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Le modèle et la transgression
Entretien avec Danielle Cohen-Levinas

Daniel Buren

InHarmoniques n° 8/9, novembre 1991: Musique recherche théorie
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1998


Les conversations avec Daniel Buren sont une véritable initiation aux questions parfois sans résolution qu'un artiste aujourd'hui affronte en permanence. Tour à tour polémique, critique, tenace, sa présence est un écho au choix du dossier thématique. Qu'advient-il, en dehors du champ musical, des notions aussi complexes que la recherche et la théorie pour un artiste contemporain ? Les réponses sont autant l'émanation d'un monologue intérieur que d'un dialogue sans concession.
Danielle Cohen-Levinas. -- Quelle place occupe la notion d'authenticité dans votre travail ?

Daniel Buren. -- Si l'on rattache le mot authenticité au caractère de ce qui est authentique et si l'on entend par authentique ce qui est sincère, juste, naturel, vrai, d'une part, et d'autre part ce dont l'autorité, la réalité, la vérité ne peut être contestée, on voit tout de suite dans quel chemin s'engagerait celui ou celle qui affirmerait de son propre chef l'authenticité profonde de son travail. Dans le même moment, et toute prétention mise à part, il est difficile de ne pas croire soi-même à cette même authenticité car, si l'on n'en était pas convaincu, comment poursuivre, continuer son propre travail ? En effet, si l'authenticité est sensée correspondre à l'expression d'une vérité profonde de l'individu et non à des habitudes superficielles, à des conventions, quel artiste digne de ce nom ne mettrait pas l'authenticité au centre même de sa pratique ?

Cette notion est donc bien essentielle et primordiale à toute création mais elle n'implique en aucun cas qu'elle soit suffisante pour que le résultat soit d'un intérêt quelconque, ni qu'elle puisse forcer l'autre à une quelconque reconnaissance de cette authenticité du créateur et de son travail. Elle est indispensable et, à la fois, non crédible. C'est de la conscience même de l'auteur qu'il s'agit et il en est le seul garant.

Pour moi, la notion d'authenticité est indissociable de celle de doute, sorte de virus existentiel, remettant en cause inlassablement ce qui semblait acquis la veille.

Comment vous situez-vous par rapport à vos contemporains artistes ?

Comment répondre à cette question qui, prise au pied de la lettre, signifie : comment vous situez-vous par rapport à tous les autres artistes vivant en ce moment ? Car c'est bien là la seule définition possible de l'art dit contemporain, c'est-à-dire l'art qui se fait aujourd'hui, en ce moment. Et ce, jusqu'à ce que l'art contemporain devienne une notion à connotation historique tout comme la notion d'art moderne l'est devenue. Nous n'en sommes pas là et mes contemporains sont donc très nombreux ! D'autant plus que la notion d'avant-garde, qui faisait encore il y a quelques décennies office de barrière parmi les contemporains entre ceux qui en faisaient partie et ceux qui en étaient exclus ou ne voulaient pas en entendre parler, a disparu. Je dirais donc tout d'abord que le mot contemporain ne veut dire pour moi que vivant et exerçant maintenant, et ce, sans exclusive de ce qui est produit. Bernard Buffet et On Kawara sont mes contemporains. Mais cette définition simpliste se complique dès qu'un artiste nous quitte. Perd-il alors ipso facto sa qualité de contemporain ? Palermo, par exemple, artiste allemand du même âge que moi ou Smithson, artiste américain du même âge également, tous deux disparus très prématurément il y a bientôt vingt années, sont-ils ou non toujours mes contemporains aujourd'hui ?

