Fig.
38).
1. Une anacrouse formée par la séquence d'introduction
(Fig. 5, chiffre 1), effectuant le geste d'une mutation progressive par la
mémorisation aux violoncelles secondaires des notes de la série
originale émise par le violoncelle principal.
Je me contenterai de relever les différences d'une section à
l'autre.
Dans la deuxième partie de chaque séquence, correspondant donc
à la voix formée par les six violoncelles secondaires dans la
première section, les cellules rythmiques ne sont plus
présentées en mutation progressive mais sont distribuées
à raison d'une par séquence et figurées en valeur
augmentée (X 4) sur mib (Fig. 1 1). Quant aux appoggiatures de la
dernière séquence de la première section, elles sont
à leur tour monnayées dans chaque seconde partie de toutes les
sequences.
Les premières parties de chaque séquence constituent la rétrogradation de la partie de violoncelle principal de la première section (à partir de la sixième séquence de celle-ci). En outre, elles sont traversées par de rapides figures [7] « arco sul ponticello » donnant comme en écho les séries (en notes réelles) de leurs séquences respectives (Fig. 12). C'est sur ces figures qu'est appliquée la règle de la première section selon laquelle les valeurs de durée sont proportionnelles à leur nombre. Quant aux appoggiatures elles sont à leur tour en valeurs égales (doubles croches).
Je n'insisterai pas sur les autres « ajustements » d'une section à l'autre qui sont dûs pour la plupart aux nouvelles possibilités (notamment en ce qui concerne la répartition globale dans le temps) qu'offre cette disposition antiphonique des deux voix.
La deuxième section est un mouvement perpétuel du violoncelle
principal commenté simultanément par les six violoncelles
secondaires. Le principe en est un jeu de permutations autour des cinq
dernières notes accentuées de la série originale servant
de notes-pivots dans un incessant mouvement d'aller et retour sur 6, 9, 11 et
13 notes découpant cinq parties (la cinquième étant la
récapitulation des quatre premières). Je numéroterai de a1
à a5 ces parties, elles-mêmes décomposables en
successivement 4, 2, 4, 3, 1 séquences déterminées par le
changement des notes-pivots [8]. Soit : la, do, si, mi / mi, ré /
ré, la, do/do,si, mi, ré/et la,do,si, mi, mi,ré,ré,
la,do,do,si, mi, re.
Mais avant d'aller plus loin, revenons un instant sur les principes de
formalisation.
Les hauteurs sont obtenues par la lecture variable de la matrice des
transpositions de l'original sur le renversement effectuée pour chaque
note-pivot. (On a déjà expliqué le procédé
pour la série originale et la note mib; cf. Fig. 3.) A l'image de leur
apparition en diagonale, les notes-pivots constituent les barycentres des
champs harmoniques que dessinent leurs matrices respectives. Voici celles des
notes « la » et «do» :
Je me contenterai de donner deux exemples illustrant leur emploi:
1. Pour les deux premières mesures (Fig. 14, chiffre 4a) du violoncelle principal (donc 1re partie, 1re séquence), Boulez obtient un mouvement de retour de 6 à 1 en choisissant un mode de lecture de la matrice lui fournissant successivement 6, 5, 4, 3, 2, puis 1 notes, soit la première ligne de droite à gauche, puis les lignes 6 à 2 toujours de droite à gauche mais en supprimant toutes les notes situées au dessous de la diagonale. Dans le cas présent, ces notes correspondent bien sûr aux notes des six séries transposées sur « la » dans l'ordre 1, 6, 5, 4, 3, 2 et lues dans le sens rétrograde en supprimant à chaque fois une note supplémentaire, la plus à gauche.
2. De même, les notes des quatre mesures suivantes ( 1re partie, 2e
séquence) sont obtenues par lecture de la matrice sur « do
». Pour le mouvement de « retour » (6 à 1), les
notes élidées sont entre parenthèses et l'ordre de lecture
des séries est en chiffres arabes; pour le mouvement « d'aller
» ( 1 à 6) les notes élidées sont entre crochets,
l'ordre de lecture des séries en chiffres romains (Fig. 13b; et Fig. 14,
chiffre 4b).
Deux remarques s'imposent :
1. Cette technique procède de celle, bien connue maintenant, de
multiplication d'accords. Elle permet, à la différence de la
série dodécaphonique classique, une pluralité de lectures,
toutes justifiées cependant par la cohérence de l'engendrement.
