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Le système et l'idée

Pierre Boulez

InHarmoniques nº 1, décembre 1986 : le temps des mutations
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Dans le domaine de la musique, on observe - point commun au plus grand nombre de cultures - un équilibre incertain entre des phénomènes libres, relativement spontanés, et des élaborations volontaires, plus savantes, conscientes de leurs moyens. La musique « populaire » s'est développée sur un territoire qui lui est propre, la tradition orale se chargeant de la pédagogie, de la mémoire, de la transmission, avec pour conséquences une évolution très lente, ou une fixation tournant à la dégénérescence. Qu'une telle tradition rencontre des phénomènes inattendus dont la présence sera brutalement ressentie comme l'intrusion d'un autre monde plus vigoureux, plus vivace, en pleine expansion, cette tradition risque d'être submergée en très peu de temps et de disparaître à jamais. La musique «  savante » court souvent les mêmes dangers de sclérose et de paralysie: elle se fige et se fixe sur un moment historique optimum, maintient à ce sujet une immobilité qui se croit éternelle, qui, en fait, s'avère de plus en plus artificielle et ne résiste pas davantage aux chocs imprévus venant de l'extérieur. Mais il est une forme de musique « savante », incarnée très spécifiquement par notre tradition occidentale, qui mise d'une façon croissante sur les vertus de l'imagination individuelle devant créer son monde propre, sur les mérites de l'unique, de l'irremplaçable cette tradition musicale, au contraire des autres, est soumise - de plus en plus - à la pression de l'évolution, car le critère d'excellence ne se mesure plus en termes de préservation des acquis, de leur consolidation mais en termes d'évolution volontariste, voire de destruction. Plus s'affirme l'individualisme, moins il y a consensus de la part de la collectivité sur un système, voire un ensemble de systèmes propres à assurer la cohérence du langage dans lequel s'exprime le musicien, à assurer, en même temps, la compréhension directe, par son auditoire, de l'oeuvre qu'il lui propose. Je connais les règles, vous connaissez les mêmes règles, donc, nous sommes d'accord, donc, nous nous comprenons. C'est ce que le langage quotidien nous permet de faire : aucune ambiguïté sur le sens, aucune difficulté de communication, s'il y a malentendu, il peut être surmonté au moyen de quelque explication complémentaire. Dès que le poète intervient, la situation n'est plus si idylliquement simple. Bien évidemment, les règles essentielles du langage demeurent; elles se distinguent du quotidien par un emploi plus relevé, se situant à un niveau supérieur, ne se bornant pas à des emplois sommaires, efficaces, mais restrictifs. Le domaine d'emploi est plus large, peut donc faire problème, selon le niveau de culture et d'éducation; mais rares sont les poètes inventant des règles, des systèmes de langage - ou s'ils le font, cela reste épisodique, demeure un para-langage qu'avec quelque effort assez vite récompensé on rapportera au « langage habituel ». Le système syntaxique, morphologique n'étant que peu ou pas perturbé, il n'en reste pas moins que le sens est plus ardu à déchiffrer que celui du langage quotidien. Cela peut tenir aux règles prosodiques qui imposent le nombre et la sonorité, la quantité des syllabes et leur contenu phonétique : Mallarmé, dans certains sonnets, cultive cette difficulté à un haut degré de virtuosité; cela n'est certes pas fait pour en simpliffier la lecture, sinon à la rendre littéralement plus musicale. Cependant, bien des poèmes depuis lors - et dans Mallarmé lui-même, d'ailleurs - ne s'astreignent pas à des sujétions aussi rigoureuses, et ils nous présentent quand même des difficultés d'interprétation lorsqu'il s'agit pour nous d'en interpréter le sens, je dirais : d'en déchiffrer les sens multiples. Un système grammatical, une morphologie respectés ne conduisent donc pas directement au sens, à la compréhension. Le problème se pose de façon à la fois plus simple et plus complexe dans le domaine musical, étant donné que les règles ne renvoient jamais à un sens courant, au concept immédiat d'échange, étant donné, par conséquent, que le consensus ne peut avoir lieu qu'à partir de l'oeuvre elle-même et de l'univers stylistique particulier auquel elle renvoie - même si les caractéristiques individuelles d'une oeuvre ou d'un ensemble d'oeuvres peuvent être définies suivant des critères plus généraux, reliés à l'histoire et à l'évolution culturelle. Cette autonomie du langage musical n'est pas, il s'en faut, complètement dégagée de toute notion de sens courant, bien que ce sens s'appuie avant tout sur des codes de signification généralement acceptés grâce à l'existence d'un patrimoine de référence. Les codes changent toutefois, beaucoup plus rapidement que les lois d'un système grammatical, et après quelques siècles, l'éducation acquise peut seule nous faire espérer, et encore! retrouver la slgnification « exacte » d'une musique, si tant est que la notion d'exactitude puisse s'appliquer à un absolu musical fort difficile à cerner et à définir alors que les codes nous sont parfaitement connus, voire familiers. On pourrait dire, en l'occurrence, d'une musique du passé qu'elle s'assimile à une langue morte; mais une « traduction » ne suffira pas à actualiser l'oeuvre musicale; même adaptée aux instruments et aux pratiques d'aujourd'hui - la reconstitution parfaite s'avérant très problématique pour de multiples raisons, dont la plus dérangeante, voire destructrice, est la notion d'authenticité: plus on essaye de s'approcher du modèle réel (largement imaginé d'après la lecture et l'étude d'ouvrages théoriques sur une pratique musicale délimitée à une époque donnée ou à un groupe spécifique à l'intérieur de cette époque), plus on l'éloigne de notre compréhension directe en nous faisant éprouver physiquement la dimension, par conséquent la distance, historique - une musique reste, par tout son système d'écriture, liée à une conjonction donnée, et rien ne saurait l'en sortir. On peut, outre la transcrire fidèlement, la moderniser ou plutôt la modernifier, lui imposer certaines pratiques actuelles, quelques traits du vocabulaire d'aujourd'hui; on rendra ainsi le public conscient, d'une autre façon, de la distance historique, par la rencontre inopinée, par la compression du temps: il ne s'agit pas réellement d'une greffe stylistique, tout au plus percevons-nous cela, ainsi dans le Pulcinella de Stravinsky, comme un coloriage redonnant du piquant à une musique qui, sans ces ajouts ornementaux, aurait perdu pour nous beaucoup de son intérêt. Ce n'est point tout à fait l'équivalent de la copie par un peintre d'un tableau célèbre, ce n'est pas exactement Picasso rendant visite à Manet, à Delacroix, ou à Velasquez, ces seigneurs se laissant moins facilement oublier que le plus modeste Cimarosa, cela se place dans un registre amorti, subalterne, divertissant - mais l'origine de la collision reste la même, le décapage étant plus virulent dans un cas que dans l'autre, la réflexion se situant à un niveau nettement plus révélateur. Le système dans lequel s'insère le modèle est gauchi: les fonctions subsistent; qu'elles soient détournées ou truquées, la conscience stylistique - mémoire suffîsamment précise - mesure la distance, la déformation, de l'objet modèle à l'objet proposé. Le système fonctionne sur un double plan par rapport aux idées mises en jeu: la référence et le détournement. Dans la peinture, à l'éloignement par rapport au modèle s'ajoute la relation imitation-déformation par rapport à la « nature ». Les peintres pris comme sujets de réflexion, abstraction faite de leurs qualités proprement picturales, s'attachent à reproduire, à imiter l'objet qu'ils décrivent; il n'y a pas différence de connaissance entre ce que l'on voit dans la nature et sur le tableau: la transposition est plus subtile, au point d'échapper à l'amateur qui regarde superficiellement. Si la transposition est plus agressive, plus décapante, forgeant une vision fortement individuelle à partir du regard quotidien, les systèmes vont dériver l'un par rapport à l'autre, beaucoup plus radicalement que ce n'est le cas dans les « adaptations » musicales, car l'observance de certains codes musicaux habituels - la logique tonale à son niveau le plus élémentaire - ne peut se confondre avec la perception visuelle que nous avons du monde extérieur. Dès que nous écoutons une musique, aussi simple soit-elle, nous entrons dans le domaine de l'artifice, toute référence directe à la nature étant absolument dénuée de sens; nous entrons, que nous le sachions ou non, dans un système dont nous connaissons peut-être inconsciemment les coordonnées : celles-ci conditionnent néanmoins notre écoute.Le fait de regarder une fleur ou un fruit n'entraîne pas obligatoirement référence à l'acte pictural : nature morte; le phénomène culturel a loisir d'en etre totalement absent, alors qu'il est obligatoirement présent dans le cas de la musique, même la plus rudimentaire, la plus embryonnaire, je le répète.

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L'idée musicale n'existe pas dans un absolu vague, en dehors d'un système; elle est entièrement conditionnée par lui, dans son profil, dans ses fonctions, dans ses prolongements. L'approche première, avant qu'elle ne se fixe selon les codes d'un langage, peut se référer à d'autres origines, concrètes - visuelles, auditives -, abstraites- conceptuelles. Une certaine spontanéité s'y manifeste, ou l'aboutissement premier d'une réfexion point encore menée à son véritabie terme. Après l'avoir saisie, il reste encore un processus d'élaboration pour définir les coordonnées qui permettront de fixer l'idée et de la transmettre. Il faut également pouvoir déduire de cette idée première des conséquences suffisamment variees qui assureront, par un processsus dynamique, cohérence et renouvellement : une forme va naître, dont la structure est entièrement conditionnée par les capacités de développement qui se seront fait jour à partir de l'idée première. L'histoire des idées, des formes musicales n'est pas détachable de l'histoire du langage, car il existe une relation permanente du système à l'idée, relation tournant au conflit dans les periodes de mutation. Il serait vain de se demander si c'est l'idée elle-même qui oblige le système à évoluer, ou si c'est la transformation progressive du système qui fait que les idées s'y inscrivent autrement par nécessité. Système et idée vivent en totale symbiose, leur histoire est une réciproque absolue. Dans un système fortement codifié, l'idée singulière est, en quelque sorte, déduite d'une idée générique en coincidence avec une forme donnée. C'est ainsi qu'un thème de fugue ne peut être n'importe quel thème; il est inventé en vue de développements précisément délimités, pour se plier à certaines formes d'écriture aux règles plus ou moins strictes, obéir à des lois harmoniques et contrapunctiques qui détermineront les hiérarchies d'une forme en même temps que ses paragraphes. La fugue est l'exemple le plus démonstratif d'une idée créée pour le système, entièrement conditionnée par lui; ce qui n'empêche pas la variété des apparences de l'idée. Si certaines des conditions sont contraignantes, il en reste suffisamment d'autres pour que soient possibles des myriades d'apparences où enchaînements d'intervalles, rythmes, phrasés, articulations se conjuguent et suscitent un univers littéralement inépuisable; cependant que la forme également susceptible d'infinies possibilités de variations, obéira à certains principes - entrées successives, différents exposés, superpositions plus ou moins serrées - qui la feront reconnaître en tant que telle. Système tonal, codes d'écriture et de forme imposent donc un profil très particulier de l'idée musicale - l'invention d'un thème à caractéristiques spécifiques - qui renvoie exclusivement à ce système, à ce type d'écriture et de forme. Un exemple plus souple de l'adéquation de l'idée au système nous est fourni par la classique forme sonate. Là aussi, les thèmes sont inventés en vue de fonctions bien précises : lois abstraites de l'univers tonal et des rapports hiérarchiques qu'entretiennent les divers degrés d'une tonalité, lois plus concrètes d'expressivité et de contraste que requiert une forme basée sur l'opposition de deux entités; ces deux types de lois se manifestent l'un par l'autre. Encore plus que dans une forme passablement stricte comme la fugue, ces schémas directeurs sont suffisamment ouverts pour que la variété des apparences ne subisse pratiquement aucune limite; malgré cette immense variété de présentations, nous sommes à même, néanmoins, de repérer immédiatement la sonate non seulement par l'identification de la forme, de son déroulement, mais par les qualités des rhèmes appropriés à la construction de cette forme. Dans l'évolution de la sonate et de la symphonie, on constate que la thématique devenant plus riche, plus ambigue, moins binairement contrastée, moins restreinte et moins assujettie aux codes grammaticaux, la forme s'en ressentira profondément; d'architecturale elle deviendra narrative, laissera place à des notions formelles moins déterministes, présentant l'avantage d'une souplesse, d'une richesse et d'une variété plus grandes, le désavantage - si c'en est un - de n'être plus immédiatement reconnaissables : l'invention a, dans une certaine mesure corrompu le système, car les idées nécessitaient une autre conduite dé la déduction, une notion différente du développement, une autre forme du discours.


L'idée et le système se corroborent, luttent, se transforment, manifestation de l'histoire par l'individu, et témoignage de l'individu marquant volontairement sa place dans l'histoire, se rebellant contre ses antécédents, ne trouvant pas dans le « patrimoine », dans un processus dont il n'est pas absolument le maître, tellement il est conditionné et révélé à lui-même par les circonstances qui l'entourent et le déterminent, une façon adéquate d'exprimer sa vision du monde. Certes, nous avons aujourd'hui une vision plus combative, plus antagoniste, de ces rapports entre système et idée que ne pouvaient l'avoir les musiciens jusqu'au début du XIXe siècle, période où ont commencé les conflits dus à la volonté du compositeur de s'affirmer en tant qu'individu solitaire, tout-puissant dans sa détermination et dans ses choix, rebelle aux contraintes d'héritage et de société. La rébellion, poursuivie tout au long du XIXe siècle par les esprits les plus inventifs et les plus audacieux, s'est encore accentuée au début du XXe siècle, spécialement avec l'École de Vienne, rompant quelques amarres séculaires, suscitant ainsi une résistance une rétraction encore manifestes par rapport à des oeuvres qui ont vu le jour il y a bien des années. L'idée a fait voler en éclats un certain système, déjà grevé par bien des outrages - acceptés tant bien que mal, mais finalement entrés dans les moeurs! Cependant, faut-il croire que certaines lois fondamentales ont alors été transgressées et que les oeuvres situées en dehors de ces lois sont irrémédiablement vouées au rejet, qu'elles sont entachées de vices qui les rendent impropres à la perception, et - dit en termes plus vulgaires - à la consommation. La lutte entre système et idée aurait-elle déjà trouvé là sa conclusion définitive, se traduisant par une fin de non-recevoir catégorique? D'où, après des phases expérimentales de plus en plus hasardeuses, certains retours au romantisme - c'est-à-dire à l'origine des troubles, au rejet du système, à la prééminence de l'idée - alors que les précédents retours allaient vers le classicisme, c'est-à-dire vers la règle, vers la parfaite union système-idée .

