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La vestale et le Voleur de feu

Pierre Boulez

InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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Ferai-je de nouveau l'éloge de l'amnésie ? Il semble qu'au milieu d'un temps chargé de plus en plus de mémoire, oublier devienne l'urgence absolue... Et pourtant non seulement on n'oublie pas, mais on arbore en panoplie toutes les bibliothèques possibles de toutes les Alexandries: la référence devrait faire partie de l'invention, être la source du seul renouveau encore possible. Le temps des avant- gardes, de l'exploration, étant définitivement passé, viendrait celui du perpétuel retour, de l'amalgame et de la citation. La bibliothèque idéale ou imaginaire nous fournit une pléthore de modèles, il nous reste l'embarras du choix et la forme de l'exploitation. Bien sûr, il existe toujours des conservatismes intrépides qui, constatant l'échec toujours renouvelé de la recherche, de l'essai et de l'expérimental, ne cessent d'en appeler aux valeurs éternelles, universelles, éprouvées et jamais épuisées: l'homme l'humanisme, ne sauraient se traduire que par des modes d'expression qui, eux, trouvaient le chemin d'une large compréhension publique.
I1 y a bien de la fatigue dans tout cela, qu'il s'agisse de la consultation permanente de la bibliothèque culturelle, ou du refuge en un passé intangible; de la fatigue et du manque d'imagination. Il est vrai que nous croulons non seulement sous les modèles, mais sous les documents secondaires qui, à leur tour, deviennent modèles; il est vrai aussi que nous ne nous contentons plus des modèles tels qu'ils nous ont été transmis par une tradition ou bien indolente, ou bien absorbante, nous exigeons l'authenticité absolue, du moins ce que nous croyons tel. Qu'il s'agisse de monuments picturaux ou musicaux, il nous faut les contempler absolument dans leur état d'origine. Pour ce qui est de la peinture, il est déjà bien difficile de décaper avec sûreté, et les polémiques vont bon train pour savoir si on n'abolit pas définitivement au lieu de restituer. Quant à la musique, l'authenticité est des plus utopique, car on se livre à une sorte de reconstitution conjecturale qui change au gré des années et des découvertes encyclopédiques; d'autre part, en ce qui concerne des périodes moins éloignées, il n'est pas sûr qu'on eût tellement fait plaisir à l'auteur, à supposer qu'il puisse revenir du royaume des ombres et entendre pareilles reconstitutions, en rétablissant des conditions d'exécution qui ne devaient pas absolument le satisfaire. On plaque notre mentalité de conservation et de restitution sur une époque et sur des hommes qui possédaient avant tout la vertu du mouvement; au contraire de leur attitude entière de progrès et de découverte, nous les affublons d'une paralysie génétique qui fausse le sens profond de leur oeuvre et de leur action. On en arrive ainsi à une mémoire stérile à force de tendre à l'authenticité.