Elle délimite ici un champ harmonique en constante évolution,
précisé en dernier lieu par la fixation définitive des
hauteurs dans leur registre, et au sein duquel, par définition, toutes
les notes sont liées par une relation formelle : les intervalles de
départ.
2. Mais le véritable intérêt de cette technique, dans
l'emploi particulier qui en est fait ici, est que l'extrême
rapidité du tempo crée un ratissage du champ harmonique tel qu'il devient impossible d'en identifier
les notes, que ce soit pour elles-mêmes ou dans leurs rapports. Ce que
l'on perçoit, c'est le balayage d'une bande de fréquences, un
ruban sonore perceptible dans sa seule globalité. C'est un «
effet de timbre » fonction de l'espace (par le ratissage d'un ambitus
défini) et du temps (c'est la vitesse qui crée le
phénomène).
Abordons maintenant l'organisation temporelle de la 2e section. Comme on l'a
déjà dit, elle se découpe en cinq parties, elles-
mêmes décomposables en séquences faisant apparaître
en sons- pivots les notes la, do, si, mi et ré, soit au total deux fois
la série originale au niveau macrostructurel (moins la note mib, en
exergue, comme on l'a vu, de la première section). Remarquons d'autre
part que, toute la section se déroulant en doubles croches
régulières et au même tempo, le comptage des mesures est
valide pour une étude temporelle. Les quatre premières parties
occupent respectivement par séquence 2, 4, 4, 2 / 4, 8 / 6, 6, 12 / 8,
16, 8, 8 / mesures, soit, si l'on réduit le tout à la proportion
2 - 4, la suite numérique 2, 4, 4, 2 / 2, 4 / 2, 2, 4 / 2, 4, 2, 2 /
ordonnant dans la cinquième partie la double apparition toujours en
notes accentuées (mais cette fois à l'unisson aux sept
violoncelles) de la série défective originale, si toutefois l'on
ne compte plus les mesures mais les doubles croches (Fig. 17, 18).
La cinquième partie est donc la récapitulation des quatre premières avec l'équivalence double croche égale successivement 1, 2, 3 et 4 mesures par partie.
Je résumerai l'organisation de la deuxième section dans la figure 19:
Notons maintenant que par rapport à la première partie (a1), les
parties a2, a3 et a4 sont donc 2, 3, et 4 fois plus longues par séquence
(en liaison bien sur avec les mouvements aller et retour de successivement 9,
11 et 13 notes qu'elles effectuent). C'est par la durée que Boulez joue
ici sur l'ambiguité de deux différents modes de perception.
Au début de la section en effet, et particulièrement dans la
première partie, la perception reste très dirigée, car
même si chaque séquence produit un phénomène de
timbre, les points de focalisation des bandes de fréquences
balayées (les notes-pivots) reviennent encore assez fréquemment
(le mouvement d'aller et retour n'étant que sur six notes) pour offrir
une écoute relativement analytique; ce que l'on perçoit, c est un
palier sur la note « la » puis un autre sur « do »,
etc. En revanche, plus on s'éloigne de cette première partie,
plus le mouvement d aller et retour se produit sur un grand nombre de notes. A
l'image du message sur le nom de Sacher se dissipant au loin, on perd alors peu
a peu tout point de repère (les notes-pivots étant de plus en
plus espacées), pour basculer, noyé dans ce flot ininterrompu de
notes, dans la catégorie du timbre au sens que je lui ai donné
précédemment. C'est là un exemple d'une dialectique
très boulézienne: entre perception analytique et perception
globale d'un phénomène.
Je n'insisterai guère sur la troisième section. Pour reprendre
une expression de Boulez, je dirai qu'elle est la « structure en creux
» de la deuxième section. On peut en effet considérer la
partie de violoncelle principal de la troisième section comme
étant la reprise de celle de la deuxième section, mais
filtrée par de grandes plages de silence ne laissant plus subsister que
six traits de 1 3, 1 1 , 9 (12), 6, (6) notes, soit la structure
rétrograde de la deuxième section. La persistance pour ces traits
du tempo de la deuxième section ne fait que confirmer cette
hypothèse. Quant aux six violoncelles secondaires, ils font
apparaître sous forme d'accords les six séries initiales mais dans
l'ordre rétrograde.
