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InHarmoniques nº 3, mars 1988 : Musique et Perception
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De toutes les qualités du musicien professionnel vis-à-vis
desquelles l'amateur s'interroge, arrive en tête le pouvoir d'imaginer le
résulrat sonore sans intermédiaire instrumental, à la
seule lecture d'une partition. Comment peut-il transcrire mentalement le code
écrit et entendre dans l'absolu non seulement ce qu'il signifie, mais ce
qu'il représente; est-il à ce point sûr de cette
représentation mentale qu'il puisse s'y référer sans
erreur possible, sans que la réalité vienne l'infirmer en quelque
détail, voire la démentir dans sa totalité? Lorsqu'on
commence l'apprentissage du solfège, on apprend à écouter
analytiquement pour etre capable de transcrire un objet musical proposé
à notre attention; il y a là copie d'une réalité,
comparable à une élémentaire leçon de dessin : on
reproduit des intervalles mélodiques, des accords, de la même
façon que l'on reproduit une tasse, une cuiller; le code de
transcription fonctionne d'une manière différente, mais il s'agit
du même type d'opération. Plus tard, lorsqu'on suit les classes
d'écriture « harmonie, contrepoint, fugue » la première
recommandation, sinon l'obligation, à laquelle on doit se conformer est
d'éviter de s'appuyer sur l'objet sonore lui-même : «
N'utilisez pas le piano pour vous aider, sinon vous n'arriverez jamais à
entendre. » Il faut d'abord enlever la référence.
Entendre ne se résume d'ailleurs pas à cette seule
injonction négative; cela signifie beaucoup plus qu'imaginer un objet
musical supposé : se représenter le réseau de relations
exactes ou satisfaisantes qui doit s'établir entre une donnée et
des conséquences à trouver et à définir co
rrectement. Si l'on vous propose une ligne mélodique, il va falloir
trouver un accompagnement harmonique qui réalise les fonctions que cette
ligne mélodique suppose : ces fonctions étant simples, il est
relativement facile de décrypter le code auquel elles obéissent,
dont elles découlent; lorsqu'elles sont plus ambigues et plus complexes,
diverses solutions peuvent s'offrir, qu'il faut inventer et
entendre dans l'absolu. Bien que l'écriture enseignée se veuille
vocale, en fait, c'est dans une sorte de vacuum sonore que ces exercices se
situent, vérifiés in fine par le professeur au piano qui vous
gratifiera parfois d'un « pas entendu » : notation infamante vous
faisant sentir combien votre audition intérieure a peu de prise encore
sur la réalité. Vous n'avez pas entendu l'objet ou la relation
entre les objets, elle ne se vérifie pas lors de l'incorporation sonore.
Après un apprentissage de cet ordre, rigoureux quant à la
représentation virtuelle des objets, on est certainement apte à
ratifier Mallarmé lorsqu'il conçoit la fleur comme l'absente de
tout bouquet. Le musicien pourrait se référer à la note
absente de tout objet.
Pareil apprentissage peut apparaître absurde et semble nier ce qu'il y a
de plus essentiel dans le don du musicien : savoir affronter le marériau
sonore, l'exercice d'abstraction qu'on lui impose ne semblant pas l'amener de
la manière la plus directe à cette inévitable
confrontafion. Derrière cet apprentissage se révèle,
cependant, l'ambivalence qui sera le lot du compositeur toute sa vie durant; il
écrit dans une langue codée qui se réfère à
une réalité comprise et maîtrisée. Lorsque
derrière l'écriture ne se profile pas une parfaite exactitude des
rapports sonores, on peut se rendre compte que la perception du musicien est,
quelque part, invalide, pour une raison ou pour une autre : la
déficience se trouve soit dans une estimation erronée des objets
eux-mêmes, soit dans une fausse appréciation de leurs relations.
Dans tous les cas l'imaginaire de la perception n'a pas fonctionné
correctement. Il faut donc parfaire l'expérience et se rendre compte des
raisons de l'échec, jusqu'à ce qu'imagination et
réalité colncidene totalement grâce à une projection
correcte de la perception. Encore ne parle-t-on ici que de rapports acoustiques
tout à fait restreints, à ce stade de l'apprentissage.
L'écoute est totalement dominée par les codes du langage; aucune
composante pouvant déranger cet ordre absolu n'est admise. Les
dictées musicales s'effectuent à partir d'objets classés,
reconnaissables, utilisant un outil sonore parfaitement policé, le piano
en l'occurrence. L'oreille s'accoutume à entendre à travers un
certain prisme; elle pourra être soit dérangée,
gênée, soit même complètement perturbée par la
présentation d'objets où elle ne s'orientera plus d'après
les
coordonnées habituelles. De fait, si vous passez de l'analyse d'un
accord joué au piano à l'analyse d'un son multiphonique
joué par un instrument à vent, ou d'un son produit par un
quelconque instrument de percussion,
vous éprouvez une difficulté d'adaptation de par la nature
même des objets qui vous sont présentés. Les uns
appartiennent à une catégorie relativement bien balisée,
où l'outil joue un moindre rôle par rapport au code; les autres
tendent à échapper à quelque système que ce soit
par la nature extrêmement individuelle de Ieurs composantes, le moyen de
production étant plus fort que la hiérarchie, ou ayant tendance
à la dominer. Il s'établit une énorme différence
entre rapports abstraits et rapports concrets.
J'appelle rapports abstraits ceux que l'on peut véritablement
dématérialiser, rapports concrets ceux qui sont, à
proprement parler, inséparables du matériau. Pourrait-on dire que
les uns obéissent à une hiérarchie et que les autres lui
échappent ? Le problème est parfois aussi simple que cela. Un
accord parfait au piano est l'exemple le plus évident d'un objet musical
facilement saisissable, instantanément
dématérialisé, que l'on accroche immédiatement
à une hièrarchie, à un ensemble de fonctions.
Hiérarchie et ensemble de fonctions n'ont pas besoin d'être
exprimés : ils sont là sous-jacents, éveillant en nous une
multitude de résonances aussi bien affectives que théoriques
cette proportion dépend aussi bien de l'éducation que de
l'impulsion imaginative. Bien sûr, cet objet classé m'est
présenté avec le timbre du piano, mais entendu isolément,
ce n'est pas son timbre qui m'importe, mais sa constitution : je le
perçois globalement ou je l'analyse sans plus tenir compte de sa
présentation. Tout au plus, ce qui pourrait me gêner, c'est
l'inadéquation de l'instrument qui transmet : le piano étant mal
accordé, la divergence de l'objet réel et de l'objet
immatériel pourrait être ressentie comme une barrière
à la perception de l'objet idéal enclos dans sa
hiérarchie, et si mon oreille est suffisamment éduquée, je
pourrais noter les défauts précis qui font violence à mon
imaginaire; la réalité que je perçois sera pensée
comme une déviance du concret par rapport à la perfection de la
hiérarchie. Cette déviance peut aussi avoir des connotations
affectives : on en a assez dit sur les pianos désaccord
és - et on a même utilisé leur charme dit pervers, comme
Berg dans Wozzeck, entre autres - pour que je me dispense d'allonger
cette liste. Mais revenons au piano parfait et à cet accord non moins
parfait qui m'est présenté grâce à lui : je l'ai
donc instantanément dématérialisé. Maintenant, je
prends un tam-tam quelconque, grave de préférence. A supposer que
je le frappe avec une certaine force, je vais produire un son dont la
complexité va, certes, être perçue globalement, mais dont
l'analyse va se révéler infiniment plus malaisée. Si je
reviens à l'accord parfait, je pense à la stabilité de ses
éléments qui me permet d'en faire une analyse rapide et totale.
Dans le tam-tam, l'analyse est difficilement totale; rapide, elle l'est encore
plus malaisément : le son est composé de partiels d'une
importance variable, dont l'instabilité a tendance à
m'échapper, dont la hiérarchie interne repousse une
catégorisation simple. Bien sûr, dans les sons du piano, ces
phénomènes acoustiques se produisent également, mais la
classe de l'objet subordonne ses propriétés acoustiques
individuelles; il me faut, au contraire, faire un effort pour tracer les
caractères proprement acoustiques d'un tel accord, alors que sa
perception en tant qu'élément du vocabulaire est
immédiate. Comme
élément de vocabulaire, je ne vois pas du tout, à première
écoute, de quelle façon et dans quelle catégorie je puis
ranger le son du tamtam; les propriétés acoustiques me frappent
en premier, et me sont un obstacle, presque insurmontable, pour y trouver un
élément du vocabulaire autre que superposé à une
hiérarchie dans un effet de renforcement, de décoration, de
trouble apporté à des éléments plus clairs, bref
pour y trouver une fonction agrégée. Avec de la patience et de
l'attention, je pourrais analyser les composantes de ce son de tam-tam, mais
elles sont si individuelles, si individuellement groupées et fondues que
je ne peux que prendre acte de cette individualité qui se
désolidarise inéluctablement de toute
généralisation: ce qui m'oblige non seulement à
réfléchir à des problèmes de perception d'objets
plus ou moins complexes, mais ce qui m'amène à constater la
disparité, voire l'incompatibilité des objets sonores que le
monde le plus courant met à notre disposition. Les rapports abstraits
que notre éducation nous apprend à concevoir vont devoir se
confronter à des rapports concrets qui sont rien moins que simples, qui
sont fluctuants, et auxquels une ordonnance, sans parler d'une
hiérarchie, va devoir s'imposer avec un certain nombre de
difficultés.
J'ai parlé, jusqu'à présent, d'objets isolés, en
prenant l'extrême pointe aux deux frontières de la perception.
J'ai laissé volontairement de côté tout le domaine
intermédiaire parce que l'écriture et les codes vont y jouer un
rôle capital. Mais avant d'aborder la fonction, ou plutôt les
multiples fonctions, de l'écriture, je voudrais en venir à la
perception d'un objet sonore tel qu'il nous est présenté par un
orchestre à l'état d'objet isolé, ce qui est
évidemment le plus simple et le plus rare des cas, l'écriture
impliquant avant tout le mouvement, le passage dun état à un
autre - soit-il lent, soit-il rapide. Le passage lent laissera une plus large
liberté de manoeuvre à la perception analytique, le passage
rapide favorisant, bien évidemment, une perception plus globale. La
perception d'objets isolés n'existe donc pas souvent lorsque nous
entendons un orchestre, mais elle existe : sur un accord final, grâce
à un point d'orgue, par une répétition assez longue qui
arrive à isoler l'accord de son contexte. J'ai donné ces quelques
exemples à titre symbolique, mais je pourrais sans peine en trouver bon
nombre d'autres. L'étude de la littérature musicale pour groupes
instrumentaux bien distincts jusqu'à l'intégration orchestraie
telle que nous la connaissons, nous fournit une infinité de
modèles dont l'évolution générale pourrait
être décrite comme évoluant du timbre pur, ou du
mélange de timbres délimités par familles reconnaissables,
à une fusion des différentes composantes instrumentales en une
couleur unique et complexe où l'oreille se perd, doit se
perdre. Si, à la fin d'un mouvement de symphonie pour cordes, nous
entendons un accord parfait d'une tonalité quelcouque, nous le reconnaîtrons
d'abord comme accord parfait; ensuite nous serons attentifs à sa
disposition, serrée dans l'aigu, serrée dans le grave,
élargie dans tout le registre, etc.; puis, étant
déjà sensibilisés à ce genre de rapports
acoustiques provoqués par l'écriture, nous serons attirés par la
dynamique, ou les différents rapports dynamiques qui gouvernent cet
accord, mais là, premièrement, en fonction de l'écriture
ou de la volonté expressive; enfin, si nous avons encore en nous
quelques ressources analytiques, nous porterons notre intérêt sur
le caractère proprement acoustique de cet accord. La perception passera
par un certain nombre de phases, quitte à hésiter sur certaines
d'entre elles, à revenir en arrière, à faire quelques
zig-zags pour avoir une capacité d'appréciation. Même dans
un langage où une partie des éléments se trouve
parfaitement balisée et codée, un objet musical de même
nature théorique provoquera une perception d'une nature passablement
différente, voire opposée, inconciliable.
L'accord de la majeur par quoi débute le prélude de Lohengrin
dans le registre aigu, avec l'apparition de sons harmoniques, soutenu
longuement, nous fournit l'opportunité de nous attacher à tous
ses détails; il est, bien sûr, accord de la majeur, mais il est
autant cordes dans l'aigu, sons harmoniques, longues tenues - ce qui lui donne
toute son expressivité, mais une expressivité où les
caractéristiques acoustiques jouent un rôle primordial, puisque
nous n'avons encore entendu ni mélodie ni mouvement harmonique. Cette
sorte d'immobilité harmonique soutenue par un propos acoustique, Wagner
devait l'amplifier immensément dans le prélude de l'Or du
Rhin. De quelques mesures il passe à plusieurs pages, mais
l'écriture y est beaucoup plus profondément impliquée que
dans Lobengrin. Ce qui n'était, dans la première oeuvre,
qu'établissement d'une tonalité devient plus tard une immense
suspension où mouvement et immobilité se conjuguent, où
dessin mélodique et accord unique corroborent l'incertitude, si je puis
dire. L'accord se forme grâce à une ligne unique puis les lignes
se multiplient, multiplient cette image unique initiale, amènent
à une confusion de l'horizontal et du vertical. Autant la perception
était simple et dirigée lorsque la ligne était unique,
autant la perception devient confuse et divisée lorsque les lignes se
multiplient : ainsi, partant d'un objet parfaitement disjoint de son
caractère acoustique, nous en arrivons à un objet complexe
où thématique et acoustique ne sont plus séparables l'un
de l'autre.