D'un autre côté étais-je vraiment en 1970, alors que je travaillais depuis près d'une dizaine d'années, le contemporain de Picasso qui exerçait encore ? Dans les deux cas que deviennent, eu égard à la définition initiale, ceux qui disparaissent par rapport à ceux qui restent ? Ce qui est hallucinant en tout cas c'est de voir le nombre de travaux de type, de genre, de qualité différents qui se font dans le même moment à travers le monde aujourd'hui. C'est de cette contemporanéité-là qu'il faut parler et non de celle, plus romantique, plus élégante aussi, qui pousse certains à aller chercher dans l'Antiquité, voire jusque dans les grottes de Lascaux, les artistes qui semblent leur être les plus proches, les plus contemporains. Affirmer que tout artiste vivant et produisant aujourd'hui est mon contemporain ne rend pas aisé la réponse, mais n'en exclut aucun sous prétexte qu'il ne le serait pas. Si je me sens par exemple à des années-lumière des raisons qui font qu'un artiste comme Balthus puisse produire le type de peintures que nous lui connaissons, c'est justement parce qu'il est mon contemporain, au sens de la définition donnée plus haut, mais aussi qu'il a été pendant assez longtemps celui de Matisse et de Picasso voire de Mondrian et de Pollock. L'originalité même de son oeuvre résidant dans son éloignement supposé des problèmes véhiculés, posés et parfois résolus par des contemporains dont justement il a voulu toute sa vie se démarquer. Or ce qui apparaît justement -- et c'est là où l'idée de contemporanéité devient intéressante -- c'est que si l'on peut voir les rapports d'influences de Matisse à Picasso ou de filiations de Mondrian à Pollock ou de Picasso à Pollock, on est bien en peine de voir les relations que pourraient entretenir Balthus avec n'importe lequel des susnommés. Or, si aucun des susnommés ne doit quoique ce soit à Balthus, celui-ci en revanche qui voulut n'en pas être le contemporain au sens artistique du terme, leur doit tout absolument ainsi qu'aujourd'hui encore à des artistes de ma génération. En effet, tout l'art de Balthus se nourrit a contrario d'un rejet du XXe siècle en montrant un amour exclusif pour les siècles passés. Amour exclusif qui se traduit par des théories sur un retour aux sources, un goût pour les effets et un métier pictural ancestral contre le laisser-aller et les remises en question des artistes novateurs du XXe siècle, à commencer par l'art abstrait. Ce que je veux dire, c'est que Balthus, en tant que l'un des porte-drapeaux de la résistance contre les excès des aventures et autres avant-gardes du XXe siècle, ne peut être compris qu'en acceptant le fait qu'il est le contemporain de ces avant-gardes justement et seulement à ce titre. En effet, c'est par rapport à Picasso, par rapport à Matisse, par rapport à Léger, à Rauschenberg, à Mondrian, à Newman ou à Ryman ou Kelly aujourd'hui, avec lesquels il se défend d'avoir un quelconque rapport, que l'on peut à la rigueur le trouver original, non pas par rapport à ceux qu'il nomme ses maîtres, ceux dont il s'inspire -- du moins par les effets techniques -- car alors, non seulement l'originalité mais aussi la qualité picturale qui serait l'un des points forts de ce travail, disparaissent. Le travail apparaît alors pour ce qu'il est : de l'esbroufe pure et simple. Balthus est donc non seulement un contemporain mais bien le produit inversé de l'art marquant de son temps dont il dépend. Il s'en est volontairement démarqué à tel point qu'il n'en a, à aucun moment, marqué d'une façon quelconque le cours. Et c'est ce non-marquage même qui en fait d'ailleurs l'originalité, l'anachronisme. Un regard porté vers l'arrière au beau milieu d'une époque où tous les regards se tendent vers l'avant. Etre contemporain dans ce cas n'exclut pas le fait d'être archaïque et l'archaïsme, bien sûr, n'est pas dénué de charmes. Mais c'est seulement d'ailleurs comme archaïsme qu'un tel travail a pu survivre et c'est seulement dans cette catégorie, si on l'accepte, qu'il survivra. C'est aussi grâce à la faveur de la nostalgie qui caractérise ces dernières années qu'un tel travail a pu prendre un éclat soudainement plus public dû, en l'occurrence et avec plus de raisons que pour certains autres, à sa contemporanéité, entendue ici dans sa connotation : au goût du jour.