Ces accords découpent de nouveau six séquences que l'on peut encore diviser en deux parties: l'une d'attaque dans des nuances allant de ff à pp par palier et dans un temps libre mais de plus en plus court, l'autre de désinence superposant au trille toujours pp la série rythmique toujours mp rétrograde, verticalisée et augmentée (x 2) à raison d'une cellule rythmique supplémentaire par séquence et dans un temps global libre mais cette fois de plus en plus long.
Les deux dernières sections sont justiciables de la même analyse.
Elles reprennent à la deuxième section le principe du mouvement
perpétuel, se divisent chacune en six séquences, et
obéissent au même principe d'engendrement. Ensuite, en jouant sur
la densité, elles opèrent toutes deux sur le timbre.
En ce qui concerne le mode d'engendrement des hauteurs, le violoncelle
principal effectue un ratissage systématique de la matrice des
séries. Il décrit en fait, comme dans la deuxième section,
un mouvement d,aller et retour, mais cette fois sur des séries
entières et non plus sur de simples notes. On a donc, pour la
cinquième section, six séquences de 1, 2, 3, 4, 5, 6 mesures (5,
4, 3, 2, 1, 6 pour la 6e section) correspondant à 1, 2... 6
séries (5, 4, 3, 2, 1, 6 pour la 6e section [9]), et formant
progressivement, si toutefois l'on ne tient compte que de la première
note de chaque mesure [10],
une série supérieure de
successivement 1, 2, 3, 4, 5, 6, 5, 4, 3, 2, 1 notes, soit un mouvement de
motation horizontale [11] en aller et retour obéissant à la
lecture à rebours des intervalles de la série originale.
On pourrait bien sûr lire directement ce résultat sur la matrice de la Figure 23: les notes initiales des séries de chaque mesure correspondent aux diagonales lues de gauche à droite et de haut en bas à raison d'une diagonale par séquence (Fig. 23a), les séries elles- mêmes correspondent d'une part aux 1re, 2e... 6e séries isomorphes respectivement pour la première mesure de chaque séquence, et aux séries isomorphes en permutation circulaire à partir des 1re, 2e... 6e notes respectivement pour les autres mesures de chaque séquence d'autre part (Fig. 23b)[12].
Dans la cinquième section, le violoncelle principal est « doublé » à l'unisson par l'entrée progressive des six violoncelles secondaires qui en modifient d'autant le timbre. (L'effet est ici renforcé par les indications de nuances.)
Dans la sixième section, la densité instrumentale maximale étant atteinte, la modification du timbre devient cette fois fonction du nombre de lignes. Il se produit en effet des « blocages » de séries, à raison d'un par mesure, provoquant des mutations progressives de densité 1-2-3-4-5, 1-2-3-4... respectivement par séquence.
Quant à la sixième séquence de la sixième section, elle récapitule le tout en effectuant sur six mesures une mutation progressive de lignes et d'instruments de 1 à 6. En outre la modification du timbre est ici renforcée par le jeu « sul ponticello » à l'entrée des violoncelles secondaires.
Pour conclure, et en guise de retour à l'aller que dessine cette sixième séquence, tous les violoncelles ratissent une dernière fois la matrice, en élidant cette fois une note supplémentaire à partir de la fin à chaque série, provoquant ainsi une précipitation de l'accord initial (la série originale renversée).
Je m'attarderai par contre un peu plus longuement sur la deuxième section. Tout au long de celle-ci, en effet, les six violoncelles secondaires soulignent l'accentuation du soliste dans un jeu de figuration en modifiant sans cesse le contour. Cette figuration est de deux types : des doubles croches « staccato » et des simples tenues qu'exposent respectivement les parties a1 et a2 (Fig. 19). Dans la première partie (a1), les doubles croches « staccato » de densité variable accusent un aspect rythmique dû à la proximité des accents entre eux et au changement fréquent (toutes les deux ou quatre mesures) des notes- pivots. Elles enrichissent la couleur de la ligne du soliste en créant comme des « éclaboussures » autour des notes accentuées.
Dans la deuxième partie (a2), les tenues mettent plutôt en valeur l'espacement des notes-pivots dont elles semblent figurer la résonance. La densité est ici fIXe et les violoncelles secondaires dessinent successivement des profils dynamiques suggérant l'étalement du timbre en ses trois phases constitutives : attaque - entretien/résonance - extinction.