Je prends, en revanche, l'exposition de l'idée fixe dans la Symphonie
Fantastique: ce thème est en do majeur, et appelle donc des
harmonies relevant de cette tonalité. Mais que fait Berlioz pour
dramatiser cet exposé? Il rythmise d'abord les accords en transcrivant
musicalement les battements du coeur dans une figure volontairement autonome
par rapport à la phrase mélodique elle- même, et il donne
ces accords à des contrebasses divisées en quatre parties, en
position serrée dans le registre grave - contre toutes les règles
d'école. Celles-ci insistent, en effet, sur les « bonnes
dispositions » : plus serre vers l'aigu, plus large dans le grave : ce
qui correspond à la disposition de l'échelle harmonique
naturelle. Que veut Berlioz ou, du moins, que supposonsnous de ses intentions?
Il veut obtenir un résultat qui se rapproche du bruit, une sorte de son
indistinct, sourd; il faut, pour cela, que les sons se contredisent, parce que
dans ce registre grave, une disposition serrée va, en effet, contre la
clarté de l'énonciation. Notre perception
comprendra cela moins comme un accord qui est aussi un son, que comme un son
qui est aussi un accord; la fonction acoustique prend ici le pas sur la
fonction élément du vocabulaire. Berlioz a, un des premiers,
utilisé d'une façon aussi consciente ces valeurs proprement
acoustiques, et il a toujours été très alerte à les
repérer dans les partitions de ses prédécesseurs. Il n'y a
qu'à lire son traité d'orchestration et, en particulier, ses
analyses de Gluck et des effets dramatiques qu'il y trouve, pour se convaincre
que lui importe non moins l'objet réel, particulier, que la fonction
générale dans le langage. Qu'un accord soit souligné par
des cors bouchés cuivrés, il s'attache plus à la
sonorité ainsi provoquée, en relation avec la situation
théâtrale, qu'au fait que soient ainsi soulignés soit un
degré de l'harmonie, soit une dissonance. Il est à croire que
tout musicien vit cette dichotomie entre les fonctions générales
du langage et les objets acoustiques qu'il crée à partir de
telles fonctions, ou en dépit d'elles. Il la vit bien ou mal suivant,
non seulement, I,éducation qu,il a reçue ou qu'il a
privilégiée, mais aussi les dons qu,il peut avoir
vis-à-vis despraticalités de l'écriture
instrumentale. On pourrait même dire que cette imagination de l'objet ne
va pas obligatoirement de pair avec l'imagination musicale elle-même,
qu'elle peut créer des difficultés au langage lui-même,
comme c'est parfois le cas de Berlioz.
Est-ce qu'il me suffira de confronter l'accord parfait chez Berlioz et chez
Wagner pour voir combien la perception d'un objet musical dépend de ses
qualités acoustiques? J'aimerais prendre l'exemple d'un vocabulaire
moins classiquement réductible. Je choisirai pour cela deux extraits,
l'un de Stravinsky, l'autre de Schönberg, où un seul accord joue un
rôle fondamental, voire exclusif. L'exemple de Stravinsky auquel je me
réfère est la « Danse des Augures Printaniers » qui
suit immédiatement l'Introduction dans le Sacre du Printemps.
L'accord répété sur un rythme régulier est
joué par les cordes avec des accents irréguliers, doublés
par les cors. Cet accord, nous l'identifions immédiatement avec son
timbre unique, de même que la rythmisation due. elle aussi, à un
timbre unique. Le timbre, dans ce cas-là, nous aide à percevoir
à découvert la dimension rythmique qui, autrement, risquerait de
rester à un niveau trop faible : même dans un cas plus complexe
que les précédents, l'identification reste aisée et
atteint parfaitement son but. Si je prends, en revanche, la troisième
des Cinq pièces pour orchestre op. 16 de Schönberg
intitulée « Farben », j'entends un accord de cinq sons :
deux vêtements de timbres de cet accord alternent
régulièrement. La perception de l'accord de Schönherg est en
principe aussi simple que pour celui de Stravinsky; il est aussi stable et ne
comporte pas davantage de complexité interne; s'il varie au fur et
à mesure du développement, c'est note après note,
élément par élément, et cela, non plus, ne
présente aucun obstacle. D'où vient, cependant, que nous restons
dans une certaine perplexité quant à notre analyse? Les cinq
notes de l'accord de Schönberg sont assumées par cinq instruments
différents, l'alternance s'accomplissant suivant dix instruments.
Vis-à-vis du premier accord, nous nous trouvons un peu dans la situation
décrite à propos du son de tam-tam : cinq instruments
différents, cela suppose un « régime »
différent pour chaque note, une
dynamique changeante, un rapport variable. Ici se trouve réintroduit
tout l'aléa acoustique. L'objet, en lui-même ne
présenterait aucun obstacle, si sa constitution acoustique ne venait au
premier plan comme facteur d'appréciation. C'est toute la
différence avec l'exemple de Stravinsky où l'acoustique est un
coefficient d'aide et de clarification, alors que chez Schönherg elle est
une source d'instabilité et de doute.
On peut jouer sur cette proportion de sûreté et d'incertitude, ne
serait-ce que par la brièveté ou la rémanence de l'objet
que l'on se propose de faire entendre. Je voudrais citer, à ce propos,
mon propre Eclat, qui se base parfois exclusivement sur ces
données tout à fait brutes de la perception matérielle de
l'objet musical. Cette oeuvre est écrite pour un ensemble d'instruments
résonants : du plus puissant et longuement résonant, le piano, au
plus faible et court, la mandoline, en passant par quelques étapes
intermédiaires, comme le vibraphone, la harpe, le cymbalum, etc. La
longueur des résonances dépend à la fois du registre et de
la dynamique. A supposer que je fasse jouer un accord par un ensemble de ces
instruments et que je le laisse résonner, je serai capable, en tant
qu'auditeur, de reconnaître ceux qui résonnent le plus longtemps
alors qu ils s élimineront l'un après l'autre, les plus courts
pouvant m'échapper à cause de leur brièveté et de
leur moindre poids sonore, masqués qu'ils seront par les autres. J'ai
ainsi un moyen d'analyser rétrospectivement le timbre de départ
grâce à cet eflfilochage de la résonance. Mais si je fais
frapper le même accord par les mêmes instruments d'une façon
très brève, il y a peu de chance pour que je puisse pousser bien
loin mon analyse - à moins que, malencontreusement, un instrument n'ait
prédominé par une dynamique exécutée trop
puissamment : je rejoins ici l'exemple de Berlioz cité tout à
l'heure; nous ne sommes plus dans le domaine de do majeur, mais le
phénomène acoustique, même s'il est volontairement
accentué, demeure essentiellement le même.
Je n'ai volontairement donné que des exemples d'accords isolés
où la perception peut, en quelque sorte, se délier du contexte,
où l'écriture intervient d'une façon interne et où
elle peut se juger comme facteur essentiel dans l'ordonnance de l'objet
acoustique. Je reviendrai bien évidemment sur la perception en tant que
liaison de phénomènes plus généraux, à
l'intérieur d'un contexte donné. Mais je crois que, même
pris isolément, les objets musicaux nous fournissent déjà
ample matière à réflexion sur leur nature et sur la
façon dont ils sont perçus par eux-mêmes.
Encore avons-nous là affaire à un milieu instrumental où
abondent les références. Tout accord noté
conventionnellement, sans application instrumentale, assume déjà
pour nous une signification : un rapport de hauteurs. Nous sommes
déjà beaucoup moins sûrs de ce qu'il va signifier si nous
l'affectons, en quelque sorte, d'un coefficient instrumental. Et lorsque ce
coefficient instrumental fait appel à des dimensions peu aisément
manipulables comme les multiphoniques, nous ne sommes plus du tout sûrs
de ce que nous allons entendre, à tel point qu'il nous faut
l'écoute de l'objet lui- même pour vérifier
l'écriture, ce qui semble un paradoxe, voire pour constater les
faiblesses de la transcription écrite par rapport à
l'original.
Lorsque nous arrivons dans le monde de la synthèse, nous sommes souvent
plus désarçonnés encore que nous ne voulons nous l'avouer
à nous-mêmes. Même dans ses avancées les plus
radicales, le monde instrumental est balisé. S'il ne l'est plus par une
certaine approche abstraite des différentes catégories sonores,
il l'est au moins par le geste pratique auquel l'instrumentiste doit se
conformer. Nos instruments étant construits pour des buts très
précis, leur périphérie ne peut se rapporter qu à
ce centre lui-même; c'est dire que les possibilités de
transgression sont limitées et qu'on en a, en un temps relativement
court, fait un catalogue dont l'usage s'est vite répandu. Notre monde
instrumental est basé sur le cloisonnement, sur ce qu'on appelle une
échelle discrète - que ce soit dans les usages orthadoxes
courants ou les transgressions récemment adoptées : l'utopie a
toujours consisté à relier les barreaux de cette échelle
pour en faire une sorte de continu absolu. Les musiciens ont tendance à
le faire d'instinct et à acquérir une connaissance pratique des
rapports instrumentaux, du plus proche au plus éloigné; les
scientifiques ont tenté d'établir une carte des timbres qui,
jusqu'à présent du moins, ne m'a pas beaucoup convaincu, car le
contexte est mis de côté sans trop de précautions. Nous
savons, par l'expérience quotidienne, qu'un timbre n'est pas seulement
une couleur instrumentale - ou un ensemble de couleurs reliées entre
elles par un fort caractère commun - mais que c'est aussi une vitesse
d'articulation, une possibilité de phrasés, bien d'autres choses
encore. Quoi qu'il en soit et quelles que soient les possibilités de
jonction et les ambiguités des passages, un timbre est un
domaine défini, presque clos sur lui- même. La liaison peut se
faire par superposition, accumulation, tuilage, par une infinité de
procédés relevant tous, plus ou moins, de l'écriture et de
la mise en jeu. Je ne parle même pas de toutes les connotations
esthétiques et affectives dont nous a dotés notre
éducation. Par rapport à cette échelle de valeurs, la
synthèse ne nous offre d'abord rien d'autre qu'un vaste horizon : tout
est possible, à tel point que l'on est paralysé, ne sachant point
par quel bout commencer. Bien sûr, on pourra faire la différence
entre sons harmoniques et sons inharmoniques; on pourra pratiquer la modulation
de fréquence, le phasing, utiliser un certain nombre d'autres outils;
mais on sera toujours resté dans le vague en ce qui concerne les
relations entre timbre, hauteur et autres caractéristiques qui font de
l'objet musical quelque chose que notre perception musicale peut
appréhender et auquel elle peut donner un sens. La première
réaction, comme on peut aisément l'imaginer, a été
de partir de ce que l'on connaissait relativement bien, ies sons instrumentaux
et vocaux, et d'aller à la découverte d'espaces neufs. Quels
espaces? Imiter d'abord la voix et les instruments d'une façon
relativement fidele, après les avoir dûment analysés. Le
second pas a été, est encore, de transgresser cette
reconstitution et, par extrapolation, de passer d'un timbre à un autre,
d'une définition à une autre. Ce second pas a été,
en parallèle de transformer les sons instrumentaux grâce aux
moyens fournis par la technologie, de façon à étendre leur
champ d'action jusqu'au point de non- reconnaissance. Il y a eu
également synthèse de sons inharmoniques, dont la nature nous
fournissait un modè
le typique- les
cloches, par exemple - pour leur faire acquérir d'autres dimensions, la
continuité, par exemple. Fasciné par les possibilités
d'extension et de transgression, on en est souvent resté à des
objets riches, intéressants par eux-mêmes, mais difficiles
à manipuler parce que très complexes et tendant à
l'autonomie. La perception les a pris comme tels et a éprouvé
toutes les difficultés possibles à les intégrer, à
leur donner valeur d'objets proprement musicaux. C'est probablement la grande
question actuelle : l'intégration du timbre et de l'objet musical dans
un langage; ce n'est certes pas une question simple : il a fallu bien des
siècles pour trouver des réponses provisoires dans le monde
instrumental, il est probable que dans un monde non instrumental, tel que nous
l'entendons aujourd'hui, un développement valable prendra aussi beaucoup
de temps. Dans les deux cas, l'écriture a joué, joue et jouera un
rôle fondamental, si l'on entend par écriture une sorte de
combinatoire des objets : combinatoire, au sens le plus large de ce terme,
c'est-à-dire mise en jeu, mise en relation, connexion des objets entre
eux dans un contexte à créer pour cela. Nature de l'objet et
logique d'enchaînement sont donc liées l'une à l'autre par
un ensemble pratiquement illimité de modes d'emploi ne dérivant
pas forcémenc d'une logique rationnelle. On peut même dire que la
nécessité de l'emploi se découvre au fur et à
mesure de la mise en relation, dans un processus « de proche en proche
» avec des courts-circuits, des retours en arrière, des rejets
qui en font une opération excessivement complexe. On pourra
éventuellement la décrire, après coup, comme une
opération linéaire, car il faut en quelque sorte la racont
er, mais cette description narrative ne rend pas vraiment et essentiellement
compte de l'opération elle-même.
