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Ecriture et perception:
à propos de Messagesquisse de Pierre Boulez

Antoine Bonnet

InHarmoniques nº 3, mars 1988 : Musique et Perception
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La notation écrite de la musique est une donnée fondatrice de la notion de composition (ainsi d'ailleurs que celle d'interprétation); elle offre la possibilité - point capital - de faire de la partition un lieu de spéculation. Dès le XIXe siècle, les compositeurs commencèrent en effet à élaborer une combinatoire sophistiquée à partir de symboles abstraits. En Occident cette attidude paraît bien être constitutive de l'Art Musical.
Une conséquence immédiate fut la constitution d'un écart entre l'écriture (soit l'ensemble des signes de la partition) et la perception (soit le résultat sonore tel qu,il s'offre à l'auditeur). En effet, toute réalité sonore excède sa représentation symbolique (quel que soit son degré de précision) et toute représentation symbolique excède sa réalité sonore (précisément du fait des manipulations qu'elle rend possible). Cet écart était toutefois relativement limité jusqu'à la fin du XIXe siècle puisque rien ne s'opposait vraiment à ce que la plupart des opérations effectuées par le compositeur dans la partition ne soient perçues par un auditeur « idéal » (hormis certains mouvements de rétrogradation et, bien sûr, toutes les « intentions » non destinées à être entendues). Depuis, l'abandon des systèmes de référence et de leurs notions corollaires (notamment celle de thème pour le système tonal), mais aussi l'intérêt croissant pour le timbre et plus généralement les phénomènes de synthèse sonore eurent pour effet d'accroître cet écart.
Aujourd'hui, devant la complexité nouvelle de la matière sonore mise en jeu, certains compositeurs travaillent directement à partir d'elle et « alignent » la partition. Telle n'est pas cependant l'attitude de Boulez qui persiste à considérer l'écriture comme le lieu même de l'invention musicale et affirme la nécessité de s'abstraire, dans un premier temps, de la réalité sonore pour composer à partir des opérateurs neutres de l'écriture.
L'objet de ce texte est d'étudier les rapports de l'écriture et de la perception dans une de ses oeuvres.

I. Analyse de l'oeuvre

Composé en 1976 à la demande de Rostropovitch, Messagesquisse présente un dispositif homogène : un violoncelle principal (ou soliste) prolongé par six violoncelles secondaires. L'oeuvre se divise par ailleurs en six sections que je réunirai en trois groupes: les sections 1 et 4 (chiffres 1 et 9 de la partition), 2 et 3 (chiffres 4 et 8 de la partition), enfin 5 et 6 (chiffres 10 et 11 de la partition).
Messagesquisse se fonde sur deux principes arbitraires tirés du nom du dédicataire Paul Sacher: la correspondance bien connue des lettres et des notes, et celle, plus originale, des lettres et de leur codification en morse pour obtenir des cellules [1] rythmiques.
Ce sont les deux séries gouvernant l'oeuvre.

A partir de la série des hauteurs, Boulez fait une permutation circulaire des intervalles (le 6e étant obtenu en reliant la 6e note à la 1º) autour du mib, note-pivot, qui reste immobile [2].

Il obtient ainsi six séries isomorphes [3] :

On obtiendrait bien sûr le même résultat en calculant la matrice des transpositions de l'original sur le renversement : elle ferait apparaître la note-pivot non plus dans la colonne de gauche, mais en diagonale. (Je reviendrai sur ce point lors de l'analyse de la 2e section.)

A. Analyse des sections 1 et 4

J'analyserai la première section composante par composante: les hauteurs, les durées, les timbres, les intensités.
Pour les hauteurs on distinguera deux processus.
1. Au violoncelle principal, d'une part l'exposition des six séries isomorphes découpant les six premières séquences [4], d'autre part le cumul d'une séquence sur l'autre des notes de ces séries, mais figurées cette fois en appoggiatures (Fig. 5).
2. Aux six violoncelles secondaires et parallèlement, la formation d'un accord par mémorisation (accumulation) des notes de la série originale (1re séquence) puis la disparition progressive de cet accord (séquences 2 à 6) (Fig. 5).

Notons déjà deux principes :
1. Celui de mutation, tant verticale (cf. la 1re séquence où les six violoncelles secondaires verticalisent la série originale exposée par le soliste) qu'horizontale [5] (cf. le cumul des séries en groupes d'appoggiatures au soliste).
2. Et celui d'aller et retour (cf. séquences 2 à 6, la formation puis la disparition aux six violoncelles secondaires de l'accord constitué par la série originale).
On verra ultérieurement l'importance de ces mouvements.
Quant à la dernière séquence (chiffre 3), elle fait apparaître le mib, note-pivot de toute la section, en notes réelles à tous les pupitres, les autres notes se trouvant monnayées en appoggiatures à raison d'une série par instrument (Fig. 6).