La figuration en double croches « staccato » est reprise dans la troisième partie (a3) mais cette fois l'impression de rythme se dilue du fait du mouvement aller et retour sur onze notes. Par ailleurs la densité augmente régulièrement par séquence : 3, 4, 5 puis 6 lignes superposées, créant une impression de profondeur croissante; on a l'impression que les violoncelles secondaires « creusent » derrière le soliste.
La quatrième partie (a4) fait tout d'abord alterner les deux modes de
figuration (p. 12 et 13 de la partition) puis exploite, dans le sens d'une
tension croissante, l'idée d'une tenue figurant l'étalement du
timbre précédemment évoquée (p. 14). Le registre
aigu et la densité 6 ne font que renforcer le caractère
très tendu de ce passage.
Enfin, dans son dernier volet, la quatrième partie annonce le principe des sections 5 et 6 en exploitant l'idée d'une densification progressive par le nombre des instruments (et au moyen de notes répétées évoquant un compromis entre les deux modes de figuration) (Fig. 34)
Et le nombre de voix (fig 35).
Signalons pour finir, que le timbre (au sens instrumental cette fois) a aussi
dans Messagesquisse une fonction analytique : il signale notamment
l'articulation des séquences de la première section (cf. les mib
en pizzicato du soliste) et de la deuxième (cf. les « non-legato
ff» des six violoncelles secondaires).
J'envisagerai ici la forme du point de vue de la seule cohérence interne
de la partition. Je la cernerai en trois termes : fermée,
réflexive, tressée.
Du fait de l'univocité de son déroulement, Messagesquisse
s'oppose à la plupart des oeuvres antérieures (3e Sonate,
Structures II, par exemple), précisément dites ouvertes
(encore que Boulez ait toujours délimité de façon
extrêmement précise la part de liberté qu'il accordait)
pour la latitude qu'elles laissent à l'interprète de choisir une
trajectoire parmi le champ des possibles qu'offre la prolifération
potentiellement infiniedu matériau.
Je qualifierai de réflexive une forme dotée d'un principe reliant
la microstructure et la macrostructure. Dans un système
hiérarchisé, le système tonal par exemple, le
matériau est dynamique; d'emblée il occupe le temps. En effet,
sur une échelle donnée, chaque point présuppose un
suivant; il le contient puisqu'il constitue toujours un état de tension
ou de détente par rapport à lui. Ce que l'on perçoit
à tout moment, c'est bien cette potentialité de résolution
que contient chaque instant à venir. La Sonate classique, par exemple,
joue au maximum du dynamisme de la polarisation I-V-I tant au niveau
micro-structurel que macrostructurel. En revanche, un système non
hiérarchisé n'offre aucun principe dynamique en soi puisque
toutes ses composantes sont statiques par définition; c'est donc au
compositeur d'en établir un. Messagesquisse occupe l'espace-temps
par le plus élémentaire de tous : le balayage systématique
du matériau en des mouvements de mutation et d'aller et retour.
Véritables moteurs de l'oeuvre on les retrouvera aussi bien au niveau
microstructurel (cf. le soliste dans la deuxième section) que macrostructurel (les sections 4, 3
et 6 étant respectivement rétrogrades des sections 1, 2 et 5).
D'autre part, ils engendrent des processus dont le déploiement est
délimité par les lois de formalisation elles-mêmes, et qui
peuvent provoquer une perception dynamique, prémonitoire. (On a assez vu
par ailleurs comment ces processus varient en fonction de la vitesse et de la
densité.) Au niveau supérieur de la conduite du discours musical,
ils obéissent au principe de la rupture, découpant trois niveaux
de perception : les sections 1-4, 2-3 et 5-6.
Messagesquisse évoque l' idée d' une forme tressée
en présentant entre ses six sections un réseau de relations les
reliant toutes formellement les unes aux autres. Je me contenterai de
représenter graphiquement ce réseau (Fig. 36), les six sections
figurant en traits horizontaux et dessinant les trois niveaux de perception les
reliant deux à deux.