Dans mon approche de l'objet musical, je l'ai considéré
exclusivement sous le signe de la hauteur. Étant donné que, comme
je l'ai dit, l'objet musical est dynamique, pourquoi l'avoir ainsi isolé
de tout autre dimension? On peut se poser également la question du
bienfondé de notre pédagogie : pourquoi apprendre d'abord
à entendre la hauteur, et cela sur des objets pour ainsi dire
déréalisés? On a protesté, spécialement dans
les toutes dernières décennies, contre cette tyrannie de la
hauteur, contre les privilèges dont notre culture l'a comblée,
contre la mystique, presque, dont on l'a revêtue. Et certes, quand on dit
ou qu'on constate qu'un musicien possède l'oreille absolue, on lui
attribue la vertu musicale par excellence, celle qui ne peut prêter
à aucune contestation. Pourrait-il en être de même pour
d'autres coordonnées? Dira-t-on jamais de quelqu'un qu'il a le rythme
absolu, la durée absolue? Ne serait-ce que par cette simple
évaluation, la plus courante, on voit bien que la hauteur n'est pas, en
effet, une catégorie comme les autres et qu'elle se
réfère, du moins en certains domaines, à des
critères absolus de la perception. Dans le domaine de la hauteur
hiérarchisée, en écoutant nos instruments
sélectifs, aucune erreur n'est possible pour quiconque possède
cette fameuse « oreille absolue ». Cela n'est pas seulement un
phénomène intérieur à notre culture; nous
sommes en mesure de percevoir absolument la hauteur dans toute musique qui nous
en fournit une hiérarchie donnée. Que j'entende un violon
chinois, un balafon africain, un gamelan balinais, une flûte indienne, Je
ne peux avoir aucune hésitation sur la hauteur - même si j'estime
les intervalles employés en me référant au système
tempéré dont j'ai l'habitude. Je pourrai parler d'une tierce
mineure trop grande d'une quarte trop petite : ces définitions sont,
tout au plus, un point de comparaison nécessaire pour affiner mon
estimation. S'il peut m'arriver d'hesiter, ce sera devant des
phénomènes plus complexes certains procèdés vocaux
très proches du parler, où la hauteur devient une composante
transiente, voire accessoire par rapport à d'autres données. Mais
j'aurais la même difficulté par rapport à des
phénomènes similaires dans ma propre culture. Qu'on ait enrichi
et rendu plus vaste le domaine de la hauteur jusqu'à la limite de la
perception analytique, voire au-delà, ne prouve pas que nous avons
exagérément, et indûment, favorisé cette composante
au détriment des autres. Elle en diffère, certainement,
puisqu'elle est susceptible d'un certain absolu, indépendant de tout
contexte. Il existe donc bien une hiérarchie de la perception à
l'état brut qui va de l'absolu de la hauteur jusqu'au toralement relatif
de la dynamique.
Notre perception du temps, de la durée, du rythme, est sujette à
bien des fluctuations. Alors que la perception de la hauteur peut être
absolument objective et devient subjective seulement dans des cas complexes ou
rapides, la perception de la durée est essentiellement subjective,
approximative, soumise à de nombreux facteurs étrangers, la
perception des rapports rythmiques demeurant objective jusqu'à un
certain degré de complexité. Si une séquence rythmique se
répète, s'il y a un mètre régulier, notre
mémoire se fixe sur le prototype et peut estimer les diverses variations
et déviations par rapport au modèle. Mais une durée en
tant que telle, si elle n'est reliée à aucune pulsation, si elle
est, pour ainsi dire, suspendue dans un espace sans repères, nous
pouvons tout juste essayer de la chronométrer, et nous la rapporterons
pour cela à la mesure de temps qui nous est la plus familière, la
pulsation d'une seconde, notre seconde fût-elle plus ou moins
psychologiquement orientée, plus ou moins déviée -
extension ou contraction - par rapport à la vraie seconde
chronométrique. Cela d'ailleurs, est vérifiable par la pratique
des compositeurs qui, lorsqu'ils ont à noter une durée hors d'un
tempo, et s'ils ne se réfèrent pas à une exigence
acoustique comme la longueur de la résonance d'instruments
résonnants, précisément, ou à une exigence physique
comme la longueur de souffle d'un chanteur ou d'un instrumentiste à
vent, notent cette durée en secondes - ce qui, en principe, est une
mesure neutre, anouyme, destinée à montrer l'indépendance
de tout tempo, de toute vitesse, à annibiler éventuellement le
tempo qui précède cette durée suspendue.
Si nous pouvons estimer avec une précision assez grande le rapport de
valeurs proches, même lorsqu'elles dépendent d'une pulsation
irrégulière, si nous estimons assez correctement ces valeurs dans
un ambitus restreint, et moyennant un étalonnage exprimé, voire
sousjacent, les rapports échappent rapidement à notre
évaluation dès que
les durées dépassent cet ambitus. Nous serons bien
embarrassés pour estimer le rapport trente à deux, par
exemple, surtout, évidemment, lorsqu'il n'y a pas de pulsation commune
entre la valeur trente et la valeur deux. Même lorsque la
pulsation est exprimée, il nous faut en compter le nombre pour avoir une
estimation autre qu'intuitive, réellement chiffrée. Aucun
symbolisme ne pourrait ici nous aider, comme il nous aide dans le domaine de la
hauteur, que nous sommes en mesure d'exprimer très
précisément, quelle que soit la distance qui sépare deux
points de registre. Si j'entends successivement un do grave, dernière
note du violoncelle, et un fa dièse aigu de flûte, je n'aurai
aucune hésitation, malgré la grande distance qui les
sépare. Je ne vais pas spontanément parler de 65,40 Hz et de
1661,22 Hz! Mais le symbole de la note me sera iostantanément fourni par
l'oreille. La perception de la hauteur est absolue, quelle que soit la
distance, la perception des durées est relative, voire très
relative. A propos de distance, on peut même constater qu'il est souvent
plus difficile d'évaluer de petits intervalles, hors de l'échelle
des demi-tons, que d'apprécier de grands intervalles s'inscrivant dans
cette échelle. Notre oreille hésite sur la valeur exacte à
leur attribuer à cause de cette prosimité, où il nous faut
mener une invesrigation plus aiguë. L'estimation de la durée semble
donc se faire à l'inverse de l'appréciation de la hauteur : plus
l'échelle est restreinte, plus la divergence s'accuse.
Le temps se perçoit d'emblée sur deux plans, car si la hauteur
peut exister d'une façon inerte, «
déréalisée », hors de tout contexte, le temps est
une catégorie en mouvement : nous percevons donc des rapports
numériques, ceux qui existent entre les différentes valeurs d'une
cellule rythmique, par exemple, et nous percevons la vitesse à laquelle
se produisent ces rapports numériques; il existe un absolu
numérique abstrait, relativisé dans un temps réei,
concret. L'auditeur perçoit ce rapport d'une façon globale,
encore que les autres composantes musicales lui permettent de
différencier les deux plans, l'aident à séparer les deux
caractéristiques. Quant à l'interprète, même si son
éducation lui permet d'opérer à chaque instant une
synthèse rapide, il travaille constamment sur ces deux plans, ce qui lui
permet, en conséquence, de faire varier la vitesse avec des
accélérés et des ralentis tout en gardant à
l'esprit la valeur numérique des durées et leurs rapports
« absolus ». La transcription, la notation des valeurs rythmiques
nous montrent, s'il en est besoin, ce rapport vitesse-valeur: les compositeurs
ont quelquefois hésité sur l'unité à choisir pour
donner optiquement l'équivalent de leur pensée.
L'esquisse du 2e mouvement de la 2e Cantate de Webern est notée
en petites valeurs, la rédaction finale se basera sur des valeur de celles-là : cependant il n'est pas douteux, vu le
caractère de la musique, qu'il n'y a pas eu changement dans la
conception globale du texte, la densité des événements
restant strictement la même. Mais dans ce dernier cas - que l'on trouve
aussi dans les esquisses d'autres compositeurs - il s'agit sans dout
e soit d'une facilité de lecture, soit d'une impulsion psychologique
à l'intention des interprètes. Si nous n'étions pas
familiers avec les oeuvres, même les plus classiques, et s'il nous
fallait les transcrire sans les avoir lues, à la simple audition, nos
transcriptions ne coincideraient pas forcément - dans le choix de
l'unité - avec celle de l'auteur. Je ne parle de cela que comme preuve
de la relativité du couple : vitesse-durée, cette optique de la
transcription reflétant plutôt la psychologie du compositeur qui
manipule le code de la notation rythmique en fonction aussi bien de ce qu'il
veut suggérer visuellement à l'interprète que du
résultat auditif qu'il prétend ainsi obtenir.
Je n'ai volontairement parlé quant à la hauteur, que
d'échantillons les plus élémentaires, et, quant à
la durée, de groupes aussi restreints que possible, l'unité
temporelle n'ayant aucun sens, par elle-même, comparable à la
sorte d'autonomie que possède le son seul. Si je m'avance dans le
domaine de la dynamique, rien n'est plus assuré sinon le rapport le plus
grossier que l'on peut résumer brièvement par le couple :
doux-fort, le bon vieux piano-forte qui a fait beaucoup d'usage depuis quelques
siècles. Dans ce domaine, tout peut être mesuré en
chiffres, certes, mais les appareils de mesure, aussi exacts soient-ils, ne
rendent aucun compte de la réalité musicale du gesteenveloppe que
constitue la dynamique. Contrairement à la hauteur et au rythme, elle ne
peut se mesurer en degrés; ou du moins, si degrés il y a, ce sont
des indications qui ne peuvent être que très approximatives,
marquant une intention plus qu'un résultat réel. De plus, la
dynamique, comme la vitesse, dépend essentiellement d'un geste continu,
plus rarement, elle s'exprime en rupture. De tout cela, notre notation
témoigne clairement, aussi tardive qu'elle ait pu être. La
hiérarchie de la perception se reflète, en effet, dans l'histoire
de la notation : les neumes dont la hauteur exacte se trouve
précisée, la notation rythmique proportionnelle et, quelques
siècles plus tard, les indications dynamiques d'abord sommaires, par
plans contrastés, par oppositions subites, jusqu'à la
précision dont nous avons aujourd'hui l'habitude. Ce surcroît de
précision dont nous sommes actuellement coutumiers indique davantage le
geste affectif qu'accomplira l'interprète sur le texte musical, pour lui
donner sens et expression, que le recours à une échelle de type
acoustique; les
gestes de continuité, en particulier, comme croître et
décroître d'intensité, sont étroitement liés
à la mise en valeur du rexte. Isolément, une dynamique peut
s'évaluer vaguement, mais elle n'a aucun sens, elle n'implique aucune
hiérarchie et ne fait appel qu'aux catégories de perception les
plus indistinctes, les moins ordonnées. Le jugement dépend de
beaucoup de circonstances « extérieures » : dimension de
l'espace, qualités acoustiques de cet espace, qualités du timbre
- bref, on peut difficilement considérer la dynamique comme une
composante réellement indépendante, nous ne la percevons que
mêlée aux autres qualités de l'objet musical, et
l'échelle de notre estimation varie suivant les objets musicaux
présentés et dans la relation que nous pouvons établir
entre ces objets musicaux.
Aux trois caractéristiques que j'ai énumérées, et
qui vont de l'absolu relatif au relatif absolu, si je puis dire, la
catégorie du timbre oppose une échelle qui n'en est pas une : le
monde instrumental nous fournit des timbres que l'on peut éventuellement
grouper en familles, car certains ont des affinités d'origine ou
d'action, mais qui se présentent essentiellement comme des domaines
séparés, placés les uns à côté des
autres, que notre perception apprécie, précisément,
à cause de leurs limites, par l'impossibilité de les confondre,
par l'incapacité d'une transition continue. Le timbre est, d'une
certaine manière, la manifestation du discontinu; mais, que l'on cherche
à établir une sorte d'échelle de valeurs, alors cette
échelle changera et groupera les affinités d'une façon ou
d'une autre suivant le contexte. Bien sûr on peut se
référer à des catégories comme : plus sombre, plus
clair, pins rugueux, plus lisse; dans ces estimations, la subjectivité
n'a pas de limite et, d'ailleurs, un instrument qui peut être sombre dans
certains registres peut être clair dans un autre registre, il peut
même être clair ou sombre dans le même registre suivant la
dynamique, suivant le contexte ou dans son rapport avec les divers instruments
qui l'entourent. L'échelle qui nous permet d'apprécier un timbre
par rapport à un autre est une échelle variable, mobile,
très difficilement définissable en d'autres termes que
comparatifs et subjectifs; cependant, le discontinu de cette échelle
est, peut-être ce que nous ressentons de plus frappant quand nous le
percevons de façon brute. Toute l'évolution de ce qu'on appelle
l'orchestration va dans le sens d'un espace de timbres où l'on peut
arriver à donner l'illusion de la continuité et de la fusion : on
n'est certes pas prêt à perdre l'individualité de ces
timbres, mais on désire les faire communiquer, pouvoir presque
transvaser leur substance dans une dimension continue qui demeurerait chaque
fois à établir d'une facon spécifique.