Qu'est-ce, d'ailleurs, que l'authenticité? Et peut-elle réellement exister? Plus on s'épuise à la chercher, plus elle vous échappe. Impossible de savoir réellement et d'opérer une reconstitution véritable, celle de mentalités qui n'auraient pas connu l'époque où vivent ceux qui procèdent à cette reconstitution. Toute recherche d'authenticité est vouée à la restitution d'un passé tel que nous le concevons aujourd'hui, plus ou moins idyllique, teinté d'âge d'or, tel qu'il n'a jamais existé. Plus on recherche cette fameuse authenticité, plus on éloigne l'oeuvre de notre appréhension, la forçant dans un cadre qui la sort de notre réalité pour la faire entrer dans le pays de la pure utopie: utopie qui va jusqu'à parer les exécutions anciennes d'oeuvres musicales de mérites qu'elles n'ont pas, mais la date est un sceau qui confirme, non, qui leur donne une valeur absolue. De la vertu du modèle, on passe à la vertu du document. La réalisation des exécutants, voire des compositeurs, ne vivait jusque naguère que dans le souvenir, les comptes rendus plus ou moins fabuleux. Maintenant, il nous reste les témoignages: volontaires, lorsqu'il s'agit d'enregistrements préparés, travaillés, approuvés; plus ou moins de hasard, lorsqu'il s'agit d'instantanés de concerts avec les risques que comporte toute exécution non sujette à la rectification. Sacraliser de tels documents, intéressants en soi relève d'un fétichisme à vide. Prétend-on ainsi ancrer la tradition sur un terrain solide parce que docamenté? C'est oublier qu'il n'y a pas de tradition, mais seulement une chaîne d'individus qui se sont servis réciproquement de modèles ou de repoussoirs... L'interprète, s'il existe par rapport à ce qui s'est fait avant lui, se conforme à l'exemple ou le rejette; dans tous les cas, doué d'une forte personnalité, il le transformera d'une façon plus ou moins consciente, sa rébellion à l'imitation pure et simple demeurant latente ou s'avouant pour ce qu'elle est. Ainsi nous avons une collection d'images, de photos, et nous pouvons voir comment évolue de génération en génération l'idée qtle l'on se fait d'une oeuvre ou d'un compositeur. Ce n'est pas davantage que la Grèce vue à travers des costumes de théâtre; c'est l'ensemble des photos de famille, où l'on ne distingue plus la profession ou la classe sociale, mais où l'époque devient la donnée primordiale. Cette mémoire clu document peut être utile si on ne la considère que pour ce qu'elle représente vraiment: une image, parmi d'autres, de la transition. Je sais bien qu'il y a des compositeurs, et non des moindres, qui sont revendiqué le droit à leur tradition, Wagner et Stravinsky entre autres. lls l'ont certes fait dans des termes différents, parce que vivant à des époques qui ne bénéficiaient pas des mêmes ressources. Wagner voulait fonder une école pour établir la tradition authentique de ses interprétations; il échoua, faute d'argent, mais ce désir assez, légitime de donner à l'interprète les bases de la compréhension de son oeuvre se transforma, après sa mort, en un code rigidifié dont de multiples témoins ont constaté la sclérose et les dégâts. Quant à Stravinsky, il a tenu à ce que l'on consulte ses propres enregistrements pour que l'on s'en tienne à leur valeur uniclue de clocuments et que l'on s'y rétère obligatoirement; malheureusement, ses dons précaires d'interprète et les circonstances de l'enregistrement, soumis avant tout à la pression du temps ou à la cqualite cles forces en présence, ne permettent pas de voir dans ces témoignages un moclèle absolu. Pourrait-il d'ailleurs en exister un ? Toute interprétation est porteuse d'une vérité essentiellement transitoire: les gens de théâtre le savent mieux et le ressentent avec plus de vérité que les gens de musique, si je puis dire, qui se croient sans cesse obligés cle parler en termes d'éternité.
Cette mémoire des docoments se doit d'être légère, et même-oui, comme certains produits industriels récents-jetable après usage. Mais qu'en est-il de la mémoire des modèles eux-mêmes? Que faut-il connaître? Est-il nécessaire de connaitre? Notre époque, à l'image des autres, suscite tout et son contraire; en cela, elle ne fait aucunement exception. A l'opposé de ceux qui récupèrent toutes les oeuvres du passé, trouvant une exaltation manifeste dans la quantité et la profusion cles archives, on peut situer les athlètes de la table rase pour qui le présent est sans origine. En parodiant Hamlet, on pourrait dire : «  Connaître? Ne pas connaître? Oublier? » Oui, mais comment oublier, et oublier quoi? On naît certainement avec des aptitucles vers le sonore; mais est-on pour cela musicien? Ce qui va nous faire musicien, c'est la confrontation hasardeuse ou volontaire, la rencontre fortuite ou provoquée avec ce que la vie quotidienne ou l'organisation culturelle peut nous offrir: de la comptine au chef-d'oeuvre, nous sommes exposés à la mémoire individuelle ou collective. Que nous le désirions ou non, cette mérnoire qui peu à peu s'augmente et s'enrichit suscite nos réactions, provoque nos choix, crée notre point de vue, engendre notre situation. Notre volonté a-t-elle vraiment part à cette formation? Ou bien sommes-nous, au départ, entièrement conditionnés par notre environnement et notre culture, sans espoir d'en sortir autrement que par une brisure, un choc délibéré, un reniement affirmé? Faut-il connaître pour rejeter, faut-il rejeter sans connaître? Tel est le dilemme apparent, lorsqu'on a peur d'être prisonnier d'une histoire qui ne cesse d'accumuler les trésors de la connaissance.
