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Entretien avec Philippe Breton

Peter Szendy

Résonance n° 10, mai 1996
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Philippe Breton est chercheur au CNRS en sociologie. Historien de l'informatique, observateur critique des technologies de la communication, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont L'Utopie de la communication (le mythe du « village planétaire ») et À l'image de l'homme (du Golem aux créatures virtuelles). Au moment où l'Ircam s'apprête à inaugurer de nouveaux espaces accueillant une médiathèque et des activités pédagogiques, sa réflexion sur les manières de traiter et de transmettre l'information incite à la vigilance.

Il est beaucoup question, actuellement, des vertus pédagogiques du multimédia. Pour replacer le débat dans un contexte plus large, vous proposiez récemment une distinction entre information et savoir. Qu'entendiez-vous par là ?

J'ai une sensibilité d'anthropologue et je reste intimement persuadé que ce qui a séparé l'homme de l'animal, c'est une sorte de perte : nous ne savons plus traiter de l'information, au sens où les animaux et les machines peuvent le faire ; nous sommes très peu fiables, nous sommes incapables de mémoriser une information sans y mettre de la signification, c'est-à-dire sans la trahir -- au bon et au mauvais sens du terme. Un animal garde la trace de l'endroit où il est passé, il sait exactement comment réagir dans une situation donnée. Quant à nous, notre accès au sens se paierait au prix d'une dégradation de notre capacité à traiter de l'information.

Au point que nous n'aurions jamais accès au réel, mais uniquement à des représentations, des interprétations, des argumentations. Autrement dit : à ce qui implique la reconnaissance d'une différence, d'un point de vue sur le monde, et non la simple constitution d'un code commun.

Autant je suis fasciné, enthousiasmé par la puissance machinique sur le plan du traitement de l'information, autant je crois que se développe une confusion entre information et connaissance, pour des raisons qui sont souvent d'un ordre marchand. Car la connaissance n'est pas un stock, un produit fini et stable. Je suis d'ailleurs frappé par l'actualité de la position de Socrate, qui consistait à dire : l'écriture ne peut saisir le savoir, car le savoir, contrairement à l'information, n'existe pas en dehors de l'homme. Sans tomber dans la technophobie, on peut toutefois dire que la vogue actuelle du multimédia éducatif joue de cette confusion. Il y a effectivement un problème d'accès au savoir aujourd'hui, une inégalité dans le partage du savoir. Et, dès lors, le multimédia incarne l'illusion d'une sorte de prêt-à-porter : non seulement il permettrait d'accéder aux informations qui sont à la base du savoir du monde, mais il éveillerait aussi le désir de ce savoir. Or, encore une fois, l'accès à des informations stockées, aussi utile qu'il soit, ne constitue pas la connaissance.

Du reste, comme j'ai eu l'occasion de le vérifier encore récemment lors d'une expérience menée avec des documentalistes, il y a deux approches du CDRom : d'une part, une approche de curiosité -- pour voir « ce qu'il y a dedans » --, qui engendre de réelles satisfactions d'ordre ludique ou esthétique ; et, d'autre part, une approche questionnante -- la recherche d'une réponse à une question précise --, qui se solde le plus souvent par un échec. L'accès au savoir relève de médiations qui sont généralement absentes de la logique, disons encyclopédiste de ce type de produits.

Ne pourrait-on pas, pourtant, envisager des médiations proprement technologiques ? Des médiations numériques, par exemple, qui prendraient en charge une individuation de l'information ?

C'est exactement ce que propose Nicholas Negroponte, dans L'Homme numérique. Ainsi serait-il désolant, selon lui, que tant de gens lisent le même journal. Car demain, c'est-à-dire bientôt, maintenant, chacun aura la possibilité de composer son propre journal sur les réseaux, en fonction du moment de la journée, de l'état de fatigue, du degré de préoccupation, des centres d'intérêt Un journal ad hoc, assemblé à partir de morceaux d'information flottants, que Negroponte appelle « Mon monde ». « Mon monde » serait composé par un assistant numérique, un « agentd'interface », une sorte de serviteur électronique capable d'aller chercher les informations répondant aux critères personnalisés de l'utilisateur. À l'évidence, ce type de dispositif rejoint la croyance que le savoir (la connaissance) n'est pas autre chose qu'une certaine combinaison d'informations.

Mais, plus gravement peut-être, il menace le lien, la communauté que peut créer la lecture partagée. Sous le nom d'« interactivité »,il s'agit de valoriser la personnalisation. Ce qui n'est pas sans évoquer un certain discours des années 70 sur l'enseignement assisté par ordinateur (EAO), prônant également l'individualisation de la pédagogie.

Je ne suis pas du tout un spécialiste de la musique, mais je suis également frappé par la dévalorisation si fréquente de l'écoute musicale collective. Dévalorisation qui va de pair, encore une fois, avec une glorification de l'« interactivité ». J'ai cité, dans L'Utopie de la communication, ces propos de Graham Browne-Martin, qui me paraissent tout à fait symptomatiques : « Nous sollicitons les musiciens en leur demandant d'aller vers une communication élargie. La nouvelle génération n'a plus la même approche des médias, elle a grandi avec la vidéo, avec les jeux interactifs, avec les chaînes multiples et le zapping. Elle ne veut pas rester captive, elle veut participer, engager son esprit. La musique est une expérience passive, si on veut lui rendre son pouvoir d'attraction, il faut donner du pouvoir à l'auditeur, lui permettre de contrôler son environnement. »

On peut certes protester contre une telle dévalorisation -- infondée -- de l'écoute musicale, qui est tout sauf passive. Car le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle met en jeu l'imagination. Mais il serait au moins aussi nécessaire de l'analyser dans ses présupposés : pourquoi est-ce mieux, meilleur, si l'on peut agir sur le message reçu ?