Le phénomène vocal est un aspect autre, mais point
différent, de cette discontinuité, augmenté encore du fait
que la voix est enrichie des possibilités d'émission qui lui sont
fournies par l'emploi de la coloration-voyelles et des modifications par les
consonnes. Les voyelles permettent une diversité continue de timbre,
mais elles se heurtent à la plus ou moins grande difficulté de
l'émission vocale de tel type de voyelle ou de tel autre suivant le
registre et la dynamique : voyelles fermées et émission vocale
ouverte ne sont pas destinées à faire bon ménage! Quant
à vouloir ranger le timbre vocal selon une échelle
répertoriée, inutile d'y songer : trop de qualités
individuelles sont en présence pour que même un essai de
classification ait quelque sens. Notre seul rangement, rudimentaire mais
efficace, est celle du registre qui, grosso modo, divise la voix en quatre,
avec quelques fioritures autour, permettant des descriptions à peine
plus précises de territoires très relativement
délimités, sans rapport, toutefois, avec le timbre proprement
dit. La description du corpus instrumental comme celle du corpus vocal - si je
puis employer ce terme - sont un conglomérat de particularités
qui impliquent le registre, l'articulation, la dynamique, et cela montre bien
que le timbre tel que nous le percevons est probablement la catégorie la
plus globale, la moins détachable de son contexte culturel et
affectif.
Certes, il y a des familles, spécialement en référence au
couple action-résultat : d'abord sons résonants, et sons
entretenus; sons entretenus par le souffle avec les limites que cela impose,
sons entretenus au moyen d'un outil tel l'archet avec, également, les
caractéristiques qui sont liées à cet outil; dans les sons
entretenus par le souffle, on distingue la famille des bois et des cuivres...
On peut ainsi procéder
à
des dérivations en cascades, mais ce n'est pas forcément selon
ces subdivisions, et ces subdivisions de subdivisions, que nous percevons un
phénomène réel. Lorsque à la fin du premier
mouvement de La Mer, nous entendons par deux fois la phrase mélodique
jouée par le cor anglais et le violoncelle, nous sommes parfaitement
conscients de la proximité des deux timbres dans ce registre
particulier, ce type de phrasé, ce tempo, et nous réalisons
combien aisément ils peuvent fusionner; nous pouvons même susciter
un équilibre instable en faisant prévaloir
légèrement l'un par rapport à l'autre : du même coup
nous avons franchi - dans ce cas très spécifique - toutes les
classifications d'action et de caractéristiques générales
établies auparavant. Dans des conditions données, une connexion
forte s'est imposée qui, dans un autre registre, avec un autre
phrasé et une articulation différente, n'aurait jamais
fonctionné. C'est pourquoi les tentatives d'établir des
échelles de timbre me paraissent, dans ce cas, vouées à la
précarité sinon à l'échec. L'échelle
requise, qui affirme la proximité ou établit
l'éloignement, n'existe que grâce à un contexte; c'est une
échelle virtuelle où l'écriture intervient. Elle n'est pas
faite seulement d'inconnu ou d'absolument imprévisible, mais elle doit
son existence à la circonstance; tant que cette circonstance n'existe
pas, cette échelle particulière n'a aucune existence
réelle. Il y en a des milliers d'autres comme elle, non moins valides,
non moins probantes, ce qui fait la richesse de l'orchestre, c'est cet
entrecroisement d'échelles multiples variant suivant le champ de
l'expression.
Si, pour la commodité de l'analyse, on détache les paramètres les uns des autres, on n'en est pas moins assuré qu'aucune dimension ne peut se percevoir absolument isolée. Le phénomène, l'objet sonore, est un tout; mals notre attention peut s'attacher à une composante plutôt qu'à une autre, et cela est plus facile et plus plausible vis-à-vis de certaines d'entre elles, plutôt que de telle autre. Selon un reproche maintes fois repris, comme je l'ai déjà mentionné, notre culture musicale occidentale aurait attaché une importance exagérée à la hauteur, à la hiérarchie des hauteurs par rapport aux autres dimensions du son; si l'on voulait aller plus loin, il fallait d'abord rétablir, en quelque sorte, un équilibre indispensable avec les composantes plus ou moins délaissées, et commencer d'abord à englober le son hiérarchisé dans la catégorie plus générale du bruit, du son complexe, du son brut. Certes, on le constate dans le développement de l'orchestre lui même, avant le stade de l'écriture, dans la simple nomenclature des sources accumulées, les instruments de percussion qui, auparavant, avalent à pelue droit de cité, assumaient tout juste une fonction de coloris épisodique, ont pris une importance infiniment plus grande, non seulement comme moyen d'articulation, comme outils destinés à souligner le texte confié à des instruments plus soumis et plus apprivoisés, mais en tant que catégorie distincte ayant sa propre signification. Or, en dehors de toute considération de langage, de toute habileté dans le maniement et la fusion des différentes sources, notre perception nous indique, dans la plupart des cas, la différence de nature qu'il y a entre des sons épurés, potentiellement abstraits pour ainsi dire de leur origine directe, et des sons plus complexes, liés inéluctablement à l'objet à partir duquel ils sont produits. Il faut des cas tout à fait ambigus, de pare et d'autre, pour rapprocher ces deux domaines de la perception et leur trouver une frontière commune. Dans les cas les plus généraux, une analyse virtuelle est mise en oeuvre par notre perception lorsqu'il s'agit de sons suffisamment purs pour être hiérarchisés; lorsqu'on a affaire à des sons de nature plus complexe et plus globale, la perception a tendance, elle aussi, à rester globale et synthétique. Il n'en va pas autrement des autres composantes: l'analyse virtuelle détachera sans peine la hauteur de la dynamique par exemple. La dynamique d'un accord ne change pas en effet sa constitution; elle peut, tout au plus, influer son mode de présentation, son pouvoir affectif. Si je veux m'attacher à écouter cet accord, j'éliminerai, ou je chercherai à éliminer la dynamique de l'objet sonore; cela ne me présentera pas de difficulté majeure à moins que la dynamique de chaque note de cet accord soit si différente que j'aie quelque peine à les entendre l'une par rapport à l'autre et qu'il y ait effet acoustique de masque. C'est ce qui se produit, bien évidemment, si j'essaie d'analyser un son multiphonique sur une flûte ou sur un hautbois. Non seulement les composantes de hauteur dévient de la hiérarchie du demi-ton, mais elles ont un régime différent, une intensité dissemblable et fluctuante; dans ce cas-là, je ne peux séparer qu'avec peine le permanent du contingent, une catégorie étant pratiquement indissociable de l'autre. Il en va de même avec le timbre : plus un objet sonore est présenté avec des composantes variées, surtout dans un ambitus restreint, plus on aura de ma l'à séparer correctement les différentes hauteurs dont il est formé, une analyse gênant l'autre: dans les cas les plus complexes, il faut procéder séparément pour être absolument sûr - analytiquement parlant - de ce que l'on a entendu. Là aussi, je n'oublierai pas de mentionner les effets de masque, d'absorption, d'illusion acoustique parfois, que l'on rencontre dans certaines combinaisons, même totalement isolées d'un contexte quelconque. Si j'y ajoute, en ce qui concerne les objets sonores qu'un orchestre peut nous présenter, le paramètre non inscrit qu'est l'espace, la distance réelle qui sépare les instruments les uns des autres, les effets de groupes homogènes opposés aux instruments solistes, on peut aisément imaginer que la perception voit se dresser devant elle une difficulté supplémentaire et qui n'est pas la moindre, car effet de masque, d'absorption ou d'illusion acoustique en sont d'autant renforcés. Les qualités réelles du son : poids, rayonnemenrt mêlées aux contingences du dispositif instrumental et de l'acoustique de la salle, concrétisent au maximum l'objet sonore et vont à l'encontre des pouvoirs analytiques de notre perception. Il est facile de constater que, plus on s'est éloigné d'un langage fortement codé et hiérarchisé, plus la perception de l'auditeur s'est trouvée écartelée entre l'imaginaire et le réel, plus il lui a été difficile de rattacher l'objet entendu à un concept, à une matrice. Ou alors, il faur carrément sortir de la hiérarchie, et l'on n'a plus à s'inquiéter de ces rapports fluctuants et difficiles : d'où le plain-pied avec les instruments de percussion qui, de ce point de vue-là, ne posent aucun problème - s'ils en posent, par ailleurs, du point de vue concepruel; mais cela est plutôt l'affaire du compositeur.
Venons-en, en effet, à celui-ci, et au rôle de la perception dans son pouvoir d'imaginer, de créer des objets sonores. Supposons qu'il ait acquis une agilité et une acuité suffisantes pour percevoir correctement les objets du passé, le plus proche comme le plus lointain : il a appris à écouter, il sait pourquoi tel timbre lié à telle hauteur, telle dynamique, inscrit dans telle durée, sonne d'une façon déterminée. Encore puis-je négliger les facteurs individuels qui modifient légèrement le profil de cette rencontre. A partir d'un réseau de données vérifiées par un grand nombre de cas particuliers, il va pouvoir reproduire à volonté les combinaisons dont il estime pouvoir se servir, ou il essaie d'en inventer d'autres par extrapolation. Plus serré sera le réscau de ses connaissances, plus facilement pourra-t-il en déduire des conséquences qui maintiendront la liaison entre réel et imaginaire. S'il peut, en effet, réfléchir à des objets isolés et les inventer, imaginer tel type de sonorité ou tel autre, à titre d'esquisses, d'indicateurs, son travail ne peut vraiment commencer qu'à partir d'un langage. Et qu'on ne me dise pas que cet imaginaire sans langage n'existe pas! Il n'y a qu'à lire la fin du traité d'instrumentation de Berlioz pour être édifié à ce sujet. Berlioz imagine les possibilités multiples et distinctes d'un orchestre géant (il l'appelle orchestre de festival); naturellement, dans l'emploi de ces forces instrumentales, son langage est perpétuellement sous-lacent. Nous trouvons dans son oeuvre les ruines ou les fondations, selon le point de vue critique que l'on adoptera, de ce palais fantasmagorique. L'extrapolation est, donc, le privilège du compositeur qui étend ainsi le résc au qu'il a trouvé, mis à sa disposition par l'histoire. On voit bien, lorsqu'il ne dispose pas de ce réseau, combien plus l'entreprise se révèle difficile, car il faut procéder souvent, dans le cas de la synthèse ou du traitement électronique, à des vérifications d'hypothèses plus ou moins justes. L'amalgame timbre-dynamiquedurée ne peut plus s'estimer en termes de données culturelles acquises, mais en termes exclusivement quantitatifs : d'où la difficulté de déduction, incertaine dans ses évaluations et dans ses choix. Dépendant du domaine où l'on se situe, l'extrapolation ne va pas forcément de soi; il est nécessaire de la provoquer, de résoudre, pour cela, les cas particuliers que soulèvent le langage et sa combinatoire.
Si nous avons besoin d'isoler un objet pour le percevoir dans tous ses
détails, nous savons pertinemment que le discours musical n'est pas fait
d'une accomulation successive d'objets musicaux accolés les uns à
la suite des autres dans le temps. Et, si un stade élémentaire de
l'écriture suffit pour inventer un objet isolé, les relations
nécessaires pour constituer un langage se situent à un autre
niveau : il concerne le dynamisme des objets et l'évolution de leurs
rapports. Dans le domaine des hauteurs, primordial, s' inscrivent plusieurs
ordres de priorité, depuis la définition de l'unité de
mesure, c'est-à-dire de
l'intervalle, jusqu'à la forme même de l'écriture en
passant par des qualités-enveloppes du type : ambitus, densité,
texture. Si j'ai commencé par l'intervalle, c'est qu'il est à la
base de toute perception, de toute évaluation; il est la
référence de base, dans la dimension horizontale comme dans la
verticale. Changer l'échelle ou la relation des intervalles revient
à changer nos critères d'évaluation, et donc notre
perception. Cette construction qui peut paraître abstraite, qui n'est
pratiquement jamais donnée à l'état brut, est pourtant
déterminante pour norre comportement même le plus trivial. Un
piano ne nous paraît faux que parce qu'il ne coincide pas avec
l'échelle exacte qu'il est censé transcrire. Quiconque
éduqué selon notre système tempéré entend
des musiques de Bali, de Chine ou du Japon, ressentira avec force la divergence
de ces systèmes d'intervalles par rapport au nôtre, car il ne
pourra y appliquer les normes qui nous sont coutumières. Le
système d'intervalles, ou du moins la définition de ces
intervalles, va influer, par ailleurs, sur la nature de l'écriture
elle-même. Une écriture polyphonique dense ne s'accorde pas avec
l'utilisation d'intervalles très fins, ornementaux, comme dans le cas
des mélismes vocaux; la rapidiré obscurcirait encore davantage la
compréhension de ces intervalles. Ii existe donc des coordonnées
de départ qui vont influencer la réalisation des idées
musicales, dans le but plus ou moins conscient de les faire avaliser par la
perception. Mais les intervalles ne sont que des prémisses, car
intervient alors le type d'écriture qui nous fait écouter plus ou
moins dans une direction donnée.