Il y a également deux organisations pour les durées :
l. La série des cellules rythmiques apparaît d'abord aux violoncelles secondaires, sous forme d'une mutation progressive faisant équivaloir l'horizontal et le vertical :

2. Puis au violoncelle principal, dans la dernière séquence en valeurs progressivement augmentées (Fig. 6) :

Quant aux appoggiatures, leurs valeurs diminuent proportionnellement à leur nombre :

Les timbres sont ici considérés au sens instrumental : les modes de jeu. A partir de la deuxième séquence, les pizzicati du violoncelle principal sont progressivement remplacés par l'attaque « arco » à raison d'un changement par séquence. Aux violoncelles secondaires, le jeu « col legno battuto » remplace le jeu « arco » progressivement et en phase avec l'apparition des cellules rythmiques.
Classant les intensités d'après leurs fonctions, je distinguerai :
1. Les enveloppes, formant 2 types d'organisation :
Une progression continue aux violoncelles secondaires :

Une progression discontinue, c'est-à-dire par paliers, au violoncelle principal :

2. Les signaux, à l'image des sf au violoncelle principal, qui marquent le début et la fin des séquences 2 à 6.
A un niveau plus général de la répartition dans le temps, on distinguera encore :
1. Les organisations globales [6] au violoncelle principal dans le couple vitesse/régularité et aux violoncelles secondaires dans le couple vitesse/espacement, toutes deux s'inscrivant dans la progression générale : accélérer (séquences 2-6) - ralentir (séquence 7).
2. Une organisation ponctuelle mesurant le temps de silence entre chaque séquence par des points d'orgue de plus en plus courts. Finalement ces différentes couches de la structuration offrent à la perception une courbe nettement profilée s'articulant en trois moments (Fig. 38).
1. Une anacrouse formée par la séquence d'introduction (Fig. 5, chiffre 1), effectuant le geste d'une mutation progressive par la mémorisation aux violoncelles secondaires des notes de la série originale émise par le violoncelle principal.

2. Un accent formé par les séquences 2 à 6 (Fig. 5, chiffre 2) développant un processus très directionnel où toutes les composantes sonores sont en phase, d'où la lisibilité parfaite de leur évolution.
3. Une désinence formée par la dernière séquence (Fig. 6, chiffre 3) où toutes les composantes (à l'exception des hauteurs dont j'ai déjà expliqué le mécanisme) effectuent une sorte de rétrogradation du processus des dix premières séquences. Il y a donc à ce niveau global un mouvement d'aller et retour structurel entre l'anacrouse et l'accent d'une part, la désinence d'autre part.
La quatrième section (chiffre 9) n'est rien d'autre que la rétrogradation de la première. Cependant, dans la première section les deux « voix » (le violoncelle principal d'une part, les six violoncelles secondaires d'autre part) sont superposées, alors qu'elles sont ici juxtaposées et toutes deux confiées au violoncelle principal, ce qui donne deux parties distinctes par séquence; la 4e section présente donc une antiphonie (Fig. 10, cf. aussi Fig. 39).

Je me contenterai de relever les différences d'une section à l'autre.
Dans la deuxième partie de chaque séquence, correspondant donc à la voix formée par les six violoncelles secondaires dans la première section, les cellules rythmiques ne sont plus présentées en mutation progressive mais sont distribuées à raison d'une par séquence et figurées en valeur augmentée (X 4) sur mib (Fig. 1 1). Quant aux appoggiatures de la dernière séquence de la première section, elles sont à leur tour monnayées dans chaque seconde partie de toutes les sequences.

Les premières parties de chaque séquence constituent la rétrogradation de la partie de violoncelle principal de la première section (à partir de la sixième séquence de celle-ci). En outre, elles sont traversées par de rapides figures [7] « arco sul ponticello » donnant comme en écho les séries (en notes réelles) de leurs séquences respectives (Fig. 12). C'est sur ces figures qu'est appliquée la règle de la première section selon laquelle les valeurs de durée sont proportionnelles à leur nombre. Quant aux appoggiatures elles sont à leur tour en valeurs égales (doubles croches).

Je n'insisterai pas sur les autres « ajustements » d'une section à l'autre qui sont dûs pour la plupart aux nouvelles possibilités (notamment en ce qui concerne la répartition globale dans le temps) qu'offre cette disposition antiphonique des deux voix.

B. Analyse des sections 2 et 3

La deuxième section est un mouvement perpétuel du violoncelle principal commenté simultanément par les six violoncelles secondaires. Le principe en est un jeu de permutations autour des cinq dernières notes accentuées de la série originale servant de notes-pivots dans un incessant mouvement d'aller et retour sur 6, 9, 11 et 13 notes découpant cinq parties (la cinquième étant la récapitulation des quatre premières). Je numéroterai de a1 à a5 ces parties, elles-mêmes décomposables en successivement 4, 2, 4, 3, 1 séquences déterminées par le changement des notes-pivots [8]. Soit : la, do, si, mi / mi, ré / ré, la, do/do,si, mi, ré/et la,do,si, mi, mi,ré,ré, la,do,do,si, mi, re.
Mais avant d'aller plus loin, revenons un instant sur les principes de formalisation.
Les hauteurs sont obtenues par la lecture variable de la matrice des transpositions de l'original sur le renversement effectuée pour chaque note-pivot. (On a déjà expliqué le procédé pour la série originale et la note mib; cf. Fig. 3.) A l'image de leur apparition en diagonale, les notes-pivots constituent les barycentres des champs harmoniques que dessinent leurs matrices respectives. Voici celles des notes « la » et «do» :

Je me contenterai de donner deux exemples illustrant leur emploi:

1. Pour les deux premières mesures (Fig. 14, chiffre 4a) du violoncelle principal (donc 1re partie, 1re séquence), Boulez obtient un mouvement de retour de 6 à 1 en choisissant un mode de lecture de la matrice lui fournissant successivement 6, 5, 4, 3, 2, puis 1 notes, soit la première ligne de droite à gauche, puis les lignes 6 à 2 toujours de droite à gauche mais en supprimant toutes les notes situées au dessous de la diagonale. Dans le cas présent, ces notes correspondent bien sûr aux notes des six séries transposées sur «  la » dans l'ordre 1, 6, 5, 4, 3, 2 et lues dans le sens rétrograde en supprimant à chaque fois une note supplémentaire, la plus à gauche.