Me situer donc par rapport à mes contemporains n'est pas une mince affaire étant donné le nombre extravagant d'expressions parmi lesquelles il faudrait se définir, Balthus étant pris ici comme exemple d'un artiste dont l'âge, la renommée, la production, la pensée, le mode de vie, les origines sont aussi éloignés de moi qu'un vélo peut l'être d'une éponge et qui pourtant, est bien mon contemporain, et qui plus est, baigné par la même culture. je dirais qu'il fait partie de mes contemporains anachroniques, adjectif qu'il partage avec une foule d'autres, surtout parmi les plus jeunes. Moins nombreux mais plus indispensables pour moi sont mes contemporains synchroniques, ceux qui se préoccupent de se poser, de me poser et de poser des questions bien avant que de se préoccuper de faire oeuvre par exemple ou bien de s'inquiéter de leur postérité ou plus terre à terre encore, de leur carrière. Ceux-là m'interrogent, me stimulent, m'aident à situer mes propres questionnements, leurs regards ne sont jamais nostalgiques. Ils ne sont pas tous tournés vers le futur, mais tous ont un regard sur le présent.

En fait, je ne pense pas qu'il soit possible de se situer par rapport à ses contemporains, ce sont plutôt nos contemporains qui nous situent.

La dimension critique est-elle incluse dans votre travail ? S'avère-t-elle une nécessité personnelle, historique, voire politique ou réflexive ?

La dimension critique -- et autocritique -- sont toujours présentes dans mon travail. Cependant cette dimension est plus ou moins immédiatement visible, centrale ou périphérique. Par exemple, elle est plus immédiatement visible dans la plupart des travaux effectués entre 1965 et 1972. Sans jamais avoir été exercée de façon systématique, la critique -- ou si l'on préfère l'esprit critique -- me semble indispensable à tel point que je ne suis pas loin de penser qu'il est impossible de produire un travail sérieux de quelque nature que ce soit sans cet esprit critique, sans avoir l'oeil critique. C'est donc avant tout une nécessité personnelle. C'est aussi une nécessité réflexive. En effet, vu l'intérêt que j'ai toujours porté et porte encore vis-à-vis du contexte, du lieu et de leurs implications, comment comprendre, définir, articuler son propre travail dans ce lieu et dans ce contexte sans esprit critique ? C'est impossible. Ou bien alors il faut croire à l'autonomie totale de l'oeuvre visuelle, ce à quoi je ne crois pas. Quant à la critique d'ordre politique c'est certainement la plus facile à faire et, bien que parfois absolument nécessaire, ce n'est pas, au sens strict du terme, celle qui m'intéresse le plus à développer. Et ceci ne vient pas contredire ce que j'ai souvent dit ou écrit à savoir que toute création, toute production dès que présentées à d'autres sont politiques. Il y a aussi bien sûr une grande variété et plusieurs niveaux de critiques possibles, la critique de la société, la critique du système dans lequel se développe une discipline, la critique du produit de cette discipline, etc. Ce qui devient très peu critique -- sinon crédible -- c'est un art exclusivement fondé sur la critique et dont ce serait le seul ressort. Un tel art, une telle production seraient tellement prévisibles qu'ils perdraient même, à force d'être convenus, et la capacité de questionner et celle de critiquer.