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Malgré l'évolution observée tout au long du XIXe siècle, malgré les pouvoirs de l'individu tendant, dans sa création, à entraîner bon gré mal gré l'évolution collective, à substituer une esthétique de la domination à celle du consentement, le système restait largement inébranlé, au moins dans ses composantes les plus essentielles, les plus primitives. Les éléments premiers du vocabulaire, même s'ils prenaient des formes surchargées, nettement plus complexes, gardaient les mêmes références en ce qui concerne les objets comme les relations entre ces objets. Les objets eux-mêmes. La notion d'identification par rapport à un modèle générique reste prépondérante, sinon absolue. Bien sûr, on n'en est plus à une notion par trop littérale d'accord classé d'objet immédiatement reconnaissable et préhensible sous un certain nombre extrêmement restreint d'apparences, ou plutôt de situations. Beaucoup d'objets ambigüs sont nés, susceptibles d'appartenir à des catégories différentes, capables d'enchaînements divers, donc point entièrement prévisibles bien qu'entrant dans un réseau fortement constitué; de plus, ces objets sont riches acoustiquement parlant, leur perception analytique moins immédiate : les ramener à une catégorie, à une famille, devient, en conséquence, une opération un peu plus complexe. Ceci dit, la prolifération de ces objets et la multiplicité des organisations qui les gouvernent ne sont pas telles qu'on ne puisse les dominer par la mémoire : leur identité reste inchangée quelle que soit leur place dans l'échelle sonore; fonctions et relations ne dépendent pas d'un cas particulier , mais elles sont d'ordre général, elles ne sauraient varier d'une oeuvre à l'autre, encore moins à l'intérieur de l'oeuvre. L'auditeur quand il entend cette oeuvre - sa mémoire l'aidant, s'il dispose d'un pouvoir culturel acquis - est en mesure de se référer aux multiples dispositifs et codes d'un système, grâce auxquels il peut évaluer, même sommairement, jusqu'à la hiérarchie des objets que l'oeuvre lui propose. Ce n'est d'ailleurs pas tellement dans la rénovation des objets sonores en eux-mêmes qu'a résidé la nouveauté apportée par chaque compositeur jusqu'au début de ce siècle : accords plus riches, relations plus complexes, certes, car les références essentielles restent pratiquement sans changement. L'évolution se manifeste de façon plus radicale dans deux domaines fortement liés l'un à l'autre : d'une part, les fonctions, la hiérarchie auxquelles sont liés les objets seront de plus en plus personnelles, déliées d'un système global pour devenir le choix individuel du compositeur; d'autre part, la forme engendrée par l'idée musicale et les déductions qui lui sont appliquées, deviendra totalement irréductible à un schéma préexistant attaché à des fonctions précises, à une hiérarchie acceptée. La révolution, si l'on peut réellement employer ce terme, viendra, d'abord, beaucoup plus de la combinatoire que de la nature des objets eux-mêmes. La forme, évoluant vers la narration, comptera de moins en moins sur des symétries exactes, sur des reprises textuelles, se lancera progressivement vers le non-retour littéral des événements déjà exposés, des déductions utilisées. Il ne s'agit pas seulement d'un élargissement de la notion de variation, d'un remaniement ornemental ou en profondeur du matériau musical mis en jeu; il peut s'agir aussi bien d'une présentation différente, d'un changement d'éclairage, d'une estimation changeante de l'importance des éléments, d'une confrontation inédite de l'introduction abrupte ou subreptice d'éléments nouveaux. Dès l'instant que la forme renonce à revenir en arrière, il ne peut y avoir de recours à un système général, chaque oeuvre va susciter son propre système formel de références. La perception étant, en premier lieu, désorientée par une relation en constant renouvellement, le fait qu'elle peut s'appuyer sur un vocabulaire « courant » l'aide puissamment dans sa découverte du parcours : un élément, au moins, et un élément essentiel, reste porteur d'un sens accepté, reconnu. Ce qui reste du système au niveau le plus élémentaire aide à appréhender ce qui en sort, qui a rendance à le détruire, à l'annihiler. Où toutes les oeuvres audacieuses depuis Tristan, on peut dire grosso modo qu après une période inconfortable d'ajustement elles ont été adoptées grâce à cet élément permanent de référence sur lequel leur vocabulaire est fondé, les situations ambigues se résolvant vers des situations stables, les relations incertaines non fonctionnelles cédant la place à des relations clairement définies; l'alternance et la variation dans ces choix de perception irriguaient le sens de l'oeuvre, donnaient tres souvent ses caractéristiques esthétiques. Le paradoxe voulait que ce qui restait du système était perçu comme le plus spontané, le plus immédiat, alors que ce qui en sortait délibérément, ce qui le transgressait, apparaissait comme le plus artificiel, le plus arbitrairement systématique.


La précarité de cette situation devenait de plus en plus évidente au fur et à mesure que la transgression faisait disparaître les fonctionnalités du système. Pour pouvoir exprimer la diversité, la multiplicité du vouloir esthétique, les éléments du vocabulaire se sont rapidement dispersés sinon dans le désordre, du moins selon un libre arbitre individuel où le système originel n'apparaissait plus que comme une entite fantomatique, une sorte de paratonnerre contre l'anarchie absolue, une astuce codée pour signaler les moments essentiels, les articulations indispensables. Prévaut alors le rejet de l'idée de système en tant que tel, seul reste acceptable le recours à des bouées de sauvetage lancées à l'auditeur. C'est à ce point que deux attitudes vont se manifester, de façon très divergente, à ce point qu'on situe la fameuse cassure qui marquerait l'incompréhension irrémédiable séparant public et oeuvres nouvelles. L'objet élémentaire, l'accord en soi, ou contrôle vertical de composantes horizontales, le voilà qui perd toute référence à une matrice : il est le fruit du moment, de la rencontre instantanée. Il est le résultat d'une tension poussée à son maximum jusque dans sa constitution chromatique; rien que de très logique : puisque la forme avait déjà évité les répétitions littérales, les fonctions préétablies, il était normal que le vocabulaire se mette lui aussi à éviter les schémas réguliers, les constitutions prévisibles, les déductions absolument similaires. Les solutions diffèrent suivant les compositeurs, mais elles reflètent une volonté individuelle d'organiser un univers sonore soit selon l'instinct, soit en partant d'une réflexion systématique, quoique rarement codifiée. Ce qui unifie les différentes tendances, au-delà des divergences d'intention et de réalisation, c'est la prépondérance du chromatisme, ou de la relation chromatique. Que, comme dans l'École de Vienne, le chromatisme soit l'élément constituant du vocabulaire dans son entièreté, les relations de note à note, de voix à voix, d'accord à accord, seront entièrement domi nées par la complémentarité chromatique : il n'y aura pas de redoublements, de répétitions dans l'identité, l'octave est bannie soit comme rapport intrinsèque à l'intérieur des accords utilisés, soit comme relation extrinsèque directe entre les diverses voix d'un contrepoint. Dans le cas de Stravinsky, et de Bartok, des éléments diatoniques appartenant, en général, à l'univers modal, sont mis en rapport de plus grande tension par des superpositions introduisant un chromatisme qui contredit la logique de chaque élément séparé; ou bien on est en présence d'accords tellement surchargés d'ambiguïtés qu'ils n'ont plus de fonctionnalité généralisable, qu'ils existent par eux-mêmes, immobiles, immuables même, attendant, pour ainsi dire, qu'une autre entité vienne les remplacer. Ce dernier vocabulaire implique des polarisations très fortes qui donnent une orientation aux objets employés, fournissent direction et logique au discours musical; grâce à ces solides poteaux indicateurs, la perception de l'auditeur est guidée vers une acceptance relativement rapide une fois les réticences premières surmontées sans trop de difficulté : l'ordre est aisément repérable, qui gouverne ce qui, au premier abord, peut paraître sinon anarchique, du moins terriblement centrifuge. Il n'en est pas de même du langage utilisé par l'École de Vienne - j'insiste sur cette communauté d'intentions, en dépit des esthétiques fort diversifiées rendant les oeuvres plus ou moins complexes, plus ou moins difficiles à saisir - qui introduit des changements radicaux, si extrêmes, parfois, qu'on s'interroge aujourd'hui encore sur leur bien-fondé. Un seul principe, négatif ou positif suivant l'énoncé qu'on en donne, se trouve à la base de cette démarche : on peut l'appeler principe de variation, on peut aussi l'appeler principe de non-répétition. La conséquence, en effet, d'un renouvellement constant est bien celle d'éviter bon nombre de notions acceptées jusqu'alors, passées dans l'usage courant et donc considérées comme naturelles. Dans le langage harmonique, cela se traduit, de la façon la plus voyante, par le non-emploi de l'octave, par l'absence systématique de tout accord parfait, surtout en position fondamentale, par l'éviction très fréquente d'intervalles stables, comme la quinte, dont l'emploi pourrait créer une polarisation momentanée. Dans le domaine du contrepoint, il y a plus de réticence à user de la variation intégrale, pour la raison bien simple qu'un tel contrepoint rendrait méconnaissable les figures déduites les unes des autres; et même, une certaine scolastique a survécu, de l'espèce la plus rigoureuse, qui n'est pas sans contredire parfois le renouvellement incessant des rapports harmoniques. Est-ce le désir du reconnaissable qui a été le plus fort? Est-ce l'attirance vers une forme d'écriture si difficile à réaliser et à contrôler dans le strict contexte tonal, mais qui amalgame assez aisément l'unité de conception et la divergence des rapports dans un contexte chromatique beaucoup plus lâche? Il est de fait que les trois Viennois ont utilisé d'une façon substantielle, quoique très différente pour chacun d'entre eux, les artifices de l'écriture canonique, de l'imitation stricte, qu'ils ont utilisé des formes comme la Passacaille aux règles relativement contraignantes. Devant le danger d'anarchie harmonique, des contrôles très restrictifs semblent nécessaires pour que la perception ne soit pas complètement égarée. Mais, à part cette discipline d'écriture contrapunctique d'une fréquence toute relative, on constate un individualisme poussé à son paroxysme. Le système semble voler en éclats, ne plus avoir aucune raison d'être. Au moins est-on dans une continuité logique presque absolue : non-redoublement dans les composantes d'un objet, non-répétition des objets, non-retour littéral des idées non-reprise textuelle des éléments de forme, on semble éviter à tout prix l'entièreté de ce qui constituait les bases de la musique occidentale: l'identification et la reconnaissance, les codes et les schémas, les fonctions et les repères formels. On peut mieux s'expliquer alors la « cassure » des années 10 ressentie encore comme telle aujourd'hui: impression de partir à la dérive dans un monde que, seules, la répétition, l'accoutumance vous aideront à maîtriser. Il n'y a plus de système à proprement parler; l'idée est toute-puissante, se suffisant à elle-même, établissant ses propres hiérarchies, inventant son vocabulaire, même si celui-ci obéit à des normes générales, trop générales toutefois - telle la complémentarité chromatique - pour établir de véritables lois d'enchaînement. Pour des objets classés, harmoniquement, la perception n'avait pas besoin de s'appuyer sur une analyse individuelle; le système était si cohérent et si fort que le rattachement de tel ou tel objet individuel à cette classe d'objets ou cette autre, avec les fonctions et les enchaînements qui en découlaient, ce rattachement se faisait d'instinct, sans aucun effort. Plus le système est fort, voire tyrannique, plus il y a spontanéité dans la réaction de l'auditeur, jusqu'à entrer dans le domaine, inégalement bienvenu, du prévisible. Moins il y a de système, plus il y a de libre-arbitre, plus la perception devra passer par la réflexion, la volonté de saisir, la nécessité de réentendre pour être en mesure d'apprécier. La liberté dans l'action d'écrire entraîne inéluctablement une écoute active, capable d'analyser et de mettre en rapport. Si chaque accord, par exemple, possède sa propre identité de construction, nous n'en percevrons d'abord que les traits les plus extérieurs, les plus grossiers : disposition de registre, tension des intervalles, rapport avec le timbre; nous ne saisirons pas immédiatement de quels rapports d'intervalles il est constitué - encore que, s'il est étalé dans le temps, on soit bien davantage capable de l'analyser et donc de l'assimiler; s'il n'apparaît que furtivement, au milieu d'autres accords de même nature, mais dissemblables de présentation, il deviendra pratiquement impossible d'en rendre compte. Que l'on ne croie pas que je parle ici uniquement de la perception de tels accords, de tels objets sonores, par des spécialistes, que je considère l'écoute d'une oeuvre comme une suite ininterrompue de dictées musicales - quoique les problèmes posés par la dictée musicale relèvent du même degré de complexité interne, du même pouvoir de discrimination et d'analyse sur des objets qu'il s'agit alors de transcrire, la dictée étant une phase aiguë, consciente, du rapport de l'objet écouté à l'objet perçu. Nous pouvons constater ces degrés dans les évaluations de la perception chez des auditeurs non professionnels entrainés à une écoute attentive par une culture musicale que la fréquentation régulière des concerts a développée, comme chez des auditeurs ne bénéficiant que d'une écoute assez pauvre, brute, par manque de curiosité ou d'entraînement; mais nous la constatons aussi chez des professionnels qui, pour être sûrs de l'accord qu'ils entendent, l'arpègent au piano, par exemple, analysant ainsi instantanément ses composantes pour reformer dans la simultanéité ce qui avait pu d'abord leur échapper. Plus les objets sont nombreux, dissemblables et complexes, plus la mémoire joue un rôle dans la perception de chaque objet, dans la comparaison qu'elle fait entre un objet et un autre, dans l'estimation de leur ressemblance ou de leur dissemblance, et par là, dans sa capacité d'établir liaison et cohérence entre les différents objets perçus : mémoire qui, d'après ce qu'elle a enregistré, fait des prévisions, les vérifie rétroactivement, rattache les phénomènes les uns aux autres. Lorsque la perception est trop riche pour que la mémoire puisse jouer ce rôle de coordination, l'oeuvre semble incohérente, la mémoire n'enregistrant que des faits isolés, ou des chaînes de faits trop courtes ou trop séparées les unes des autres pour constituer un tout continu dans le temps. On compte alors beaucoup sur l'expressivité pour compenser ce manque fondamental, la perception se basant sur un état ou une suite d'états psychologiques pour créer une chaîne de compréhension plus aisée à saisir et à formuler. On a constaté qu'à un certain moment, moment le plus atomisé de leur langage, les trois Viennois se sont servis de textes poétiques ou dramatiques pour construire leurs oeuvres. Si cela les a aidés en tant que compositeurs pour suppléer à l'instantanéité du langage par la continuité de l'expression, l'aide n'en a pas été moins profitable aux auditeurs qui se raccrochent à cette trame poétique ou dramatique manifeste, pour pallier leur difficulté de compréhension vis-à-vis de la trame musicale difficile à saisir dans ses éléments, dans leur fonctionnalité comme dans la continuité temporelle.


A ce point, du développement historique, on a l'impression que toute idée de système a fait son temps, qu'on ne pourra jamais revenir à un ensemble de hiérarchies, mais que l'exacercation de l'individualisme a atteint un point limite au-delà duquel on ne peut trouver que l'impossibilité de communiquer : l'obsession du constant renouvellement de la chose proférée entraîne la perte du message; il devient aussi difficile de dire que d'entendre. Il va donc falloir organiser le monde des sons autrement, chercher des normes différentes, établir, si possible, une loi nouvelle, sans quoi l'écriture n'est plus possible puisqu'elle est en danger de perdre toute cohérence à long terme. Les compositeurs de cette époque, avec plus ou moins de bonheur, ont essayé de trouver ou de récupérer la loi, selon leurs moyens, dans la mouvance de leur tradition, en accord avec la, leur circonstance. Autant depuis le siècle précédent, c'est l'expression qui avait suscité l'évolution du langage - dont la mise en forme était une nécessaire conséquence - autant ce moment de l'histoire suscite des vocations vers la loi et l'ordre, vers l'établissement de règles auxquelles la personnalité devra se soumettre pour s'exprimer, être intelligible. Retour en force du système, de tous les sytèmes, par invention comme par imitation : est-ce la peur devant le chaos, le désir de s'inscrire dans le dessein historique, la fatigue d'inventer son propre chemin, d'inventer même ses pas au fur et à mesure du chemin? Difficile de séparer la nécessité esthétique et le désir d'un réconfort intellectuel et d'un certain confort manuel!


La loi par imitation, c'est le néo-classicisme, évidemment : une loi qui n'en est pas une, un semblant de hiérarchie, une norme mêlée de chaos, juste ce qu'il faut pour la rendre acceptable à notre désir de nouveauté. Nous ne voulons pas réentendre les mêmes enchaînements les mêmes objets; nous prenons donc ces objets et y ajoutons quelque ingrédient qui ne fait partie d'aucun système, un ornement qui mette un peu d'imprévu dans cet objet reconnaissable, une sorte d'épice sur un mets trop fade. Quant aux enchaînements, même procédé : tel enchaînement serait trivial, trop attendu; on le force, on le détourne, on disloque les composantes et les fait aller dans un sens divergent. Toute l'écriture est basée sur : je reconnais les points de départ, j'apprécie la façon dont ils sont truqués; face à cette nouvelle réalité, je suis rassuré parce qu'elle renvoie à ma culture, à tous les schémas qui me sont familiers, mais je suis amusé parce que le détournement effectué les dispose d'une façon qui me les rend « piquants », insolites. On pourrait parler d'une culture pour palais blasés, ou de ce styleantiquaire, qui d'une vieille trompette fait une lampe de chevet. Il y a certes de la virtuosité, de la prestidigitation même, dans cette manipulation des styles et des objets; mais nous en restons toujours à la référence, et le modèle demeure sous-jacent au point que comme le salpêtre sur un mur humide, il corrompra l'imitation. Viendra le temps du désenchantement : le tour de l'illusionniste dévoilé, dérobé de ses prestiges. La loi légèrement décorée de libre arbitre, cela ne suffit pas à assurer la pérennité d'un langage. Qu'il s'agisse de néoclassicisme, de néo-romantisme, de tous ces retours aussi artificiels que naifs, on peut être assuré qu'il s'agit essentiellement de décoration et de paravent, dont l'origine remonte plus ou moins à la question : comment m'exprimer dans un langage universel, universellement compris. Ce type de réponse à une question mal posée et mal comprise, je l'assimile au bal costumé; c'est aussi indispensable et aussi divertissant! Mais après le Mardi Gras, on a le Mercredi des Cendres, à l ' infini. . .


