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Résonance n° 11, janvier 1997
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Un parcours à travers les oeuvres de Philippe Manoury ressemble à un voyage dans la ville invisible que décrit Italo Calvino, faite des relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé : les rencontres, les chocs premiers (Stockhausen, Boulez) qui continuent de retentir, le travail prolongé d'une pièce à l'autre - ou plusieurs pièces plus loin - sans souci des cloisonnements trop habituels (sériel ou stochastique, interprète ou machines), l'étincelle volée ailleurs, hors du langage musical, et qui se métamorphose, se réfléchit en une autre forme. Toujours, la passion du langage, plus que de la matière : Le timbre, en tant qu'objet unitaire de composition, est mort ».
D'un tel compositeur, on est tenté de tracer un portrait dans le style de celui que faisait de lui-même en 1931 : une suite de noms, suivis de l'énoncé lapidaire de ce que le compositeur en retira : de Bach, la pensée contrapunctique ; de Mozart, l'inégalité de la longueur des phrases, l'art de la formation d'idées secondaires ; de Wagner, la fluidité du discours ; de Strauss, la démultiplication des images sonores ; de Pollock, l'absence de focalisation ; de Borgès, la subjectivité du temps. Etc.
Xenakis ? Bien sûr ; mais la rencontre est plus conceptuelle, plus théorique - moins sonore. Cryptophonos trace une synthèse entre les travaux de Stockhausen et de Boulez, fondés sur une écriture sérielle, et la musique d'ensemble de Xenakis.
Après ces deux grandes rencontres, après les débuts au festival de Royan, Philippe Manoury revient à l'étude : parenthèse volontaire, au Conservatoire de Paris, pour approfondir ses connaissances, ne pas se laisser entraîner par l'enchaînement des oeuvres, les appartenances à tel ou tel groupe. Il étudie auprès d'Ivo Malec et de Michel Philippot, qui lui fait connaître l'automatisation des processus compositionnels, les calculs de probabilité, les méthodes de formalisation.
Focus transpose à l'orchestre les acquis de la Sonate pour deux pianos (1972) ; Puzzle (1975) renouvelle les expériences du piano de Cryptophonos (1974), lui-même première synthèse entre les univers issus de la série et des probabilités, qu'on retrouvera avec Numéro huit (1978) : l'engendrement par couches, les principes de proliférations empruntés au mathématicien Markov, présents dans l'écriture de Pluton (1988) et le travail d'orchestration, le sont aussi dans l'entrelacs des oeuvres.
La démultiplication, le mélange des images sonores reviennent comme une obsession. Leur présentation comme au travers d'un prisme, aussi : les formes de base de Zeitlauf (pour voix et bande synthétisée par ordinateur, 1982) et leurs éclairages différents. Une seule image sonore sous divers aspects, selon différentes perspectives : c'est encore Aleph (1985) - le point qui contient tous les points de l'univers, dans la nouvelle de Borgès portant ce titre. Borgès, qui apporte aussi à Manoury une réflexion sur la perception subjective du temps.
De Pollock, il « prend » le all over, l'utilisation totale de la surface qui rend impossible d'axer la perception du tableau sur une ligne principale. Dans Numéro huit (dont le titre évoque, comme Numéro cinq, la numérotation par opus des tableaux du peintre), les structures occupent tout l'espace sonore de l'orchestre. Leur densité empêche l'oreille de suivre une focalisation quelconque. De Faulkner, de son emploi volontairement ambigu des pronoms personnels - qui conduit à une incertitude sur les personnages -, il retiendra sans doute un autre principe, encore en gestation, non encore transposé, apparenté au mélange des images déjà cité. De Pinter : les situations explosives, la perte de causalité entre un événement et son contexte - son irruption comme une excroissance imprévisible de ce contexte. D'où une possibilité pour le discours musical de basculer à tout instant dans un autre univers, possibilité déjà présente dans le Quatuor à cordes (1982), et plus que jamais dans 60e parallèle.
La rencontre avec le mathématicien et informaticien Miller Puckette, à l'Ircam, aura été primordiale pour cette intégration des phénomènes d'interprétation à la composition musicale. De leur collaboration naîtra le cycle de quatre pièces consacré à l'interaction entre instruments acoustiques et système de synthèse ou de traitement en temps réel : Jupiter, 1987 ; Pluton, 1988 ; La Partition du ciel et de l'enfer, 1989 ; Neptune, 1991.
Ce cycle intitulé Sonus ex machina, Manoury l'aura entrepris dans le sillage des travaux du flûtiste canadien Larry Beauregard, qui avait développé à l'Ircam la synchronisation de l'instrument avec un ordinateur en temps réel. « Jupiter, se souvient Manoury, fut la première pièce fondée sur des processus entièrement en temps réel. L'expérience nous faisant défaut, un très grand nombre d'expérimentations a été nécessaire pour la réalisation de cette oeuvre... » C'est avec Pluton, la seconde pièce du cycle, que Manoury dit avoir développé ce concept qui lui est cher : les partitions virtuelles. En explorant ce qu'il appelait la « frontière mobile » entre ce que fixe la notation et ce que produit l'interprète, Manoury cherchait en effet à capter, grâce à un appareillage approprié, certaines informations fournies par le jeu instrumental. L'enjeu étant tout simplement que l'interprétation puisse faire partie de la composition.
Ce qui fascine Manoury, dans l'interprétation, c'est son rapport à l'écrit, car toute marge d'interprétation suppose une incertitude de la notation. Dans une partition de piano, hauteurs et rythmes sont écrits avec précision. Mais il n'existe pas de quantification précise quant aux dynamiques ; le maximun semble avoir été atteint avec les Modes de valeurs et d'intensité de Messiaen : sept niveaux - probablement déjà trop pour un pianiste. Or l'oreille est beaucoup plus fine. En fait, l'écriture est organisée par zones dans lesquelles se meut l'interprète, qui sait dans quel cadre il va se situer, mais non quelle valeur exacte il va donner. Ces valeurs, le système Midi peut les capter, qui décèle jusqu'à cent vingt-sept attaques différentes. A partir de là, le compositeur peut prendre des décisions, déduire des conséquences démesurées à partir d'une zone d'observation très fine. L'interprétation est toujours un feed back : un pianiste continue d'interpréter une sonate de Beethoven en fonction du son du piano qui lui revient.
Ce qui intéresse Philippe Manoury dans cette prise en compte, au niveau de la composition, de l'interprétation, c'est qu'un artiste se mette en jeu, vienne se produire devant un public, sans répéter à l'identique. La musique qu'il compose, comme les textes d'un auteur de théâtre sont faits pour cette mise en jeu. Ils peuvent être très précis, mais ils sont conçus pour être interprétés, pour passer par l'imaginaire de quelqu'un d'autre.