Apprendre? Oui, mais faut-il vraiment repasser toute l'histoire, savoir la trajectoire totale? Le pourrait-on que ce ne serait ni très utile, ni très profitable. Notre caractère, notre individualité nous pousse vers des choix conformes à notre résonance propre, choix changeant sinon selon les saisons, du moins selon nos nécessités: telle aventure qui a pu nous monopoliser nous paraît, après un certain temps, moins urgente; nous allons vers telle autre qui saura, à ce moment même, nous apporter davantage. Loin d'être systématique, ces « affinités électives » dépendent de l,impulsion, de l'humeur, du besoin aussi voire de la conjoncture. Il est certes rassurant de se trouver des antécédents, mais faut- il être toujours obsédé par des justifications, des trajectoires rectilignes, un perpétuel bien-fondé? J'existe: cela doit suffire; les explications rationnelles viendront bien assez tôt. De toute façon, analyses exactes et explications rationnelles ne sont qu'une façon de camoufler l'ignorance profonde dans laquelle nous sommes des filiations réelles, plus difficiles à déceler, plus volatiles, changeantes avec le temps qui les examine. Apprendre quoi et comment? L'outil de travail ne peut pas être un instrument de hasard; de même que nous nous sommes révélés musiciens par le contact avec des objets, des événements musicaux, de même la technique, le langage des autres nous révèlent à nous-mêmes notre propre langage, s'il doit y en avoir un. La rencontre est une sorte de détonateur, il ne se produit rien tant qu'il n'y a pas coincidence entre notre exigence, notre désir, fûssent-ils obscurs et mal définis et la proposition ample et indéterminée que nous font les compositeurs et les oeuvr es. L'ajustement et la détermination s'accomplissent au coup par coup, selon une directivité recherchée ou en soudain accord fortuit. Aussi bien la mémoire les bibliothèques existent-elles, mais elles ne prennent corps qu'en fonction des besoins; sinon, elles obstruent. Je ne vois pas comment on peut éviter l'histoire à moins de la conséquence inévitable, qu'elle nous ignore. La refuser ou l'absorber, dans l'absolu, n'est donc pas une question fondamentale, préalable. Qu'exige de nous le modèle, même si nous nous défendons de sa présence: le suivre, le déformer, l'oublier, le rechercher, le réévaluer. La mémoire ou l'amnésie? Ni l'un, ni l'autre, mais une mémoire incernable, mémoire déformante, infidèle, qui retient de la source ce qui est directement utile et périssable.
Une bibliothèque? Oui! Mais qu'elle n'existe que quand je la requiers. Et encore! Il faut une « bibliothèque en feu »... et qui renaisse perpétuellement de ses cendres sous une forme toujours imprévisible, insaisissable. La flamme au coeur de cette bibliothèque, faut-il l'apprivoiser, la préserver, la sacraliser à l'intérieur d'un temple protégé par les interdits? Ou faut-il, au contraire, la dérober sans cesse, répandre le feu au risque de l'embrasement? C'est le constant combat de la Vestale et du Voleur de feu; les deux sont punis, par la société ou par les dieux, parce qu'ils dérogent. Entre celle cqui veille et celui qui dérobe se déroule le combat sans cesse attisé de mémoire et création.

Le 27 juin 1988

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