La loi, ce serait donc plus sérieux, plus austère, voire plus rébarbatif? Pour parler franc, les discours théoriques n'ont jamais été une grande source de rafraichissement; on préfère de beaucoup s'attacher à ce que l'auteur pense devoir exprimer plutôt que de le voir s'acharner à vous décrire en détail les outils de son travail. Vous pensez, à bon droit: l'outil n'est que le moyen le plus adéquat pour transmettre l'expression; que le compositeur réfléchisse sur le meilleur outil possible, c'est son devoir, mais en tant qu'auditeur, cela ne me concerne que par le résultat. La plupart du temps, il est vrai, les travaux de réflexion du compositeur, s'ils existent, sont là pour le conforter lui-même dans l'option qu'il est en train de prendre, qu'il n'a pas encore complètement appréhendée, que son étude l'aide à saisir plus précisément. Les trois Viennois passent pour des compositeurs imbus de théorie; on trouve, en effet, écrites par chacun d'eux, des études analytiques: ce sont des explications de textes plutôt que les éléments d'une théorie vraiment constituée, membra disjecta, disait-on dans le bon temps des études classiques. Malgré cette absence de réels textes théoriques, on demeure sous l'impression que le système se situe au centre de leurs préoccupations dans la seconde moitié de leur vie créatrice, avec des modalités, au demeurant, fort éloignées l'une de l'autre: c'est ce comportement vis-à-vis du système en rapport avec l'idée qu'il sera intéressant d'étudier de près pour l'étendre à une démarche plus générale.


D'abord, le système en est-il vraiment un? Rétrospectivement, on est frappé de la minceur du bagage impliqué par l'établissement de la série de douze sons, telle que Schönberg l'a formulée. Tout au plus est-ce un moyen pratique de contrôler à tout instant, de façon rationnelle, la complémentarité chromatique. Cela mis à part, rien ne gouverne vraiment les diverses dimensions de l'écriture musicale: rien en ce qui concerne les lois harmoniques, aucune règle nouvelle concernant le contrepoint, les procédés restant les mêmes qu'auparavant, étant, tout au plus, revivifiés sous leur forme la plus stricte; de même, aucune prescription d'écriture rythmique qui ne soit la réplique des règles passées, comme augmentation, diminution des valeurs. En outre, ce qui concerne le contrôle harmonique du contrepoint disparaît pour ainsi dire totalement, ou plutôt, il est laissé à l'instinct du compositeur, lequel juge si les rencontres des différentes voix produisent un résultat en mesure de satisfaire sa sensibilité harmonique. Les lois, plus ou moins artificiellement dérivées de l'acoustique, étirées jusqu'à la rupture pour accepter des relations ambiguës et lointaines, ont maintenant disparu au profit de l'instinct. On aperçoit sans peine les immenses lacunes d'un système qui reste, primordialement, un sommaire moyen de coordination : l'organisation systématique des hauteurs vient du développement de l'idée thématique; cette notion croissant sans cesse, s'affirmant au-dessus de toutes les autres composantes du discours, a fini par les dominer totalement pour devenir à la fois un infra-thème et un ultra-thème. Infra- thème, car seules les hauteurs sont mises en jeu dans une totale neutralité de profil, de registre et de durée, sans vouloir parler de dynamique et de timbre - ces dernières données n'étant pas indispensables à établir un profil primitif; ultra-thème, en ce sens que toute l'oeuvre va dépendre entièrement de cette séquence, que toutes les idées, les thèmes réels, en seront dérivés, le principe de l'unicité, de la référence absolue, étant considéré comme le fondement même de l'oeuvre. Les deux bases principales de cette conception sont donc : identité absolue d'un intervalle, quelle que soit sa position dans le registre- la tierce, par exemple, peut être considérée, comme identique à la dixième ou à la sixte, et surtout reste identifiable au-delà de ces apparences différentes, unité de l'oeuvre obtenue par la référence obligée à une même matrice, en dépit de la diversité des idées déduites et des contrastes exigés par la grande forme. Sans prendre en considiration les lacunes déjà signalées, il est aisé de constater aujourd'hui combien ces principes relèvent d'une utopie formaliste sans efficacité directe.Un intervalle acquiert une identité différente dès qu'il est manipulé, qu'il appartient à un autre contexte; il faut d'autres caractéristiques pour créer des critères de similitude suffisamment forts : une relation rythmique, par exemple, ou bien une chaîne d'intervalles susceptible de créer une région harmonique; dans des conditions d'ordre hiérarchique supérieur, un intervalle en soi n'a aucune chance d'être reconnu, élément trop faible par rapport à des caractéristiques plus saillantes et plus déterminantes pour la perception. Quant à l'unité de l'oeuvre assumée par l'unité d'une matrice, il faut reconnaître l'utopie d'un tel projet, car les produits dérivés de ce système unique, sous-jacent en permanence, doivent être diversifiés par la nonrépétition textuelle. Est-ce que les déductions multiples révèlent réellement l'entité de départ? Ou bien deviennent-elles, grâce à la personnalité que l'on requiert d'elles par rapport au développement et à la forme, plus ou moins autonomes, et s'écartent-elles à ce point de la matrice originale qu'elles ne peuvent se rattacher à cette source sans une gymnastique visuelle qui n'a plus grand-chose à voir avec la perception? Plus les différentes formes de l'idée auront acquis un profil individuel - ce qui s'avère indispensable à la constitution d'une oeuvre ou d'un fragment d'oeuvre - plus elles échapperont à la référence unique : le rattachement conscient ne se fera pas sans une opération hors-contexte, et l'on n'éprouvera guère le besoin de ce rapprochement tout artificiel. Dans la micro-structure comme dans la macro-structure, on est obligé de constater l'inefficacité du principe même de la série s'il n'est corroboré par d'autres composantes qui donneront forme, sens et direction à une composante faible et, littéralement, informelle. Il est intéressant d'analyser le comportement des trois compositeurs viennois face aux insuffisances, manques et faiblesses du principe d'écriture qu'ils avaient établi ou auquel ils s'étaient ralliés. Même si dans cette période de croyance au cours de laquelle ils oeuvraient, ils n'ont jamais formulé de critique négative, il est clair que leur oeuvre témoigne amplement de la conscience qu'ils avaient de ces problèmes : des compositeurs de ce calibre ne pouvaient certainement pas les éluder, et chacun d'entre eux y a donné une solution individuelle suivant son tempérament, les nécessités de son langage et de son expression, la relation qu'il établissait, par instinct ou par réflexion, avec ses antécédents. On pourrait d'ailleurs dire que si leur utilisation du système rend leur conduite plus évidente, elle ne marque en rien un changement de comportement, une inflexion dans la motivation : les préoccupations restent sensiblement les mêmes, l'évolution esthétique et stylistique demeure l'apanage normal d'une personnalité en constant éveil, qui se transforme progressivement en se confrontant à elle-même.

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« Je ne suis pas l'inventeur d'un système, mais bien d'une méthode » affirme Schönberg lui-même. Et aussi: « La série fondamentale fonctionne à la manière d'un motif. » « Cette méthode ne fait cadeau de rien - et elle ôte beaucoup », remarque- t-il encore; pour finir avec ces citations, voici la dernière choisie : « On s'impose de suivre la série fondamentale, mais, ceci dit, on compose à son gré comme on en avait l'habitude. » Pour qui se réfère aux textes explicatifs de Schönberg, il est évident que l'évolution de son langage est basée sur le désir d'unifier l'oeuvre aussi fortement, aussi inévitablement que possible, au moyen d'un système très serré de thèmes et de motifs qui irrigue la texture, l'enserre, lui donne sa raison d'être, sa cohérence et sa diversité. Sa pensée repose essentiellement sur la déduction; rien de surprenant, par conséquent, que dans un désir absolu de joindre unité et diversité, il veuille faire dériver thèmes et motifs d'une cellule centrale. Mais comme cette unique cellule, la série, ne serait pas susceptible de lui offrir une variété suffisante de propositions, il greffe sur elle l'ancien système, pratiquement abandonné à ce moment dans l'usage quotidien, des diverses formes de présentation utilisées en contrepoint strict; à partir de cette base, il se déclare en mesure de créer thèmes, motifs et développements, cela sans aucune limitation, étant donné la richesse combinatoire de la matrice dont il dispose. De plus, il considère qu'il n'y a pas de difficulté majeure à créer une harmonie logique - l'accord dans sa formation intrinsèque comme dans les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres - car il n'existe plus de différence entre le vertical et l'horizontal : le monde est perçu, pour ainsi dire, hors de toute pesanteur, il cite comme témoins en sa faveur Swedenborg et le Balzac de Seraphita. (On a évoqué plus tard le point de vue des peintres cubistes par rapport à l'objet.) Les accords ne seront, par conséquent, qu'une autre façon de percevoir le motif; donc, ce qui est valable horizontalement sera tout aussi valable verticalement, et pour les mêmes raisons. Puisque la structure thématique ou motivique se rapporte au principe fondamental de la complémentarité chromatique, le rapport mélodie- harmonie sera basé également sur ce principe. Schönberg, d'ailleurs, est si pénétré d'avoir changé les méthodes sans changer les points essentiels de référence qu'il emploie, par analogie, le même vocabulaire : lorsqu'il parle, par exemple, des différentes transpositions de la série, il parle de leur usage éventuel en opposition à la série initiale comme de modulations par rapport à la tonalité principale. Bien sûr, il faut faire la part du désir d'être compris, de montrer que son langage ne brise pas totalement avec les principes existants, que tradition et révolution se donnent la main; mais il est évident que sa pratique suppose cet univers de référence : il essaie de faire coincider aussi étroitement que possible l'ancien système et le nouveau, au point que les idées musicales qui avaient créé, dans une anarchie grandissante, la nécessité d'un nouveau système, vont se transformer complètement, subir, en quelque sorte, le joug de l'ancienne discipline pour soutenir ce nouveau système et faire la preuve de sa non moins grande validité. L'emprise de l'ancien système sur le nouveau, en tant que justification fondamentale va donc forcer les idées musicales à naître et à croître dans un cadré contraignant qui va leur donner une allure préfabriquée; les idées sont suscitées en vue de cette conjonction des deux systèmes, et il y aura non plus seulement analogie de l'un à l'autre, mais bien total recouvrement. Certaines lois - les lois harmoniques, principalement - ayant disparu, le nouveau système assumera leurs fonctions par extension celles-ci étant, en conséquence, dévolues au thème originel (ainsi pourrait-on appeler la série). A partir de cette entité unique et de l'ensemble de ses dérivations premières, on suscitera les thèmes à proprement parler, et par déduction, une multiplicité de motifs; alors, ainsi que le dit Schönberg « on compose à son gré comme on avait l'habitude ». Sauf, cependant, que ce n'est pas lui qui « avait l'habitude », mais bien plutôt ses prédécesseurs, et quelquefois ses prédécesseurs assez lointains dans le temps. Lui-même avait l'habitude de composer autrement; il avait écrit des oeuvres où la forme était créée par l'événement, où thèmes et motifs se succédaient, se renouvelaient, se combinaient dans une hiérarchie souple naissant de la nécessité de l'instant; en bref, langage et forme étaient libres, éperdument parfois l'idée, je le répète, engendrait le système, tout fragile et provisoire qu'il pouvait sembler, engendrait également la forme, adéquation temporaire et unique à cette idée. Désormais, et l'on m'excusera de grossir et de radicaliser le point de vue, les idées sont créées, formulées pour une vérification; elles sont contraintes, voire pré-contraintes, par leur utilisation future dans un cadre « classique ». On trouve même des traces textuelles de l'ancien système, qui demeurent là comme l'empreinte fossile d'une langue morte : dans le quintette à vents op. 26, la transposition privilégiée de la série initiale, celle qui donnera des régions semblables, s'effectuera à la quinte, intervalle fondamental du langage tonal. Ici, il ne saurait être question d'un retour exact aux fonctions tonales de la quinte; du reste, on n'entend pas cette transposition comme liée à cet intervalle spécifique, mais on la caractérise par les deux régions d'intervalles qu'elle suscite. Néanmoins, cette quinte-fantôme est parfaitement symbolique d'un état d'esprit, ou plutôt d'un état d'âme : sentimental, certes, mais pas au point d'abdiquer!


Il est à peine besoin de poursuivre, car à partir de ces prémisses, on retrouve partout la référence, depuis le langage lui-même jusqu'à tous les aspects formels, l'oeuvre manifestant en cela une parfaite cohérence - c'est même, profondément, ce qu'elle a de plus convaincant. Qu'il s'agisse des formes de la sonate classique, de la suite préclassique, de la variation en panneaux cloisonnés successifs, tout le répertoire va être employé, revivifié peut-être, en vue d'une démonstration, d'une justification. Certainement les contraintes de la nouvelle écriture ne facilitent pas la tâche du compositeur; cette invasion permanente de l'ordre motivique, si je puis ainsi l'appeler, fige certains aspects du langage, lui inflige une raideur certaine, l'empêche d'avoir recours à certaines catégories ornementales, extrêmement nécessaires pour diversifier l'écriture et lui donner sa souplesse et sa fluidité. Il y a toujours eu, dans l'histoire de la musique, une immense marge de manoeuvre entre ce que l'on appelle l'écriture libre et l'écriture obligée : dans la seconde, des règles plus ou moins contraignantes, pouvant aller jusqu'à l'obligation à la fois unique et totale, vous forcent à écrire des rapports de notes absolument déterminés; dans la première, au contraire, les lois, étant d'ordre plus général, permettent une infinité d, enchaînemenrs et de figures, territoire où la liberté, le libre-arbitre du compositeur sont susceptibles de se manifester à tout instant. De la décision unique et obligée à la décision multiple et libre de contraintes, la marge de l'invention est sans limite; la prise, l'emprise, du compositeur sur le matériau varie dans sa nature comme dans sa largeur de champ. La vérification du nouveau système par l'ancien fait perdre certaines facultés fondamentales, ce que parvient difficilement à compenser la richesse du territoire récemment acquis; il faut en revenir à la conclusion de Schönberg lui-même : «  Cette méthode ne fait cadeau de rien - et elle ôre beaucoup. » De plus, l'opération de vérification entraine le renversement du couple système-idée, instaure une hiérarchie contraire à la précédente, impose à l'invention du compositeur une forme de servitude, l'enclôt dans un monde qu'il n'a pas vraiment suscité, l'enferme dans l'historicisme, c'est-à-dire, à long terme, dans la stérilité.

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Première relation observée : un dogmatisme non point tellement sûr de lui-même, qu'incertain, éprouvant le besoin d'être rassuré par la permanence de quelques critères dans l'évolution qui pourrait, sans cela, zigzaguer dans l'aléatoire. Par rapport à son maitre, comment Berg va-t-il se comporter? Si j'évoque cette relation de maître à disciple, c'est qu'elle joue, me semble-t-il, un rôle important dans l'adoption par Berg du principe, au moins, de la série de douze sons. Non point qu'il l'ait fait plus par obéissance que par conviction, mais son chemiement et ses choix ne le prédisposaient nullement à une adhésion stricte. Berg, dès ses premières oeuvres, ne se montre pas moins exigeant que Schönberg - l'ayant appris de lui - en ce qui concerne le travail sur les thèmes et les motifs ; il utilise, en certain cas, la totalité chromatique organisée de façon rigoureuse. Mais, plus que lui, il éprouve le besoin de références historiques directes, de recours épisodiques à la tonalité; son esthétique amalgame plutôt qu'elle n'exclut; il éprouve le besoin de confronter le monde qu'il a quitté avec celui qu'il découvre, cette rencontre devenant parfois éminemment symbolique comme dans la scène de la lecture de la Bible au troisième acte de Wozzeck : la tonalité devient alors citation nostalgique d'un monde révolu. Dans son écriture même, Berg aime la déviation par rapport au modèle; s'il varie un mélisme, s'il travaille sur un motif c'est en tenant compte autant du dessin que de l'intervalle : l'ordre ne peut s'assimiler à un donné immuable que l'on manipule en changeant sa présentation, l'ordre se base bien davantage sur l'affinité la ressemblance, le geste qui ne supportent pas de se sentir opprimés par le textuel. Le génie de Berg, c'est cette souplesse, à chaque instant de la discipline, qui en fait un outil supérieur, préservant l'imprèvu de la rencontre et de la circonstance sans risquer l'incohérence ou la dislocation. D'autre part, il existe chez lui ce qu'on peut bien appeler soit une mystique, soit un fétichisme du nombre: les exemples ne manquent pas des contraintes numériques qu'il s'impose dans la quantité de mesures écrites, le chiffre du métronome, les durées dans un rythme, le principe organique de composition. Les familiers de son oeuvre apprennent à repérer ces contraintes extérieures qui ne sont pas vraiment destinées à être perçues - dans le cas d'une indication métronomique, comment cela serait-il possible! - mais enserrent l'imagination du compositeur dans un cadre strict l'obligeant à inventer des solutions, créant une connivence avec le lecteur lorsque celui-ci découvrira le secret des proportions, ou de la signification, enfoui dans ces chiffres. Cette présence du nombre dans l'oeuvre de Berg ne peut être considérée tout à fait comme l'obéissance à une règle, elle est là comme un symbole, la trace d'un culte pythagoricien, le recours à un ordre supérieur, absolu, alors que l'expressivité de la musique, changeante, fiévreuse même, dévie à chaque instant notre sensibilité de toute notion abstraite qui la gouvernerait.


