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InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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Ferai-je de nouveau l'éloge de l'amnésie ? Il semble qu'au milieu
d'un temps chargé de plus en plus de mémoire, oublier devienne
l'urgence absolue... Et pourtant non seulement on n'oublie pas, mais on arbore
en panoplie toutes les bibliothèques possibles de toutes les
Alexandries: la référence devrait faire partie de l'invention,
être la source du seul renouveau encore possible. Le temps des avant-
gardes, de l'exploration, étant définitivement passé,
viendrait celui du perpétuel retour, de l'amalgame et de la citation. La
bibliothèque idéale ou imaginaire nous fournit une
pléthore de modèles, il nous reste l'embarras du choix et la
forme de l'exploitation. Bien sûr, il existe toujours des conservatismes
intrépides qui, constatant l'échec toujours renouvelé de
la recherche, de l'essai et de l'expérimental, ne cessent d'en appeler
aux valeurs éternelles, universelles, éprouvées et jamais
épuisées: l'homme l'humanisme, ne sauraient se traduire que par
des modes d'expression qui, eux, trouvaient le chemin d'une large
compréhension publique.
I1 y a bien de la fatigue dans tout cela, qu'il s'agisse de la consultation
permanente de la bibliothèque culturelle, ou du refuge en un
passé intangible; de la fatigue et du manque d'imagination. Il est vrai
que nous croulons non seulement sous les modèles, mais sous les
documents secondaires qui, à leur tour, deviennent modèles; il
est vrai aussi que nous ne nous contentons plus des modèles tels qu'ils
nous ont été transmis par une tradition ou bien indolente, ou
bien absorbante, nous exigeons l'authenticité absolue, du moins ce que
nous croyons tel. Qu'il s'agisse de monuments picturaux ou musicaux, il nous
faut les contempler absolument dans leur état d'origine. Pour ce qui est
de la peinture, il est déjà bien difficile de décaper avec
sûreté, et les polémiques vont bon train pour savoir si on
n'abolit pas définitivement au lieu de restituer. Quant à la
musique, l'authenticité est des plus utopique, car on se livre à
une sorte de reconstitution conjecturale qui change au gré des
années et des découvertes encyclopédiques; d'autre part,
en ce qui concerne des périodes moins éloignées, il n'est
pas sûr qu'on eût tellement fait plaisir à l'auteur,
à supposer qu'il puisse revenir du royaume des ombres et entendre
pareilles reconstitutions, en rétablissant des conditions
d'exécution qui ne devaient pas absolument le satisfaire. On plaque
notre mentalité de conservation et de restitution sur une époque
et sur des hommes qui possédaient avant tout la vertu du mouvement; au
contraire de leur attitude entière de progrès et de
découverte, nous les affublons d'une paralysie génétique
qui fausse le sens profond de leur oeuvre et de leur action. On en arrive ainsi
à une mémoire stérile à force de tendre à
l'authenticité.
