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Portrait de Philippe Manoury

Véronique Brindeau

Résonance n° 11, janvier 1997
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Un parcours à travers les oeuvres de Philippe Manoury ressemble à un voyage dans la ville invisible que décrit Italo Calvino, faite des relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé : les rencontres, les chocs premiers (Stockhausen, Boulez) qui continuent de retentir, le travail prolongé d'une pièce à l'autre - ou plusieurs pièces plus loin - sans souci des cloisonnements trop habituels (sériel ou stochastique, interprète ou machines), l'étincelle volée ailleurs, hors du langage musical, et qui se métamorphose, se réfléchit en une autre forme. Toujours, la passion du langage, plus que de la matière :  Le timbre, en tant qu'objet unitaire de composition, est mort ».

D'un tel compositeur, on est tenté de tracer un portrait dans le style de celui que faisait de lui-même en 1931 : une suite de noms, suivis de l'énoncé lapidaire de ce que le compositeur en retira : de Bach, la pensée contrapunctique ; de Mozart, l'inégalité de la longueur des phrases, l'art de la formation d'idées secondaires ; de Wagner, la fluidité du discours ; de Strauss, la démultiplication des images sonores ; de Pollock, l'absence de focalisation ; de Borgès, la subjectivité du temps. Etc.

Catalyses

Avant tout : Stockhausen, et Boulez. Une rencontre vivante, l'autre indirecte. Précisons que Philippe Manoury est né en 1952, l'année des premiers Klavierstücke du premier livre des Structures pour piano, un an avant les débuts du Studio de musique électronique de Cologne. Les études de piano - avec Pierre Sancan - et l'écriture traditionnelle n'enseignent pas tout. Pas la création vivante. Gérard Condé lui fait découvrir l'École de Vienne, quelques pièces contemporaines, et Max Deutsch - avec qui il étudie à l'Ecole normale. La rencontre avec Boulez et Stockhausen est d'un autre ordre : une véritable catalyse. A cette époque, Boulez habite New York et ne vient que rarement en France. On le connaît surtout par les partitions, les disques, les écrits. Stockhausen, lui, vient chaque année aux concerts du SMIP, qu'organise Maurice Fleuret au Théâtre de la Ville, à Paris. C'est aussi la découverte, fondamentale, de la musique électronique. Entre ces deux directions, à la fois différentes et conjointes, ces deux modes d'expression - instrumental, électronique -, la liaison que Philippe Manoury veut produire provient bien de la rencontre avec Stockhausen. C'est l'époque de la création de Mantra, pour piano et modulateur en anneau, et des versions de Hymnen, avec orchestre et électronique. De Gruppen, aussi, dont se souviendront les quatre groupes d'orchestre d'Aleph (1985).

Xenakis ? Bien sûr ; mais la rencontre est plus conceptuelle, plus théorique - moins sonore. Cryptophonos trace une synthèse entre les travaux de Stockhausen et de Boulez, fondés sur une écriture sérielle, et la musique d'ensemble de Xenakis.

Après ces deux grandes rencontres, après les débuts au festival de Royan, Philippe Manoury revient à l'étude : parenthèse volontaire, au Conservatoire de Paris, pour approfondir ses connaissances, ne pas se laisser entraîner par l'enchaînement des oeuvres, les appartenances à tel ou tel groupe. Il étudie auprès d'Ivo Malec et de Michel Philippot, qui lui fait connaître l'automatisation des processus compositionnels, les calculs de probabilité, les méthodes de formalisation.

« Paperolles »

Manoury cite volontiers la phrase de Bacon :  Si on est peintre, on doit s'intéresser à l'histoire de l'art. » Manoury s'intéresse à la musique. Au romantisme, essentiellement. A Wagner :  Le compositeur qui m'a le plus apporté ces cinq dernières années. » Il en retient la fluidité, la transformation progressive d'un élément dans un autre, la plastique évolutive qui naît des ramifications des motifs ; le pouvoir de démultiplier une image dans l'orchestre - qu'il trouve aussi chez Richard Strauss et Debussy, et qui le conduit à préférer le grand orchestre à la musique de chambre : non pour la masse, mais pour l'image sonore, la possibilité de superposer avec eux-mêmes, plusieurs fois, un motif, un accord, une idée musicale. Mises en abîme, textures, qui nécessitent un grand nombre de musicien (cent trois pour Numéro huit) ; l'électronique, de ce point de vue, n'est qu'un grand orchestre. L'important : avoir des potentialités sonores ouvertes. Philippe Manoury compose en descendant en profondeur dans la texture musicale : une ligne, puis une autre, qui transforme la première, et encore : comme les «  papperolles » de Proust, qui au moment d'être intégrées dans le corps du texte, le changent.

Focus transpose à l'orchestre les acquis de la Sonate pour deux pianos (1972) ; Puzzle (1975) renouvelle les expériences du piano de Cryptophonos (1974), lui-même première synthèse entre les univers issus de la série et des probabilités, qu'on retrouvera avec Numéro huit (1978) : l'engendrement par couches, les principes de proliférations empruntés au mathématicien Markov, présents dans l'écriture de Pluton (1988) et le travail d'orchestration, le sont aussi dans l'entrelacs des oeuvres.