Berg, au demeurant, n'entre pas dans le système de la série sans tergiverser: il s'en rapproche et s'en détourne, il éprouve la nécessité de l'opposition écriture libre-écriture obligée, il tient à garder le geste et le dessin sans être prisonnier de l'intervalle textuel. Certains mouvements, ou parties de mouvements, de la Suite lyrique, écrits librement, s'opposent à d'autres mouvements, ou parties de mouvements s'appuyant sur une technique d'écriture stricte. Mais là aussi, il refusé l'unicité de la série comme modèle absolu pour une oeuvre; de la série originale, il déduit, pour chaque emploi, une série spécifique, en déplaçant quelques notes, ce qui lui fait acquérir des caractères d'un certain type, dont il se sert pour donner son profil au mouvement où il l'utilise. Dans Lulu, il va même plus loin dans ce qu'on peut bien appeler l'écartèlement du système : il part de la donnée initiale pour, pratiquement, la nier, ou en montrer - involontairement? - l'impuissance. L'élaboration des diverses séries attachées aux personnages de l'opéra allie la mystique du nombre, sa symbolique enfouie, à une totale désinvolture vis-à-vis du modèle, une fois la déduction effectuée. On dirait que, par respect et par dévotion, il paie son tribut à la série, mais que cette cérémonie accomplie, il s'estime affranchi de toute forme d'obéissance littérale : il n'est que de voir d'un peu près la façon dont il procède pour s'en convaincre et le mot de Schönberg que j'ai déjà cité s'applique particulièrement bien à son cas : « Ceci dit, on compose a son gré comme on en avait l'habitude»; citation que j'ai tronquée de la proposition initiale : « On s'impose de suivre la série fondamentale », car celle-ci perd alors toute pertinence. Concrètement, comment procède-t-il? Voilà la série initiale, censée assurer l'unité de l'ouvrage entier. Il prend régulièrement une note sur deux, une sur trois, une sur cinq, une sur sept, pour en former chaque fois un total de douze; il applique à cette série originale des opérations plus complexes du type une note sur deux, puis une note sur trois, une sur quatre, une sur trois, une sur deux, et ainsi de suite, pour arriver aussi au total de douze. Le voilà muni d'un ensemble où les relations de structure sont à la fois très explicites dans le procédé, et absolument inaudibles si on ne les mentionne pas expressément dans une relation musicale. Que va faire Berg? De chacune de ces déductions, il tire un thème - que ce soit un thème mélodique, un thème harmonique, ou une combinaison de ces deux dimensions - et il l'associe par son caractère expressif à l'un des personnages du drame. Par certaines méthodes non moins complexes, il tire de la série des successions d'intervalles privilégiées comme les quartes, ou les touches blanches suivies de touches noires, agglomérats qui pourraient, par quelque artifice, être déduits de n'importe quelle série originale, étant donné leur caractère essentiellement général et amorphe. Dans ce cas là, on peut bien dire qu'il remonte d'un contenu thématique déjà inventé pour le déduire, par des artifices assez tortueux, de sa matrice initiale: preuve, si nécessaire, qu'avant tout, il s'intéresse non pas à ces rapports de déduction mais à la qualité des thèmes qu'il en tire. En effet, dans le cours de l'oeuvre, on pourrait imaginer, vu les confrontations entre personnages, que le langage musical les illustrerait a partir de cet engendrement numérique: il n'en est rien; ceux-ci sont escamotés, oubliés, à l'entier profit du travail thématique traditionnel. Rien, dans la perception musicale qui puisse vous aiguiller vers les sources; la chaîne de déduction reste exclusivement la propriété de l'auteur; l'auditeur, même le plus attentif, le plus averti, n'en peut rien percevoir dans le texte final. On peut légitimement se poser la question du pourquoi : pourquoi recourir à des méthodes de déduction aussi rigoureuses et aussi fouillées, si c'est pour les oublier dès qu'elles ont servi? Pourquoi même se réclamer d'elles alors que, manifestement, le but était déterminé et n'avait nul besoin de cela pour être atteint? Payer le tribut au système sous l'oeil du maître, en dégager des idées personnelles qui vont immédiatement montrer leur indépendance. Telle pourrait être la psychologie de Berg, à la fois manifestant son respect devant une discipline combinatoire qui correspond chez lui à une mystique des chiffres, et reconnaissant que de telles opérations ne peuvent à elles seules assumer la responsabilité de l'invention musicale : mélange inextricable d'obédience et d'irrévérence, de discipline stricte et de désobéissance. Cela se montre aussi bien, et encore plus, lorsqu'il inscrit la nostalgie dans l'ordre lui-même : la série était faite pour créer un ordre non tonal; Berg a besoin de la tonalité, ou plutôt de certains de ses éléments, pour pouvoir s'exprimer dans les deux idiomes sans transgresser ni le principe ni la règle. Tel est le cas du Concerto de violon où les notes de la série sont disposées de telle façon qu'elles puissent donner des accords parfaits. Dans cette oeuvre, encore plus visiblement que dans toute autre, la série est une sorte de justificatif a posteriori pour des idées qu'on aurait pu trouver sans son aide; d'autant plus qu'à chaque idée ou chaque motif correspond une manipulation de la série d'origine utilisée précisément dans ce but. Le système reste donc le point de départ idéal, mais il n'est pas intangible puisqu'il est au service de l'invention, de l'idée; c'est grâce à un accommodement sans cesse ajusté à la cible que l'idée peut vivre dans une sorte de symbiose avec le système. En ce qui concerne spécialement l'emploi de « reliques » tonales si chères au coeur de Berg, qui lui permettaient de se plonger avec nostalgie dans un monde perdu, d'avoir recours à la citation et d'allier bon gré mal gré des éléments hétérogènes grâce à quelques tours de passe-passe, à quelques acrobaties combinatoires , le commentaire de Schönberg - écrit en 1946 - est révélateur : « Il avait raison comme compositeur, mais tort comme théoricien. » Eh quoi! Le compositeur, pour exister, devrait donc désobéir au théoricien vigilant qui réside en lui ? La théorie n'existerait-elle que pour susciter la désobéissance propre à la création? Si la théorie n'est qu'une gêne avec laquelle il faut soit s'accommoder, soit se confronter, est-elle légitime? Ainsi Berg pose ouvertement le dilemme essentiel; il dérobe, par ruse, au système que - par déférence ou par conviction? - il croit devoir adopter, des idées qui auraient pu naître indépendamment de lui. Il ne sort pas complètement sans dommage, me semble-t-il, des contraintes d'écriture que lui impose la règle. Certes, il peut utiliser l'écriture stricte avec un maximum de profit, et la notion de permutation qui irrigue l'Allegro Misterioso de la Suite Iyrique est réalisée de façon magistrale. C'est surtout dans certains passages de Lulu, ou de Der Wein que l'écriture présente moins de souplesse, moins de richesse d'invention dans le détail comparé à ce que l'on peut observer dans les oeuvres « libres ». Cette plus grande rigidité, cette invention moins spontanée, peut-elle être uniquement attribuée aux problèmes d'écriture rencontrés dans l'antagonisme supposé du système? Il est bien difficile d'affirmer cela, d'adhérer à cette seule hypothèse, étant donné la tendance de l'époque au classicisme, qui se reflète chez Berg non moins que chez tous les compositeurs de cette époque. Il reste à noter toutefois que c'est lorsqu'il est à son maximum de désinvolture avec le système qu'il retrouve, comme dans le Concerto de violon, une virtuosité d'écriture et un bonheur d'expression absents, parfois, d'une réalisation grevée de contraintes, rendue grise et raide par un excès d'obéissance. La démarche de Berg montre on ne peut plus clairement la dualité du système et de l'idée, sur laquelle est fondée toute la dernière partie de son oeuvre; elle nous pose la question : la règle et le don sont-ils désormais compatibles.

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Après le père et le fils, venons-en au saint-esprit! Car il a eu, lui aussi, son mot à dire sur le sujet, dans cette période capitale. Il l'a dit avec discrétion, selon son habitude, mais avec quelle force, quelle radicalité, quelle intelligence instinctive de la situation où il se trouvait! Il a été certainement plus obsédé que ses deux contemporains par l'ordre et la rigueur. Son attirance pour la musique des Flamands n'en est qu'un symptôme, ainsi que le temps de son apprentissage consacré à la musicologie. Il ne s'agit d'ailleurs point d'une rigueur considérée comme exercice d'ascétisme reflété dans et par l'écriture. Le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Webern lorsqu'il commente sa démarche et les caractéristiques de son écriture, c'est le mot : cohérence. On pourrait en employer quelques autres qui, non moins que celui-là, exprimeraient le besoin profond qu'il ressentait; le premier qui me vient à l'esprit est celui de responsabilité. Pour Webern, en effet, il n'est pas question qu'une note, qu'une ligne n'assume pas la pleine responsabilité d'une autre note, d'une autre ligne; le tout doit constituer un ensemble de composantes solidaires les unes des autres, en particulier par la déduction qui mène d'un modèle à ses dérivés, mais aussi par le rapport exactement calculé de la mise en place. On conçoit pourquoi la pratique de l'écriture canonique stricte le fascinait au point de monopoliser ses ressources inventives, et à quel point ce mode d'écriture lui donnait à la fois satisfaction et sécurité : le principe une fois établi, il ne pouvait y avoir d'autre solution; cette solution était, peut-être, difficile, pénible à trouver, mais une fois en place, le doute à son sujet se trouvait aboli, absolument. Il avait écrit selon la Loi, obéissait ainsi à l'injonction de la Nature, cela avec des majuscules. Le compositeur devient le transcripteur de la Vérité qui, par ce moyen, lui est révélée; il se transcrit certes, mais en le faisant, il va bien au- delà de sa propre personne, vers une évidence incontestable: l'Ordre immanent se manifeste à travers lui. Outre cette préoccupation essentielle qui avait pour but l'unité de la déduction, la cohérence totale, il en existait une autre, ayant trait au renouvellement radical du discours, à la nonrépétition absolue : préoccupations tellement contradictoires que Webern va se trouver bientôt dans la position de Malévitch avec son carré blanc. La brève série de conférences intitulée . Le Chemin vers la composition avec douze sons », prononcée en 1932, nous fournit la description rétrospective de l'extrême désarroi de ces années 10: J'ai eu le sentiment qu'une fois les douze sons apparus la pièce était achevée. » Il se montre lui-même aux prises avec l'absurdité de cette situation; rien ne vaut, pour s'en rendre compte, la citation extensive du texte de Webern lui-même:

« Dans mon cahier d'esquisses, j'inscrivais la gamme chromatique et je barrais les notes au fur et à mesure. Pourquoi? Parce que j'étais convaincu d'une chose: ce son que je rayais était déjà apparu une fois.Cela a l'air grotesque, incompréhensible, et c'était incroyablemert difficile. L'écoute intérieure a décidé, avec une parfaite justesse, que l'homme qui écrivait les notes de la gamme chromatique puis les barrait une à une n'était pas un fou. »

La déduction réduite à l'état squelettique des notes d'une gamme chromatique ne permet pas, en effet, de créer un univers... Aussi la méthode de la série de douze sons, avant qu'il en voie, juge et apprécie toutes les contraintes, lui apparaît comme une délivrance; à partir de ce terrain minuscule où il se sentait encerclé, il voyait se profiler quelques passerelles vers un domaine plus vaste, il pouvait imaginer un air plus respirable, moins raréfié! Mais de cette descente au fond de l'abime il ressortait avec quelques principes inébranlables : «  Les douze sons sont sur un pied d'égalité », et aussi :

« la composition avec douze sons n'est pas un ersatz de la tonalité, elle mène beaucoup plus loin ;»
il parlait sans cesse de « cette soif d'unité », des variations sur l'idée , concepts qu'il n'avait point abandonnés, même après l'épreuve radicale de réduction à laquelle il s'était livré. On trouve, certes, des hésitations et des incertitudes qui reflètent l'influence de Schönberg, exprimée dans les termes mêmes du maître; par exemple, cette phrase qui contredit partiellement sa propre pratique :

« Pour le reste, on compose comme on le faisait autrefois, mais en se basant sur cette série établie une fois pour toutes. »

Ce n'est pas entièrement faux : l'écriture strictement canonique, qui a toujours eu la préférence de Webern, reste dans une position incontestablement privilégiée par rapport à toute autre forme de contrôle et de déduction; s'y ajoute le fait que toute relation dans le domaine de l'harmonie comme du contrepoint se réfère au même modèle original. Schönberg constatait, à ce propos, que le travail ne s'en trouve pas facilité; Webern lui donne une parfaite réplique : « Le lien est strict, souvent gênant, mais c'est le salut.» Il ajoute ce commentaire méfiant:

« La contrainte, le lien sont si puissants que l'on doit beaucoup réfléchir avant de s'y engager pour longtemps.»

Qu'entend-il exactement par cette réflexion? Il est manifeste que ses premiers essais avec la série reflètent une certaine confusion; système et idée sont encore loin l'un de l'autre, comme le montrent, par exemple, les deux Lieder de Goethe, op. 19, et encore le Trio à cordes, op. 20. La série zigzague entre les voix, mais ne crée pas véritablement des entités reconnaissables; deux raisons à cela: la série n'a pas de caractéristiques proprement dites, du moins ces caractéristiques n'apparaissent pas directement dans la texture musicale; la série sert à assurer, d'une façon amorphe, pour ainsi dire, la complémentarité chromatique des composantes sonores. A la limite, ces oeuvres, la première, en particulier, pourraient être écrites au moyen d'une autre série. On puise dans un total chromatique sans y attacher de fonctions, de relations structurelles: l'organisme qui engendre les intervalles n'influe en rien sur l'arrangement de l'oeuvre, si bien qu'on ne peut percevoir la relation de l'un à l'autre. On peut toujours se rassurer en considérant cet aspect de la question comme négligeable, en avouant honnetement la lacune :

« Si une oreille habituée ne peut pas toujours suivre le déroulement de la série, ce n'est pas bien grave. Même l'âme naive en retiendra toujours quelque chose».

C'est une consolation, mais est-ce une solution? Webern ne saurait se contenter de la désinvolture comme moyen d'exister. Ainsi dit-il : « On cherche à obtenir le plus grand nombre possible d'intervalles différents » - ce qui concerne Berg, et la série tous-intervalles qu'il utilise dans le premier mouvement de la Suite Iyrique - « ou certaines correspondances à l'intérieur de la série: symétrie, analogie, regroupements (trois fois quatre ou quatre fois trois sons) » - ce qui s'applique directement à son oeuvre à partir de la Symphonie op. 21, et bien plus encore à partir du Concerto op. 24.