2. De même, les notes des quatre mesures suivantes ( 1re partie, 2e séquence) sont obtenues par lecture de la matrice sur « do ». Pour le mouvement de « retour » (6 à 1), les notes élidées sont entre parenthèses et l'ordre de lecture des séries est en chiffres arabes; pour le mouvement « d'aller » ( 1 à 6) les notes élidées sont entre crochets, l'ordre de lecture des séries en chiffres romains (Fig. 13b; et Fig. 14, chiffre 4b).
Deux remarques s'imposent :
1. Cette technique procède de celle, bien connue maintenant, de multiplication d'accords. Elle permet, à la différence de la série dodécaphonique classique, une pluralité de lectures, toutes justifiées cependant par la cohérence de l'engendrement. Elle délimite ici un champ harmonique en constante évolution, précisé en dernier lieu par la fixation définitive des hauteurs dans leur registre, et au sein duquel, par définition, toutes les notes sont liées par une relation formelle : les intervalles de départ.

2. Mais le véritable intérêt de cette technique, dans l'emploi particulier qui en est fait ici, est que l'extrême rapidité du tempo crée un ratissage du champ harmonique tel qu'il devient impossible d'en identifier les notes, que ce soit pour elles-mêmes ou dans leurs rapports. Ce que l'on perçoit, c'est le balayage d'une bande de fréquences, un ruban sonore perceptible dans sa seule globalité. C'est un «  effet de timbre » fonction de l'espace (par le ratissage d'un ambitus défini) et du temps (c'est la vitesse qui crée le phénomène).
Abordons maintenant l'organisation temporelle de la 2e section. Comme on l'a déjà dit, elle se découpe en cinq parties, elles- mêmes décomposables en séquences faisant apparaître en sons- pivots les notes la, do, si, mi et ré, soit au total deux fois la série originale au niveau macrostructurel (moins la note mib, en exergue, comme on l'a vu, de la première section). Remarquons d'autre part que, toute la section se déroulant en doubles croches régulières et au même tempo, le comptage des mesures est valide pour une étude temporelle. Les quatre premières parties occupent respectivement par séquence 2, 4, 4, 2 / 4, 8 / 6, 6, 12 / 8, 16, 8, 8 / mesures, soit, si l'on réduit le tout à la proportion 2 - 4, la suite numérique 2, 4, 4, 2 / 2, 4 / 2, 2, 4 / 2, 4, 2, 2 / ordonnant dans la cinquième partie la double apparition toujours en notes accentuées (mais cette fois à l'unisson aux sept violoncelles) de la série défective originale, si toutefois l'on ne compte plus les mesures mais les doubles croches (Fig. 17, 18).

La cinquième partie est donc la récapitulation des quatre premières avec l'équivalence double croche égale successivement 1, 2, 3 et 4 mesures par partie.

Je résumerai l'organisation de la deuxième section dans la figure 19:

Notons maintenant que par rapport à la première partie (a1), les parties a2, a3 et a4 sont donc 2, 3, et 4 fois plus longues par séquence (en liaison bien sur avec les mouvements aller et retour de successivement 9, 11 et 13 notes qu'elles effectuent). C'est par la durée que Boulez joue ici sur l'ambiguité de deux différents modes de perception.
Au début de la section en effet, et particulièrement dans la première partie, la perception reste très dirigée, car même si chaque séquence produit un phénomène de timbre, les points de focalisation des bandes de fréquences balayées (les notes-pivots) reviennent encore assez fréquemment (le mouvement d'aller et retour n'étant que sur six notes) pour offrir une écoute relativement analytique; ce que l'on perçoit, c est un palier sur la note « la » puis un autre sur « do », etc. En revanche, plus on s'éloigne de cette première partie, plus le mouvement d aller et retour se produit sur un grand nombre de notes. A l'image du message sur le nom de Sacher se dissipant au loin, on perd alors peu a peu tout point de repère (les notes-pivots étant de plus en plus espacées), pour basculer, noyé dans ce flot ininterrompu de notes, dans la catégorie du timbre au sens que je lui ai donné précédemment. C'est là un exemple d'une dialectique très boulézienne: entre perception analytique et perception globale d'un phénomène.
Je n'insisterai guère sur la troisième section. Pour reprendre une expression de Boulez, je dirai qu'elle est la « structure en creux » de la deuxième section. On peut en effet considérer la partie de violoncelle principal de la troisième section comme étant la reprise de celle de la deuxième section, mais filtrée par de grandes plages de silence ne laissant plus subsister que six traits de 1 3, 1 1 , 9 (12), 6, (6) notes, soit la structure rétrograde de la deuxième section. La persistance pour ces traits du tempo de la deuxième section ne fait que confirmer cette hypothèse. Quant aux six violoncelles secondaires, ils font apparaître sous forme d'accords les six séries initiales mais dans l'ordre rétrograde.

Ces accords découpent de nouveau six séquences que l'on peut encore diviser en deux parties: l'une d'attaque dans des nuances allant de ff à pp par palier et dans un temps libre mais de plus en plus court, l'autre de désinence superposant au trille toujours pp la série rythmique toujours mp rétrograde, verticalisée et augmentée (x 2) à raison d'une cellule rythmique supplémentaire par séquence et dans un temps global libre mais cette fois de plus en plus long.

C. Analyse des sections 5 et 6

Les deux dernières sections sont justiciables de la même analyse. Elles reprennent à la deuxième section le principe du mouvement perpétuel, se divisent chacune en six séquences, et obéissent au même principe d'engendrement. Ensuite, en jouant sur la densité, elles opèrent toutes deux sur le timbre.
En ce qui concerne le mode d'engendrement des hauteurs, le violoncelle principal effectue un ratissage systématique de la matrice des séries. Il décrit en fait, comme dans la deuxième section, un mouvement d,aller et retour, mais cette fois sur des séries entières et non plus sur de simples notes. On a donc, pour la cinquième section, six séquences de 1, 2, 3, 4, 5, 6 mesures (5, 4, 3, 2, 1, 6 pour la 6e section) correspondant à 1, 2... 6 séries (5, 4, 3, 2, 1, 6 pour la 6e section [9]), et formant progressivement, si toutefois l'on ne tient compte que de la première note de chaque mesure [10], une série supérieure de successivement 1, 2, 3, 4, 5, 6, 5, 4, 3, 2, 1 notes, soit un mouvement de motation horizontale [11] en aller et retour obéissant à la lecture à rebours des intervalles de la série originale.

On pourrait bien sûr lire directement ce résultat sur la matrice de la Figure 23: les notes initiales des séries de chaque mesure correspondent aux diagonales lues de gauche à droite et de haut en bas à raison d'une diagonale par séquence (Fig. 23a), les séries elles- mêmes correspondent d'une part aux 1re, 2e... 6e séries isomorphes respectivement pour la première mesure de chaque séquence, et aux séries isomorphes en permutation circulaire à partir des 1re, 2e... 6e notes respectivement pour les autres mesures de chaque séquence d'autre part (Fig. 23b)[12].

Dans la cinquième section, le violoncelle principal est «  doublé » à l'unisson par l'entrée progressive des six violoncelles secondaires qui en modifient d'autant le timbre. (L'effet est ici renforcé par les indications de nuances.)

Dans la sixième section, la densité instrumentale maximale étant atteinte, la modification du timbre devient cette fois fonction du nombre de lignes. Il se produit en effet des « blocages » de séries, à raison d'un par mesure, provoquant des mutations progressives de densité 1-2-3-4-5, 1-2-3-4... respectivement par séquence.

Quant à la sixième séquence de la sixième section, elle récapitule le tout en effectuant sur six mesures une mutation progressive de lignes et d'instruments de 1 à 6. En outre la modification du timbre est ici renforcée par le jeu « sul ponticello » à l'entrée des violoncelles secondaires.

Pour conclure, et en guise de retour à l'aller que dessine cette sixième séquence, tous les violoncelles ratissent une dernière fois la matrice, en élidant cette fois une note supplémentaire à partir de la fin à chaque série, provoquant ainsi une précipitation de l'accord initial (la série originale renversée).

II. Écriture et perception

A. L'Écriture

On a déjà vu comment Messagesquisse est entièrement ordonné sur la base d'un principe fort : une série de six notes, c'est-à-dire un matériau neutre et malléable pouvant se prêter à diverses manipulations. Celles-ci se limitent ici à l'engendrement de séries isomorphes par permutation circulaire à partir de la note initiale (Fig. 2). Mais loin de se contenter de dérouler ce matériau tel qu'il se présente dans cette phase de formalisation, Boulez opère sur lui une torsion par la figuration. La première section, notamment, est frappante à cet égard : bien qu'obéissant entièrement à la loi sérielle quant à la génération de ses notes, elle présente linéairement un tout autre ordre d'intervalles que celui des séries à cause de la constitution progressive des groupes d'appoggiatures au violoncelle principal. A partir de ces figures ainsi constituées, Boulez articule ensuite des organisations à différents niveaux : celui des ensembles (les groupes d'appoggiatures et les séries en notes réelles), des ensembles d'ensembles (les différentes séquences entre elles) et de la forme (les 1re et 4' sections). L'enjeu de cette dialectique entre formalisation et figuration est de constituer des réseaux d'enveloppes pour organiser le champ de la perception. Mais je reviendrai ultérieurement sur ce point.
Si l'on désigne par timbre, non pas telle ou telle particularité instrumentale, mais plutôt tout produit de synthèse, tout résultat sonore perceptible dans sa seule globalité, on conviendra aisément qu'il est un enjeu central de Messagesquisse en dépit de l'homogénéité du dispositif instrumental.
Sans revenir en détail sur les sections 5 et 6, rappelons que leur propos est de modifier le timbre d'un ruban sonore mû par un ostinato de croches en jouant sur la densité instrumentale (le nombre de violoncelles) et polyphonique (le nombre de voix). De même dans la troisième section, les six longs accords trillés ne se laissent pas appréhender analytiquement; l'on perçoit par contre très nettement le déplacement global d'une masse sonore homogène dont la couleur varie en fonction du registre. Sa trajectoire est la suivante :

Je m'attarderai par contre un peu plus longuement sur la deuxième section. Tout au long de celle-ci, en effet, les six violoncelles secondaires soulignent l'accentuation du soliste dans un jeu de figuration en modifiant sans cesse le contour. Cette figuration est de deux types : des doubles croches « staccato » et des simples tenues qu'exposent respectivement les parties a1 et a2 (Fig. 19). Dans la première partie (a1), les doubles croches « staccato » de densité variable accusent un aspect rythmique dû à la proximité des accents entre eux et au changement fréquent (toutes les deux ou quatre mesures) des notes- pivots. Elles enrichissent la couleur de la ligne du soliste en créant comme des « éclaboussures » autour des notes accentuées.

Dans la deuxième partie (a2), les tenues mettent plutôt en valeur l'espacement des notes-pivots dont elles semblent figurer la résonance. La densité est ici fIXe et les violoncelles secondaires dessinent successivement des profils dynamiques suggérant l'étalement du timbre en ses trois phases constitutives : attaque - entretien/résonance - extinction.

La figuration en double croches « staccato » est reprise dans la troisième partie (a3) mais cette fois l'impression de rythme se dilue du fait du mouvement aller et retour sur onze notes. Par ailleurs la densité augmente régulièrement par séquence : 3, 4, 5 puis 6 lignes superposées, créant une impression de profondeur croissante; on a l'impression que les violoncelles secondaires «  creusent » derrière le soliste.

La quatrième partie (a4) fait tout d'abord alterner les deux modes de figuration (p. 12 et 13 de la partition) puis exploite, dans le sens d'une tension croissante, l'idée d'une tenue figurant l'étalement du timbre précédemment évoquée (p. 14). Le registre aigu et la densité 6 ne font que renforcer le caractère très tendu de ce passage.

Enfin, dans son dernier volet, la quatrième partie annonce le principe des sections 5 et 6 en exploitant l'idée d'une densification progressive par le nombre des instruments (et au moyen de notes répétées évoquant un compromis entre les deux modes de figuration) (Fig. 34)

Et le nombre de voix (fig 35).

Signalons pour finir, que le timbre (au sens instrumental cette fois) a aussi dans Messagesquisse une fonction analytique : il signale notamment l'articulation des séquences de la première section (cf. les mib en pizzicato du soliste) et de la deuxième (cf. les « non-legato ff» des six violoncelles secondaires).
J'envisagerai ici la forme du point de vue de la seule cohérence interne de la partition. Je la cernerai en trois termes : fermée, réflexive, tressée.
Du fait de l'univocité de son déroulement, Messagesquisse s'oppose à la plupart des oeuvres antérieures (3e Sonate, Structures II, par exemple), précisément dites ouvertes (encore que Boulez ait toujours délimité de façon extrêmement précise la part de liberté qu'il accordait) pour la latitude qu'elles laissent à l'interprète de choisir une trajectoire parmi le champ des possibles qu'offre la prolifération potentiellement infiniedu matériau.
Je qualifierai de réflexive une forme dotée d'un principe reliant la microstructure et la macrostructure. Dans un système hiérarchisé, le système tonal par exemple, le matériau est dynamique; d'emblée il occupe le temps. En effet, sur une échelle donnée, chaque point présuppose un suivant; il le contient puisqu'il constitue toujours un état de tension ou de détente par rapport à lui. Ce que l'on perçoit à tout moment, c'est bien cette potentialité de résolution que contient chaque instant à venir. La Sonate classique, par exemple, joue au maximum du dynamisme de la polarisation I-V-I tant au niveau micro-structurel que macrostructurel. En revanche, un système non hiérarchisé n'offre aucun principe dynamique en soi puisque toutes ses composantes sont statiques par définition; c'est donc au compositeur d'en établir un. Messagesquisse occupe l'espace-temps par le plus élémentaire de tous : le balayage systématique du matériau en des mouvements de mutation et d'aller et retour. Véritables moteurs de l'oeuvre on les retrouvera aussi bien au niveau microstructurel (cf. le soliste dans la deuxième section) que macrostructurel (les sections 4, 3 et 6 étant respectivement rétrogrades des sections 1, 2 et 5). D'autre part, ils engendrent des processus dont le déploiement est délimité par les lois de formalisation elles-mêmes, et qui peuvent provoquer une perception dynamique, prémonitoire. (On a assez vu par ailleurs comment ces processus varient en fonction de la vitesse et de la densité.) Au niveau supérieur de la conduite du discours musical, ils obéissent au principe de la rupture, découpant trois niveaux de perception : les sections 1-4, 2-3 et 5-6.
Messagesquisse évoque l' idée d' une forme tressée en présentant entre ses six sections un réseau de relations les reliant toutes formellement les unes aux autres. Je me contenterai de représenter graphiquement ce réseau (Fig. 36), les six sections figurant en traits horizontaux et dessinant les trois niveaux de perception les reliant deux à deux.
Cependant, dire d'une oeuvre qu'elle offre une forme fermée, qu'elle s'organise autour d'un principe réfiexif ou qu'elle tresse un réseau de relations entre ses sections, c'est la qualifier d'un point de vue assez général pour en indiquer la cohérence ou les partis pris esthétiques, mais est-ce bien rendre compte, en revanche, de ce que l'on entend réellement? Qu'une oeuvre contienne potentiellement ou non la possibilité de plusieurs parcours ajoute-t-il quelque chose à la perception, puisque la version entendue élimine toutes les autres? Un principe reliant la micro et la macrostructure est, certes, un « levier » de composition, mais a-t-il un quelcouque rapport avec ce que l'on perçoit? De même, des similitudes de structure d'une section à l'autre s'adressent-elles à l'oeil ou à l'oreille? Qu'est-ce en définitive que composer une forme? Est-ce concevoir un pur système formel indépendamment de ce qui l'excède : la réalité sonore qu'il produit, ou est-ce organiser la perception d'une durée, la cohérence sonore d'un temps musical ayant un début et une fin? Pour tenter de répondre à ces questions, je m'efforcerai donc maintenant de décrire Messagesquisse du seul point de vue de ce que l'on entend.

B. La Perception

A la première audition, ce qui frappe tout de suite, c'est la division de l'oeuvre en cinq parties (les 5e et 6e sections étant inséparables l'une de l'autre). Messagesquisse obéit en effet à un principe de rupture tranchant sans la moindre ambiguïté cinq tranches de temps d'une durée variable. Au même moment, l'on comprend néanmoins que ces cinq tranches de temps dessinent en fait trois niveaux de perception regroupant les sections deux à deux : 1 et 4, 2 et 3, 5 et 6; pourquoi? Bien sûr, à cause des similitudes de figuration, mais aussi parce que, à ce stade de l'appréhension de l'oeuvre, les sections ainsi couplées renvoient à des niveaux conceptuels différents.
Des sections 5 et 6 en effet, on ne perçoit rien d'autre qu'un ruban sonore ininterrompu dont le timbre est continuellement modifié certes, mais que l'on ne peut identifier que comme un seul élément. A lui seul, il décrit la totalité des sections qu'il occupe, ainsi renvoie-t-il à

la macrostructure de l'oeuvre entière. Nous touchons là le point extrême de la perception globale.
A l'opposé, les sections 1 et 4 nous livrent non seulement leur propre subdivision, mais, bien au-delà, leur principe d'évolution. Dans la première section par exemple, les «mib pizz. sf» et les points d'orgue au violoncelle principal jouent un rôle de signalisation; ils bornent des séquences dont les composantes sont identifiables et le processus d'évolution aisémenr perceprible. Il est en effet très facile de repérer qu'à chaque séquence il y a un pizz. de moins, une appoggiature de plus, etc. On a donc cette fois un type de perception analytique nous renvoyant directement au système d'écriture puisque l'on peut identifier les composantes pour elles-mêmes, ainsi que leur mode de fonctionnement.
Les sections 2 et 3 offrent, quant à elles, un type de perception tant analytlque que globale. La troisieme section, par exemple, se laisse bien décomposer dès la première écoute en six séquences de deux moments chacune, mais là s'arrête l'analyse possible à l'oreille. Au-delà, il ne reste plus que des éléments indécomposables : accords trillés ou traits rapides comptables chacun comme un objet sonore. Mais c'est la deuxième section la plus intéressante, car elle se situe constamment à la frontière de nos deux types de perception par un jeu sur l'apparition et la disparition de la note-pivot. (On a déjà longuement expliqué ce mécanisme pour ne pas y revenir.)
A ce stade de notre étude de la perception, on peut donc schématiser la forme de Messagesquisse de la façon suivante :

Disons-le tout de suite, cette typologie sommaire de la perception ne résistera pas longtemps à une investigation plus poussée. Peut-être même n'a-t-elle été possible que parce que Messagesquisse présente une caractérisation extrêmement forte, confinant même à la caricature. Tant mieux cependant, car cela nous permet de définir des catégories qui, même si elles s'avèrent incapables de rendre compte d'une perception affinée, nous éclairent sur la manière dont on réagit immédiatement à certains phénomènes musicaux.
Tout d'abord, ce dont ne peut rendre compte une telle typologie c'est de la temporalité des événements musicaux. Prenons en effet là première section. Elle offre bien, comme on l'a dit, un type de perception analytique, mais elle se laisse aussi très bien percevoir à la fois comme un geste global formé de trois moments: anacrouse - accent - désinence (Fig. 38) et comme une chaîne de séquences à leur tour perceptibles comme une succession de nouveaux ensembles ou comme la somme d'éléments identifiables en tant que tels: petits groupes de notes, d'attaques, etc. Il y a donc tout un emboîtement de perceptions analytiques et globales qui nous renvoient à des unités - décomposables ou non - que l'organisation dans le temps désigne comme enveloppes ou signaux. En fait, s'il n'y a pas à proprement parler de limite, de frontière bien définie entre perception analytique et perception globale, il n,y en a pas non plus entre enveloppe et signal [13]. Ces derniers forment une trame continue déjouant et orientant la perception pour l'enrichir. Reprenons les « mib pizz. sf» de la première section; nul doute que dans les premières séquences, aidés par les points d'orgue, ils servent de signaux, mais peu à peu, suivant le mouvement général, ils accélèrent leur rythrne d'apparition et restent finalement seuls en lice dans la dernière séquence. Ce que l'on perçoit alors est une enveloppe de mib mûe par des cellules rythmiques. Un signal s'est donc transformé en enveloppe mais de telle manière que l'on ne sait plus très bien rétroactivement s'il ne vaudrait pas mieux considérer les mib-signaux comme une enveloppe discontinue. Un autre exemple est donné par la deuxième section puisque la dernière partie (a5) y es t perçue sur le même niveau que les signaux « non legato ff » servant à articuler les différentes séquences des quatre premières parties. Ce type d'ambiguité est d'ailleurs une véritable idée compositionnelle chez Boulez; il l'a exploitée dans beaucoup de ses oeuvres. Je donnerai encore un exemple d'un genre un peu différent: à la fin de l'oeuvre, une petite tranche de temps est détachée de la grande enveloppe, unique et indécomposable, formée par les sections 5 et 6. Ces quelques mesures isolées, cette petite enveloppe, c'est un signal, celui de la fin. Cette ponctuation définitive, l'oeuvre toute entière la réclame. On va voir pourquoi.
Ce que l'on comprend très vite en l'écoutant, c'est que Messagesquisse obéit à des processus. On en a assez expliqué les mécanismes section par section mais voyons par contre quels en sont les impacts directs a l'audition.
Remarquons tout d'abord l'importance de la mémoire sans laquelle aucune prise de conscience d'une organisation du temps ne serait possible. C'est elle en effet qui nous permet de relier des instants disjoints par la reconnaissance d'éléments redondants, se ressemblant ou créant des situations similaires ou différentes, mais que, dans tous les cas, on peut mettre en regard les uns des autres.
Il y a deux catégories de processus dans Messagesquisse: ceux qu'illustrent les sections 1, 3 et 4, facilement analysables à l'oreille et sur lesquels se bâtissent des courbes au profil assez simple pour réclamer d'elles-mêmes leur propre achèvement. Ils expliquent la notion de perception dynamique et prémonitoire dont je parlais précédemment. Ceux enfin qu'illustrent les sections 2 et 5-6, ne laissent subodorer aucun devenir particulier et obéissant au principe de la rupture.
La première section offre donc globalement le profil anacrouse - accent - désinence. Cette dernière nous apparaît d'autant plus « naturelle » qu'elle est constituée de ces mêmes mib-signaux qui débutent les séquences du groupe-accent

A la fin de la quatrième section, la disparition de l'état d'origine de la première partie de l'antiphonie ne fait que corroborer son évolution progressive et fait apparaître, qui plus est, la deuxième partie d'autant plus résolutive, que n'ayant pratiquement pas évolué.

Quant à la troisième section, elle est à ce point univoque qu'il n'est guère besoin de s'y attarder. Notons simplement à son propos l'importance que revêt pour la perception le chiffre 6 dominant, comme on le sait, les lois de formalisation. En effet, de façon très nette dans cette section, et à un moindre degré dans les sections 1 et 4, il compte le temps, le découpe, crée une scansion que l'on ne perçoit peut-être qu'obscurément, mais qui produit un état d'attente que viennent satisfaire les structures s'organisant autour de lui; c'est une présence de l'inaudible.
A l'opposé, les sections 2 et 5-6 n'offrent pas, ou pas assez, d'éléments pour que l'on en comprenne le processus. Aucune logique audible ne peur donc les clore si ce n'est celle de la rupture. Néanmoins, celle-ci peut-être amenée, signalée. C'est le cas de la deuxième section : cinq mesures avant la partie finale (a1), les violoncelles secondaires jouent des groupes de successivement 1, 2, 3, 4, 5 et 6 notes, trahissant un seuil de saturation réclamant et signalant à la fois la fin de la deuxième section qu'amènera l'intervention brutale de la troisième (Fig. 35).
Beaucoup plus radical est le cas des sections 5-6. N'offrant pas le moindre repère, elles ne permettent qu'une perception verticale, instantanée, non encore inscrite dans le temps. Ainsi faut-il en attendre la fin pour les comprendre car elles ne se définissent que par le silence qui les suit; c'est le point de rupture lui-même qui les désigne. Ce point final, Messagesquisse le réclame car, désignant les sections 5-6 dans leur seule globalité, il nous renvoie directement à l'architecture de l'oeuvre entière que l'on ne peut comprendre qu'a posteriori.

Pour Boulez, la composition repose donc avant tout sur la notion d'écriture [14]; à partir d'un matériau neutre et malléable lui forgeant une sorte de grammaire, la formalisation, il élabore des êtres musicaux non abstraits, la figuration, en vue d'établir un certain nombre de trajets pour la perception. Son matériau de départ reste une série mais il ne retient du système sériel que deux idées fortes : celle de construire toute une oeuvre sur la base de la prolifération du matériau et celle d'une combinatoire généralisée permettant l'exploitation de la discursivité potentielle des paramètres. On est donc loin de la rigidité du sérialisme du début des années cinquante dont se réclamer aujourd'hui est moins croire à la nécessité d'obéir à l'ordonnancement plus ou moins mécanique d'un matériau prédéterminé que revendiquer l'esprit du système, c'est-à-dire défendre une certaine conception de l'écriture. C'est affirmer l'autonomie de principe des symboles musicaux et le primat de la pensée sur la matière; c'est refuser de s'assujettir à la soi-disant loi « naturelle » du matériau et faire confiance au contraire dans la capacité de l'écriture à en déterminer la consistance.
Ainsi chez Boulez la notion de timbre n'est pas abordée par ses constituants « naturels » mais par l'écriture dont il est le produit; il est le résultat d'un certain agencement du matériau de départ arEitrairement choisi. Ce qui l'intéresse n'est pas le timbre en tant que pure réalité acoustique mais l'idée de timbre, c'est-à-dire en tant qu'enjeu compositionnel.
Il est par ailleurs fondamental pour comprendre Messagesquisse de le penser comme une oeuvre pour un violoncelle solo prolongé par six autres; on peut alors établir la véritable fonction de ces derniers qui est d'enrichir le timbre du soliste. Ils fonctionnent par rapport à lui comme un ordinateur-synthètiseur en effectuant en temps réel certaines opérations telles que la mémorisation (aux premières mesures de l'oeuvre en enregistrant la série originale émise par le soliste), l'amplification (dans les deux dernières sections par un jeu sur la densité) et la transformation (dans la deuxième section, en soulignant l,accentuation du soliste dans un jeu de figuration en modifiant sans cesse le contour). En cela Messagesquisse, avec des moyens purement instrumentaux, est prémonitoire de Répons.
Quant à la dialectique de la forme, elle semble consister en un jeu d'échange permanent entre l'oeil et l'oreille; il y a chez Boulez toute une poétique de l'apparition et de la disparition, de la présence et de l'absence, de la perte et du retour. Tout comme son contemporain Rituel' Messagesquisse paraît interroger très directement la notion de forme, et c'est dans un souci de simplification radicale que Boulez, dans ces années 70, cherche à obtenir des phénomènes d'écoute plutôt globale lui permettant de mieux jauger les ressorts primordiaux de la perception à l'échelle de la macrostructure; d'où cette écriture univoque du timbre, cette figuration fortement caractérisée. Ces deux oeuvres semblent marquer une pause, elles sont comme un trait d'union entre le riche foisonnement dramatique de Tombeau et la fantasmagorie de Répons.
Cependant, malgré sa simplicité apparente, Messagesquisse nous suggère bien l'ambiguïté de la notion de forme. Celle-ci n'est certainement pas un temps amorphe, prédéterminé et à « remplir », ou encore une simple juxtaposition de séquences; la réduire ainsi serait refuser de prendre en compte la complexité des notions qu'elle met en jeu. En effet, la forme noue l'écriture et la perception dans l'espace du double excès constitutif de leur écart : il y a de « l'écrit » qu'on ne peut entendre, il y a de «  l'entendu » qu'on ne peut écrire. De cet écart, Messagesquisse nous donne les limites, et là réside peut-être son principal intérêt. Dans la première section, en énonçant la série de façon aussi claire, l'oeuvre nous livre sa loi, son principe de formalisation; ici, point de cet « absentement de l'origine » dont témoignent pourtant la plupart des oeuvres de l'après-Seconde Guerre mondiale : l'écart entre écriture et perception est le plus petit. A l'opposé, dans les deux dernières sections, il est maximal, « l'effet de timbre » nous interdisant toute analyse, tout retour à ce qui le fonde.

Juillet 1985

Les exemples musicaux tirés de la partition de Messagesquisse (Fig. 5, 6, 10, 14, 18, 21, 24-27, 29, 31-35) sont reproduits avec l'aimable autorisation d'Universal Editions.


Notes

1 En allemand S = ES = mib; en morse A = brève-longue donc double croche-croche, etc.
2 4+ symbolise la quarte augmentée, 3- la tierce mineure ...
3 Les hauteurs sont ici écrites en valeurs absolues.
4 La première section se divise en 7 séquences: séquence 1 (chiffre 1 de la partition) séquences 2 à 6 (chiffre 2 de la partition, 1 séquence par mesure) séquence 7 (chiffre 3 de la partition).
5 La mutation est une structure verticalisée d'intervalles : par exemple , l'accord des six violoncelles secondaires au chiffre 2 de la partition. J'étends ici cette notion à la dimension horizontale; la mutation verticale ne devenant alors que le cas particulier d une mutation au temps zéro.
6 Cf les nombreuses indications manuscrites données par le compositeur pour chaque séquence (Fig. 5, 6).
7 Ces figures obéissent à la série numérique de six et sont successivement de (5), (6 - 3) , (3 - 4 - 5), (3-4-5), (3-4-25-1 ) notes par séquence .
8 0n peut aussi considérer que la dernière partie a5 (Fig. 18) est constituée de 13 mini-séquences puisqu'elle est la récapitulation des notes pivots des quatre premières parties.
9 Je reviendrai sur le cas particulier de la sixième séquence de la sixième section.
10 Il y a une série par mesure.
11 Horizontale et verticale dans la sixième section.
12 Il est plus facile de « lire » la sixième section sur la Figure 4.
13 Par enveloppe. j'entends une trajectoire offerte à la perception; par signal, un simple point de repère local.
14 Encore une fois, au sens fort de ce terme; l'écriture n'est donc pas une simple notation.

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