La démultiplication, le mélange des images sonores reviennent comme une obsession. Leur présentation comme au travers d'un prisme, aussi : les formes de base de Zeitlauf (pour voix et bande synthétisée par ordinateur, 1982) et leurs éclairages différents. Une seule image sonore sous divers aspects, selon différentes perspectives : c'est encore Aleph (1985) - le point qui contient tous les points de l'univers, dans la nouvelle de Borgès portant ce titre. Borgès, qui apporte aussi à Manoury une réflexion sur la perception subjective du temps.

All over

Lorsque l'impulsion vient d'ailleurs, le lien révèle plus encore, étant indirect : Borges, mais aussi Pollock, Citizen Kane (le grand flash back repris dans Prélude de la nuit du sortilège, 1992) ou Pinter. S'emparer d'une idée - formelle, poétique - dans une discipline qui n'est pas la sienne propre désigne une connivence profonde, puisque la transposition est nécessaire. (La légende veut que ce soit à la lecture des poèmes de Pouchkine que le mathématicien Markov, frappé par les réitérations de mots, ait eut l'intuition des processus qui portent son nom - ceux qu'on retrouve dans Pluton et La Partition du ciel et de l'enfer...)

De Pollock, il « prend » le all over, l'utilisation totale de la surface qui rend impossible d'axer la perception du tableau sur une ligne principale. Dans Numéro huit (dont le titre évoque, comme Numéro cinq, la numérotation par opus des tableaux du peintre), les structures occupent tout l'espace sonore de l'orchestre. Leur densité empêche l'oreille de suivre une focalisation quelconque. De Faulkner, de son emploi volontairement ambigu des pronoms personnels - qui conduit à une incertitude sur les personnages -, il retiendra sans doute un autre principe, encore en gestation, non encore transposé, apparenté au mélange des images déjà cité. De Pinter : les situations explosives, la perte de causalité entre un événement et son contexte - son irruption comme une excroissance imprévisible de ce contexte. D'où une possibilité pour le discours musical de basculer à tout instant dans un autre univers, possibilité déjà présente dans le Quatuor à cordes (1982), et plus que jamais dans 60e parallèle.

Au risque de l'interprétation

Or l'accident, l'imprévu, le risque, c'est l'interprète qui en tient la clef. Manoury est un adepte du spectacle vivant. Il a toujours cherché à casser la barrière qui enferme une partie électronique sur un support, travaillant essentiellement à des systèmes d'interactivité entre un instrument vivant et un outil délivrant des sons non instrumentaux.

La rencontre avec le mathématicien et informaticien Miller Puckette, à l'Ircam, aura été primordiale pour cette intégration des phénomènes d'interprétation à la composition musicale. De leur collaboration naîtra le cycle de quatre pièces consacré à l'interaction entre instruments acoustiques et système de synthèse ou de traitement en temps réel : Jupiter, 1987 ; Pluton, 1988 ; La Partition du ciel et de l'enfer, 1989 ; Neptune, 1991.

Ce cycle intitulé Sonus ex machina, Manoury l'aura entrepris dans le sillage des travaux du flûtiste canadien Larry Beauregard, qui avait développé à l'Ircam la synchronisation de l'instrument avec un ordinateur en temps réel. « Jupiter, se souvient Manoury, fut la première pièce fondée sur des processus entièrement en temps réel. L'expérience nous faisant défaut, un très grand nombre d'expérimentations a été nécessaire pour la réalisation de cette oeuvre... » C'est avec Pluton, la seconde pièce du cycle, que Manoury dit avoir développé ce concept qui lui est cher : les partitions virtuelles. En explorant ce qu'il appelait la « frontière mobile » entre ce que fixe la notation et ce que produit l'interprète, Manoury cherchait en effet à capter, grâce à un appareillage approprié, certaines informations fournies par le jeu instrumental. L'enjeu étant tout simplement que l'interprétation puisse faire partie de la composition.

Ce qui fascine Manoury, dans l'interprétation, c'est son rapport à l'écrit, car toute marge d'interprétation suppose une incertitude de la notation. Dans une partition de piano, hauteurs et rythmes sont écrits avec précision. Mais il n'existe pas de quantification précise quant aux dynamiques ; le maximun semble avoir été atteint avec les Modes de valeurs et d'intensité de Messiaen : sept niveaux - probablement déjà trop pour un pianiste. Or l'oreille est beaucoup plus fine. En fait, l'écriture est organisée par zones dans lesquelles se meut l'interprète, qui sait dans quel cadre il va se situer, mais non quelle valeur exacte il va donner. Ces valeurs, le système Midi peut les capter, qui décèle jusqu'à cent vingt-sept attaques différentes. A partir de là, le compositeur peut prendre des décisions, déduire des conséquences démesurées à partir d'une zone d'observation très fine. L'interprétation est toujours un feed back : un pianiste continue d'interpréter une sonate de Beethoven en fonction du son du piano qui lui revient.

Ce qui intéresse Philippe Manoury dans cette prise en compte, au niveau de la composition, de l'interprétation, c'est qu'un artiste se mette en jeu, vienne se produire devant un public, sans répéter à l'identique. La musique qu'il compose, comme les textes d'un auteur de théâtre sont faits pour cette mise en jeu. Ils peuvent être très précis, mais ils sont conçus pour être interprétés, pour passer par l'imaginaire de quelqu'un d'autre.

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