« Les considérations de symétrie, de régularité viennent maintenant en premier plan et prennent le pas sur les intervalles autrefois dominants quinte, quarte, tierce, etc, Pour cette raison, la moitié de l'octave - la quinte diminuée - acquiert maintenant une très grande signification »
ainsi justifie-t-il l'ensemble de réflexions préliminaires à l'établissement de la série, elle-même préliminaire à la composition. Suit immédiatement ce rappel qui semble sonner comme un démenti : « pour le reste, on travaille comme autrefois », ce qui signifie, je l'ai dit, que l'écriture canonique reste la base de la réalisation comme elle l'avait été dans une grande partie des oeuvres antérieures. Ces réflexions sur la série, Berg et Schönberg les ont également menées, le premier, spécialement, jusqu'au fétichisme; mais leurs réflexions étaient loin d'aller dans le même sens que celle de Webern. Quand il fait appel aux schémas antérieurs de la tonalité, il en parle par « analogie », pour instaurer des fonctions très générales, voire des caractéristiques de type tension-détente, ordre- chaos, connaissance-reconnaissance, susceptibles de s'appliquer à toutes les syntaxes. Mais quand il en vient aux données élémentaires de son langage, il réfléchit à une solution qui soit convaincante au plan de la structure comme au plan de l'incorporation; plus précisément, il dit :

« La série de douze sons n'est pas un thème. Mais parce qu'elle me garantit d'une autre façon l'unité, je peux travailler aussi sans thématique et, par conséquent, beaucoup plus librement, »

Lorsqu'il emploie l'expression « travailler sans thématique », il se réfère implicitement à la notion de thématique telle qu'elle a été utilisée jusqu'à Schönberg; pour lui, la coincidence de la série et de la donnée thématique est si inaliénable que les structures de la première sont les fondements de la seconde. Il procède exactement comme il le décrit, par segmentation de la série, en créant des phénomènes de symétrie, d'analogie, des regroupements de régions : toute l'oeuvre sera subordonnée à une organisation privilégiée des intervalles. Il réduit ainsi considérablement le domaine de la série jusqu'à le diviser en figures perceptibles; dans le temps même où l'on percevra les figures musicales exposées, on saisira la structure fondamentale qui leur a donné naissance. Il est désormais inconcevable de séparer figure et structure à moins qu'on ne se serve temporairement d'une déviation, d'ue dérogation à cet ordre - arrangement de notes passagèrement dissymétrique - pour le réinstaurer à un autre moment important de l'oeuvre, une sorte de réexposition, par exemple. Dans l'oeuvre de Webern, contrairement à Berg qui multiplie des opérations numériques destinées, en tant que telles, à rester ésotériques, l'opération sur la série est réductrice, simplicatrice à l'extrême pour permettre l'identification immédiate, pour manifester l'évidence sans ambiguïté. La démarche du compositeur dans la suite des oeuvres qui commence avec l'op. 21 est absolument lisible : l'idée coincide totalement avec l'organisation du système. Cependant, malgré cette rigueur presque forcenée, la relation verticale reste encore très incertaine, dépendant presque exclusivement des hasards apportés par les rythmes et les rapports de superposition entre les voix horizontales. Aussi pour éviter les « mauvaises rencontres », pour cerner la dimension horizontale par une signification verticale, Webern utilise-t-il le gel du registre - ainsi commence la Symphonie op. 21, ainsi se termine le Concerto op. 24 : chaque unité de la série de douze sons se verra attribuer une hauteur absolue, constituant en quelque sorte la justification harmonique (au sens typographique du mot justification); toutes les voix se déplaceront selon cette grille des hauteurs créant une mobilité de parcours dans une immobilité de position. Pareil élément dynamique évoluant dans un milieu statique n'est pas sans faire penser à un moment de l'écriture polyphonique où les contraintes imposées aux voix étaient telles, surtout lorsque le nombre de voix se multipliait au-dessus d'une certaine norme, que l'harmonie résultante était absolument immobile. La totalité de la structure harmonique ne peut, néanmoins, reposer sur une suite de statismes de cet ordre, surtout si l'on veut donner à chaque voix une autonomie de registres et lorsque la musique vocale restreint l'ambitus et l'agilité concevable à l'intérieur de cet ambitus. L'écriture étant très soignée, très surveillée, les rencontres verticales évitent, par conséquent, des intervalles - comme l'octave - qui contrediraient l'organisation horizontale individuelle; cependant la polyphonie provoque des relations d'incertitude, le résultat vertical étant à la merci de rencontres dans un champ de hauteurs et n'obéissant pas à une loi de note à note. Autant le système est fort dans un certain domaine et coincide parfaitement avec l'idée, autant dans cet autre domaine, le système ne peut vraiment fonctionner qu'en cas extrême d'immobilité, ou en des occasions se rapprochant de ce cas extrême. Néanmoins, la cohérence si chère à Webern, et qui demeure sa préoccupation essentielle, est, en grande partie, atteinte: non pas une cohérence de principe, mais une cohérence de fait, que la réduction à un petit nombre de composantes simples lui a permis d'obtenir. En cela, sa démarche se rapproche énormément de celle de Kandinsky au moment du Bauhaus, lorsque ligne droite, carré, cercle servent exclusivement de support au développement pictural; de son côté, Mondrian ignorera volontairement tout ce qui n'est pas ligne droite. Certes, dans toutes les oeuvres de ce type, le monde des formes se trouve singulièrement appauvri; en revanche, la perception du développement de ces formes et de leurs interrelations arrive à une évidence absolue qui de ce fait, recèle un mystère certain, qui nous donne le plaisir et là satisfaction d'une entente sans problèmes, car on se trouve passablement en mesure de relier les éléments de base à la totalité de l'oeuvre. La série, selon Webern, est

« le résultat d'une idée qui est en relation avec une vision intuitive de l'oeuvre conçue comme un tout »

Idée et système, je le répète, se renvoient l'un à l'autre, ils s'expliquent l'un l'autre, se fortifient, se justifient l'un par l'autre, ils forment, à la limite, un couple d'une complète réciprocité.


Mais qu'en est-il de la forme, cette grande forme, que la nouvelle méthode a rendue de nouveau possible, après l'étranglement dû à l'emploi radical de la non-répétition? Est-ce une conséquence directe du système et des manipulations qu'il permet? Dans ce domaine, on peut constater soit ignorance du problème, soit hiatus entre la proposition et la réalisation, soit ambiguïté entre l'intention formelle et l'exploitation du système. Les trois attitudes vis-à-vis de la méthode nouvellement promulguée voient s'atténuer leur divergence foncière en ce qui concerne la conception formelle entièrement modelée - non pas même dérivée - sur l'héritage reçu de la tradition, avec des différences notoires, cependant. Dans la plupart de ses oeuvres strictes Schönberg reprend intégralement à son compte, et sans modification essentielle, les schémas habituels de la sonate, du rondo, etc. Berg suit aussi, .en principe, ces mêmes schémas; mais soit le besoin narratif dans la musique de concert, soit la nécessité dramatique dans l'opéra le font dévier d'un cadre fixe et le poussent à jouer sur des interférences entre ces formes; les modèles sont là, mais ils sont gauchis par la citation, l'insertion, la dispersion. Les formes prises comme repères historiques servent, à leur tour, de matériau à un niveau supérieur de l'invention, et leur signification ira au moins autant vers le pouvoir narratif et l'expression dramatique que vers l'équilibre architectural. Quant à Webern, ce qu'il réalise au fur et à mesure que son habileté technique lui en donne la possibilité, c'est une fusion des diverses formes classiques; lorsqu'il explique la construction formelle des Variations, op. 30, il en arrive pratiquement à constater que tout est dans tout. Schönberg en était revenu, dans son op. 31, à la suite de Variations cloisonnées, chacune d'entre elles basée sur des caractéristiques précises et délimitées; Berg utilise dans la continuité un même principe. Webern ne se contente pas de la continuité temporelle, il veut intégrer les différents panneaux dans une forme globale, où le type de manipulation du système assumera, en grande partie, la responsabilité des événements musicaux. Ces variations sont en réalité, explique-t-il, une ouverture; le thème est une introduction; la première variation est réellement le thème, la deuxième une transition, la troisième le thème secondaire, la quatrième amène la reprise du thème - car il s'agit d'une forme-lied-; ainsi va l'analyse jusqu'à la fin de l'oeuvre. Il n'est pas difficile de voir la confusion volontairement entretenue à propos de ces formes spécifiques qui se fondent en une seule de même qu'au niveau du langage, l'écriture canonique recoupe exactement l'emploi de la série. La forme renvoie donc elle aussi au système mais en passant par le filtre de la forme traditionnelle. On dirait que Berg tend à démontrer l'impuissance du système par le fait que ses thèmes rejettent dans le néant la préparation minutieuse, mythiquement numérique, de ses séries tandis que Webern, tend à démontrer l'impuissance des formes classiques à donner une réplique adéquate au système d'écriture adopté : l'ambiguïté est là comme un acte d'obédience vis-à-vis de l'histoire; cette révérence faite, on peut considérer l'oeuvre d'un tout autre point de vue, plus directement relié à la structure même de son langage; la référence s'en trouvera, d'un coup, abolie. Il s'agit d'une oeuvre à la fois réelle et fantomatique, réelle quant aux lois du nouveau langage, fantomatique quant à sa référence à l'ancien monde. Ce n'est pas la vérification de Schönberg, pas davantage la nostalgie de Berg; c'est une illusion, une fantasmagorie formelle.

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De ce père, ce fils et cet esprit, j'ai considéré avant tout la démarche. Elle reste encore aujourd'hui la plus remarquable, la plus aiguë et la plus réfléchie du premier demi-siècle. Non point que d'autres oeuvres de qualité ou de génie n'aient point apparu dans le même temps! Mais elles dénotent davantage une fin de parcours qu'une trajectoire naissante; la réflexion sur le langage y est sporadique, l'utilisation elle-même du vocabulaire et de la syntaxe ne va pas au-delà des notions d'emprunt ou de surcharge. Si certaines caractéristiques - continuum sonore, dialectique bruit/son, micro-intervalles, variations de la modalité par la définition changeante des intervalles, notion de durées et non seulement de rythmes - sont remarquables par leur potentiel de nouveauté, elles restent éparses, ne remettent profondément en question ni l'écriture, ni la conception de la forme; elles ne sont pas assez pensées dans le sens de la cohérence si chère aux Viennois. La question demeure posée : une telle cohérence est-elle nécessaire? Elle l'a semblé au moment où les Viennois ont, si je puis dire, passé la main; cette cohérence ne semblait même pas assez cohérente à leurs successeurs, puisqu'elle ne s'exerçait rigoureusement que sur une partie du vocabulaire musical, la plus importante, sans doute, malgré les mises en cause, et que les autres dimensions de la composition en découlaient par une sorte d'automatisme strict ou par le libre arbitre s'appliquant avec plus ou moins de bonheur. Durées, timbres, dynamiques possédaient certainement une logique d'emploi, avaient une signification, mais leur organisation échappait profondément au système, si rigoureux, si étroit même en ce qui concerne les hauteurs proprement dites. Que faire alors, sinon unifier le système et donner une égale importance à toutes les composantes du son? C'était augmenter la contrainte d'une façon exponentielle, mais c'était, également, rassurant - superficiellement, du moins - en ce qui concerne la nécessité absolue d'une écriture incontestable. Quel contentement, face à l'incertitude du choix, de pouvoir se dire qu'un faisceau de structures préalables, qu'un réseau d'organisations dérivées d'un modèle unique va, par des croisements strictement organisés, vous donner la note unique, inéluctable, la solution qui éliminera le hasard, la solution qui, à force d'être impersonnelle, sera nécessairement la bonne. Car c'était bien là l'utopie qui dirigeait ce sérialisme intégral : outre le désir d'unifier le système, de rendre justice aux composantes jusqu'alors négligées, de les réhabiliter, il existait, non moins forte, une croyance en l'infaillibilité de l'ordre, presque une superstition vis-à-vis de ses vertus magiques qui, si elles ne se substituaient pas complètement à la personnalité du compositeur, l'appuyaient sans faille dans son combat contre l'incertitude, au prix d'une part consentie d'anonymat.


Certaines oeuvres de cette époque dogmatique fort brève font penser, par le systématisme et la conformité qu'il entraîne, à la courte période du cubisme proprement dit : la personnalité est sous- jacente a l'ordre, la volonté individuelle d'expression se soumet à une volonté (supposée collective) de rigueur dans la mise en place. La loi que le compositeur invente pour y soumettre sa personnalité le protège du désordre de l'instant, agit comme la révélation d'une vérité que, sans elle, il serait incapable de déceler, encore moins de manifester. Ainsi, tous les domaines seront organisés selon la même règle; tous les paramètres seront préalablement soumis aux mêmes méthodes de classement, leur prolifération contrôlée par les mêmes processus. Le jeu de ces paramètres entre eux a paru suflisant pour construire une oeuvre. Cette idée n'était pas aussi myope qu'elle en a l'air de prime abord; elle avait l'avantage - quand même, oui, un avantage - d'éliminer les références aux formes classiques héritées de la tradition, dont on avait pu percevoir au plus fort la contradiction, au mieux l'ambiguïté en ce qui concerne les rapports forme-système. Ici, la forme dépendait directement des modes d'utilisation du système. De surcroît, se réalisait le rêve - le cauchemar, peut-être - d'une «  oeuvre » au-delà de l'individuel, au-delà de l'accident, d'une oeuvre où le compositeur ayant préparé avec soin son matériau de base, il ne lui restait presque plus qu'à lancer le mécanisme ainsi monté et le laisser accomplir la réalisation. Le compositeur écrivait sous la dictée d'une force combinatoire, n'intervenai t, à la limite, que pour veiller à ce que la transcription soit fidèle, pour éviter que la machine ne s'emballe et ne donne des résultats absurdes. Il était si sûr de son système qu'il n'avait plus à s'embarrasser des problèmes de perception auxquels, à vrai dire, il n'avait guère prêté attention, les trouvant secondaires par rapport au bon fonctionnement de ses systèmes. Du moment que la mécanique fonctionnait, la perception devait aussi fonctionner. La réalité devait rapidement lui montrer que les problèmes étaient moins simples qu'il ne l'avait supposé dans son enthousiasme à se soumettre à un ordre supérieur qui ne lui assurait pas, contrairement à ses espoirs, la validité d'un bon nombre de composantes négligées, que ce soit dans la fabrication elle-même de l'objet ou dans la perception qu'on peut en avoir. Le système prenait en compte les données les plus élémentaires du langage, et encore le faisait-il d'une façon très superficiellement formelle, en ignorant la spécihcité de chacun des domaines ainsi organisés. Si l'on prend les hauteurs, les douze sons peuvent, à la rigueur, être considérés comme absolument égaux; qu'on les entende dans un ordre ou dans un autre, selon une permutation ou une autre, aucun d'eux n'attirera l'attention plus qu'un autre : il faudrait pour cela se référer à des critères de proximité, de répétition, qui sont, certes, contenus de façon latente dans la série, mais que l'on doit mettre en évidence pour qu'ils soient perçus; au départ toutefois, sans autre opération d'un ordre supérieur, l'égalité existe. Il n'en va pas de même en ce qui concerne les durées telles qu'elles avaient été sérialisées; une durée de longueur 12 - c'est-à-dire l'équivalent de douze unités - ne se perçoit pas comme l'égale de l'unité elle-même, c'est-à-dire la durée 1. Statistiquement, qu'on les joue dans quelque succession que ce soit, les valeurs longues prendront plus de temps : la série de durées brutes sera, en conséquence, perçue comme foncièrement inégale alors que la série de hauteurs n'avait, en se présentant isolément, aucune orientation. Vis-à-vis de la durée, on est obligé si l'on veut rétablir une certaine égalité de pulsation, d'effectuer une opération de type supérieur, comme diviser explicitement chaque valeur par l'unité et avoir alors recours à une accentuation dynamique ou harmonique pour mettre en relief les valeurs originales ainsi divisées. Je n'insiste pas sur la dynamique, dimension évanescente par excellence, où la rigueur a bien peu de chances de se transmettre intégralement, étant donné la fragilité et le flou de l'estimation, étant donné, d'autre part, qu'elle est liée à un geste musical continu, où le discontinu souligne l'exception, marque la rupture. Quant au timbre instrumental, il est bien difficile de lui appliquer une véritable échelle: on ne peut, sans risquer l'absurde, établir des catégories absolues; tout au plus, dans certains cas de dynamique, de registre, peut-on établir une proximité - une ambiguïté - semblable, au mieux, à la continuité qu'on peut imposer à la succession des voyelles, continuité qui se trouve fortement bousculée, ébranlée, par l'interférence des consonnes. Aux timbres vocaux et instrumentaux, et à la dynamique même, on ne peut guère plus appliquer que des chiffres, commodes, mais ne se rapportant guère à une réalité. Même avec des timbres synthétisés, avec des régions de transition et des interpolations, une classification s'avère essentiellement subjective, et le contexte reste indispensable comme critère de jugement. Si le classement de certains paramètres reste fortement sujet à caution, un type donné d'automatisme dans le déroulement et la combinaison des données n'est pas à négliger dans un domaine très restreint, qui se limiterait à des formes sans commencement ni fin, destinées à contraster avec des formes finies et directionnelles.