Qu'est-ce, d'ailleurs, que l'authenticité? Et peut-elle
réellement exister? Plus on s'épuise à la chercher, plus
elle vous échappe. Impossible de savoir réellement et
d'opérer une reconstitution véritable, celle de mentalités
qui n'auraient pas connu l'époque où vivent ceux qui
procèdent à cette reconstitution. Toute recherche
d'authenticité est vouée à la restitution d'un
passé tel que nous le concevons aujourd'hui, plus ou moins idyllique,
teinté d'âge d'or, tel qu'il n'a jamais existé. Plus on
recherche cette fameuse authenticité, plus on éloigne l'oeuvre de
notre appréhension, la forçant dans un cadre qui la sort de notre
réalité pour la faire entrer dans le pays de la pure utopie:
utopie qui va jusqu'à parer les exécutions anciennes d'oeuvres
musicales de mérites qu'elles n'ont pas, mais la date est un sceau qui
confirme, non, qui leur donne une valeur absolue. De la vertu du modèle,
on passe à la vertu du document. La réalisation des
exécutants, voire des compositeurs, ne vivait jusque naguère que
dans le souvenir, les comptes rendus plus ou moins fabuleux. Maintenant, il
nous reste les témoignages: volontaires, lorsqu'il s'agit
d'enregistrements préparés, travaillés, approuvés;
plus ou moins de hasard, lorsqu'il s'agit d'instantanés de concerts avec
les risques que comporte toute exécution non sujette à la
rectification. Sacraliser de tels documents, intéressants en soi
relève d'un fétichisme à vide. Prétend-on ainsi
ancrer la tradition sur un terrain solide parce que docamenté? C'est
oublier qu'il n'y a pas de tradition, mais seulement une chaîne
d'individus qui se sont servis réciproquement de modèles ou de
repoussoirs... L'interprète, s'il existe
par rapport à ce qui s'est fait avant lui, se conforme à
l'exemple ou le rejette; dans tous les cas, doué d'une forte
personnalité, il le transformera d'une façon plus ou moins
consciente, sa rébellion à l'imitation pure et simple demeurant
latente ou s'avouant pour ce qu'elle est. Ainsi nous avons
une collection d'images, de photos, et nous pouvons voir comment évolue
de génération en génération l'idée qtle l'on
se fait d'une oeuvre ou d'un compositeur. Ce n'est pas davantage que la
Grèce vue à travers des costumes de théâtre; c'est
l'ensemble des photos de famille, où l'on ne distingue plus la
profession ou la classe sociale, mais où l'époque devient la
donnée primordiale. Cette mémoire clu document peut être
utile si on ne la considère que pour ce qu'elle représente
vraiment: une image, parmi d'autres, de la transition. Je sais bien qu'il y a
des compositeurs, et non des moindres, qui sont revendiqué le droit
à leur tradition, Wagner et Stravinsky entre autres. lls l'ont certes
fait dans des termes différents, parce que vivant à des
époques qui ne bénéficiaient pas des mêmes
ressources. Wagner voulait fonder une école pour établir la
tradition authentique de ses interprétations; il échoua, faute
d'argent, mais ce désir assez, légitime de donner à
l'interprète les bases de la compréhension de son oeuvre se
transforma, après sa mort, en un code rigidifié dont de multiples
témoins ont constaté la sclérose et les
dégâts. Quant à Stravinsky, il a tenu à ce que l'on
consulte ses propres enregistrements pour que l'on s'en tienne à leur
valeur uniclue de clocuments et que l'on s'y rétère
obligatoirement; malheureusement, ses dons précaires d'interprète
et les circonstances de l'enregistrement, soumis avant tout à la
pression du temps ou à la cqualite cles forces en présence, ne
permettent pas de voir dans ces témoignages un moclèle absolu.
Pourrait-il d'ailleurs en exister un ? Toute interprétation est porteuse
d'une vérité
essentiellement transitoire: les gens de théâtre le savent mieux
et le ressentent avec plus de vérité que les gens de musique, si
je puis dire, qui se croient sans cesse obligés cle parler en termes
d'éternité.
Cette mémoire des docoments se doit d'être légère,
et même-oui, comme certains produits industriels récents-jetable
après usage. Mais qu'en est-il de la mémoire des modèles
eux-mêmes? Que faut-il connaître? Est-il nécessaire de
connaitre? Notre époque, à l'image des autres, suscite tout et
son contraire; en cela, elle ne fait aucunement exception. A l'opposé de
ceux qui récupèrent toutes les oeuvres du passé, trouvant
une exaltation manifeste dans la quantité et la profusion cles archives,
on peut situer les athlètes de la table rase pour qui le présent
est sans origine. En parodiant Hamlet, on pourrait dire : «
Connaître? Ne pas connaître? Oublier? » Oui, mais comment
oublier, et oublier quoi? On naît certainement avec des aptitucles vers
le sonore; mais est-on pour cela musicien? Ce qui va nous faire musicien, c'est
la confrontation hasardeuse ou volontaire, la rencontre fortuite ou
provoquée avec ce que la vie quotidienne ou l'organisation culturelle
peut nous offrir: de la comptine au chef-d'oeuvre, nous sommes exposés
à la mémoire individuelle ou collective. Que nous le
désirions ou non, cette mérnoire qui peu à peu s'augmente
et s'enrichit suscite nos réactions, provoque nos choix, crée
notre point de vue, engendre notre situation. Notre volonté a-t-elle
vraiment part à cette formation? Ou bien sommes-nous, au départ,
entièrement conditionnés par notre environnement et notre
culture, sans espoir d'en sortir autrement que par une brisure, un choc
délibéré, un reniement affirmé? Faut-il
connaître pour rejeter, faut-il rejeter sans connaître? Tel est le
dilemme apparent,
lorsqu'on a peur d'être prisonnier d'une histoire qui ne cesse
d'accumuler les trésors de la connaissance.
