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L'indéfini et l'instant

Pierre Boulez

Le compositeur et l'ordinateur, Ircam, Paris, 17-21 février 1981
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S'il y a une chose à laquelle l'utilisation de l'ordinateur nous oblige, c'est bien de réfléchir aux mécanismes mêmes de la composition. Il n'a certainement pas cet unique pouvoir, puisqu'il nous aide également à créer le matériau sonore dans une perspective très différente de celle que nous offre le domaine instrumental. Dans n'importe quelle circonstance de l'invention, il nous force à un itinéraire différent, à considérer les évènements sous un autre angle -- ce qui a pour conséquence de déranger nos habitudes, forgées à la fois par l'éducation et la pratique.

Lorsque nous inventons par nous-mêmes sans l'intermédaire de quelque « machinerie  » que ce soit, nous procédons à des successions de choix uniques dûs à l'intuition instantanée. Le moment de notre choix est certes préparé par des sélections déjà opérées à des niveaux à la fois plus élémentaires et plus essentiels ; mais ce moment -- décisif -- du choix instantané est dû à une sorte de court-circuit qui délaisse intuitivement toutes les autres options. Il peut y avoir des repentirs, et la solution adoptée peut n'être réellement que momentanée ; la correction qui l'améliorera ou la remplacera sera dûe tout aussi bien à ce court-circuit dans l'instant. Choix unique, donc, et instantané : l'oeuvre sera précisément la continuité établie entre ces choix uniques et instantanés. Dans le résultat, c'est spécifiquement la continuité qui nous intéresse, la relation globale qui va donner cohérence à l'ensemble des instants, l'intégration de l'unicité de chaque événement dans l'enchaînement final.

Lorsque nous fournissons des données à la machine, c'est à un choix multiple que nous pouvons essentiellement avoir à faire. L'ordinateur peut rendre en un minimum de temps une famille de résultats dont le champ aura été circonscrit par les limitations de notre demande. Ayant décomposé les éléments de la composition en un certain nombre de vecteurs, il vous suffit de faire jouer ces composants les uns par rapport aux autres pour en dériver une infinité de variantes. Choix multiple, qui admet la validité de plusieurs solutions, voire d'une multitude de solutions. Etes-vous encore intéressé à les entendre toutes ? Certainement pas étant donné que, si les critères ont été convenablement choisis et les champs proprement délimités, aucune solution ne sera, en principe, meilleure qu'une autre.

Ce qui attirera notre attention et suscitera notre intérêt, c'est de voir comment, après un certain temps, les données ont évolué les unes par rapport aux autres. En somme, cette structure, cette idée laissée elle-même, nous en désirons regarder les transformations, suivre son existence essentiellement par des fenêtres ouvertes de temps à autre -- comme on peut voir que les nuages changent de configuration. On ne peut même percevoir clairement la transformation qu'avec un intervalle de temps entre deux états, dans la discontinuité. Nous surprenons des états momentanés d'une continuité latente.

Les deux cas que je viens de décrire, extrêmes, s'opposent terme pour terme : la composition focalisée, d'une part, supposant la continuité de choix uniques, la composition afocalisée, d'autre part, supposant la coupe discontinue d'un choix multiple. Les notions de ponctuel et de global s'y répondent de façon exactement inverse.

Ce que je viens d'énoncer au sujet de la composition elle-même s'applique non moins fortement au matériau. Toutes les catégories, discontinues, auxquelles nous sommes habitués dans la pratique instrumentale -- même si nous arrivons provisoirement à les transgresser quelque peu -- se dissolvent dans un univers où, si je puis dire, l'absence de choix est le matériau initial dont vous disposez. Alors que nous avions une relation aisée ou malaisée mais définie avec des objets trouvés, voilà que nous devons décider, à tout instant, d'objets créés. Peut-être s'agit-il là d'une liberté fondamentale, quoique passablement embarrassante, cette faculté de décider du matériau en fonction de la structure à réaliser, de l'oeuvre à accomplir.

Des questions les plus irrécusables que pose le travail avec l'ordinateur, ce sont ces deux-là que je trouve à la fois les plus riches d'espoirs et les plus originales : les rapports qui peuvent s'établir entre ces deux univers ; objets trouvés, objets créés ; l'inscription de l'instant dans l'in(dé)fini et de l'in(dé)fini dans l'instant.

Pierre Boulez

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