Je rappelle brièvement les deux dimensions fondamentales de
l'écriture : la coïncidence et la succession dans le temps, le
vertical et l'horizontal, soit sous des appellations plus traditionnelles :
l'harmonie et le contrepoint. Ces notions ont, certes, subi des
métamorphoses au cours des siècles, mais elles restent
fondamentales aussi bien dans l'histoire de l'écriture que de la
perception; elles sont à la base même de notre polyphonie. Le
point d'équilibre a été atteint lorsque le vertical a
exercé un contrôle constant sur l'horizontal et que toutes les
dérogations et déviations du fait horizontal par rapport à
la norme verticale sont conçues précisément en fonction de
cette norme : notes de passage, retards, appoggiatures, sont des
dérangements momentanés qui vont d'un état
contrôlé à un autre état contrôlé. Dans
cet équilibre tel qu'on le trouve au XIXe siècle, les deux
écoutes de la musique sé confortent mutuellement, s'appuient
l'une sur l'autre. Mais même dans cette situation du langage, il s'agit
d'un équilibre précaire, il est certain qu'une forte texture
contrapunctique, avec une grande variété de direction et de
mouvement interne, une grande indépendance dans la conduite des voix,
entraîne notre perception la plus active à suivre ces voix
individuelles ou, du moins, l'une d'entre elles dont la fonction est
prédominante. Dans une fugue, le sujet nous apparaît plus
important que le contre-sujet et, à plus forte raison, que les autres
voix complémentaires; c'est donc sur lui que notre attention se
focalise, pourvu que compositeur et interprète, l'un dans la disposition
des voix et dans leur caractérisation, l'autre par certains choix
d'articulation, nous aident à opérer les distincti
ons nécessaires. De cette distinction qui va de soi dans les fugues du
baroque, où les lois du genre nous
indiquent clairement la hiérarchie, nous en arriverons à la
polyphonie complexe de Schönberg ou de Berg, dans lesquelles l'auteur,
pour plus de sûreté, nous prend par la main et nous indique
lui-même les parties principales et parties secondaires - Haupt-
et Nebenstimme. Déjà, dans un univers où le
contrôle vertical est assumé automatiquement pour ainsi dire,
notre perception est dispersée, et, pour suivre le discours, elle
éprouve le besoin d'établir une hiérarchie, d'isoler au
premier plan, par un acte presque volontaire, la voix qui l'intéresse
comme étant la meneuse de jeu et de laisser les autres à un
contrôle plus vague pourvu qu'elles ne contredisent pas la saisie globale
: nous écoutons sélectivement en fonction de ce que nous voulons
entendre, de ce qui doit vérifier les lois de la composition. Dans un
univers comme celui de Berg ou de Schönherg, nous ne sommes pas
orientés par une loi, ni par une loi formelle a priori - importance et
place des thèmes et figures divers - ni par une loi de coordination -
rapport des voix contrôlé par des relations verticales
définies. Le rapport vertical est, en effet, le résultat de
rencontres aléatoires à l'intérieur d'un total chromatique
non précisément défini; chaque voix tend à
conserver sa totale autonomie et notre écoute se disperse
obligatoirement, se concentrant tour à tour sur l'une ou l'autre voix,
étant donné que nous ne pouvons mettre à
l'arrière-plan un rapport vertical qui nous serait connu et
prévisible, du moins à l'intérieur d'un champ restreint.
Pour peu que s,y ajoute une certaine complexité due à la
variété de timbre, au poids des instruments, à leur
registre, il est difficile à notre perception de prendre une décision, voire de prendre la bonne décision.
L'harmonie, quand elle est directement exprimée par des accords, se
perçoit instantanément; la perception du contrepoint doit se
confronter au temps, et faire appel pour cela à la mémoire,
fût-ce une mémoire brève. La relation vertical/horizontal,
avant de disjoncter au début de ce siècle, avait subi de fortes
pressions dans un sens comme dans l'autre. L'écriture contrapunctique du
dernier Beethoven, qui s'appuie tellement sur l'individualité de
l'intervalle, déroute l'écoute verticale de sa fonction de
contrôle et focalise notre perception sur les figures elles-mêmes.
Chez Wagner, où les relations harmoniques dominent la conduite du
langage, les accords sont reliés entre eux par le réseau des voix
intérieures qui font basculer l'écoute verticale vers la
perception horizontale de ces lignes de jonction. Je voudrais citer encore un
cas de cette incertitude du plan où se situe l'écoute : il s'agit
de l'lntroduction à la première partie du Sacre du Printemps.
La polyphonie - je parlerai plutôt, dans ce cas, de multiphonie,
étant donné la connotation presque indissociable du mot
polyphonie à la notion de contrepoint - procède par superposition
de lignes mélodiques indépendantes les unes des autres,
rattachées seulement par leur mise en place à l'intérieur
de ce qu'on pourrait appeler un étagement harmonique. Chaque ligne ne
fait que répéter le même motif thématique avec des
variations rythmiques et ornementales; s'inscrivant dans un ambitus restreint,
elle est parfaitement perceptible à l'intérieur de son bloc. De
plus, confiée à un instrument, ou un couple d'instruments, comme
flûte alto, hautbois, petite clarinette, elle se trou
ve liée à un timbre. Le timbre, la puissance de l'instrument vont
immédiatement opérer une sélection : vu le registre et les qualités sonores de chacun de ces instruments, il est évident que
nous allons entendre la petite clarinette plus que le hautbois, et le hautbois
plus que la flûte en sol; telle est la hiérarchie qu'a
imposée le compositeur à ces trois lignes superposées.
Toutefois nous les entendons ensemble, et notre attention peut se porter sur
l'une ou l'autre de ces lignes, car elle est capable, par un effort, d'annuler
la différence acoustique. L'écriture nous aide à une
certaine flexibilité de l'écoute, car les phrases n'ont pas la
même longueur, la même coupe, la même densité
ornementale; elles gardent leur individualité et elles évoluent
indépendamment les unes des autres. La conséquence est que dans
cette multiphonie, nous écoutons par plans, par étages
isolés : perception à la fois moins complexe que celle d'une
polyphonie réelle où les voix sont en constante évolution
et ne nous offrent donc pas ces repères aisément identifiables;
et plus complexe parce que plus divisée, les composantes n'étant
pas unifiées par une dépendance directe des unes par rapport aux
autres.
Nous pourrions d'ailleurs, à ce propos, nous poser des questions sur la
singularité du développement de notre culture musicale
occidentale et des notions de perception qu'elle a supposées. Notre
culture n'a certes pas été la seule qui ait pris plaisir à
faire jouer ensemble un groupe instrumental ou vocal; mais beaucoup d'autres
cultures se sont contentées de la dimension monodique plus ou moins
démultipliée en hétérophonie, antiphonie ou
multiphonie comme je viens de l'énoncer à propos de
l'Introduction du Sacre du Printemps. Notre culture semble, au
contraire, avoir très tôt conçu et adopté la notion
de polyphonie, et l'avoir développé remarquablement vite à
un point extrême de richesse et de raffinement; les artifices
développés par l'écriture de cette polyphonie - que ce
soit dans la structure rythmique ou dans le domaine des hauteurs - sont d'une
telle subtilité qu'on est bien souvent amené à douter de
ses propres capacités de perception quant aux données mises en
jeu. Notre culture a donc misé sur un certain dépassement de
l'écoute en incluant dans la polyphonie un degré parfois assez
haut de contradiction interne quant à la perception. Je ne parle pas de
complexité ou d'accumulation, car, s'il y a des polyphonies à un
grand nombre de voix réelles, difficiles à saisir principalement
à cause du nombre, il y a aussi des polyphonies à quatre voix,
dont les « astuces » de contrepoint sont aussi improbables
à repérer, quoique le phénomène sonore en
résultant ne pose aucun problème à l'oreille, de par sa
consonance. Ou plutôt il en pose peutêtre à cause de sa
consonance, car cette dernière qualité possède un tel
pouvoir d'amalgamer les choses en un objet unique au moment même où on
l'entend qu'on a peine à dissocier la conduite des voix et, donc,
à percevoir l'identité de chacune - ce qui n'est manifestement
pas le cas quand il y a sinon conflit, du moins divergence comme dans
Stravinsky. Naturellement, il y a eu un prix à payer pour cela qui s'est
traduit par un certain appauvrissement mélodique. Prise dans les
contraintes d'une écriture aussi surveillée et parfois aussi
restrictive que l'écriture contrapunctique, la ligne mélodique a
dû se dépouiller
le plus souvent de toute tendance ornementale; le sévère
contrôle vertical a éliminé en partie la riche
possibilité des infinies variations horizontales d'intervalles : de par
la nature de l'écriture utilisée, notre système
d'intervalles a manifesté une forte tendance à se normaliser.
Nous sortons tout juste - et encore à peine avons-nous fait un pas sous
la pression des nouvelles technologies - de cette normalisation.
Il est certain que la prolifération éventuelle du matériau
va nous obliger à repenser les relations variées que suppose
l'écriture, car l'une ne va pas sans l'autre : la notion de polyphonie
devra acquérir d'autres qualités pour absorber le matériau
nouveau. Elle devra, en particulier, se référer à des
principes d'une plus grande flexibilité, et faire appel à des
ordres de perception différents suivant que l'on veut évoluer
vers tel ou tel type de structure. Peut-être faut-il trouver là
une plus grande continuité dans les passages, les transversales d'un
moment de l'écriture à un autre. Quand une ligne mélodique
dérive par rapport à elle-même dans le temps, on ne peut
plus parler d'imitation mélodique, de canon exact, au sens
académique du terme : nous n'écoutons pas deux lignes dont l'une
reproduit exactement l'autre dans une structure harmonique qui le permet, nous
écoutons une seule ligne dédoublée par une sorte
d'étirement du temps. De même, une ligne mélodique et son
contraire ne seront pas perçues comme un contrepoint renversé,
mais comme une image symétrique simultanée, car là aussi
la justification par la structure harmonique aura disparu. Un certain type
d'écriture peut dédoubler, multiplier l'image d'une unique ligne
mélodique sans pour cela atteindre encore à l'indépendance
- cette fameuse indépendance des voix - requise par une polyphonie
réelle; notre oreille percevra cette image sonore comme complexe,
certes, mais unifiée par une identité inaliénable. Si,
m'éloignant davantage de l'original, je superpose une ligne
mélodique à une ou plusieurs variations ornementales,
simultanément ou d'une façon légèrement déc
alée, nous percevrons encore l'identité unique du groupe, mais
selon un jeu de perspectives plus ambigués; cependant, là encore,
il n'y aura pas indépendance des voix, mais projection simultanée
d'une image et de son double, pour former ce qu'on appelle une
hétérophonie. Nous pouvons ainsi faire jouer écriture et
perception depuis la réalité la plus directe et la moins
contestable jusqu'à l'illusion manipulée à volonté.
Nous n'aurons eu jusqu'ici que des divergences d'une image unique, divergences
que le temps, par exemple, nous aide à maîtriser: si l'image
principale se déroule dans un temps pulsé régulier ou
irrégulier, et que l'image ou les images dérivées se
déroulent dans un temps libre et indépendant, non pulsé ou
pulsé d'une manière différente- autre vitesse, autres
relations de durée-, que l'espace soit, en plus, un facteur de
séparation, nous aurons également, comme dans Répons,
une écoute divergente. Nous percevrons le même
phénomène global selon un système de coordonnées
différentes. Naturellement, il est nécessaire d'avoir un
très fort phénomène unificateur pour percevoir les
facteurs divergents. Si le temps, l'espace, le timbre divergent, le facteur
indispensable de cohésion devra être la hauteur, l'enveloppe, la
trajectoire. Ce que je viens d'énoncer pour une ligne mélodique
s'applique aussi bien à une polyphonie entière confiée
à un groupe
donné, alors qu'une autre image de cette polyphonie serait
confiée à un autre groupe. La séparation stricte des
timbres aidera à la compréhension, comme je l'ai
réalisé dans ma dernière version du Visage Nuptial.
Les lignes de la polyphonie originale - sans ornements - étant
énoncées par les cordes, l'hétérophonie ornementale
sera jouée par les instruments résonants, entrecroisant au
demeurant les données de cette polyphonie originale, la tramant, pour
ainsi dire, d'une façon légèrement différente,
d'où la texture prendra un sens divergent, quoique tres directement
rattache au sens premier.