Cependant, dire d'une oeuvre qu'elle offre une forme fermée, qu'elle
s'organise autour d'un principe réfiexif ou qu'elle tresse un
réseau de relations entre ses sections, c'est la qualifier d'un point de
vue assez général pour en indiquer la cohérence ou les
partis pris esthétiques, mais est-ce bien rendre compte, en revanche, de
ce que l'on entend réellement? Qu'une oeuvre contienne potentiellement
ou non la possibilité de plusieurs parcours ajoute-t-il quelque chose
à la perception, puisque la version entendue élimine toutes les
autres? Un principe reliant la micro et la macrostructure est, certes, un
« levier » de composition, mais a-t-il un quelcouque rapport
avec ce que l'on perçoit? De même, des similitudes de structure
d'une section à l'autre s'adressent-elles à l'oeil ou à
l'oreille? Qu'est-ce en définitive que composer une forme? Est-ce
concevoir un pur système formel indépendamment de ce qui
l'excède : la réalité sonore qu'il produit, ou est-ce
organiser la perception d'une durée, la cohérence sonore d'un
temps musical ayant un début et une fin? Pour tenter de répondre
à ces questions, je m'efforcerai donc maintenant de décrire
Messagesquisse du seul point de vue de ce que l'on entend.
la macrostructure de l'oeuvre entière. Nous touchons là le point
extrême de la perception globale.
A l'opposé, les sections 1 et 4 nous livrent non seulement leur propre
subdivision, mais, bien au-delà, leur principe d'évolution. Dans
la première section par exemple, les «mib pizz. sf» et les
points d'orgue au violoncelle principal jouent un rôle de signalisation;
ils bornent des séquences dont les composantes sont identifiables et le
processus d'évolution aisémenr perceprible. Il est en
effet très facile de repérer qu'à chaque séquence
il y a un pizz. de moins, une appoggiature de plus, etc. On a donc cette fois
un type de perception analytique nous renvoyant directement au système
d'écriture puisque l'on peut identifier les composantes pour
elles-mêmes, ainsi que leur mode de fonctionnement.
Les sections 2 et 3 offrent, quant à elles, un type de perception tant
analytlque que globale. La troisieme section, par exemple, se laisse bien
décomposer dès la première écoute en six
séquences de deux moments chacune, mais là s'arrête
l'analyse possible à l'oreille. Au-delà, il ne reste plus que des
éléments indécomposables : accords trillés ou
traits rapides comptables chacun comme un objet sonore. Mais c'est la
deuxième section la plus intéressante, car elle se situe
constamment à la frontière de nos deux types de perception par un
jeu sur l'apparition et la disparition de la note-pivot. (On a
déjà longuement expliqué ce mécanisme pour ne pas y
revenir.)
A ce stade de notre étude de la perception, on peut donc
schématiser la forme de Messagesquisse de la façon
suivante :
Disons-le tout de suite, cette typologie sommaire de la perception ne
résistera pas longtemps à une investigation plus poussée.
Peut-être même n'a-t-elle été possible que parce que
Messagesquisse présente une caractérisation
extrêmement forte, confinant même à la caricature. Tant
mieux cependant, car cela nous permet de définir des catégories
qui, même si elles s'avèrent incapables de rendre compte d'une
perception affinée, nous éclairent sur la manière dont on
réagit immédiatement à certains phénomènes
musicaux.
Tout d'abord, ce dont ne peut rendre compte une telle typologie c'est de la
temporalité des événements musicaux. Prenons en effet
là première section. Elle offre bien, comme on l'a dit, un type
de perception analytique, mais elle se laisse aussi très bien percevoir
à la fois comme un geste global formé de trois moments: anacrouse
- accent - désinence (Fig. 38) et comme une chaîne de
séquences à leur tour perceptibles comme une succession de
nouveaux ensembles ou comme la somme d'éléments identifiables en
tant que tels: petits groupes de notes, d'attaques, etc. Il y a donc tout un
emboîtement de perceptions analytiques et globales qui nous renvoient
à des unités - décomposables ou non - que l'organisation
dans le temps désigne comme enveloppes ou signaux. En fait, s'il n'y a
pas à proprement parler de limite, de frontière bien
définie entre perception analytique et perception globale, il n,y en a
pas non plus entre enveloppe et signal [13]. Ces derniers forment une
trame continue déjouant et orientant la perception pour l'enrichir.
