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Klaus Huber, un humaniste moderne

Raphaël Brunner

Résonance nº 6, mars 1994
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Le musicien suisse fête soixante-dix années d'une vie entièrement consacrée à la composition et à l'enseignement. Son oeuvre, abondante et variée, embrasse tous les genres, de la musique soliste à l'opéra, et témoigne de préoccupations sociales et spirituelles permanentes. Portrait d'un artiste exigeant et fécond.

Il n'est guère de personnalités musicales dont il soit aussi difficile d'esquisser la trajectoire. Celle de Klaus Huber est hors du commun, tant par son rapport à la tradition que par sa modernité, à la fois relative et radicale. Difficilement dissociables, son oeuvre et son itinéraire personnel tendent autant vers le spirituel que vers l'engagement politique et social.

Les dernières décennies ont révélé les risques d'un engagement de l'art dont on sait trop bien les dangers, mais dont on peut aussi ressentir la nécessité. Cette préoccupation, Klaus Huber la veut centrale, toute galvaudée que la terminologie de l'engagement puisse sembler aujourd'hui.

Relativement éloignée des principaux courants de la musique de la seconde partie du XXe siècle, l'oeuvre du compositeur suisse témoigne d'un retrait critique par rapport aux tendances à la mode. Ayant reçu une formation musicale traditionnelle, il composera en pleine période de sérialisme généralisé des compositions d'inspiration mystique et contemplative semblant venir d'un autre temps (la symphonie de chambre Oratio Mechtildis, la cantate Des Engels Anredung an die Seele ou encore Auf die ruhige Nachtzeit). Ce n'est qu'à partir des années 60 que le compositeur se penchera vers des techniques plus avancées, mais en les soumettant toujours à une forte identité personnelle (Tenebrae évoquant le Christ en croix, ...inwendig voller figur... sur l'Apocalypse). Dans le même esprit de dialogue, Huber se confrontera aux institutions en enseignant à l'Académie de musique de Bâle, en fondant le séminaire de composition de Boswil et en organisant un institut pour la musique nouvelle au sein de la Hochschule für Musik de Freiburg-im-Breisgau.

L'ébranlement des consciences

Pour Klaus Huber, l'oeuvre musicale ne saurait être autonome. D'où la nécessité de faire appel à des éléments extérieurs à la musique, utilisés comme provocation, au sens premier du terme (« faire parler », comme chez Luigi Nono), auxquels vient s'ajouter la dimension religieuse de l'« ouverture à la parole ». Mais son oeuvre témoigne également de la confiance dans un engagement purement musical, c'est-à-dire dans cette capacité de la musique à engendrer elle-même sa propre signification lorsqu'elle a assimilé un élément extérieur (par exemple un texte). Huber privilégiera ainsi la tradition de l'oratorio et de la cantate à celle de l'opéra : la musique peut s'y mettre en scène elle-même et refléter directement le monde et l'homme. Les fréquentes citations d'autres oeuvres semblent émerger directement de sa musique (un choral de Jean-Sébastien Bach dans Senfkorn, un passage du Concerto de violon d'Alban Berg dans Tempora) ; de même, sa musique recourt régulièrement à l'utilisation d'instruments anciens, comme la viole d'amour dans Plainte, écrit à la mémoire de Luigi Nono, le hautbois d'amour et le cor de basset dans Spes contra spem, ou encore le luth et la vielle dans Agnus dei cum recordatione, hommage à Jehan Ockeghem.

L'utopie de l'unité

L'écriture de Klaus Huber témoigne elle aussi d'une attitude critique par rapport à une modernité « exclusive ». Elle convoque dans un même temps l'utilisation archaïsante de figuralismes -- renvoyant au monde extérieur -- et de figures générées par la composition. D'un point de vue technique, cette attitude se traduit par le refus d'une tendance unificatrice au profit de la diversité des significations originelles. Il s'agit, selon le terme même du compositeur, de « musicaliser » ce que la tradition lui lègue et ce que le monde contemporain affronte, pour en porter à nos oreilles le contenu dramatique et y superposer une vision utopique. Huber soumet ainsi ces éléments à des traitements musicaux pour en éprouver leur signification, en magnifier le sens, sans les abstraire pour autant de leur contexte de production ni rompre le lien puissant qui les relie à l'homme.

Pensé comme géométrie et ouverture spatiale, le contrepoint rapproche la musique de Klaus Huber de l'art de la proportion et de la polyphonie des maîtres de la Renaissance. De même, le déploiement de la composition dans le temps fait davantage penser à la forme immobile et géométrique qu'au développement musical classique. Le fragment et le silence apparaissent enfin dans son oeuvre non pas comme renoncement à l'unité, mais comme représentation déchirée d'une totalité à laquelle la spiritualité permettrait encore d'accéder. L'unité est constamment pressentie, jamais réalisée : elle est d'un ordre supérieur.

Comme Alban Berg ou Bernd Aloïs Zimmermann, Klaus Huber questionne les techniques de composition en les confrontant à une tradition dans un rapport parfois inversé ; ses oeuvres semblent capables de produire leurs propres images du passé, tout comme celles de Heinz Holliger rappellent l'héritage romantique.

Aussi les textes utilisés, s'ils ne relèvent pas toujours de la grande littérature, se prêtent-ils à une musique qui leur conserve quelque intelligibilité, qu'il s'agisse d'écrits bibliques, de textes mystiques du Moyen Age, d'oeuvres philosophiques ou de pages puisées dans la littérature de résistance de notre siècle. L'utilisation de plusieurs langues, comme l'entrelacs, dans une même oeuvre, de textes d'auteurs différents (par exemple dans le monumental oratorio intitulé Erniedrigt-geknechtet-verachtet-verlassen, ou encore dans ...Ausgespannt...) tente de préserver les identités culturelles mises en présence et de tisser un réseau dont la musique n'est qu'un élément ; il s'agit de donner une première chance à l'oeuvre musicale.

Une modernité pour l'homme

Pour Klaus Huber, la modernité reposant sur une tabula rasa qui aurait triomphé des drames humains n'est pas plus acceptable qu'elle ne l'est pour Helmut Lachenmann ou pour Luigi Nono. Huber partage avec György Ligeti le refus d'un progrès musical qui restreindrait les possibilités. Son oeuvre s'éloigne ainsi de l'amalgame mêlant humanisme et modernité, au profit d'une tension permanente entre les deux termes. Comme le dit Brian Ferneyhough, qui a été son élève et son assistant : « On peut qualifier son art d'humaniste dans un double sens : celui de la fidélité au concept traditionnel de "métier" et celui, légitime, de la demande constante qu'il fait à la musique d'être un ultime véhicule visionnaire d'idéaux hautement éthiques [...]. Ses convictions chrétiennes le poussent à faire appel directement à ce qu'il considère être l'utopique et double mission de l'art : amener l'auditeur à une réflexion sociale concrète et incarner la vision pleine d'espoir d'une vie juste. »

Pour le compositeur, radicaliser la modernité, ce n'est donc pas tant conduire l'oeuvre musicale à la stérilité en servant aveuglement son aliénation, que prendre le risque de l'élargir à ce qu'elle rejette. Et ce paradoxe, c'est sa musique même qui cherche à le refléter, miroir exemplaire, résistant aux déformations artificielles auxquelles l'art aspire parfois dans son désir inextinguible de pureté. En ce sens précis, elle tend inlassablement, obstinément même, à faire du monde désespéré de l'homme, de son exil constamment répété, un lieu de composition et le chant d'une future terre d'asile.

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