J'aimerais parler, d'ailleurs, de la notion de trame, car c'est un des éléments essentiels de notre compréhension, de notre perception de la polyphonie. Lorsqu'on étudie le contrepoint et que l'on écrit des devoirs plus ou moins canoniques, plus ou moins fugués, voire des canons stricts ou des fugues d'école, la première recommandation s'attache, je l'ai déjà dit, à l'indépendance des voix; la deuxième conseille de ne sortir qu'exceptionnellement du registre moyen de chaque voix; la troisième, de recourir le moins possible au croisement de voix - les voix étant alors inversées par rapport à leur position habituelle - à moins que ce croisement ne soit rendu nécessaire par une obligation d'écriture ou par un besoin expressif. A quoi reviennent, finalement, toutes ces règles d'école qui, ainsi décrites, peuvent paraître complètement gratuites et absurdes? Simplement à préserver l'identité de chaque ligne et à faciliter leur identification par l'auditeur éventuel: indépendance des voix, certes, mais à l'intérieur, pour chacune d'entre elles, d'un espace soigneusement préservé et balisé. De ce contrepoint d'école à la réalité des oeuvres, il y a eu bien des transgressions, mais ces lois d'identification demeurent si fortes, si présentes qu'elles ont été longtemps préservées comme une donnée essentielle de l'écriture - la compréhensibilité valait bien ce sacrifice. Mais si l'on compare cette écriture classique à l'écriture de Webern, spécialement dans les oeuvres instrumentales - les oeuvres vocales, pour des raisons d'émission, d'intonation, ne disposant pas de la même facilité de registre on voit combien a évolué le jeu de l'écriture avec l'identification. Car l'écriture de Webern dans la Symphonie op. 21, par exemple, est basée sur les principes les plus stricts de l'école, en ce qui concerne au moins la correspondance d'intervalles horizontaux et les réponses rythmiques, même s'il est évident que le contrôle vertical ne s'exerce pas de la même façon et que les fonctions harmoniques traditionnelles ont totalement disparu au profit d'une seule complémentarité chromatique, avec un intervalle directement proscrit, l'octave : il n'y a, dans la polyphonie de Webern, aucun redoublement. Comment manipule-t-il l'identification des différentes lignes mélodiques qui constituent l'ensemble de la polyphonie, liées qu'elles sont deux à deux par une imitation exacte? Il fait exactement tout ce que l'école recommande de ne pas faire : les voix n'ont pas d'ambitus exclusif, donc, étant donné les intervalles qu'elles proposent, elles sont sans cesse amenées à se croiser; la continuité des phrases se trouve interrompue par les silences qui s'interposent entre les cellules formant la phrase; le timbre varie d'une cellule à l'autre, le mot cellule devant être pris dans son sens le plus restrictif, une cellule pouvant se limiter à une ou deux notes. Parfois, à cause de ces différentes caractéristiques de l'écriture l'identification est à peine possible, surtout lorsque l'ensemble des hauteurs attribuées à chaque voix reste toujours le même, figé qu'il est dans une totale stratification du registre: chaque voix s'exprime dans le même système, j'allais dire dans le même langage, de hauteurs. Nous ne percevons donc généralement plus les voix de la polyphonie de Webern de la même façon que nous percevons les voix de la polyphonie de Bach; notre écoute s'oriente d'abord sur les timbres parallèles - comme cor et clarinette-, sur le dessin et la figure rythmique, sur tout ce qui rend provisoirement cohérent un ensemble très limité de données. L'identification se trouve, se perd, se retrouve, alors qu'autrefois la perte d'identification provenait surtout de l'accumulation et d'un contrôle si généralisé qu'il absorbait tout.
J'ai moi-même, dans mon premier livre de Structures pour deux pianos, beaucoup joué sur cette prééminence du registre par rapport aux voix constitutives de la polyphonie. Lorsqu'il y a une seule voix, impossible de se tromper d'identité, bien évidemment, malgré les sauts constants de registre qui n'aident aucunement la stabilité de l'écoute, pas davantage, d'ailleurs, que n'y aident les dynamiques constamment changeantes. Cette ligne est à la limite de la cohésion, car chacune de ses composantes tire dans son propre sens, et nous l'entendons comme un tout précisément parce qu'elle est unique. Lorsqu'une voix est jouée par chaque piano, la différence de source sonore, bien qu'il y ait timbre unique, nous aide encore à opérer la différence entre les voix. Mais lorsque la polyphonie est constituée de cinq voix sur un registre totalement fixé et stratifié comme celui de Webern dans l'op. 21, l'écoute n'est plus du tout orientée vers la perception individuelle de chaque voix, devenue absolument impossible; notre oreille entend alors, à l'intérieur de cette fixité aisément repérable, les notes qui se répètent à brève échéance, celles qui, par leur rapprochement dans la durée, donnent des résultats se confondant avec une figure rythmique saisissable, les notes, enfin, qui, par leur dynamique plus forte, subordonnent celles qui les entourent. En d'autres termes, notre perception, plus ou moins statistique, n'a que peu à voir avec ce que l'écriture nous présente : il y a une dérive certaine de la perception par rapport à l'écriture, mais la constitution de ce qu'on entend n'aurait - du moins, je le pense - pas pu être atteinte par un autre moyen que cette écriture-là.
Je pourrais citer d'autres cas, spécialement dans l'oeuvre de Webern (Variations op. 30) ou celles des compositeurs de la génération 1950 où le résultat entendu dépend d'autres critères de perception que du rapport direct aux intentions de l'écriture. Les rapports « pensés » restent inéluctablement virtuels, même si on les connaît, si on les a analysés, alors que se créent des rapports réels résultants qui masquent les relations structurelles. Est-ce une faiblesse de notre perception, ou est-ce un défaut capital de conception? La lisibilité d'une partition doit-elle comcider avec la lisibilité de ses structures.? Quand on songe spécialement à toutes les spéculations sur les durées, leurs relations numériques, leurs combinatoires complexes, on est amené à se poser des questions sur ce qu'il en reste à l'audition. La réponse philistine la plus spontanée est l'accusation de gratuité, d'inutilité : dès lors qu'une structure ne s'entend pas en tant que telle, elle est non seulement inutile, mais elle est incohérente, absurde. Si l'on songe plus subtilement à l'évidence comme critère primordial et justification d'une structure, manifestement, ce critère n'est pas davantage justifié, du moins, pas en ce qui concerne l'évidence immédiate. Cependant, notre exigence intérieure nous suggère que ce type d'évidence ne peut pas être la finalité absolue de la composition, qu'il peut exister un décalage positif entre l'écriture et l'objet obtenu, et que cette divergence est difficile, voire impossible à prévoir et à évaluer. Un moyen plus simple, plus direct, moins réfléchi, moins calculé, n'aurait pas permis d'arriver au même résultat. Il est certain que les permutations de durées telles qu'on les trouve dans Chronochromie de Messiaen sont la transcription de réseaux numériques si intriqués qu'il est vain de vouloir même essayer de les percevoir en tant que tels. Mais l'impression qu'elles nous donnent de durées absolument indépendantes d'une pulsation, obéissant néanmoins à une loi cachée, le contraste entre valeurs longues et valeurs courtes que nous jugeons à la fois incertain et assuré, incertain dans son principe mais assuré dans son action, le compositeur n'aurait pu les obtenir avec un moyen plus sommaire, son imagination ne s'appuyant plus sur une méthode « objective » qui annihile jusqu'à un certain point, et dans un certain domaine, toute intervention subjective. Bien sûr, il y a danger d'un déroulement déterministe, mécaniste, de ce genre de structure : l'invention, dans la composition, ne saurait se résumer à trouver quelque combinatoire latente dont dépendraient les événements musicaux sans exception. Mais, même sur un réseau de durées aussi rigidement établi, il reste encore un grand nombre de données, les plus audibles, qui sont soumises au libre arbitre du compositeur, à des lois plus souples, à l'invention spontanée : choix des hauteurs, des accords, mise en place des timbres, emploi des divers modes de jeux, etc. Cela, qui est fait pour être entendu directement, sans intermédiaires, porte la structure plus cachée du temps sans toutefois la révéler pour ce qu'elle est. Rien de plus légitime, à mes yeux, que ce jeu du visible et du caché, non point que j'attribue une vertu à la mystique des chiffres, à une signification ésotérique du nombre, mais une spéculation de ce type poussant l'imagination hors de son territoire habituel, les moyens qu'elle emploie pour réaliser un ordre de nature différente aiguillent la perception vers un domaine insolite où l'on devine une loi plus qu'on ne la contrôle.
Il n'y a pas que cette manière de nourrir la perception d'illusion; la
vitesse à laquelle se produisent une série
d'événements, se succèdent un certain nombre d'objets,
peut aussi créer l'incertitude. Ce que vous entendez d'une façon
parfaitement claire à une vitesse de déroulement assez lente,
superposition de lignes, succession d'accords, changement de timbres, devient,
à plus grande vitesse, non pas plus complexe ou
plus trouble, mais un tout inséparable dont vous ne pouvez plus
distinguer les composantes. C'est ainsi que j'ai agi à certains moments
d'Éclat/Multiples où j'arrive, par la vitesse, à la
globalité de perception, et ceci sur une texture relativement simple;
articulations contrastées, lignes entrecroisées : dans un tempo
rapide, ces deux caractéristiques suffisent pour qu'on ne puisse plus
défaire l'amalgame. Un autre moyen de tromper la perception, tout en
laissant la conscience d'une loi, c'est de produire des structures
évidées, à la manière de certains tableaux de
Pollock et de Vieira da Silva, où quelques surfaces ont
été « effacées », recouvertes, pour qu'on ne
saisisse que certains surgissements de l'ensemble primitif. Ainsi, dans une de
mes Notations (le nº II) ai-je écrit la percussion en allant de
l'indication des périodes, puis des cellules, jusqu'aux motifs
rythmiques dans leur intégralité. Lorsque, seul, le commencement
de chaque période est signalé dans l'étagement des couches
rythmiques, on est dans l'incapacité de saisir l'ordre qui organise ces
durées, on a l'impression de hasard, mais ce hasard, très
rapidement, ne se perçoit pas comme totalement « hasardeux
», on sent qu'il est dirigé, mais on n'arrive pas à
vraiment savoir par quelle loi. Cette loi se dévoile peu à peu
lorsque se précise la description des cellules rythmiques : on bascule
du latent à l'audible. Si l'on utilise des filtres de hauteur, on peut
arriver à occulter la perception de lignes mélodiques, les
rendant apparemment incohérentes, cependant qu'en rétablissant
les hauteurs filtrées - progressivement ou brusquement - on
établit, ou rétablit, l'évidence du sens. Il n'y a donc
pas que des recours extrêmes à des combinatoires complexes pour jouer avec la perception; des
procédés très simples agissant sur la
réalité des objets sonores, grâce à la manipulation
de telle ou telle composante, sont susceptibles d'arriver au même
résultat, avec une aussi grande efficacité. Ces
procédés sont manifestement en deux temps : ils consistent
à créer d'abord une réalité perceptible, puis par
une méthode ou par une autre, à rendre cette
réalité incertaine, voire à la plonger dans une zone
obscure de l'appréhension. L'écriture est active à
plusieurs niveaux, depuis la constitution des objets musicaux jusqu'à
leur mise en valeur dans un contexte modifiable.
Le caractère commun à ces diverses façons de travailler la
réalité sonore pour l'approcher ou l'éloigner de notre
perception, et le reproche qu'on pourrait être amené à leur
faire, c'est de se fonder essentiellement sur la notion de superflu. Des lignes
s'amalgament en un tout indissociable grâce à un tempo rapide,
cela suppose deux superflus : de texture et de vitesse. Les évidements
de hauteurs par les filtres, de cellules rythmiques par l'indication de leur
début, cela implique le superflu de la chose écrite, puis
effacée. La combinatoire des durées, cela nécessite un
superflu de calcul pour des opérations qui ne sont pas entendues comme
telles. Mais est-ce vraiment du superflu. Il semble plutôt qu'il y ait un
surcroît d'informations parmi lesquelles notre perception hésite
à choisir; ou bien elle choisit la relation aux événements
les plus saillants, et laisse dans l'ombre les événements dont la
relation les uns aux autres paraît plus incertaine. Dans une
superposition de différentes couches de durées indiquées
par des accords - comme dans quelques passages de la Chronochromie de
Messiaen -
notre impression première et dernière sera, évidemment,
celle de valeurs inscrites dans un temps dont nous ne pouvons aucunemenc
estimer la durée chronométrique, car elle est trop complexe; nous
savons instinctivement qu'il s'agit d'un temps non pulsé, mais pas
absolument lisse, étant donné que nous percevons le rapprochement
ou l'éloignement des valeurs de chaque couche. L'information principale
- les lois de permutation - ne nous est pas donnée en clair, mais elle
est médiatisée par les rencontres de durées; vouloir
expliquer les lois sous-jacentes enlèverait cette espèce de doute
qui fait précisément l'attrait de ce type d'écriture. Nous
avons affaire à une structure générale qui n'est pas
superflue, mais qui transparaît par l'excès de précision
dont nous l'affectons. Il est probable que modifier une durée, une
permutation, voire plusieurs, ne changerait rien au sens de ce passage. Il n'y
a donc pas lieu de regarder l'exactitude et la précision du
schéma comme des qualités primordiales; elles sont un surcroit
d'information nécessaire pour établir le cadre d'action, le
chiffre n'étant, à proprement parler, qu'un ordre de grandeur. La
dimension aléatoire entre dans la nature même de ce type de
structures : l'ordre choisi, dans ce cas-là n'est qu'une transcription
commode d'un aléatoire de principe, cet ordre ne souffrira donc point
d'être gauchi, sinon franchement transgressé.