Reprenons les « mib pizz. sf» de la première section; nul
doute que dans les premières séquences, aidés par les
points d'orgue, ils servent de signaux, mais peu à peu, suivant le
mouvement général, ils accélèrent leur rythrne
d'apparition et restent finalement seuls en lice dans la dernière
séquence. Ce que l'on perçoit alors est une enveloppe de mib
mûe par des cellules rythmiques. Un signal s'est donc transformé
en enveloppe mais de telle manière que l'on ne sait plus très
bien rétroactivement s'il ne vaudrait pas mieux considérer les
mib-signaux comme une enveloppe discontinue. Un autre exemple est donné
par la deuxième section puisque la dernière partie (a5) y es
t perçue sur le même niveau que les signaux « non legato ff
» servant à articuler les différentes séquences des
quatre premières parties. Ce type d'ambiguité est d'ailleurs une
véritable idée compositionnelle chez Boulez; il l'a
exploitée dans beaucoup de ses oeuvres. Je donnerai encore un exemple
d'un genre un peu différent: à la fin de l'oeuvre, une petite
tranche de temps est détachée de la grande enveloppe, unique et
indécomposable, formée par les sections 5 et 6. Ces quelques
mesures isolées, cette petite enveloppe, c'est un signal, celui de la
fin. Cette ponctuation définitive, l'oeuvre toute entière la
réclame. On va voir pourquoi.
Ce que l'on comprend très vite en l'écoutant, c'est que
Messagesquisse obéit à des processus. On en a assez
expliqué les mécanismes section par section mais voyons par
contre quels en sont les impacts directs a l'audition.
Remarquons tout d'abord l'importance de la mémoire sans laquelle aucune
prise de conscience d'une organisation du temps ne serait possible. C'est elle
en effet qui nous permet de relier des instants disjoints par la reconnaissance
d'éléments redondants, se ressemblant ou créant des
situations similaires ou différentes, mais que, dans tous les cas, on
peut mettre en regard les uns des autres.
Il y a deux catégories de processus dans Messagesquisse: ceux
qu'illustrent les sections 1, 3 et 4, facilement analysables à l'oreille
et sur lesquels se bâtissent des courbes au profil assez simple pour
réclamer d'elles-mêmes leur propre achèvement. Ils
expliquent la notion de perception dynamique et prémonitoire dont je parlais
précédemment. Ceux enfin qu'illustrent les sections 2 et 5-6, ne
laissent subodorer aucun devenir particulier et obéissant au principe de
la rupture.
La première section offre donc globalement le profil anacrouse - accent
- désinence. Cette dernière nous apparaît d'autant plus
« naturelle » qu'elle est constituée de ces mêmes
mib-signaux qui débutent les séquences du groupe-accent
A la fin de la quatrième section, la disparition de l'état d'origine de la première partie de l'antiphonie ne fait que corroborer son évolution progressive et fait apparaître, qui plus est, la deuxième partie d'autant plus résolutive, que n'ayant pratiquement pas évolué.
Quant à la troisième section, elle est à ce point univoque
qu'il n'est guère besoin de s'y attarder. Notons simplement à son
propos l'importance que revêt pour la perception le chiffre 6 dominant,
comme on le sait, les lois de formalisation. En effet, de façon
très nette dans cette section, et à un moindre degré dans
les sections 1 et 4, il compte le temps, le découpe, crée une
scansion que l'on ne perçoit peut-être qu'obscurément, mais
qui produit un état d'attente que viennent satisfaire les structures
s'organisant autour de lui; c'est une présence de l'inaudible.
A l'opposé, les sections 2 et 5-6 n'offrent pas, ou pas assez,
d'éléments pour que l'on en comprenne le processus. Aucune
logique audible ne peur donc les clore si ce n'est celle de la rupture.
Néanmoins, celle-ci peut-être amenée, signalée.
C'est le cas de la deuxième section : cinq mesures avant la partie
finale (a1), les violoncelles secondaires jouent des groupes de successivement
1, 2, 3, 4, 5 et 6 notes, trahissant un seuil de saturation réclamant et
signalant à la fois la fin de la deuxième section
qu'amènera l'intervention brutale de la troisième (Fig. 35).
Beaucoup plus radical est le cas des sections 5-6. N'offrant pas le moindre
repère, elles ne permettent qu'une perception verticale,
instantanée, non encore inscrite dans le temps. Ainsi faut-il en
attendre la fin pour les comprendre car elles ne se définissent que par
le silence qui les suit; c'est le point de rupture lui-même qui les
désigne. Ce point final, Messagesquisse le réclame car,
désignant les sections 5-6 dans leur seule globalité, il nous
renvoie directement à l'architecture de l'oeuvre entière que l'on
ne peut comprendre qu'a posteriori.