En attendant de revenir sur ces rapports du formel et de l'informel que permet un système conçu globalement d'une façon très souple, j'aimerais m'arrêter sur les insufllsances de méthodes rigides, et l'incapacité où elles sont de résoudre certains problèmes essentiels de composition. Je ne les épuiserai certainement pas tous, mais je voudrais m'attacher à quelques-uns d'entre eux, particulièrement importants qui mettent en question, par l'individualité des réponses, la validité de tout système. Le fait n'est pas nouveau: une partie de la tension au coeur même de l'expression musicale provient de la lutte entre figure et système. Je n'en prendrai qu'un exemple, devenu, avec le temps, très académique, celui de la fugue: un sujet étant exposé à la tonique, puis à la dominante, l'intervalle de quinte se transforme en intervalle de quarte; impossible, en principe, de garder le sujet tel qu'il est, on lui fait donc subir, sauf cas d'exception, ce qu'on appelle une mutation. Le système est plus fort que l'intervalle; pour que le sujet de fugue puisse fonctionner dans le système tonal, il est indispensable de lui infliger une déformation, de transformer sa structure interne. Néanmoins, il est parfaitement reconnaissable, non seulement parce qu'il conserve toutes ses autres caractéristiques, mais parce que le système préserve son intégrité grâce aux fonctions qu'il lui fait assumer. Quand l'intervalle veut être le plus fort, le système se voit dangereusement contesté, l'autonomie des intervalles devient de plus en plus irréductible au système. Un des exemples les plus frappants de cet état de choses se trouve dans un développement de la fugue de l'op. 106 de Beethoven, restreint essentiellement à l'intervalle de dixième, où le système harmonique se trouve fortement commotionné par la prépondérance de cet intervalle envahissant la texture entière. (Encore faudrait-il ajouter que cette dixième, tête du sujet de fugue, est tantôt majeure - dans sa forme originale - tantôt mineure suivant les exigences du système harmonique.) Mais avec l'avènement de la série, une autre question se pose dans la relation de la figure et de l'intervalle considéré comme part du système. L'intervalle devient une matrice abstraite qui peut engendrer un certain nombre d'intervalles réels; cet intervalle d'origine, je peux le manipuler à ma guise, le changer de registre, voire le changer d'identité en le renversant. Ces extensions, ces renversements, voire ces transpositions ne rendent-ils pas toute reconnaissance de l'intervalle originel impossible ? la personnalité acquise au moyen des paramètres de manipulation ne détruitelle pas, par son existence même, tout recours au modèle, toute trace de la relation qui, en principe, existe, en fait, s'est dissoute dans l'opération? Là encore, la figure lutte avec le système : qu'est-ce qui est le plus fort dans la relation entre deux figures? Est-ce une référence à la hauteur absolue, immatérielle, ou ne serait-ce pas plutôt une question de contour, de direction, de relation réelle? Une tierce majeure montante n'est-elle pas plus proche d'une tierce mineure également montante que d'une sixte mineure descendante? Bien sûr, il y a d'autres caractéristiques d'une figure, la structure rythmique en particulier, pour lui donner son véritable profil; mais elles se doivent d'être d'autant plus grossières et plus constantes que la structure d'intervalles sera plus variée en termes réels, même si les termes d'origine restent identiques. Dans quelles limites, donc, cette figure originale conserverat-elle son identité, surtout si son insertion dans une polyphonie la rend plus difficilement perceptible : le morcellement de ses éléments par des silences, la confusion introduite par des registres très étendus et le croisement des différentes figures sur l'espace entier de ces registres, tout cela rend l'identité et, par 1à même, l'identification, fort problématique. Or, dans la différence, il doit y avoir suffisamment d'éléments de répétition, pour que mémoire et perception puissent agir en conséquence et reconnaitre l'objet initial au travers de ses différentes représentations. L'enveloppe pour ainsi dire, d'une figure, est donc aussi importante que les intervalles qui la constituent; c'est en cela précisément que le système d'intervalles entre en conflit avec la réalité de l'idée. Si l'on considère la polyphonie elle-même, et la relation de la densité avec la perception, il existe un problème de la perception des figures individuelles, non plus tellement, cette fois, à cause de la tension figure-intervalle qu'en raison de l'accumulation et de la superposition. S'il n'y a pas de lois harmoniques à proprement parler, et à partir d'une certaine densité, les voix ne vont plus être perçues en tant que telles, mais comme une globalité statistique: dès lors ce n'est plus tel intervalle ou tel autre, très précisément, qui importera dans l'écoute de cette polyphonie accumulative, où l'exactitude du rapport ne joue plus le rôle principal; on remplira un registre délimité, moins grossièrement, on l'analysera, on le balaiera par des lignes n'étant pas forcément soumises à une hiérarchie d'intervalles, étant plutôt guidées par un principe plus souple de complémentarité, de parallélisme, d'individualisme des unes par rapport aux autres. Le système serait beaucoup trop rigide et trop contraignant pour un contexte qui demande une approche plus fluide de l'entrecroisement polyphonique, moins signifiant en quelque sorte, plus modelable, plus statistiquement envisagé. Ceci m'amène à parler, d'ailleurs, de la rigidité du système par rapport à ce que j'appellerais les phénomènes adjacents; j'entends par là des artifices d'écriture qui se greffent sur des phénomènes principaux et en enrichissent le pouvoir expressif. L'appoggiature, le retard, l'anticipation, sont dans le système tonal, le type même des phénomènes adjacents; ils ne sont pas purement ornementaux comme un mordant ou un grappetto, leur importance vient de ce qu'ils sont liés directement à la fonction harmonique en lui apportant une tension qu'un accord ou un enchaînement d'accords seraient bien incapables d'avoir sans cela. On s'est privé d'un très riche territoire lorsqu'on a voulu tout ramener à une unité centrale, les lignes dérivées devant obligatoirement se conformer au modèle sans dérivation possible. On a privé, en quelque sorte, le son, la ligne de toute possibilité d'avoir une aura. Un son peut être considéré, en effet, comme un centre autour duquel des satellites sont disponibles pour l'enrichir, lui donner une importance qu'il ne saurait avoir par lui-même: cette aura peut être une ornementation linéaire, elle peut se présenter aussi bien sous la forme d'un agrégat vertical; elle vient se greffer sur le son à titre momentané sans faire partie intégrante de la structure à laquelle ce son appartient. De même, une hétérophonie est, en quelque sorte, l'aura d'une ligne mélodique; point n'est besoin, pour le constituer d'une règle rigoureuse: au contraire, les volutes qu'elle tracera autour de la ligne principale en sont dérivées d'une manière libre et imprévisible, enrichissant sa présentation, sans en modifier la structure. L'écriture de l'orchestre bénéficie grandement de cette dimension ajoutée de l'invention; ces auras autour des lignes de forces de la construction créent une illusion basée sur des perspectives, sur des contrastes de plan, sur des accumulations de points de vue. Ainsi s'instaure une véritable acoustique instrumentale, plus enrichissante, à mon sens, que la simple utilisation de proportions acoustiques. Avec ces dernières, on éprouve souvent des désillusions pour deux sortes de raisons. La première consiste en leur inaptitude à former des figures qui ne soient autres que des portions transcrites de la résonance; la seconde est que cette transcription s'effectue sans tenir réellement compte du phénomène de fusion que constitue le timbre. Ce que l'on reproduit, ce n'est certainement pas ce phénomène lui-même, mais un rapport abstrait qui laisse de côté les fluctuances de ces composantes les unes par rapport aux autres : dans les cas les plus rudimentaires, on aboutit à des accords de septième ou de neuvième de dominante qui, même incomplets, entraînent des connotations stylistiques très fortes, dévient l'attention vers la notion de style et l'adéquation de ce style aux fonctions harmoniques qui gouvernent l'oeuvre; dans les cas les plus raffinés, étant donné l'emploi que l'on doit faire de micro- intervalles que nos instruments ne peuvent donner qu'avec une approximation très aléatoire, on obtient des complexes sonores intéressants, n'ayant à voir que de loin avec des déductions réelles de phénomènes acoustiques. La faiblesse de cette référence acoustique réside surtout dans le fait qu'elle fige le discours dans une excessive verticalité, le privant ainsi d'un grand potentiel dynamique : cela donne une composition par plaques successives, car si un tel système donne des résultats acoustiques satisfaisants, la figuration de l'oeuvre y demeure si soumise qu'elle en semble excessivement affaiblie. Il me semble que la dimension acoustique réelle ou illusoire appartient essentiellement à la catégorie des phénomènes adjacents, indispensables à l'enrichissement d'un phénomène central, mais incapables de vivre par eux-mêmes. Si, auparavant, on avait. par trop négligé cette symbiose possible, on ne saurait, dans le but louable de redonner toute leur importance à la perception harmonique, lui faire endosser une responsabilité qu'elle n'est pas en mesure d'assumer, qui ne correspond pas à son essence. Je suis persuadé que ce que j'appelle aura est un moyen efficace de lutter contre l'inflexibilité et l'exiguïté d'un système, mais je pense qu'elle ne peut être qu'une force d'appoint. Elle introduit la transgression, en même temps qu'elle a besoin d'un cadre d'action défini pour se manifester pour l'enrichir de son pouvoir expressif de soulignement ou de contradiction.


Les rapports conflictuels qu'entretiennent le système et la figure se passent dans un univers qui suppose une directionnalité, une forme. Mais l'idée peut se servir du système dans un tout autre but, celui de créer l'amorphe, soit pour des phases de transition, soit pour créer des plans de nature différente. Notre conception de l'oeuvre se fonde sur le fini, la forme fermée, la trajectoire accomplie, la signification déterminée par une structure close : d'où la construction basée sur des figures précisément définies, se transformant au fur et à mesure de l'oeuvre, leurs métamorphoses devenant la substance même du développement et lui fixant ses limites. Déjà, à propos de la série, Webern avait parlé d'athématisme; en effet dans les Variations pour piano op. 27, par exemple, il ne s'agit pas de variations sur un thème organisé et reconnaissable comme tel, ainsi que dans les Variations pour orchestre op. 31 de Schönberg : nous sommes en présence de variations sur un thème virtuel que les propriétés de la série, plus un certain nombre de caractéristiques figuratives, suscitent sous diverses apparences. La notion de thème virtuel, telle qu'elle apparaît nettement dans cette oeuvre, montre, en effet, à quel point l'utilisation radicale de la série contredit cette autre notion de choix fini. La série, dès l'origine, introduit le principe d'égalité de tous les termes, de permutation infiniment renouvelable, également valide sous tous ses aspects; le thème, la figure, impliquent, au contraire, une fixation dans la succession, la relation aux autres paramètres, le caractère expressif- toutes choses qui, si elles sont susceptibles de variations, si elles supposent une très grande souplesse d'articulation permettant la manipulation, sont néanmoins le contraire de ce qu'on appelle virtuel : il s'agit d'un objet bien réel qui suppose un choix arrêté. Il existe une dimension propre à l'objet virtuel qui relève des concepts de permutation, d'interpolation, de structure aléatoire, de crible, de récursivité, de « mapping », de règles de réécriture, qui invite à l'espace ouvert de développement. Cette dimension se manifeste aussi bien dans les éléments que dans leur combinaison, dans l'informel - mais pas au sens qu'Adorno a donné à ce terme. C'est le continuum des hauteurs défini par une coupure, par une échelle quelconque à un moment donné, se produisant aléatoirement; c'est une structure rythmique se réécrivant elle-même au moyen d'un certain nombre de règles; c'est un critère de densité dépendant de la nature des intervalles employés; ce sont des catégories susceptibles d'engendrer indéfiniment un matériau constamment renouvelé à l'intérieur d'un champ donné, plus ou moins limité selon que les lois qui le gouvernent seront plus ou moins restrictives. La trajectoire elle-même devient plus importante que chacun de ces mom ents, elle est indifférenciée, n'implique pas une direction du temps vers le terme, suppose, en quelque sorte, l'inachèvement, implique une écoute sporadique. En écoutant certaines oeuvres qui se fondaient sur les mécanismes de la série ou de la permutation, on pouvait avoir l'impression, en effet, d'entendre un fragment arbitrairement choisi d'un complexe qui n'avait comrnencé ne s'était terminé que par la mutilation imposée à un ensemble dé combinaisons beaucoup plus vaste; comme, instinctivement, le compositeur sait que l'attention ne dépassera guère le moment où la perception aura Inconsciemment pris connaissance du mécanisme qui gouverne sa construction - car il ne s'agit guère d'un discours, à ce moment-là, il arrêtera cette mécanique, après en avoir fait fonctionner les rouages essentiels ou qu'il juge tels, mais il reste que le superflu rejeté est présent fantomatiquement comme non-dit. De l'idée qui gouverne le système au système qui gouverne l'idée, deux positions extrêmes, on peut imaginer beaucoup de transitions à condition qu'on utilise le rapport système-idée pour ce qu'il peut réellement apporter : dans un cas, le morphe, le formel, dans l'autre cas, l'amorphe l'informel. C'est cette dialectique à laquelle j'ai eu recours dès mes premières compositions (Sonatine pour flûte, en particulier) lorsque je contrastais développements thématiques et athématiques : sous une forme rudimentaire et attachée très fortement encore aux notions thématiques - figure, cellule, intervalle - il s'agissait de ce rapport fondamental qu'entretiennent écriture obligée et écriture libre. Plus tard, certains tableaux de Klee, ainsi que ses cours du Bauhaus, m'ont aidé à déf inir plus précisément et plus généralement ces catégories, à les faire fonctionner en symbiose; mais il n'y a qu'à transposer une observation très simple de la nature pour prendre conscience des rapports du formel et de l'informel : les nuages nous fournissent l'exemple même d'une trajectoire informelle comparée aux événements ponctuels que nous observons simultanément. On pourrait croire qu'un tel emploi du système se rapproche de l'improvisation. Si l'improvisation repose sur des règles précises à partir desquelles elle varie la présentation des événements musicaux engendrés par ces règles - enchaînements d'accords, variations mélodiques -, elle laisse une marge de manoeuvre relativement grande à l'ornementation, sur des schémas donnés. Mais ces schémas font déjà partie d'agencements préparés, sinon dans leur réalité, du moins dans leur principe; ils ne provoquent pas de véritables proliférations et ils sont liés généralement à une sorte de trajectoire, à une détermination suffisamment lâche pour que le moment puisse s'y insérer, suffisamment dominante pour préserver une cohérence de surface. Il s'agit bien d'un phénomène transitoire entre forme fixée et forme indéterminée. Quant aux avatars plus récents de l'improvisation, on aurait bien du mal à les assimiler à quoi que ce soit de productif, mis à part l'expérimentation instrumentale libre de se développer sans contrôle et de découvrir des emplois et des rnodes de jeu qu'une écriture trop serrée et trop précise n'aurait pas permis d'inventorier. Mais la stylistique en étant pratiquement évacuée sinon à l'état de souvenir, de référence plus ou moins involontaire à des oeuvres réalisées, il est difficile de lui attribuer d'autre valeur que celle d'un psycho-test individuel, voire d'un cérémonial collectif auquel participent les pratiquants d'un certain culte. La réflexion et même la pratique sont trop sommaires pour être productives. Il en va pareillement de la croyance en la vertu de la graphie qui, à un moment donné, a entraîné un certain nombre de fétichismes dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils dénotaient soit une assez grande naiveté soit une rouerie bien inefficace : comme si cet état de prémonition, ce stade préparatoire pouvait remplacer la transcription réelle par l'écriture, quel que soit, par ailleurs, le code adopté! La graphie est un système percé de tous côtés, qui s'applique à n'importe quoi de n'importe quelle façon, elle ne peut que donner des directives grossières d'où les données proprement dites du langage musical sont absentes : toute idée pourra s'y insérer, ce qui est très commode, mais loin d'être convaincant. J'apprécie volontiers le désir de renouveau et de décapage des modalités anciennes; j'apprécie beaucoup moins l'amateurisme du résultat. A vrai dire, au coeur de toute évolution de la pensée musicale, se trouve l'écriture, on ne peut y échapper sous peine de précarité et d'obsolescence.