Ce que je viens de dire pour des structures rythmiques s'applique aussi bien
à l'hétérophonie mélodique; un tempo rigoureux
n'est certainement pas la condition essentielle pour qu'elle soit perque comme
telle. Ce qui comptera avant tout, ce sera la notion du mobile par rapport au
fixe. Si la ligne principale adopte un tempo donné' tout à fait
audible par une pulsation régulière, par exemple, les
dérivations pourront se manifester dans un tempo libre,
légèrement déviant, à cause, soit de modifications
de vitesse, soit de modifications de valeurs. Pour qu'elles soient tout
à fait ressenties comme déviations restreintes par rapport
à un modèle, il faut qu'elles se passent à
l'intérieur d'un champ harmonique légèrement
antérieur ou postérieur, dont la partie centrale sera
néanmoins suffisamment forte et polarisante pour faire sentir son
attraction. C'est ce que j'ai fait dans Répons, où les
hétérophonies jouées par les solistes obéissent
à ce principe; l'espace fournit la capacité de séparation
supplémentaire pour distinguer le modèle joué par le
groupe instrumental, au centre du dispositif, des solistes placés
à la périphérie. L'exactitude du tempo ou de ses
fluctuations n'a alors plus aucune importance, puisqu'elle n'est plus un
facteur essentiel de la perception; l'indication métronomique est mise
pour indiquer entre quelles limites doivent se produire les déviations.
Il s'agit là d'une dimension aléatoire fort modeste, mais on peut
l'imaginer bien plus importante et décisive. De même, les filtres
appliqués à des systèmes de hauteurs doivent certainement
respecter une structure harmonique bien définie, mais la succession de
ces hauteurs éliminées importe peu dans l'efficacité du processus. Elle est un moyen de parvenir
à une forme de résultat; un ordre différenc donnerait une
autre forme, tout aussi légitime. Qu'il s'agisse de surinformation ou
d'infra-information, on est amené à constater qu'à un
stade donné, les deux conditions se rejoignent dans l'incertitude et
l'aléa. Il me semble, d'ailleurs, qu'on doit tenir compte de cela dans
l'exécution des oeuvres ainsi conçues, et qu'une part de
l'interprétation doit admettre l'incertitude et l'inexactitude comme des
composantes inéluctables de sa condition. L'aléa qui avait
été, un moment donné, une grande préoccupation
formelle, dans l'organisation extérieure des éléments
composant la forme, se trouve ici introduit à l'intérieur
même des réseaux qui relient entre eux les objets simples,
élémentaires : déviation mineure, au demeurant, mais qui
indique clairement les limites de signification que possède la
structure.
Nous sommes partis de l'objet musical, du pouvoir que nous avons - à cause de sa constitution - de le déréaliser ou non : ce qui nous le fait percevoir comme une entité essentiellement neutre, dans le premier cas, prêt à s'intégrer dans une structure globale où il acquiert sa personnalité grâce à une fonction précise dans un contexte donné, tandis que, dans le second cas, à cause de sa forte individualité, il ne se laisse intégrer à un ensemble ni par un système général de relations, ni par un contexte de proximité. Nous avons poursuivi avec l'écriture qui, soit forme ces objets, soit établit les réscaux qui les relient les uns aux autres : lorsque l'écriture sera simple, évidente, elle nous permettra de percevoir, par l'intermédiaire de l'objet lui-même, la structure qui organise le réseau; lorsque l'écriture est chargée d'ambigulté, le résultat de l'écriture musicale peut être perçu sans connexion directe avec le réseau qui lui a donné naissance, mais peut susciter une appréhension autre, restructurée différemment. Il nous reste maintenant à considérer ce qui fait l'objet de la perception la moins immédiate : le parcours, la forme. Toute oeuvre doit, en fin de compte être appréhendée dans sa totalité, non seulement comme une succession d'instants indépendants, mais comme une somme cohérente de moments qui se répondent et se renforcent. Percevoir une forme, ce n'est pas seulement être en mesure de suivre un certain schéma d'organisation, c'est aussi comprendre, fût-ce intuitivement, le rapport entre le schéma et le matériel musical, entre la structure et l'idée. Il s'agit donc d'une opération essentiellement abstraite où la mémoire joue un rôle essentiel puisqu'elle est seule capable de nous faire évaluer les rapports entre ce que nous avons entendu et ce que nous sommes en train d'entendre; si nous connaissons l'oeuvre, elle nous aide à prévoir et nous avertit de ce que nous allons reconnaître. Le rôle de la mémoire s'avérant primordial, on comprend pourquoi la forme a tendance à se codifier selon des schémas établis correspondant à certains types de parcours, voire à des caractérisations tout à fait précises. Plus la forme s'est étendue dans le temps, plus elle s'est révélée, par conséquent, difficile à saisir dans sa totalité, plus le schéma s'est précisé à la fois comme structure et comme caractère : il n'est, pour s'en convaincre, que de lire la description de la forme sonate dans des manuels de composition; on y parle, bien évidemment, d'exposition, de développement, de réexposition, qui sont les phases successives de la forme, mais on y souligne l'opposition de caractère devant affecter thème principal, thème de transition, thème secondaire. La mémoire est donc guidée par cette prévision du schéma, elle met en ordre, au fur et à mesure qu'ils lui arrivent, les éléments constitutifs de la forme. On peut noter que ces schémas classiques étaient basés sur la répétition, c'est-à-dire, la reconnaissance : après une période d'absorption de données émises suivant une hiérarchie suffisamment précise, venait le moment de l'élaboration de ces données, s'éloignant de la présentation initiale, s,aventurant sur un territoire plus incertain et plus imprévisible, puis les données étaient présentées à nouveau, avec ou sans modification de détail. Cette alternance : présentation, éloignement, retour, pouvair se renouveler un certain nombre de fois, comme dans la forme rondo; elle pouvait également être plus souple et moins déterminée comme dans la forme variations où la moindre prévisibilité de succession étair compensée par la similarité dans le schéma de chaque composante. La dialectique entre prévu et imprévu, connaissance et reconnaissance, fonctionnait donc avec un maximum d'efficacité, puisqu'elle fournissait un outil perfectionné, une mémoire virtuelle déjà bien informée à la disposition de votre perception. L'évolution de la musique aux XIXe et XXe siècles nous montre que les schémas ont été surchargés, hypertrophiés avant d'être proprement transgressés, puis rejetés. Pour simplifier un processus assez complexe, je dirai que la narration a dominé, puis éliminé le schéma : la narration impliquait la non-réversibilité, le non-retour, elle était donc en contradiction avec une pensée formelle dont le principe essentiel était le retour, la symétrie. Quand je parle de non-retour, je ne veux pas dire que rien ne s,est répété, que l'information musicale, pour ainsi dire, ne cessait d'être renouvelée. Au contraire, plus la forme devenait complexe ajoutant détournement sur détournement par rapport aux schémas initiaux, plus elle faisair appel à la mémoire directe des éléments : il fallait compenser la difficulté globale par une immédiateté locale. Le profil des thèmes, caractérisé à l'extrême, sert de point de repère; ces thèmes deviennent, de plus en plus, des personnages grâce auxquels on peut se diriger dans une construction dont la prévisibilité est moindre. Avec l'évolution du langage vers un point extrême de concentration et de renouvellement, - chez Webern, par exemple - les thèmes perdront ce profil et cette fonction de balise, ou du moins ils l'auront sous l'aspect extrêmement réduit de motif, voire d'infime cellule; la nonrépétition deviendra une contrainte littéralement observée. En conséquence, la forme deviendra courte au point de n'être qu'une exposition de données, où la reconnaissance ne peut jouer aucun rôle déterminant. Dans les Piéces pour violoncelle et piano, op. 11, de Webern, cette concentration est poussée à l'extrême; on ne peut faire que des rapprochements entre des figures élémentaires de deux ou trois notes, rarement plus, dont on n'est jamais absolument sûr, car, s'il existe des éléments de similarité, il y a toujours quelque divergence suffisamment forte pour souligner autant l'ambiguité que la proximité : analyser la forme, dans ce cas- là, c'est constater une succession d'événements reliés entre eux par des liens ambivalents, dont la règle de transformation est floue, imprécise, non directionnelle. Impossible - comme dans le cas de certains objets musicaux - de déréaliser cette forme, de la ramener à un schéma abstrait qui pourrait condenser notre perception en quelques notions simples; nous ne pouvons y répondre que par la description littérale des moments qui la composent sans pouvoir les réduire. Une telle conception exige de l'auditeur qu'il parcoure une forme pour en prendre connaissance, et qu'il le fasse un nombre de fois suffisant pour, sinon la mémoriser absolument, du moins en acquérir une certaine prévisibilité. Sur quels éléments va-t-elle s'appuyer, cette perception de l'auditeur, pour enregistrer la forme? Dynamique, profil des contours, épaisseur harmonique, tels pourront être les guides de notre sensibilité, mais les relations que nous établirons entre des événements plus ou moins singulièrement caractéristiques ne pourront être « absolues », elles sont destinées, de par leur nature, à rester plus ou moins individuelles. Aucune description ne pourra véritablement être déréalisée, comme peut l'être un premier mouvement de Sonate de Mozart, ou un Nocturne de Chopin. On comprend qu'ayant atteint ce point extrême, Webern se soit de nouveau tourné vers le schéma, d'abord par l'écriture, en s'en tenant fermement et étroitement aux règles canoniques, puis par une adhésion passablement rigide aux formes classiques répertoriées, même s'il cherchait à les fusionner dans une hypothétique et transcendante unité. La forme se pense de nouveau comme schéma détachable de la réalité, qu'on peut résumer en une description verbale réduite, encore que la réalité des événements musicaux ne soit pas vraiment et totalement contenue dans cette description.
Il semble que la perception de la forme, en effet, soit cette capacité que nous avons ou que nous pouvons acquérir, de réduire mentalement la succession des événements musicaux que nous entendons, en un schéma global totalement et instantanément sous notre contrôle, intuitif ou raisonné. Notre mémoire possède en réserve une sorte d'image synthétique qui nous permet d'évaluer le moment que nous percevons par rapport aux autres moments du passé ou du futur. La mémoire de l'auditeur n'est pas sciemment cultivée, c'est donc un outil d'estimation assez peu raffiné, mais la mémoire de l'interprète, ne seraitce que par la répétition, lui permet ce zoom permanent de l'analytique au synthétique, et je ne parle pas de l'extrême notion du savoir par coeur, mais de la connaissance approfondie par l'étude. Cette capacité de pouvoir passer d'un événement particulier à un schéma global, le composlteur ne peut pas ne pas en tenir compte s'il veut seulement être suivi. Le premier réflexe vis-à-vis de ce problème, nous ne le connaissons que trop : c'est de composer par sections, ce qui est la solution la plus commode, la plus visible, mais peut-être pas la plus convaincante. La forme semble ainsi nécessaire, elle se découpe en insistant sur une idée ou une caractéristique primordiale qui va dominer et englober toutes les autres; quand on aura épuisé, provisoirement, les possibilités de ce domaine restreint, on passe à un autre. Naturellement, il n'y a pas qu'une succession de sections au profil différent; on établit des retours, des alternances, des contrastes de tel ou tel type. Bien que ce type de forme ne soit pas inscrit dans des schémas établis a priori, elle reste facile à suivre grâce aux tranches de temps qu'elle établit, nettement différenciées les unes des autres, rapidement reconnaissables. Une telle forme en sections ne devient légitime et intéressante que s'il y a entrecroisement de développements, c'est-à dire s'il y a interférence de l'organique et de la coupure. C'est ce qu'a fait Stravinsky dans les Symphonies d'Instruments à Vent, et d'une façon plus complexe, Berg dans Lu1u; c'est ce que j'ai réalisé dans le Marteau sans Maitre, et ce à quoi Stockhausen a abouti dans Momente. Il faut pour cela des développements autonomes et différenciés, que la perception puisse saisir comme tels immédiatement : tous les caractères d'individualité doivent jouer à plein pour isoler une structure des autres, qu'il s'agisse du timbre, de l'écriture verticale ou horizontale, du registre, de la dynamique, car la reconnaissance du type de structure doit être instantanée, le mélange, l'ambigulté ne pouvant amener que l'hésitation et la confusion. Il n'empêche que chacune de ces structures puisse évoluer dans son propre champ, qu'une polyphonie, par exemple, puisse devenir plus dense, une polyrythmie plus complexe, mais les caractères de base demeurent inchangés. L'écriture formelle devient alors une combinatoire supérieure susceptible d'atteindre un assez haut niveau de complexité sans désarçonner la perception, puisque celle-ci sera toujours en mesure d'appréhender les éléments constitutifs de la forme. Notre mémoire enregistrera avec une relative facilité les caractères spécifiques de chaque composante de cette forme, et les reconnaissant, elle nous renseignera sur l'évolution et l'élaboration de la forme. Nous ne serons certes pas capables de déchiffrer immédiatement l'exacte combinatoire- ce n'est pas cela qui importe vraiment - mais nous percevrons l'intention de cette forme et nous serons prêts à reconnaître cette intention tout au long du parcours.
