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Marco Stroppa

Lydia Bramani

Résonance n° 10, mai 1996
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1996


En 1987, Luigi Nono parlait d'« un jeune compositeur [...] doué d'une intelligence scientifique et humaniste extraordinairement nouvelle ». Marco Stroppa sera en résidence à l'Académie d'été de l'Ircam, et il enseigne désormais régulièrement la composition et l'informatique musicale. Dans ses uvres, faites de « noyaux sonores » et d'« organismes d'information musicale », il ne cesse de débusquer les signes d'une tradition interrogée au miroir des technologies actuelles.

Il y a, certes, la personnalité de Marco Stroppa, son tempérament, ce qui rend ses oeuvres uniques et originales. Mais sa position esthétique témoigne aussi, à sa manière, d'un moment historique, d'une sensibilité artistique et musicale actuelle. Il semblerait en effet qu'émerge aujourd'hui, dans le domaine musical, le besoin d'un changement - à l'instar de ce qui se produit dans la littérature, le cinéma ou la peinture. Et si les enjeux de la « communication » paraissent ainsi revenir au premier plan, ils ne peuvent plus être confinés dans les catégories du nouveau ou de l'ancien, du narratif ou de l'anti-narratif, du tonal ou de l'atonal. Il s'agit là de distinctions abstraites.

Marco Stroppa incarne en musique ce changement de paradigme, ce changement de configuration qui traverse bien d'autres champs culturels. Cessant de considérer ce qui nous arrive comme une réalité objective, lue et déchiffrée de la façon la plus fiable et précise possible, la science cherche à intégrer le hasard, l'irrégularité, l'imprévisible, la circonstance.
De même, pour la philosophie, ce sont des interprétations qui se déploient autour de points de vue. Et l'histoire elle-même ne nous apparaît plus comme une ligne droite, dirigée vers un point d'arrivée où se trouverait quelque chose comme « le nouveau ».

La catégorie de la nouveauté fut celle que l'art des trente ou quarante dernières années avait choisi d'explorer, d'éprouver, de provoquer. Mais, aujourd'hui, elle apparaît comme une donnée plus nuancée, plus complexe et ambiguë, volontiers retirée derrière un indice, derrière une apparence de déjà connu. Il y aurait comme une sagesse contemporaine, dont Marco Stroppa témoigne aussi : celle qui sédimente avec lenteur sa propre substance artistique, d'où peut surgir un geste radical. Une légère variation de signes anciens, dans laquelle se fomentent pourtant des vertiges.

Marco Stroppa a développé et approfondi sa recherche au contact des technologies les plus avancées. Mais son « avant-garde » n'a rien à voir avec les gestes académiques d'un solipsisme pathologique, selon lequel tout auteur invente pour chaque uvre son propre code ou, dans le meilleur des cas, se réfère à l'écriture subjective d'un compositeur de la génération précédente. Parmi les centaines de partitions qui n'ont d'« expérimentales » que le nom, celles de Marco Stroppa sont bien issues d'une « modernité » avérée. Mais, si elles renvoient ainsi aux expériences de la seconde moitié du xxe siècle, elles en déplacent toutefois les enjeux.Car la musique de Marco Stroppa ne revendique aucun « renversement » : elle ne procède ni par négation ni par antithèse.
Au contraire, elle part de l'impulsion vitale de la matière et elle touche en profondeur à l'urgence des mutations actuelles. Ses uvres se succèdent selon des perspectives variées et parfois même opposées. Des années de recherche en informatique musicale lui ont apporté une extraordinaire familiarité avec la morphologie du son. Mais cette connaissance privilégiée ne s'est pourtant pas retrouvée au service d'une simple copie des structures sonores : elle a contribué à raffiner son orchestration. Car non seulement Marco Stroppa connaît les ressources de l'orchestration traditionnelle, mais il les étend et les exploite avec cette dextérité, cette fantaisie que lui permet la familiarité avec l'outil informatique.

Trajectoires, métaboles et spirales

Analyser, démonter et recomposer : tout cela ne serait que pure abstraction sans la variété des expressions que déploie la musique de Marco Stroppa. Pensons notamment à Traiettoria (1982-1984, pour piano et sons générés par ordinateur), où il s'immerge dans les microstructures des sons, où il s'approprie leurs composantes naturelles jusqu'à en créer d'autres, hybrides ou artificielles. C'est à la rencontre, au télescopage entre un ordinateur et un piano que le compositeur nous fait assister, et dans ce choc résonne l'écho d'une ancienne forme : le concerto pour piano et orchestre. La tradition beethovénienne et brahmsienne enveloppe l'écoute dans ses mailles, et la surprise des intervalles, des accords ou des sons synthétiques ne nie jamais la circularité historique à laquelle nous appartenons.

Le compositeur ne procède donc pas par antithèses, mais suivant une exploration perceptive et corporelle de la fantaisie. S'il se penche sur certains aspects de la psychologie perceptive (notamment lors d'un séjour au Media Laboratory du Massachusetts Institute of Technology), ceux-ci ne constituent jamais l'objet de ses partitions, comme chez tant d'autres auteurs « expérimentaux ». Au contraire : ils permettent à son style d'intégrer le jeu des illusions de timbres, comme dans Metabolai (1982, pour orchestre). Le matériau est ici unitaire, compact. Mais les figures mélodiques et harmoniques se présentent dans des perspectives sonores instables, elles passent par des dispositions orchestrales toujours variées : ce sont des aires où l'agglomération et la dissipation des sonorités se jouent selon les résonances et les fondus enchaînés d'une forme d'ensemble des plus cohérentes.