C'est ce que je tente d'analyser, notamment dans L'Utopie de la communication, à partir de la redécouverte de la rétroaction par Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Cette redécouverte correspondait en effet à une vision du monde dans laquelle l'idéal est en quelque sorte de se retrouver soi-même dans l'environnement alentour. La rétroactivité est un système fermé, comme c'est le cas pour tout système technique, qui ne fonctionne qu'en étant clos. Et, derrière la rétroactivité wienerienne, il y a également un pessimisme fondamental face au cours du monde, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la discussion sur l'entropie -- la tendance générale de l'univers à un désordre maximal -- relève au moins autant de la physique (de la thermodynamique) que d'un système de valeurs. Il s'agit pour Wiener de créer, autant que possible, des « îlots d'entropie localement décroissante », de faire « reculer localement l'entropie ». Ce qui passe par la circulation de l'information à travers des systèmes « ouverts ».

La cybernétique a eu une influence considérable sur les domaines les plus divers. En musique, on pourrait citer les travaux d'Abraham Moles ou encore ceux de Pierre Schaeffer (notamment son Traité des objets musicaux). Mais je pense aussi à la biologie, qui a été totalement revisitée par des notions comme celles d'information génétique ou de code génétique Il s'agit de métaphores, ce qui ne veut pas dire -- bien au contraire -- qu'elles ne sont pas opératoires.

Dans L'Utopie de la communication, vous proposez donc une sorte d'archéologie des valeurs actuelles attachées à l'usage proliférant du préfixe « cyber- » et vous montrez à quel point elles sont liées au projet social de la cybernétique de Wiener. Mais au-delà de ces similitudes, au-delà de ce que vous appelez des répétitions « cryptomnésiques », quelles seraient aussi les différences entre l'actuel investissement de la « toile » planétaire et la vision wienerienne ?

Le projet de Wiener -- une société de communication ouverte -- a tous les traits d'une utopie anarchiste. Grâce aux techniques, dit-il en somme, il serait possible de réguler les sociétés humaines sans en passer par un pouvoir, notamment par un pouvoir d'État. La condition nécessaire étant de soustraire les activités humaines -- et en particulier les activités de communication -- à l'univers marchand.

Or, actuellement, le secteur de la communication est immensément investi par des intérêts marchands. Et, de plus, ceux-ci agissent de manière particulièrement habile en laissant passer une sorte d'avant-garde, en laissant aux défenseurs d'une position anarchiste de type wienerienne le soin d'ouvrir la voie. Je pense à toutes ces tribus d'internautes que l'on appelle hackers, fondamentalement attachées aux idées d'ouverture, de gratuité et d'universalité. Au point que le piratage informatique -- à l'exception de rares cas de délinquance réelle -- incarne véritablement cette utopie anarchiste fondatrice, l'ouverture des systèmes étant perçue comme une mission libératrice. Donc, si Internet est aujourd'hui gratuit et ouvert (on ne paie que l'accès), ce n'est pas par philanthropie, c'est qu'à l'évidence il s'agit de laisser se créer un besoin, une demande exploitables à l'avenir.

D'où aussi la question des droits d'auteur et de la propriété intellectuelle, largement débattue ces derniers mois, suite à la numérisation et à la diffusion sur la « toile » du livre du docteur Gubler. Pensez-vous, comme on l'entend dire si souvent, qu'il y a un « vide juridique » face à Internet ?

On pourrait résumer les difficultés soulevées par la diffusion du Grand secret en disant que le problème est politiquement simple, mais techniquement complexe.

Et entre les deux, entre le politique et le technique, plutôt que de « vide », je parlerais de « flou juridique ».

Politiquement, la question est en effet de savoir s'il peut y avoir des zones de non-droit. La réponse étant bien sûr : non. Dès lors, à partir du moment où la diffusion est interdite dans l'espace public, cette décision juridique doit être appliquée sans débat. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que la décision est incontestable, qu'elle est « bonne » ou « juste » ; mais plutôt que, par définition, l'application du droit ne souffre pas d'exception. La seule manière de contourner la loi est la clandestinité (« sous le manteau »). À la nécessité de laquelle je crois beaucoup, car elle fait système avec la loi. Or, à l'évidence, il ne s'agit pas, dans ce cas précis, de diffusion clandestine : au contraire, l'ouvrage circule dans l'espace public, avec un maximum de publicité. C'est donc techniquement que le problème est complexe. Pour appliquer la loi, pour empêcher que le site en question n'aille poursuivre son activité en s'installant dans un pays non signataire d'une convention d'entraide judiciaire, il faudrait pouvoir créer des frontières sur le réseau et des douanes. Du reste et pour retourner la question, de même que je faisais l'apologie de la clandestinité, je pourrais faire celle des frontières : je veux pouvoir émigrer, je veux pouvoir aller ailleurs. Contre la mondialisation, il faut rappeler la nécessité des frontières, ne serait-ce que pour pouvoir les passer.

Il y a là comme un fantasme : celui d'un gigantesque espace public, dans lequel nous serions tous transparents les uns aux autres, et qui se présente sous un jour de complet libéralisme.

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