Plus la forme s'éloigne de cette conception par sections, qui est, à vrai dire, une limite, plus il est difficile de s'orienter, de reconnaître la trajectoire formelle. Car on peut aisément concevoir l'autre limite qui est celle de la perpétuelle transition, de la transformation constante d'une idée, d'un caractère vers l'autre, sans aucune rupture : une sorte de forme infinie, correspondant à l'utopie wagnérienne de la mélodie infinie. La différenciation s'effectuerait d'une manière continue, au moyen d'éléments neutres ou neutralisés temporairement qui ménageraient les transitions, éviteraient coupure et rupture : perte de personnalité provisoire entre deux moments de caractère voisin; substitution d'un caractère à un autre; caractère principal qui devient secondaire et la réciproque. Plus on devient subtil, plus la perception a du mal à s'y reconnaître, car la notion de transition ne peut pas tout porter, et il doit y avoir un minimum de différences entre états stables et états instables. Je l'ai déjà dit, et ne puis que le répéter, le développement formel doit alors s'aider plus que jamais, s'il veut être compris, de caractéristiques extérieures comme enveloppes et signaux. Ces caractéristiques nous aident ainsi à déréaliser la forme, aussi paradoxal que cela puisse paraître, puisque c'est par une exaspération de la réalité que l'on aide l'auditeur à saisir plus facilement des notions plus abstraites telles que les structures formelles. Une enveloppe de registres, par exemple, la plus grossière qui soit, va nous aider à concevoir comme une entité, composante de la forme, telle partie de développement; elle nous aide à la réduire par rapport à l'ensemble de ses données plus complexes, à pouvoir l'isoler, la contraster avec d'autres parties de développement, et à l'intégrer dans un tout. De même le signal - un accord tenu, insolitement long par rapport au contexte - sera perçu comme objet musical, mais en même temps nous l'extrayons de sa réalité pour en faire un repère lié à d'autres repères du même type. Le long d'un développement, ces objets musicaux seront au moins autant perçus comme des repères que comme des objets réels. Il faut donc fournir à la perception et à la mémoire une certaine capacité d'abstraction liée à une réalité qui la personnifie. Le même mécanisme joue dans la relation de l'objet à l'écriture que dans la relation de l'écriture à la forme. Plus les éléments formels seront, en quelque sorte, neutres, plus la forme, ayant la capacité d'être complexe, aura besoin d'être caractérisée par des critères extérieurs; plus ces éléments formels auront de personnalité, auront une certaine complexité de nature et de structure, plus la forme elle-même devra avoir recours à la coupure, à la rupture, en rapport direct avec la nature même des éléments mis en jeu. La complexité de la combinatoire formelle évolue à l'encontre de la complexité des éléments; autrement dit, il ne peut y avoir complexité de même nature et de même degré au plan élémentaire et au plan supérieur de la combinatoire formelle. Une masse trop grande d'information : notre perception n'arrive plus à ordonner ce chaos; mais information trop simple : notre perception se désintéresse de l'ordre prévisible. Nous naviguons constamment entre ordre et chaos, depuis la constitution des objets eux-mêmes jusqu'à leur inclusion dans la continuité temporelle de la forme. L'intérêt profond de la composition réside en l'équilibre instable du prévisible et de l'imprévisible, du hasard et de la nécessité, pour reprendre cette célèbre conjonction. Sur un parcours très limité dans le temps, on peut facilement dominer les éléments qui produisent cet équilibre; sur un parcours plus long, l'estimation est plus difficile et nécessairement plus précaire, surtout s'il n'y a plus de codes formels pour nous guider. Devant, en quelque sorte, établir la forme au fur et à mesure de l'écriture, le parcours, soit dévie de la trajectoire initiale qu'on a pensé lui donner, soit va à la découverte d'une trajectoire faite d'une somme d'instants : cela nécessite un regard en arrière, voire un calibrage du passé par rapport au présent, à la totalité des instants accumulés, qu'il n'est pas facile d'exercer. Car ce travail du compositeur qui alterne sans cesse du présent au passé tout en jalonnant le futur (où, dans ce cas, le futur ou l'idée du futur peut même exister avant la réalisation du présent), c'est exactement le travail de notre perception lorsque nous écoutons l'oeuvre achevée : elle oscille sans cesse de la prémonition à l'accomplissement, elle vériffie par une certaine mémoire du passé la nécessité du présent, projetant sur le futur certains types de relations déjà entendues. Si l'oeuvre n'est pas connue, la projection ne peut être que vague et hypothétique; si l'oeuvre est familière, la projection peut être précise dans l'attente de tel événement marquant. L'essentiel, à mes yeux, n'est pas de toujours conforter absolument cette prédiction opérée par la perception; le devoir du composireur me paraît aussi, et non moins, de créer l'illusion, c'est-à-dire soit de conforter, soit de détourner la prédiction, soit encore d'agir de relle sorte que la mémoire fasse saisir rétrospectivement les événements qui ont eu lieu et qui sont restés obscurs à cause d'une explicitation volontairement insuffisante.
La perception d'une oeuvre musicale implique la confrontation d'une perception locale des structures avec une perception globale de la forme. La succession des perceptions locales suppose des instants plus ou moins liés les uns aux autres, plus ou moins séparés, aussi, par des caractéristiques différentes. Lorsque nous entendons une oeuvre pour la première fois, ou trop rarement pour en garder mémoire, l'instant accapare notre attention, notre faculté d'analyse, nous avons tendance à le percevoir dans l'isolement; nous pouvons l'isoler tout à fait artificiellement, parce que nous nous sommes attachés à cereaines caractéristiques qui nous frappent plus que d'autres, nous l'avons peutêtre saisi en contradiction avec sa signification dans le contexte. Plus nous accomulons ces instants, plus il nous faut essayer de les réduire, à un moment donné, en un tout provisoire - un peu à la manière d'un boulier! Nous procédons ainsi de proche en proche, et de réduction en réduction. Autant les schémas codifiés nous aidenr à opérer ces réductions successives dans un ordre hiérarchique présenr à notre esprit, autant les formes inventées nous laissent, de ce point de vue-là, dans un état d'extrême disette. Nous arrivons à réduire, certes, mais nous ne sommes jamais très sûrs de savoir si la réduction que nous opérons est la bonne, nous ne sommes pas sûrs des ensembles que nous forgeons, pas plus que des articulations que nous tenrons d'établir. Nous avons besoin de faire plusieurs fois le parcours de l'oeuvre avant de pouvoir, tout simplement, « nous y reconnaître ». Encore tout ceci s'applique-t-il à la lecture, si je puis dire, d'une forme dirigée, fermée. Il peut s'y ajouter, dans la forme ou verte, l'impossibilité de la répétition textuelle, et donc l'impossibilité de comparer littéralement deux lectures successives. Il y a aussi la perception des structures informelles, si on peut les appeler ainsi, structures dérivant par automatisme de données se renouvelant sans cesse grâce à des mécanismes de prolifération : percevoir un instant délié de finalité, et pouvoir percevoir comme tel un autre instant de cette trajectoire infinie, sans avoir à faire le parcours intermédiaire... Progressivement, on enlève tous les repères fixes pour privilégier la totale mobilité et la flexibiliré d'un instant par rapport à l'autre, on soustrait, donc, à l'empire de la mémoire un domaine sécuritaire d'où elle peut renseigner notre perception sur la coordination des événements musicaux; mais on lui laisse la faculté de moduler cette perception selon la précision ou l'imprécision des critères fournis. On la module en rigueur, ou on la déplace dans des champs variés de composantes. La perception d'un objet, d'une structure, d'une forme, est globale; mais qu'on lui fournisse une circonstance particulière de fonctionnement, elle deviendra analytique: négligeant les facteurs communs à plusieurs objets, par exemple, elle va sélectionner le paramètre changeant comme critère en vue de comparer ces objets. Je donnerai un exemple pris dans les objets fournis par la percussion. Frappant à la suite l'un de l'autre une cymbale et un bongo, la comparaison -va porter sur la longueur ou la brièveté de la vibration, sur la richesse plus ou moins grande du timbre et je ressentirai la disparate des qualités sonores de ces instruments; si je veux les rapprocher l'un de l'autre, je le pourrai uniquement sur la longueur du son perçu, la solution la plus immédiarement pratique étant d'avoir un coup de cymbale très sec, de même durée que le son du bongo. J'ai une qualité commune qui me permet de faire ce rapprochement et d'éliminer ainsi les autres caracrérisriques qui pourraient le gêner. Si j'ai deux cymbales, ou deux bongos, la divergence de timbre ou de résonance disparaîtra, et je m'attacherai alors à ce qui différencie ces deux objets similaires, privilégiant la hauteur comme critère; même si les caractéristiques de hauteur ne sont pas simples à saisir, ce sont elles que je retiendrai et qui élimineront toutes les autres. J'ai déréalisé la dimension commune et m'en sers comme paramètre de comparaison. Ce que l'on perçoit au niveau des objets est également valable, quoique à un degré plus subtil et plus complexe, au niveau de la structure locale et au niveau global de la forme. Ce qui nous permet de relier un élément de la forme à un autre, c'est au moins un élément commun: un type d'écriture, un aspect de la texture, une structure rythmique, une combinaison de timbres, une utilisation similaire du registre. Cet élément commun affirmant fortement sa présence, notre perception annule, autant qu'elle le peut, les divergences que présentent les autres éléments et qui sont autant d'obstacles à la faculté de comparer. D'ailleurs, dans une forme, il n'y a pas que des éléments posés côte à côte, que la mémoire directe nous permet de comparer sans trop de gêne; il peut très bien se faire que certaines structures formelles ne réapparaissent qu'après un certain temps où les développements nous auront entraînés vers des dérivations nombreuses et lointaines. Signaler un retour exige alors la réapparition d'éléments extrêmement forts, contraignants, dont la mémoire sera obligée de tenir compte et grâce auxquels elle saura repérer dans le passé la structure et les objets musicaux qui sont les plus proches de ceux qu'elle est en train d'enregistrer et qu'elle ne peut comparer que virtuellement. On se rend compte, à l'expérience, qu'à défaut de ces éléments forts, la comparaison virtuelle ne se produit pas et qu'on enregistre la variation, la transformation comme un événement nouveau : notre perception est entièrement leurrée par l'apparence, même si la structure sousjacente est parallèle.
Faut-il considérer ces incertitudes de la perception comme un
défaut à éviter? Messiaen parlait autrefois, à un
autre propos, du charme des impossibilités : je parlerai volontiers
aujourd'hui des qualités de l'incertitude. Lorsqu'un compositeur se pose
les questions fondamentales de la façon la plus triviale, on peut
résumer les réponses d'une courte maxime : trop lasse. Dans le
trop prévisible, la perception se lasse et se détourne, comme
dans le trop imprévisible; trop d'une même dimension, verticale ou
horizontale, devient insupportable; je prolongerais sans peine cette énumération.
Mais alors quand s'arrêter? Quand le plaisir n'y est plus, ainsi que le
recommandait sarcastiquement Debussy? Pas facile de jauger la saturation du
plaisir, ou même de l'intérêt! Ce que nous savons, pour
l'avoir éprouvé cent fois, c'est que notre perception
désire à la fois être leurrée et rassurée :
il lui faut pour cela une variation des centres d'intérêt et une
évolution dans leur mise en valeur. Une écriture
appropriée est, seule, susceptible de créer cette
perpétuelle ductilité : elle crée un jeu entre
réalité et illusion; nous saisissons l'objet, mais nous ne sommes
pas sûrs de ne pas saisir un fantasme. Il devrait toujours y avoir dans
l'événement musical un réseau de perspectives qui nous
conduisent d'objet en objet en déviant peu à peu de l'origine,
pour aboutir à des conclusions absolument logiques en même temps
que totalement imprévisibles, comme dans certaines nouvelles de Kafka
particulièrement frappantes à cet égard, je pense, en
particulier, au Verdict. La certitude absolue de l'oeuvre se conduit et
se vérifie par l'incertitude de l'instant : c'est entre ordre et chaos
qu'il y a place pour la zone la plus instable, la plus volatile, et la plus
riche de l'imagination comme de la perception.
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