Pour Boulez, la composition repose donc avant tout sur la notion
d'écriture [14]; à partir d'un matériau neutre et
malléable lui forgeant une sorte de grammaire, la formalisation, il
élabore des êtres musicaux non abstraits, la figuration, en vue
d'établir un certain nombre de trajets pour la perception. Son
matériau de départ reste une série mais il ne retient du
système sériel que deux idées fortes : celle de construire
toute une oeuvre sur la base de la prolifération du matériau et
celle d'une combinatoire généralisée permettant
l'exploitation de la discursivité potentielle des paramètres. On
est donc loin de la rigidité du sérialisme du début des
années cinquante dont se réclamer aujourd'hui est moins croire
à la nécessité d'obéir à l'ordonnancement
plus ou moins mécanique d'un matériau
prédéterminé que revendiquer l'esprit du système,
c'est-à-dire défendre une certaine conception de
l'écriture. C'est affirmer l'autonomie de principe des symboles musicaux
et le primat de la pensée sur la matière; c'est refuser de
s'assujettir à la soi-disant loi « naturelle » du
matériau et faire confiance au contraire dans la capacité de
l'écriture à en déterminer la consistance.
Ainsi chez Boulez la notion de timbre n'est pas abordée par ses
constituants « naturels » mais par l'écriture dont il est
le produit; il est le résultat d'un certain agencement du
matériau de départ arEitrairement choisi. Ce qui
l'intéresse n'est pas le timbre en tant que pure réalité
acoustique mais l'idée de timbre, c'est-à-dire en tant qu'enjeu
compositionnel.
Il est par ailleurs fondamental pour comprendre Messagesquisse de le
penser comme une oeuvre pour un violoncelle solo prolongé par six
autres; on peut alors établir la véritable fonction de ces
derniers qui est d'enrichir le timbre du soliste. Ils fonctionnent par rapport
à lui comme un ordinateur-synthètiseur en effectuant en temps
réel certaines opérations telles que la mémorisation (aux
premières mesures de l'oeuvre en enregistrant la série originale
émise par le soliste), l'amplification (dans les deux dernières
sections par un jeu sur la densité) et la transformation (dans la
deuxième section, en soulignant l,accentuation du soliste dans un jeu de
figuration en modifiant sans cesse le contour). En cela Messagesquisse,
avec des moyens purement instrumentaux, est prémonitoire de
Répons.
Quant à la dialectique de la forme, elle semble consister en un jeu
d'échange permanent entre l'oeil et l'oreille; il y a chez Boulez toute
une poétique de l'apparition et de la disparition, de la présence
et de l'absence, de la perte et du retour. Tout comme son contemporain
Rituel' Messagesquisse paraît interroger très directement
la notion de forme, et c'est dans un souci de simplification radicale que
Boulez, dans ces années 70, cherche à obtenir des
phénomènes d'écoute plutôt globale lui permettant de
mieux jauger les ressorts primordiaux de la perception à
l'échelle de la macrostructure; d'où cette écriture
univoque du timbre, cette figuration fortement caractérisée. Ces
deux oeuvres semblent marquer une pause, elles sont comme un trait d'union
entre le riche foisonnement dramatique de Tombeau et la fantasmagorie de
Répons.
Cependant, malgré sa simplicité apparente, Messagesquisse
nous suggère bien l'ambiguïté de la notion de forme.
Celle-ci n'est certainement pas un temps amorphe,
prédéterminé et à « remplir », ou
encore une simple juxtaposition de séquences; la réduire ainsi
serait refuser de prendre en compte la complexité des notions qu'elle
met en jeu. En effet, la forme noue l'écriture et la perception dans
l'espace du double excès constitutif de leur écart : il y a de
« l'écrit » qu'on ne peut entendre, il y a de «
l'entendu » qu'on ne peut écrire. De cet écart,
Messagesquisse nous donne les limites, et là réside
peut-être son principal intérêt. Dans la première
section, en énonçant la série de façon aussi
claire, l'oeuvre nous livre sa loi, son principe de formalisation; ici, point
de cet « absentement de l'origine » dont témoignent
pourtant la plupart des oeuvres de l'après-Seconde Guerre mondiale :
l'écart entre écriture et perception est le plus petit. A
l'opposé, dans les deux dernières sections, il est maximal,
« l'effet de timbre » nous interdisant toute analyse, tout retour
à ce qui le fonde.
Juillet 1985
Les exemples musicaux tirés de la partition de Messagesquisse (Fig. 5, 6, 10, 14, 18, 21, 24-27, 29, 31-35) sont reproduits avec l'aimable autorisation d'Universal Editions.
____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .
____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .