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Composition et théorie

Antoine Bonnet

InHarmoniques n° 8/9, novembre 1991: Musique recherche théorie
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Pamphlétaire, critique, polémique, le texte d'Antoine Bonnet dresse le bilan d'une pensée musicale dont on n'a pas encore épuisé les analyses post-mortem. Le compositeur intime pour une conception d'une contemporanéité qui réconcilierait enfin la création et la théorie.
Contrairement aux années 50-60 -- durant lesquelles le sérialisme fut l'axe central autour duquel pivotait, pour le meilleur et pour le pire, la majorité des innovations et, de ce fait, ne laissait sérieusement douter personne, pas même ses détracteurs, de sa capacité à incarner l'esprit du temps -- les vingt dernières années, en dépit d'une agitation parfois fébrile dans les années 70, n'ont laissé se dessiner aucune direction principale, aucune orientation véritablement nouvelle, ou du moins assez convaincante, pour réunir plus d'une poignée de compositeurs, le plus souvent de même nationalité et dont l'influence passe difficilement les frontières. Y a-t-il vraiment lieu de s'en inquiéter ? Ce serait oublier, en tout cas, que si les mouvements historiques d'avant-garde (qui ont d'ailleurs beaucoup moins pénétré la musique que les autres arts) se sont définis par des actions collectives -- au moins dans les intentions --, les créations véritables ont toujours été, et sont restées au XXe siècle, l'oeuvre de fortes individualités, quel que soit le degré d'allégeance dont elles aient pu faire preuve à l'égard de telle ou telle doctrine. Cela saute aux yeux, que l'on observe le phénomène dans un sens ou dans l'autre. Ainsi, les Futuristes russes doivent-ils leur identité à l'homogénéité de leur groupe mais ne laissent aucune oeuvre digne de ce nom, quand la soi-disant école de Darmstadt vole en éclats face à l'irréductible singularité de ses membres présumés. S'il semble donc peu justifié de s'alarmer d'une absence de courant dominant -- qui n'est en définitive gênante que parce qu'elle rend extérieurement la situation plus confuse --, il pourrait être en revanche bien à propos de s'inquiéter de ce qui en constitue sans doute une cause profonde : le refus de la théorie, plus ou moins avoué mais manifesté de facto par la plupart des compositeurs de la seconde génération d'après-guerre.

Le problème n'en serait pas un si nous vivions à une époque où les bases de la composition étaient établies, au moins implicitement, comme ce fut notamment le cas à l'extrême fin du XVIIIe siècle. Mais aujourd'hui -- c'est devenu un lieu commun de le dire -- plus aucun fondement de la pensée musicale ne va de soi. La situation est même peut-être plus problématique encore que ne l'était celle d'après-guerre : non seulement le processus de déconstruction de l'ancien univers musical est achevé et les compositeurs ne disposent plus aujourd'hui d'une ruine quelconque sur laquelle s'acharner --  et l'on sait les vertus euphorisantes de la transgression --, mais l'enthousiasme expérimental qui naquit de la joyeuse iconoclastie d'après-guerre s'est essoufflé parallèlement aux désillusions idéologiques. En réalité, s'il est peu contestable que ce soit dans le concept d'expérimentation que les années 50-60 ont le mieux trouvé leur unité, c'est dans celui de crise de l'expérimentation que les vingt dernières années trouvent la leur. Encore convient-il de préciser, de diviser le concept. Les analyses qui en ont été proposées, notamment par Adorno (1962, 1974) ou Dahlhaus (1984) quelle que soit leur pertinence eu égard à la Théorie esthétique, laissent un reste, rencontrent une résistance du côté des faits tels qu'on peut les observer très pragmatiquement, très platement dirai-je même. Après tout, par exemple, comment se convaincre totalement de la liquidation du concept d'oeuvre (s'il y en eut jamais un !) quand, en dépit de l'oeuvre ouverte et de la poétique de l'indétermination, les compositeurs n'ont en vérité cessé ni de composer ni de soumettre aux auditeurs, lors de concerts, des morceaux restant malgré tout circonscrits dans l'espace et dans le temps, quel que soit leur degré d'ouverture et leur prétention à l'inachèvement ? Comment, encore, admettre sans restriction que l'expérimentation, même si elle est en crise, n'est plus d'actualité quand elle demeure nécessairement au fondement de toute activité compositionnelle à une époque où rien n'est plus donné a priori ?

En fait, s'il est parfaitement fondé de vouloir nourrir une théorie esthétique d'une lecture de l'histoire musicale passée au filtre des catégories d'oeuvre et d'expérimentation, il ne l'est sans doute pas moins d'apercevoir entre ces deux concepts une ligne de partage qui passe aussi entre Avant-garde et Modernité. Il est même frappant de constater à quel point les compositeurs les plus importants de ce siècle n'ont cessé, de Schönberg à Boulez ou Stockhausen, de protester contre le qualificatif d'expérimental lorsqu'il fut accolé par des observateurs à leur musique. Quant à la notion d'avant-garde -- si elle semble être adaptée à un Cage et plus généralement à tout ceux, particulièrement nombreux dans les années 60-70, qui n'ont pas estimé utile, sous couvert d'une rupture nécessaire d'avec la culture bourgeoise, d'accompagner leurs discours de justification d'une confrontation, dans leur production, avec un matériau qu'ils jugeaient historique et dont ils taxaient de fétichisme toute prise en compte -- elle a le plus souvent été répudiée, et parfois violemment, par ceux-là même à qui l'on fait encore aujourd'hui crédit  « Celui qui se dit d'avant-garde est un crétin », disait récemment Berio. Si l'on admet donc une division du concept d'expérimentation -- grosso modo la musique expérimentale et la musique pour laquelle l'expérimentation n'est qu'une étape nécessaire à l'élaboration de ce que l'on peut convenir d'appeler un projet esthétique (souci, au fond, qui distingue peut-être le mieux l'Avant-garde de la Modernité) --, comment cerner alors le projet de la modernité des années 50-60, celui de ceux qui -- fidèles aux grands aînés : Debussy, Stravinsky, Schönberg, Berg et Webern -- eurent l'exigence -- dans un mouvement dialectique il est vrai souvent périlleux entre pensée théorique et vérification artisanale -- de se confronter au matériau ? N'envisageant évidemment pas ici de traiter la question dans son ensemble, j'en mentionnerai seulement un aspect que je nommerai -- pour employer un terme qui conserve pour moi une certaine fraîcheur en dépit de souvent bien piètres expériences qui s'en sont prévalues --  l'utopie de la signifiance.

Si l'on doit le terme à Julia Kristeva, c'est ici à Roland Barthes que je songe. Barthes rapporte la signifiance à un troisième niveau de sens, opposé aux deux premiers que sont ceux de la communication et de la signification. La signifiance dont l'intérêt, on l'aura compris, est de référer au champ du signifiant est ce sens, nous dit Barthes (1982), qui « vient en trop, comme un supplément, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé, et que l'intellection ne parvient pas à absorber ». Insituable structuralement, la signifiance (que Barthes nomme parfois le sens obtus par opposition au sens obvie de la signification) est encore « le sens en ce qu'il est produit sensuellement » (1973), ce qui, rapporté à la musique, doit s'entendre ainsi : ce que propose la musique de notre temps, ce n'est pas le déchiffrement d'une forme ou la reconnaissance d'un thème, mais « la dispersion même, le miroitement des signifiants, sans cesse remis dans la course d'une écoute qui en produit sans cesse de nouveaux sans jamais arrêter le sens » (ibid.). On peut facilement reconnaître ici -- et jusque dans la critique qu'en a formulée Claude Lévi-Strauss -- la poétique post-sérielle dans ce qu'elle a eu de plus utopique et peut-être aussi de plus progressiste à travers son désir d'abolition du système des places qui régit depuis plusieurs siècles en Occident la position du compositeur, de l'interprète et de l'auditeur. Toutefois, cette remise en cause des places musicales -- qu'ont très explicitement recherchée ensuite de plus triviales spéculations (je songe aux happening, aux improvisations collectives, etc.) -- ne va pas sans déchirement, comme le dit encore Barthes (1984) « Aucune loi ne peut obliger le sujet à prendre son plaisir là où il ne veut aller, aucune loi n'est en mesure de contraindre notre écoute. » Autrement dit, l'auditeur, en dépit de la générosité (?) de la proposition, refuse d'être promu au rang de créateur et de célébrer la mort de l'auteur dans la composition de son audition. On reconnaît aisément là les problèmes relatifs à la perception qui ont constitué la pierre d'achoppement de la musique des années 50-60 ; et l'on sait depuis comment ses principaux auteurs durent en rabattre.

Presque un siècle après la mort d'un art largement fondé, malgré sa grande technicité, sur l'évidence intuitive, on assiste donc à une crise de l'expérimentation, son concept de substitution, jusque dans sa manifestation la plus exigeante, telle qu'on peut l'observer dans ce qui fut le projet d'une Modernité essentiellement représentée par le sérialisme. Convenons-en, la situation n'est guère encourageante, et l'on peut bien se demander ce que recouvre aujourd'hui la notion de musique. Non seulement l'Oeuvre -- si elle n'est peut-être pas morte -- vacille, mais le sens du Beau -- si chacun en conserve plus ou moins honteusement une certaine conception (fût-elle strictement personnelle et, en définitive, plutôt référable au goût) -- se relativise au point qu'il soit devenu difficile d'en parler, comme le souligne Deliège (1986), « sans manifestation d'une certaine pudeur, voire de quelque naïveté » mais -- si l'on prend au pied de la lettre cette pièce emblématique de Cage, 4'33 -- il n'y aurait plus jusqu'au son lui-même dont on ne puisse douter qu'il soit au fondement de la musique !... En fait, en déplaise à cette perle rare de l'art conceptuel, on admettra sans trop de tourments que le son est la condition minimale du Musical, lequel est nécessairement, comme le souligne Nattiez (1987), du « sonore construit, organisé et pensé par une culture ».

La musique comme sonore organisé ; c'est encore maigre mais déjà rassurant. Au reste ne nous laissons nullement impressionner : si les vingt dernières années ont été peu fécondes, ce ne serait pas la première fois que l'histoire musicale connaîtrait une période creuse, ou plutôt de transition ; que l'on se souvienne par exemple des deux décennies environ qui séparent l'Offrande musicale de l'avènement du Style Classique avec les premières grandes oeuvres de Haydn. Et puis ce n'est pas d'aujourd'hui que les augures s'autorisent de leur flair prophétique pour annoncer la fin proche de l'Empire ; Schönberg s'en plaignait déjà qui disait en 1923 : « Si les Spengler, Schenker et autres ont été aussi impressionnés par la décadence ou le déclin de notre art et de notre culture, c'est parce qu'ils ont pleine conscience de ce qu'ils manquent absolument eux-mêmes de pouvoir créateur. Il eût été plus naturel et plus simple en pareil cas que chacun prononçât sa propre condamnation, plutôt que de déduire l'impuissance d'autrui, et la thèse eût le mérite d'être claire et justifiée. » (1977.)

Notre époque n'est d'ailleurs pas aussi dépourvue et sans perspective qu'on le prétend ; j'y vois pour ma part au moins trois raisons de ne pas désespérer. D'abord, si la musique est aujourd'hui rare, elle existe, du Répons de Boulez aux Quatuors à cordes de Ferneyhough, et cela seul, en vérité, devrait suffire à réconforter les plus pessimistes et faire taire les éternels grincheux ; ensuite, s'il est peu raisonnable d'espérer des ordinateurs ce que seules peuvent apporter l'imagination créatrice et l'habileté artisanale, il serait absurde de ne pas voir le nouveau terrain d'exploration qu'ouvre l'informatique ; enfin, si beaucoup d'expérimentations ont échoué durant ce siècle, elles nous laissent un vaste champ d'investigation ainsi que le recul nécessaire à en apercevoir les écueils, ce qui devrait favoriser une réflexion théorique -- débarrassée, autant que faire se peut, de toute idéologisme -- qui est peut-être, après le vide quasi-absolu en ce domaine de ces vingt dernières années, ce dont la musique a présentement le plus besoin.

La théorie, bien sûr, se heurte à un mythe de la gloire et de la transcendance de la création particulièrement solide en Occident ; petit-être, comme le dit Adorno, parce qu'en dépit de ce que l'art est ce qui existe -- constatation dissimulée derrière le cliché naïf définissant l'artiste comme un idéaliste ou au besoin un fou à cause de la raison prétendûment absolue de son objet --, l'art serait « le dernier refuge de la métaphysique » (1976). Il ne serait pourtant pas difficile, spécialement à l'endroit de la musique, de montrer comment cet art, tout au long de son histoire, fut accompagné, sur son versant pratique, de calculs, et sur celui qui nous intéresse pour le moment, de théories. Certes, le besoin de théorie ne s'est pas toujours fait sentir de manière aussi pressante : si la musique, de Rameau à Schönberg a pu bénéficier d'une certaine stabilité théorique -- stabilité essentiellement due à la souplesse du système tonal -- il est évident que tous les compositeurs de ce siècle ont fatalement rencontré la question de la théorie à un moment donné de leur évolution, même si fort peu, en définitive, l'ont abordée. Il faut en effet souligner que si le travail théorique de la première génération d'après-guerre --  celui de Boulez, Stockhausen et Pousseur principalement -- a été d'un foisonnement peut-être sans précédent, celui de la génération suivante a plutôt été maigre, pour ne pas dire inexistant. On peut noter en tout état de cause une différence frappante entre les deux générations : si la première -- indépendamment des liens évidents du structuralisme et du sérialisme -- paraît avoir été plutôt influencée par des intellectuels ou des courants de la pensée littéraire, philosophique, voire même politique (que l'on songe à Boulez et Mallarmé, Berio et Joyce, Pousseur et Butor, etc.), la seconde s'est plutôt intéressée aux développements de la technologie. Il est à cet égard symptomatique qu'Hughes Dufourt, membre éminent du groupe de compositeurs le plus significatif peut-être de ces vingt dernières années, se soit employé à passer l'histoire du demi-siècle au filtre des étapes successives d'une révolution scientifique et technique dont il fait l'axe central de sa pensée. Toutefois cette génération, en dépit d'une certaine percée dans le domaine du contrôle de nouveaux univers sonores -- percée effectivement favorisée par le développement de la technologie --, n'a produit ni suscité d'approfondissement théorique particulier. C'est regrettable s'il est vrai, comme le rappelle Dahlhaus (1984), qu'une culture musicale moderne digne de ce nom « ne s'épuise pas dans des faits sonores et dans la réception muette de ceux-ci, mais englobe aussi une littérature sur la musique sans laquelle l'écoute seule reste sourde et sans concepts. »

Mais qu'entendre au juste par théorie ? Deliège (1986) voit les divers types de théorie organisés en cycle : de prescriptive, lorsqu'elle est constituée a priori, une théorie devient normative quand suffisamment d'oeuvres édifiées sur la théorie prescriptive permettent d'établir des règles (c'est généralement le temps de la parution des traités), puis descriptive si un usage suffisamment long de la théorie normative autorise la découverte de l'ensemble des lois qui la régissent et sous-tendent le corpus d'oeuvres qui s'en prévaut. Il semble clair en tout cas -- trop de fâcheux précédents nous l'enseignent -- qu'une théorie vivante de la composition ne peut résulter d'une compilation du savoir au moyen d'une formalisation plus ou moins habile d'un corpus d'oeuvres existant. Les théories normative et descriptive s'avèrent rarement capables de rendre justice à l'intuition des compositeurs. Dahlhaus (1984) rappelle notamment comme elles ignorèrent le souci de Wagner d'analyser l'harmonie en rapport avec l'instrumentation, celui de fonder la métrique sur l'harmonie ou encore celui d'opérer une médiation entre contrepoint traditionnel et harmonie moderne. En réalité, toute théorie fondée sur l'observation est par définition condamnée à venir trop tard pour les besoins de la création --  on sait que Czerny prétendait fièrement être le premier à avoir décrit les caractéristiques de la forme sonate ... vers 1840 ! Puisque la théorie -- de récents et spectaculaires fourvoiements nous en avertissent -- ne saurait être non plus une justification pseudo-scientifique découlant d'une appropriation de modèles non musicaux, quelle forme pourrait aujourd'hui revêtir la théorie ?

Deliège (1985, 1987) fait un parallèle entre la situation des musiciens anonymes de l'Ars nova, qui surent renoncer à la composition de monodies liturgiques pour travailler à l'édification de la polyphonie, et celle des musiciens d'aujourd'hui, qui préfèrent délaisser les salles de concert pour se concentrer sur la recherche musicale. Le renoncement à la composition mis à part, il se pourrait bien en effet qu'il y ait à se tourner aujourd'hui sur un type de théorie proche de celui que Deliège appelle prescriptif mais qui en accuserait plus le caractère hypothétique et déductif : au fond, un type de théorie axiomatique. Ne sommes-nous pas d'ailleurs -- à l'issue d'un siècle ayant ébranlé tant de vérités éternelles auxquelles avaient encore quelques excuses de s'accrocher les générations d'avant-guerre -- condamnés à la pensée axiomatique ? Voilà bien sûr un point de vue idéologique qu'il ne serait guère difficile d'opposer au néo-positivisme ambiant, à celui d'un Lerdahl (1989), par exemple, lorsque celui-ci déclare que : «  La théorie musicale est une branche de la psychologie et il est par conséquent nécessaire d'attendre d'en savoir plus sur la cognition musicale pour recommencer à composer. » On pourrait objecter aussi que les théories de type axiomatique évacuent toute possibilité de théorie générale et sont la porte ouverte à l'anarchie, chacun pouvant alors poser tranquillement ses propres hypothèses et prouver la légitimité de ses oeuvres en démontrant -- parution à l'appui de préférence -- la rigueur des engendrements et la fidélité aux principes initiaux. L'objection est à la fois recevable et discutable. Recevable, en ce sens que les théories de ce type sont indissociables du langage et du cycle d'un compositeur donné et n'ont par conséquent pas d'emploi possible en dehors de celui qu'en font leurs auteurs. Ceci se vérifie facilement chez tous les compositeurs importants de ce siècle et particulièrement chez ceux dont les éléments les plus caractéristiques du langage ont si peu de neutralité qu'ils restent irrémédiablement attachés à leurs inventeurs, quel que soit, parfois, l'apport original et spécifique de leurs héritiers. En fait, les travaux théoriques de compositeurs depuis la Seconde Guerre mondiale sont moins des théories générales que des poétiques individuelles renvoyant à une oeuvre ou à un groupe d'oeuvres. Wie die Zeit vergeht, par exemple, décrit les principes spéculatifs et les partis pris compositionnels des oeuvres de Stockhausen à la fin des années 50 (Gruppen particulièrement), et Penser la musique aujourd'hui expose la poétique des oeuvres de Boulez jusqu'au milieu des années soixante (Le Marteau sans maître et Pli selon Pli notamment). Cet état de fait -- qui résulte de deux phénomènes totalement solidaires : l'abandon du système tonal (jusqu'alors admis comme universel) et l'aboutissement d'un processus d'individualisation déjà fortement avancé au XIXe siècle -- explique la disparition progressive de la théorie des formes au profit du principe d'une analyse structurelle des oeuvres, lesquelles sont désormais considérées dès l'abord comme uniques dans leur entièreté.

S'il est donc peu contestable que l'inévitable multiplication des poétiques individuelles ruine toute possibilité de théorie générale -- y aurait-il d'ailleurs quelque raison de le regretter lorsqu'on songe que les grandes oeuvres naissent toujours d'un équilibre incertain et radicalement irréductible à celui des théories supposées les décrire ? -- , il est en revanche peu fondé de ne voir dans la situation actuelle qu'une source d'anarchie (laquelle dérange d'ailleurs beaucoup moins la musique que la musicologie), puisque comme le souligne fort pertinemment Dahlhaus (1985) : « Dans l'exacte mesure où le compositeur, au lieu de s'appuyer sur un système déjà existant et confirmé, dispose de la liberté de formulation des principes, il est forcé d'assumer la tâche d'une pensée de la pensée musicale, et de ne pas s'abandonner de manière non réfléchie, en se fiant à un langage musical établi, à une pensée qui s'exprimerait immédiatement à travers des sons. » Autrement dit -- même si le point de départ de toute élaboration théorique est aujourd'hui la poétique individuelle de chaque compositeur qui, axiomatiquement, doit commencer par déterminer l'ensemble des conditions d'existence de l'oeuvre-à-faire en fonction de son propre arsenal technique et d'un matériau dûment défini -- premièrement, le souci d'une grammaire -- fût-elle réduite à un code plus ou moins sommaire (lequel n'est d'ailleurs nullement la propriété de l'oeuvre pour laquelle il est inventé mais peut parfaitement bien être réutilisé dans un autre contexte par le compositeur qui en est l'auteur et favoriser ainsi la constitution de son style) -- premièrement, donc, le souci d'une grammaire est incontournable pour quiconque a l'exigence à travers ses oeuvres d'offrir à l'auditeur la possibilité, non de recevoir un message (car la musique n'est pas un langage au sens de la communication), mais de traverser une situation musicale au sein de laquelle il puisse saisir une proposition de sens, et, deuxièmement, ce souci de la grammaire doit mener (même lorsqu'il n'est pas formulé de manière à se faire reconnaître comme tel) à une approche théorique de la composition que l'on peut concevoir comme réflexion et invention. Dahlhaus (1985) insiste d'ailleurs sur le concept de réflexion comme nouvelle modalité de la théorie musicale : « Dans la mesure, dit-il, où l'on peut concevoir une pensée qui s'exprime au moyen de sons, la pensée de la pensée de la musique serait la définition adéquate pour une théorie musicale qui se voudrait réflexion ; [...] une théorie actuelle serait non pas un corpus de règles mais une fonction du processus compositionnel et, plus exactement, une fonction devenue indispensable à la Nouvelle Musique -- à celle du moins qui mérite ce nom ».

Qui plus est, à une époque où plus rien ne va de soi -- pas même les contradictions flagrantes dont ont pu malgré tout se nourrir tant de compositeurs au cours de ce siècle --, la théorie est moins utile pour la solution que pour la découverte et la formulation des problèmes compositionnels. Le travail de réflexion théorique doit en effet permettre de dégager des catégories abstraites, des concepts musicaux encore déliés de visée pratique, afin de les développer, d'en extraire le potentiel dialectique. Ce travail peut être très partiel mais peut également aboutir à la définition précise de toute une stratégie de travail pour une ou plusieurs oeuvres. Lors de la composition, il ne s'agira pourtant pas d'obéir coûte que coûte aux préceptes de la théorie, voire même au projet compositionnel qu'on en aura déduit, projet approprié, adapté, cette fois, à l'ensemble des contraintes musicales de l'oeuvre à faire. Il peut arriver d'ailleurs que le compositeur soit amené à modifier le projet en cours de route, voire à l'abandonner partiellement, pour suivre une direction s'avérant tout à coup plus fertile. Mais même dans ce cas -- particulièrement dans ce cas -- la démarche doit être payante, car le compositeur comprend à quoi il tourne le dos, et pourquoi. Il peut alors rectifier la théorie, ajuster les concepts, les remodeler et les faire coller au plus près de ses besoins. D'oeuvre en oeuvre, il parvient ainsi à joindre les deux bouts, à faire coïncider spéculations théoriques et applications pratiques, à accorder les buts et les moyens. Cette démarche s'impose à une époque comme la nôtre qui n'a finalement hérité d'aucune catégorie compositionnelle dûment établie ou indiscutable. Ce n'est pas que l'imagination et l'intuition n'aient plus leur rôle à jouer. Au contraire, ces facultés ne s'exercent jamais mieux que lorsqu'elles sont confrontées à des catégories qui les sollicitent. Celles-ci étaient autrefois données, elles sont aujourd'hui à inventer par le compositeur. Elles sont indispensables, car il n'y a pas d'oeuvre qui tienne sans principe qui la sous-tende, sans parti pris qui la contraigne, sans idée forte qui la dirige. On s'en convainc rapidement à l'écoute de ces pièces « spontanément » imaginées, parfois bien entendues et pavées de bonnes intuitions, mais inertes parce que éparpillées, sans force et retombant immanquablement à plat après chaque élan parce que invertébrées, non soutenues par un projet assez solide et élaboré pour tenir de l'intérieur le discours musical. Car c'est de l'intérieur qu'opère la théorie ; ébauche abstraite de l'oeuvre elle n'en est que l'outillage absenté, gommé par l'écriture de la partition comme l'échafaudage par l'élévation du monument.

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