Apprendre? Oui, mais faut-il vraiment repasser toute l'histoire, savoir la
trajectoire totale? Le pourrait-on que ce ne serait ni très utile, ni
très profitable. Notre caractère, notre individualité nous
pousse vers des choix conformes à notre résonance propre, choix
changeant sinon selon les saisons, du moins selon nos nécessités:
telle aventure qui a pu nous monopoliser nous paraît, après un
certain temps, moins urgente; nous allons vers telle autre qui saura, à
ce moment même, nous apporter davantage. Loin d'être
systématique, ces « affinités électives »
dépendent de l,impulsion, de l'humeur, du besoin aussi voire de la
conjoncture. Il est certes rassurant de se trouver des
antécédents, mais faut- il être toujours
obsédé par des justifications, des trajectoires rectilignes, un
perpétuel bien-fondé? J'existe: cela doit suffire; les
explications rationnelles viendront bien assez tôt. De toute
façon, analyses exactes et explications rationnelles ne sont qu'une
façon de camoufler l'ignorance profonde dans laquelle nous sommes des
filiations réelles, plus difficiles à déceler, plus
volatiles, changeantes avec le temps qui les examine. Apprendre quoi et
comment? L'outil de travail ne peut pas être un instrument de hasard; de
même que nous nous sommes révélés musiciens par le
contact avec des objets, des événements musicaux, de même
la technique, le langage des autres nous révèlent à
nous-mêmes notre propre langage, s'il doit y en avoir un. La rencontre
est une sorte de détonateur, il ne se produit rien tant qu'il n'y a pas
coincidence entre notre exigence, notre désir, fûssent-ils obscurs
et mal définis et la proposition ample et indéterminée que
nous font les compositeurs et les oeuvr
es. L'ajustement et la détermination s'accomplissent au coup par coup,
selon une directivité recherchée ou en soudain accord fortuit.
Aussi bien la mémoire les bibliothèques existent-elles, mais
elles ne prennent corps qu'en fonction des besoins; sinon, elles obstruent. Je
ne vois pas comment on peut éviter l'histoire à moins de la
conséquence inévitable, qu'elle nous ignore. La refuser ou
l'absorber, dans l'absolu, n'est donc pas une question fondamentale,
préalable. Qu'exige de nous le modèle, même si nous nous
défendons de sa présence: le suivre, le déformer,
l'oublier, le rechercher, le réévaluer. La mémoire ou
l'amnésie? Ni l'un, ni l'autre, mais une mémoire incernable,
mémoire déformante, infidèle, qui retient de la source ce
qui est directement utile et périssable.
Une bibliothèque? Oui! Mais qu'elle n'existe que quand je la requiers.
Et encore! Il faut une « bibliothèque en feu »... et qui
renaisse perpétuellement de ses cendres sous une forme toujours
imprévisible, insaisissable. La flamme au coeur de cette
bibliothèque, faut-il l'apprivoiser, la préserver, la sacraliser
à l'intérieur d'un temple protégé par les
interdits? Ou faut-il, au contraire, la dérober sans cesse,
répandre le feu au risque de l'embrasement? C'est le constant combat de
la Vestale et du Voleur de feu; les deux sont punis, par la
société ou par les dieux, parce qu'ils dérogent. Entre
celle cqui veille et celui qui dérobe se déroule le combat sans
cesse attisé de mémoire et création.
Le 27 juin 1988
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