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Je considère, aux extrémités de l'échelle du possible, deux types d'écriture : l'écriture absolue dont les composantes sont rendues obligatoires par un système strict de déduction et de responsabilité; l'écriture relative où des critères très généraux de cohérence permettent une grande marge de liberté. Faut-il dans un cas comme dans l'autre, pour préserver l'unité de l'oeuvre, remonter obligatoirement, fût-ce par des contorsions enfouies dans la préparation, à un système central dont devra dépendre entièrement l'invention? Webern, comme Schönberg, croyait à l'existence de la série comme intuition du tout; une fois cette hiérarchie établie, il ne resterait plus qu'à écrire l'oeuvre qu'à accomplir une sorte de sublime dictée. C'est voir l'invention sous l'angle de la Genèse et assimiler un peu vite la composition au pouvoir divin, sans tenir compte de l'accident. Certes, toute composition achevée abolit le hasard qui existait avant elle, elle l'abolit dans l'apparence, mais ne l'a-t'elle pas plutôt inclu dans sa réalité? Le compositeur n'est-il là que pour remplir les cases d'une structure totalement définie et programmée à l'avance? Le rôle essentiel joué par le renouvellement de l'invention implique une forte dose d'imprévisible qui, de dérivation en dérivation par rapport à l'idée initiale, nous conduit à estimer à sa juste valeur l'importance capitale de l'instant. L'invention fait d'ailleurs appel à tous les court-circuits de l'intuition pour trouver la solution qui pourvoit à ses besoins momentanés : alors que la déduction entièrement déroulée aurait pu nous fournir une infinité de solutions où l'embarras du choix aurait été démesuré par rapport à la validité du résultat, l'intuition nous débarrasse de tout ce qui est superflu et nous induit à écrire la solution provisoire peut-être, remodelée par la suite, mais restant essentiellement unique. Si l'on se confine dans un ensemble de systèmes rigides l'on en déduira la note inéluctable, inél uctable au moins en tenant compte de la rencontre donnée de tous les paramètres; elle semble inéluctable parce que résultat d'un calcul, et donc manifestation d'une vérité objective au-delà du choix personnel. Mais notre instinct esthétique nous dit que cette solution n'est pas la bonne; que faire alors? Corriger le système, en se réclamant du libre arbitre du compositeur, de son pouvoir de créateur qui le place au-dessus des systèmes qu'il a créés et qui sait mieux qu'eux ce qu'il doit écrire? Cela revient à considérer le système comme une aide, une béquille, un excitant pour l'imagination qui, sans lui, ne serait pas arrivée à concevoir réellement un monde rêvé : je choisis, donc je suis; je n'ai inventé le système que pour me fournir un certain type de matériau, à moi d'éliminer ou de gauchir ensuite, en fonction de ce que je juge bon, beau, nécessaire. On pourrait certainement être plus scrupuleux, se dire que puisque le système n'a pas donné véritablement les résultats escomptés, il va falloir remonter à la source, reconstruire l'organisation, repenser la rencontre des paramètres, et attendre de ces remaniements des solutions plus satisfaisantes. Cela implique une grande patience et un certain manque de confiance en soi, mais aussi du courage et de l'intransigeance : ne pas renoncer si facilement à obéir à la structure pour trouver la juste réponse! Dans un cas, on admet l 'exception, l'irrégularité, la licence comme meilleures, plus profitables que ce qui est donné par la déduction pure; dans l'autre, on pense que se livrer aux court-circuits de l'imagination, surtout à la sortie du système, relève de légèreté voire de paresse certaine dans la manipul ation de la logique. Il y a un troisième cas, c'est évidemment le refus du choix en fait, beaucoup d'oeuvres dites aléatoires relevaient directement de cette catégorie. Plusieurs solutions se présentaient face à un développement donné : le compositeur avait déjà fait bien des choix, éliminé bien des cas de figures, avant d'arriver aux images jugées les plus représentatives ; mais les unes comme les autres atteignaient, à cet instant de l'oeuvre, le même degré de validité. Dès lors, pourquoi éliminer davantage? Pourquoi ne pas présenter toutes ces images? Elles étaient en nombre suffisamment restreint pour ne pas céder à une utopie irréaliste en leur donnant droit égal de cité dans la partition; elles appartenaient au même phénomène, s'inséraient donc, dans la forme générale, sans difficulté à la place l'une de l'autre, étant une sorte de variation virtuelle que l'on ne pourrait entendre que si se multipliaient les exécutions faisant appel chaque fois à des choix différents de l'interprète. Pour peu que l'oeuvre soit la somme de fragmc-nts choisis chaque fois dans un champ de variations potentielles, on arrivait a une variation totale non dite, à la fois inscrite dans l'oeuvre par la nature même des fragments et hors de l'oeuvre puisqu'elle n'était jamais entendue en tant que teile et que les innombrables choix possibles interdisaient pratiquement une répétition littérale si l'on suivait jusqu'au bout la règle du choix prémédité multiple ou du choix non prémédité et forcément multiple. L'oeuvre est un modèle virtuel dont on peut tirer à volonté des exemplaires réels. Le système et l'idée se renvoient l'un à l'autre dans un jeu de bascule entre fini et infini. Ce n'est pas le hasard, mais le refus de l'abolition du hasard : l'idée est saisie, fixée dans un être musical, mais l'incertain de la manipulation demeure; le libre arbitre intervient jusqu'au dernier moment, même s'il est passablement discipliné, apprivoisé, réduit à une tâche subalterne. En quoi, d'ailleurs, l'intuition peut-elle vraiment nous porter? Ou ne nous sert-elle qu'à créer l'illusion que notre libre arbitre est le meilleur? On ne doit pas négliger de soumettre cette intuition à la discipline d'un système, car l'intuition nous fait croire à la liberté d'invention, même quand celle-ci est menacée d'être le jouet de notre métier acquis ou de notre mémoire - la mémoire de nous-même étant encore plus dangereuse que la mémoire qui se souvient d'autrui! Le désengagement de l'intuition grâce au pur travail technique, à la contrainte qu'impose la réflexion sur les données du langage, peut grandement bénéficier à l'invention qui se voit ainsi suggérer des solutions auxquelles, de sa seule initiative, elle ne serait pas arrivée, parce qu'elle ne se serait pas dépouillée de son point de vue habituel. Nous sommes désormais bien loin du centralisme bureaucratique, de la hiérarchie théocratique qu'une génération avait considérés comme l'idéal absolu. Ce n'était pas davantage le mal absolu, seulement une contrainte inutile, voire nuisible, paralysante. Faut-il, pour compenser cet abandon, avoir recours à des bureaucraties locales ? Ce ne serait que morceler le problème sans en changer la nature. Mais alors, que faire pour que se confortent variation et cohérence, vision globale et accident de l'instant, hasard aboli et libre arbitre préservé, primauté de l'ordre et transgression de la loi:

Ambition excessive de concilier les inconciliables?

Lorsqu'on écrit, on se heurte bien souvent, sinon toujours, à la difficulté qui consiste à faire dialoguer correctement et librement le niveau des micro-structures et celui des macro-structures, de façon à ce qu'ils se renvoient l'un à l'autre dans l'instant et dans le tout; autrement dit, il faut que les organisations locales puissent dériver soit directement, soit par paliers successifs, d'une idée très générale, de nature inalléable, et qu'on n'ait aucune obligation de remonter chaque fois à cette source. Ainsi, si l'on perd le contact direct avec l'origine, la chaîne de dérivations sera suffisamment puissante, visiblement transcrite, et « l'arbre généalogique » s'inscrira en filigrane dans le développement de l'oeuvre. L'idée doit, immédiatement, transcrire le système, le système être recherché et trouvé en fonction de l'idée à accomplir; il n'y a plus de hiérarchie unilatérale de l'un à l'autre, mais échange, dualité profonde : comme, si l'on me permet cette analogie, une étoile double. Sous le vocable de système, on englobe, d'ailleurs, un certain nombre d'opérations de nature très; différente, dont il serait utile de prendre connaissance avec plus de détail. Sans vouloir expressément les classer en catégories rigides, on peut distinguer deux sortes de systèmes, ceux qui s'appliquent à la préparation, au matériau brut, et ceux qui ont trait à la réalisation, au matériau façonné, c'est-à-dire ceux qui conditionnent et ceux qui appliquent. Les systèmes de conditionnement agissent eux-mêmes de façon externe à l'oeuvre, ou participent à sa structure interne. De façon externe, le système constitue des réseaux de potentiels, hors de tout emploi direct: cela vaut, par exemple, pour le choix des échelles, la constitution d'un réseau d'intervalles, la définition de l'espace des hauteurs; cela vaut également pour des échelles, des rapports de durées non encore déterminés par des valeurs réelles, encore moins par un tempo. C'est, évidemment, à ces deux catégories, spécialement à la première, que s'adressent de tels systèmes, ils précèdent l'action, la déterminent virtuellement, définissent plutôt le réseau au moyen duquel l'action va pouvoir se manifester; il s'agit d'une loi très générale qui ne saurait restreindre, de par ce fait, son champ à une seule oeuvre: loi inerte, en quelque sorte, latente, n'imposant que des contraintes globales, comme le fait que des intervalles très petits imposeront un ambitus restreint, un tempo lent, une densité polyphonique limitée. Un tel système aura une influence indirecte sur l'écriture en imposant des conditions de réciprocité: si, par exemple, les intervalles choisis sont plus grands, l'ambitus pourra s'élargir d'autant, sans parler d'autres conséquences éventuelles sur le tempo et la densité. Mais nous sommes encore, si je puis dire, hors-emploi. Toujours hors-emploi, mais plus près de l'emploi, le système de conditionnement sera prêt à agir de façon interne si l'on établit des lois de relations entre deux ou plusieurs paramètres; à ce stade, on va réfléchir à la façon dont les durées peuvent s'organiser en relation avec les hauteurs, aux types de déductions et de dérivations qu'on peut inventer, aux champs harmoniques qu'on peut déterminer à partir de certaines interpolations ou de permutations p rivilégiées, bref, à tout ce que l'on est capable d'imaginer comme pour caractériser la physionomie des structures en examinant le potentiel de prolifération et de manipulation qu'elles sont susceptibles de nous fournir. Si l'on en éprouve le besoin, c'est à ce moment-là que se place la recherche proprement dite, que l'esquisse joue un rôle capital : pousser à bout l'étude des conséquences, tâcher d'en épuiser la qualité et le nombre, d'en grouper les familles, même sans avoir l'intention de les utiliser intégralement; ces esquisses sont comme une familiarisation, un exercice d'assouplissement avant l'application dans l'oeuvre même. On court, peut-être, le risque de gratuité et de stérilité : ces essais semblent parfois mener à des résultats inutilisables, ou dont l'usage ne saurait être que très partiel, il n'empêche qu'à l'occasion d'une autre esquisse plus profitable, l'exploration précédente aura servi à confirmer une certaine démarche et à aiguiller la nouvelle recherche entreprise vers des résultats probants. Il ne faut pas négliger cette gymnastique, qui peut sembler absurde et s'exercer dans le vide, comme source d'inspiration, elle a au moins l'avantage de nous détourner de nos propres habitudes et de nous faire réfléchir sur les données premières du langage, elle peut aussi nous conduire vers des solutions originales dans des cas où, soit nous n'aurions pu aboutir, par la routine, qu'à la banalité, soit nous serions restés en panne, étant trop pris par la conduite de l'oeuvre, du développement en question. Extraire une difficulté de son environnement, appliquer son invention sur elle seule, détachée des pesanteurs ou des obligations du contexte, oui, cela peut se révéler comme une source d'inspiration, et pas seulement comme une méthode laborieuse d'investigation qui ruerait la spontanéité; au contraire, elle exalte l'intuition en la concentrant sur des données circonscrites. Ainsi, nous avons préparé de l'extérieur et de l'intérieur un matériau brut. Reste maintenant à façonner ce matériau par un système d'application. Ce mot ne signifie pas que les recettes sont toutes prêtes et qu'il suffit de les appliquer pour obtenir la réalisation. Cela peut bien s'effectuer à ce niveau primaire si l'on désire créer l'objet indifférencié dont j'ai déjà parlé réalisation amorphe, je dirai presque anonyme. Il suffit de délimiter lé champ d'application des différents systèmes de conditionnement et de les laisser proliférer par eux-mêmes grâce aux interférences que vont provoquer ces systèmes en mouvement. Je donnerais par exemple à chaque système d'intervalles, de densités, de durées, de silences, d'accents, une périodicité différente; ces diverses périodicités vont jouer entre elles, créer des objets de même famille en constante évolution et je les laisse se présenter dans une succession continue sans plus intervenir. Comme je le faisais déjà remarquer, une telle structure amorphe, non directionnelle, ne requiert pas l'écoute active et constante puisqu'elle est égale à elle- même en chacun de ses points et qu'il n'y a pas à proprement parler d'évolution dans sa nature: je dois donc l'utiliser pour ce qu'elle est, et l'employer ou bien comme fond continu sous des structures directionnelles, ou bien de façon intermittente lorsque des structures directionnelles la feront apparaître ou disparaître. Je lui aurai alors donné une raison d'exister en ayant créé une situation appropriée à sa nature, en la faisant percevoir comme elle doit l'être. Mais, contrastant avec cette réalisation de l'amorphe, de l'indifférencié, les systèmes d'application s'emploient pour façonner le matériau brut au niveau de l'élément isolé comme au niveau de l'ensemble des éléments, qui conditionne directement la forme. Au niveau de l'élément, il s'agit de façonner les figures, les entités thématiques destinées à irriguer, à structurer les développements; il s'agit de matérialiser d'incorporer les données premières, de les rendre audibles, le recours au schéma « abstrait » devenant superflu pour les percevoir et les saisir dans leur prise en charge par l'oeuvre réalisée. C'est là que je devrais inclure des notions essentielles pour la liberté du choix et la flexibilité de l'emploi, qui élimineront la mortelle rigidité d'une référence exclusivement littérale. Il s'agit, tout d'abord, de la description et de l'aura. En quoi consiste la liberté de description ? Voici un bloc sonore composé d'un certain nombre de hauteurs, que vous avez prèparé comme matériau brut; vous le façonnez en répartissant ces hauteurs suivant des intervalles qui, pour la commodité, sont, avant utilisation, disposés verticalement, cette simultanéité visuelle n'étant que le signe d'une non-directionnalité en même temps, toutefois, qu'elle indique clairement un champ harmonique éventuel. Cet objet, vous pouvez le décrire horizontalement dans l'ordre qui, au moment même où vous l'emploierez, vous semblera le mieux s'adapter à la situation où il se trouve, entre deux objets de même nature, par exemple: la continuité mélodique de l'un à l'autre de ces objets ainsi décrits donnera une courbe qui n'aura pu naître que par la liberté assurant la meilleure transition, donnant le sens le plus fort à la jonction. Sans cette possibilité d'ajustement à la circonstance, les deux courbes se seraient affrontées sans se compléter, le sens en aurait été amoindri ou annihilé. La liberté s'exercera aussi bien à l'intérieur de l'objet sonore sans qu'il soit besoin de le relier à un autre objet: je peux le penser, par ce moyen, dans une perspective différente, et le faire jouer avec lui-même sous ses divers aspects. J'ai la faculté en effet de choisir dans cet objet une note principale, et d'y subordonner les autres, et de manifester cette relation par une construction rythmique appropriée : la note-pôle étant affectée d'une durée nettement plus longue, toutes les autres étant énoncées très.rapidement au moyen de durées excessivement brèves, en groupe-fusée; je soulignerai cela par une caractéristique dynamique, si je le désire, la note longue étant plus forte que les notes rapides, ou encore si les notes rapides mènent vers la note longue, le suis en mesure de le mettre en évidence par le geste du crescendo. Bref, je décris ce même objet avec des courbes et des gestes différents et je puis placer les différentes variations de son apparence dans une perspective de temps et de timbre qui les mettra en valeur. Par rapport à un seul objet, cette liberté de description me permet déjà de composer un matériau prêt à l'emploi et, ce qui est capital, façonné pour l'emploi que je veux en faire, pour le pouvoir expressif que requiert le moment unique de l'oeuvre vis-à-vis duquel je me situe. Mon pouvoir de décision, mon libre arbitre sont sans limites sur la description, alors que la nature des objets décrits est assumée par un relais à une plus grande profondeur; la liberté de manoeuvre ne met pas en danger la cohérence, elle ne la dissimule pas non plus, elle lui permet de se manifester sous des aspects si variés que la dépendan ce en paraît un caractère second par rapport à l'intérêt renouvelé de la présentation. La description permet aussi de lier l'existence rythmique à la nature même des objets et à leur degré de complexité : la durée analyse l'objet et met en valeur les relations internes qu'on est en mesure d'y trouver. La description peut même devenir un élément thématique si elle applique, par exemple, le même modèle de courbe à tous les objets utilisés. On le voit aisément, il ne s'agit pas seulement d'une manipulation superficielle quoique sophistiquée, mais d'un concept qui peut, en effet, se borner à être purement décoratif, qui peut, aussi bien, orienter et même organiser les processus de composition.