Dans Spirali (1987-1988) ou encore, plus récemment, dans Un segno nello spazio (1991-1994), Marco Stroppa projette le quatuor à cordes dans l'espace, créant une interférence entre la perception des volumes et celle des événements sonores. « Je cherchais, écrivait-il en 1991, à "dynamiter" l'habitude traditionnelle d'écoute frontale - où "ce qui compte" se passe toujours devant nous - afin de projeter l'auditeur à l'intérieur même du lieu de production du son, de façon à l'en entourer totalement. » Et c'est dans ce véritable déplacement, dans ces passages - de l'espace au temps, du temps à l'espace - que s'esquisse une poétique contemporaine.
Il ne s'agit pas de forcer la nouveauté du geste, de fabriquer l'effet de timbre ou de développer un ensemble de conjectures abstraites et conceptuelles ; loin de l'académisme de l'avant-garde, Stroppa propose une sorte d'actualisation de signes hétérogènes, recueillis dans la tradition et transférés vers un plan de combinaison où ils peuvent interagir.

Alchimies des miniatures

On pourrait voir, dans l'oeuvre de Marco Stroppa, comme une résurgence de cette antique pensée européenne, de racine alchimique, qui affleure dans les écrits de Jacob Boehme et de Giordano Bruno, ou encore, plus près de nous, dans ceux de Goethe. Une résurgence qui aurait pour ainsi dire saisi la coïncidence abrupte entre une très vieille tradition hermétique et les récentes orientations de la science, réaffirmant à leur manière (notamment dans certains travaux d'intelligence artificielle) une sorte d'unité du corps et de l'esprit. Marco Stroppa explique ainsi que ce qui sollicite en premier lieu
son imaginaire, ce n'est pas le développement d'un matériau abstrait (« précompositionnel »), mais plutôt la naissance d'un « organisme d'information musicale ». Et lorsqu'il ajoute que ces organismes ont des « durées de vie », des « évolutions », lorsqu'il décrit leurs composantes comme une véritable « société microscopique », on peut dire que sa pensée musicale entre en résonance avec une conception à la fois ancienne et très actuelle.

Dans les « ensembles virtuoses » d'Étude pour Pulsazioni, puis surtout dans élet... fogytiglan (1989, pour ensembles projetés dans l'espace), le compositeur exploite les infinies possibilités de l'ars combinatoria : par le principe de la variation, il redécouvre un lien profond avec la tradition allemande, celle de Brahms et de Schoenberg. Mais, d'autre part, sa sensibilité au timbre, sa capacité à modeler, à façonner aussi bien le son singulier que les plus vastes des combinaisons harmoniques, le rapprochent d'un compositeur comme Debussy.

De même, c'est un contrepoint raffiné et rigoureux, visionnaire et plein de tension, qui constitue le tissu de ses Miniature estrose. « Cet ensemble de courtes pièces pour piano, écrivait-il en 1991, marque mon retour à l'instrument acoustique seul, après un long parcours en contact avec la technologie électronique Ce sont des pièces de durée et humeur variées, composées de petits noyaux sonores et structurels. Ces noyaux "migrent" à travers plusieurs pièces, donnant ainsi à l'ensemble une structure en réseau, sans directionnalité ni ordre prédéterminé. » Ici encore, ce sont comme des ombres agitées qui affleurent : les ombres des gestes historiques du répertoire pianistique, les ombres d'un passé vivant sous chaque instant du présent.

Comoedia harmonica

Marco Stroppa est également l'auteur de deux opéras radiophoniques : Proemio, en 1990, puis, en 1992, In cielo, In terra, In mare. Et, en 1995, cette dernière uvre donne lieu, à son tour, à une transposition théâtrale : il s'agit de la comoedia harmonica intitulée ...1995...2995...3695... (pour une actrice, un contrebassiste et un tam-tam, entourés d'un dispositif électronique et informatique).

Mais, en un sens, c'est la pièce pour orchestre Hiranyaloka (1993-1994) qui résume peut-être le mieux la démarche créatrice de Stroppa : l'unité et la cohérence extrêmes du matériau et de la forme engendrent une variété illimitée de nuances, d'attitudes, d'échos et de répercussions internes. Hiranyaloka s'ouvre sur diverses perspectives et interprétations, suscitant une sorte d'alchimie de la découverte dans le plaisir de « chercher ».
Les cellules mélodiques se livrent à un jeu protéiforme d'ombres et de lumières, qui reste fidèle à des règles strictes, multiformes dans leur développement, mais simples dans leur essence. La complexité ou le simple glissement le long de lignes perceptives élémentaires : entre ces deux versants, il n'y a ici nulle contradiction, mais plutôt une recherche visant à atteindre un équilibre achevé.

Ainsi la musique de Marco Stroppa témoigne-t-elle d'une force née de la confrontation avec quelque chose comme une « sensibilité » actuelle. Sans craindre sa vitesse, sa promptitude à passer d'une dimension et d'un espace à l'autre, mais en cherchant au contraire à lui conférer un sens, ouvrant sur des perspectives nouvelles.

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