J'ai déjà parlé de ce que j'entends par aura, et je la disais comparable à l'appoggiature, par exemple, en soulignant, toutefois, que tel n'était pas mon but de récupérer des valeurs anciennes, mais plutôt de réfléchir à ce qu'elles représentaient, et de s'en inspirer pour créer, par rapport à un langage différemment constitué, des valeurs équivalentes. Je reprends mon exemple précédent, et me voilà en présence d'un même objet sonore varié dans sa présentation autant de fois qu'il aura de composantes. Ces objets auront l'inconvénient, si je juge que c'en est un à ce moment- là - si je désire les présenter côte à côte, par exemple - d'avoir le même nombre de notes et donc d'avoir un profil trop littéralement répétitif. Je puis, alors, dans le groupe de notes rapides introduisant la durée longue, intercaler des notes supplémentaires qui modifieront la longueur du groupe et son importance. Je choisirai entre deux façons de le faire : l'une, amorphe, en intercalant à l'intérieur d'un intervalle des complémentaires chromatiques, obéissant au principe de l'accaciatura, suivi littéralement - en comblant l'espace entre les notes de l'intervalle - ou plus librement - en plaçant les notes complémentaires à volonté dans le registre du groupe; l'autre, morphe, en intercalant dans le groupe tout ou partie de ses intervalles déduits par transposition, interpolation ou permutation, dans une sorte de greffe d'un dérivé de la structure sur cette structure même. Ainsi, ce groupe de notes rapides va acquérir à chaque présentation un profil et une longueur variable; je peux en souligner les notes originelles et les notes adjacentes par une écriture différenciée de la dynamique grâce à la différenciation par le timbre - si je dispose de plusieurs instruments - je suis en mesure de superposer le groupe original et les différentes dérivations par ce principe de l'aura, pour arriver chaque fois à un nouvel objet où la description de l'objet original est fondue dans un agrégat plus complexe, en jouant cependant le rôle de noyau central tout à fait reconnaissable. Cette opération, je puis l'exécuter aussi bien sur la note longue, lui donnant une densité différente à chaque apparirion, en jouant là aussi sur les complémentaires chromatiques amorphes, ou sur des agrégats dérivés, par exemple, des rapports que cette note longue entretient avec les autres, dans le temps même où elle apparaît : avant les autres, elle en tient compte, après les autres, elle n'en tient plus compte, ou le contraire. Il existe une infinité de solutions à l'aura : elles surgissent comme les descriptions au moment même de l'emploi et en vue de cet emploi, pour expliciter les besoins de la composition qui, quelques instants plus tard, n'existeront plus et ne nécessiteront plus ie même type d'invention. Inutile de préciser que l'aura est le terrain privilégié pour l'emploi des relations dérivées de l'acoustique; celles-ci étant parfois trop faibles pour assumer la structure de l'oeuvre, étant donné les limites de leur pouvoir thématique - relations d'intervalles dépendant obligatoirement d'une loi unique-, leur potentiel en tant que phénomènes adjacents est, au contraire, riche d'éventualités et correspond à leur véritable nature.


Toujours au niveau de l'élément, le système peut se fonder sur la similitude - la figure, par sa définition, dominant l'intervalle - ou sur le génératif- l'intervalle engendrant et informant la figure. De cette relation de la figure à l'intervalle, voici un exemple très simple : je choisis dans une échelle quatre notes pour former un accord, cet accord sera une superposition de trois intervalles résultant de l'agencement de ces notes. Si je prends la note supérieure de l'accord et que nous la déplaçons le long de l'échelle choisie sans modifier les intervalles à l'intérieur de l'accord, les trois autres notes ne décriront plus la même échelle que la note supérieure; l'accord-figure domine l'intervalle-échelle. Si je considère, au contraire, les quatre notes de l'accord comme quatre points de l'échelle et que je les fais se mouvoir chacun selon la trajectoire même de l'échelle, l'accord se déformera, les quatre trajectoires n'étant pas exactement parallèles; l'intervalle-échelle domine l'accord-figure. Pour qu'il y ait égalité entre échelle et figure, il suffit que l'échelle soit composée uniquement d'intervalles égaux; quelle que soit la transposition, l'accord est toujours égal à lui-même, et l'échelle constamment vérifiée dans son exactitude. Ceci est un cas des plus simples; mais on peut énoncer, si l'on parle en général de la relation figures-intervalles, que la sauvegarde du profil entraîne la soumission de l'intervalle à la directionnalité, que l'intervalle considéré comme matrice susceptible d'engendrer une famille d'intervalles de même quantité soumet le profil à des distorsions capables de rendre la figure originale méconnaissable. Dans le pre mier cas, la figure prédomine par son identité, d'où la facilité qu'on a de la reconnaître; dans le second cas, malgré des points d'appui identiques par l'origine, mais variés dans leur présentation - les notes changent de registre, les intervalles se renversent - l'identité de la figure peut se disperser au point de s'évaporer tout à fait. La littéralité de l'origine est loin de faire bon ménage avec la perception si on néglige la médiation puissante qu'est la figure, la gestalt.


Le matériau façonné au niveau de l'élément, on agit, dès lors, au niveau de l'ensemble. A partir des éléments : cellules, figures, que l'on a constitués réellement ou virtuellement, on déduit les diverses apparences, transformations, qui peuvent exploiter leurs ressources. On croise un type de structure par un autre, on analyse, on révèle un plan par l'autre. Cette chaîne de déductions, qui n'est pas forcément continue mais peut comporter des ruptures, sera mise en forme au moyen de ce que j'appelle des enveloppes, les articulations étant repérées au moyen de signaux.Une enveloppe est une caractéristique globale paramètre qui peut intervenir à l'extérieur comme à l'intérieur du langage. Paramètre extérieur? Le registre, par exemple; il n'intervient que peu ou pas du tout sur l'écriture elle-même. Évidemment, un registre serré dans le grave n'appelle pas le même dispositif d'intervalles ni la même densité d'écriture qu'un registre serré dans l'aigu; mais, dans des registres moyens, l'écriture n'aura pas à subir de variations notables, La perception d'une telle enveloppe fera appel à des critères de jugement très sommaires, mais très eflficaces, qui permettront à l'auditeur de s'orienter avant même que le contenu lui soit clair, à une seconde écoute, conscient de l'enveloppe qu'il a repérée, il pourra se concentrer sur des spécificités plus profondément déterminantes. L'enveloppe peut donc être une qualité extérieure : un registre, un timbre unique ou un mélange de timbres constant, une dynamique privilégiée, un tempo donné; mais l'enveloppe peut intervenir directement sur l'écriture elle-même: c'est un filtre appliqué aux hauteurs - ne sera employée qu'une certaine famille de hauteurs à l'exclusion de toute autre-, c'est une constante rythmique - toutes les durées seront divisées par la même unité et ne seront repérables que par des accents qui introduisent ainsi la dynamique dans le jeu ;ce sont aussi des types d'écriture: homophonie, hétérophonie, polyphonie. Bref, l'enveloppe est ce qui individualise un développement et permet de lui donner un profil particulier dans le déroulement de l'oeuvre. Au demeurant, une enveloppe n'est pas inéluctablement liée à un type de développement; un développement, à un stade plus tardif, pourra très bien être individualisé par une autre enveloppe. En outre, ces enveloppes pourront insensiblement se remplacer l'une l'autre. J'ai, par exemple, une enveloppe rythmique constituée par des doublecroches régulières rapides : progressivement, j'introduis entre ces doublecroches une petite note, de fa çon d'abord très sporadique, puis de plus en plus rapprochée; au fur et à mesure les petites notes ne sont plus isolées mais interviennent en groupes de plus en plus fournis, cassent, par conséquent, totalement la régularité des double-croches dont, par ailleurs, on a été obligé de ralentir considérablement la vitesse. A la fin d'un pareil développement, l'enveloppe doublecroches régulières aura totalement disparu au profit de l'enveloppe petites notes irrégulières : ce qui était primordial est devenu accessoire et vice versa, de plus, le tempo s'en est trouvé complètement modifié en suivant une courbe descendante au fur et à mesure que les enveloppes se sont remplacées l'une l'autre. Si l'enveloppe est de nature globale, le signal est évidemment de nature ponctuelle, il indique les points d'articulation où la forme change de trajectoire, où le sens se modifie, où le parcours marque des points d'inflexion ou de rebroussement. Le signal sera, dans les cas les plus sommaires, une note, un accord tenu hors du tempo, un silence prolongé hors d'une durée immédiatement plausible avec le reste du contexte; mais il n'est pas obligatoirement un acte en lui-même, annonçant d'autres actions. Si les enveloppes sont des registres, par exemple, le brusque changement de registre - la caractéristique elle-même de l'enveloppe ne change donc pas - agira au début comme un signal qui entraînera la perception vers la nouvelle définition de l'enveloppe. Le signal n'est pas forcément isolé : si la forme change de sens assez souvent elle peut faire appel à une chaine de signaux similaires, appartenant à la même famille. Il va sans dire que les signaux peuvent utiliser quelque caractéristique que ce soit, qu'ils peuvent être prémédités et définir les points remarquables d'un développement sans même avoir à connaître de ce développement; ils apparaissent ainsi comme des corps étrangers dont la singularité les fait immédiatement repérer, les différencie de la texture prédominante, ce qui nous les fait justement percevoir comme des articulations. C'est ainsi que l'exposé d'une phrase, qui a d'abord fourni sa base à un développement, peut ensuite servir, en unités morcelées, à articuler un autre développement.


Cette façon de procéder, d'utiliser les systèmes, se révèle extrêmement enrichissante : par son adaptation à la cible du moment, par son extrême malléabilité d'emploi, par l'avantage d'une hiérarchie entièrement mobile, par le fait, également, qu'elle peut s'insérer dans l'écriture ou se tenir en dehors, gouvernant uniquement le revêtement extérieur. Elle tient également compte des différents niveaux de perception dont nous pouvons jouer, elle met en valeur le rôle primordial de la mémoire dans l'évaluation de l'identité par l'appréciation de la similitude et de la différence, dans l'identification de la trajectoire de l'oeuvre et des vecteurs qui la déterminent. Ainsi que je l'ai fait remarquer, il existe une perception globale, sommaire même, intuitive, presque réflexe, qui saisit immédiatement l'enveloppe et le signal sans appréhender totalement le contenu; et il existe une perception plus aigue, analytique, responsable, des rapports qui se nouent à l'intérieur du discours musical. Le premier type d'écoute est presque passif: on subit ces grandes catégories plus qu'on ne les connaît; leur présence, leur influx se signalent en deçà de l'attention; au contraire, le second type est actif, il implique attention et engagement. Les deux écoutes se confortent pour nous aider à suivre l'oeuvre dans ses phases successives. Sans la mémoire, nous serions toutefois bien embarrassés pour appréhender ce parcours: d'où le rôle des signaux. On peut en jouer en faisant évoluer certaines structures de l'obscur à l'évident, ou de l'évident vers l'obscur. Si, dans une structure rythmique, on ne donne d'abord que des repères de périodicité générale, puis des repères de groupes, enfin si l'on énonce le rythme en clair, les repères de périodicité générale apparaîtront incompréhensibles, produits du hasard, n'ayant l'air d'appartenir à aucune construction organisée, ces repères étant fort sporadiques et n'observant pas de régularité; les repères de groupe permettront de soupçonner l'existence de rapports dont on ne comprend pas exactement le sens; le rythme en clair sera immédiatement perceptible. La mémoire travaillera alors rétrospectivement: elle ne reconstituera certainement pas le processus exact d'approche vers le rythme en clair, mais elle fera comprendre ce resserrement de la perception qui fait qu'à un moment on bascule vers la saisie des données. Si l'on va en sens contraire, on s'apercevra qu'à un moment de raréfaction, lorsque ne vous sont plus donnés que les repères de la périodicité générale, on perdra la préhension des rythmes en clair, en dépit de la connaissance qu'on en a eue. La mémoire n'est pas assez puissante pour retenir encore leur cohésion lorsqu'ils ne sont plus présents que par des traces. Il en va de même pour les hauteurs: ayez une figure qui se répète en utilisant dans un ordre chaque fois différent le même nombre de sons. Appliquez sur ces figures parfaitement cohérentes que vous percevez comme telles, un filtre de hauteurs qui supprimera une, puis deux, puis successivement toutes les hauteurs sauf une, votre perception initiale absolument contrôlée ne vous empêchera nullement de perdre tout contrôle sur ces figures de plus en plus sporadiques jusqu'à ce qu'elles se réduisent à une seule note irrégulièrement répétée. La démarche inverse se révèle aussi probante; vous ne comprendrez rien, ne soupçonnant même pas qu'il puisse y avoir des figures organisées, jusqu'à ce qu'à partir d'un certain nombre de notes apparues, vous soyez soudainement conscient d'une figure défective qu'il ne vous reste plus qu'à voir se compléter. Perception et mémoire se renvoient l'initiative: la mémoire peut faire basculer la perception comme elle peut lui faire peu à peu prendre conscience des sensations qui lui sont fournies.

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J'ai décrit des approches très diverses de l'organisation, des systèmes de différents niveaux et aux pouvoirs très différents. Je les ai décrits selon une certaine hiérarchie ayant trait au matériau brut, au matériau façonné, à l'organisation de ce matériau pour aboutir à une forme signifiante. Cette hiérarchie était nécessaire pour faire comprendre quels types de relations on peut établir dans la composition d'une oeuvre ou d'un segment d'oeuvre. Ces opérations, dans la réalité, ne peuvent se séparer, elles interfèrent constamment, elles dialoguent, elles se renvoient de l'une à l'autre. Ainsi, le système renvoie à l'idée qui transforme le système qui recrée l'idée, et ainsi en va-t-il sans cesse dans la spirale du développement. Ce couple implique une perpétuelle évolution, indique l'analogie avec un univers en expansion. Il y a cycle d'échanges, sinon imprévisible, du moins pas entièrement prévisible, il y a dialectique de la loi et de l'accident. Un univers musical sans loi ne peut exister : il s'agit, sous un autre nom, de la cohérence si chère à Webern; mais la loi seule ne permet pas à l'accident d'exister, et prive ainsi la musique de la part la plus spontanée de ses moyens d'expression. Peut-on s'en priver sous prétexte d'une discipline dogmatique qui ne trouve aucun fondement réel dans l'histoire, même chez les compositeurs qui ont poussé la scolastique à son plus haut niveau de rendement: On ne peut acquiescer à une pareille mutilation de l'invention : l'accident doit pouvoir être constamment absorbé par la loi en même temps que la loi doit sans cesse être rénovée par l'accident. De ces deux pôles de l'écriture, aucunne saurait disparaître sans dommage: il faut donc les conserver tous les deux et être à même d'en disposer à chaque instant. La dialectique du système et de l'idée couvre, d'ailleurs, aussi bien le morphe que l'amorphe, les moments orientés comme les moments suspendus étendant ainsi à la définition de l'oeuvre ce que j'avais autrefois appliqué aux catégories du temps : temps strié et temps lisse, qui correspondent tout à fait à la directionnalité ou à l'absence d'orientation des segments d'une oeuvre. Je reprends cette analogie d'un univers en expansion, mais on pourrait aussi bien parler de forme infinie, comme Wagner a parlé de la mélodie infinie: forme qui ne cesse de se transformer et qui n'a plus aucun besoin des anciens schémas pour exister. Je crois que c'est là un des phénomènes les plus importants de ces années passées : peu à peu, les références aux modèles classiques se sont effacées, ont disparu, parce que l'évolution de ce couple systèmeidée les rendait tout à fait impropres; elles n'avaient littéralement plus aucun sens dans le contexte nouveau qui s'est progressivement forgé. Cette forme infinie suppose une transformation continue des objectifs et des perspectives; seule une technique suffisamment riche et évolutive permet d'y arriver. On peut bien se dire qu'un dogmatisme rigide est quelquefois un mal nécessaire, surtout dans les temps de « perdition »; mais, en peinture comme en musique, cela a certainement donné des oeuvres à la respiration restreinte. Oui, on avait désir de vérifier ou de récupérer : inquiétude ou nostalgie qui ne sont que trop explicables. Pour repousser l'inquiétude et la nostalgie, qui n'étaient plus de mise dans des circonstances différentes, le dogmatisme - un dogmatisme encore plus radical - a, pour un temps, prévalu : normal! il fallait reformuler les données du langage. Rien n'aurait pu aboutir si l'approche n'avait été radicale. Mais le dogmatisme a des limites dont l'invention est la première à s'apercevoir, et elle s'en aperçoit très vite, au quotidien. Dès lors, il faut non pas retrouver des moyens qui ont déjà fait leur preuve - ni vérification ni récupération - mais trouver les outils qui intégreront la liberté dans un univers autrement pensé, autrement organisé. Chaque oeuvre suscite une forme qui lui est propre, nécessite des méthodes individuelles, implique un mode d'emploi particulier. Il n'est certes pas question de tout réinventer à chaque fois, depuis le vocabulaire le plus élémentaire jusqu'à la grammaire. Des principes très généraux d'écriture restent valables d'une oeuvre à l'autre; ce qui varie, ce sont les modes d'application, qui se renouvellent en même temps que se révèle la substance de l'oeuvre.


Les utopies, souvent, nous guident vers la réalité : l'oeuvre-spirale, l'oeuvre-labyrinthe, telles sont les images qui reflètent la complexité et l'infinitude des relations du système et de l'idée : le hasard s'abolit par l'oeuvre dans le temps même où elle le ressuscite pour pouvoir exister.


Le 5 novembre 1986

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