La question critique qui m'intéresse sans doute le plus, c'est celle qui se trouverait au coeur même de l'oeuvre, naturellement, obligatoirement, à savoir ce qui la forme, la conditionne, ce qui en fait ou non la beauté, son questionnement et son auto-questionnement et qui survivrait à tous autres types de critiques -- sans doute à ne pas négliger pour autant -- mais aux effets plus immédiats et qui, dans la plupart des cas, n'ont plus aucune valeur ni d'effet ni de pouvoir de questionnement justement dès que la ou les causes de ces critiques ont disparu. Comme exemple concret de ce que j’essaye ici d'exprimer, je dirais que des oeuvres comme Les Ménines de Velasquez (au-delà de quelques anecdotes de surface dues sans doute à l'époque), ou bien encore Cathedra 1951 et Who's afraid of Red, Yellow and Blue 1967/68 de Barnett Newman (au-delà également de ce qui ne manquera pas d'apparaître un jour comme éléments anecdotiques d'une époque) sont, pour moi, des oeuvres critiques, questionnantes. Critiques et questionnantes au-delà de l'époque, du social, du politique. Ce qui s'y passe n'arrête pas de s'y passer.

Vous considérez-vous comme un artiste conceptuel et faut-il établir des catégories en Art ?

J'ai critiqué -- c'est le cas de le dire ! -- cette notion publiquement, dès sa toute première apparition dans le monde de l'art, dans le catalogue d'une exposition de groupe à Leverkussen en Allemagne (1969), dont c'était et le titre et le thème.

Je n'ai pas changé d'avis depuis, là-dessus. Cela me semblait d'autant plus évident, que les termes même d'art conceptuel -- plus grotesques encore que ceux d'arte povera par exemple -- se prêtaient plus immédiatement à une critique radicale tant les caractéristiques néfastes inhérentes à toutes ces appellations -- jamais contrôlées -- étaient ici décuplées par la prétention et l'aberration de l'accouplement des termes : art et conceptuel.

Je suis d'ailleurs généralement extrêmement réticent dès qu'un groupe, un mouvement, s'affuble d'un titre, même si celui-ci semble relativement juste, car ce qui est toujours à l'action, et avant tout dans de telles définitions, c'est l'aspect marchandise et principalement cela que ces intitulés recouvrent. Si les avant-gardes historiques les ont prisés, et ce, sans doute sans arrière-pensées commerciales (du moins laissons-leur le bénéfice du doute), il n'en va pas de même aujourd'hui, et ce, depuis une bonne trentaine d'années avec toutes les pseudo-avant-gardes qui font semblant de se succéder. Cela voudrait-il dire pour autant qu'il n'y aurait pas ou ne devrait pas y avoir de catégories en Art, évidemment non et il ne faut pas confondre les appellations, les noms d'école, les titres de groupe dont je viens de parler avec les catégories en Art. Si les premiers sont des commodités historiques ou mercantiles (ou les deux à la fois), pas forcément obligatoires d'ailleurs, les secondes sont au contraire obligatoires explicitement ou implicitement puisque tous les artistes ne font pas la même chose, ce qui est perceptible à n'importe qui, mais plus encore, fabriquent des choses totalement incompatibles entre elles, ce qu'on voudrait tenter d'amoindrir, spécialement aujourd'hui, dans un encensement oecuménique. Ces incompatibilités n'empêchent pas dans mon esprit que l'on puisse les confronter mais il s'agit d'être le plus clair possible, c'est-à-dire de révéler ces incompatibilités, de voir pourquoi elles existent, ce qu'elles signifient véritablement plutôt que d'essayer de les noyer, de les masquer, dans un consensus mou et de faux bon aloi, comme si chacun prenait part à une vaste conversation et pas même une discussion, en y ajoutant son propre mot au milieu d'une cacophonie où personne n'écoute personne et où, finalement, chaque travail se désagrège, ce qui est le cas aujourd'hui. Je crois, pour ma part, qu'il y a des types de discours totalement divergents voire radicalement incompatibles les uns avec les autres et que le dire c'est d'une part écouter, voir mieux et d'autre part redonner à chacun de ces discours ou grandes tendances la place qui leur revient. C'est une attitude personnelle et salubre, sinon une obligation de salubrité publique. Quels que soient leurs mérites propres, l'art commercial genre école-néo-impressionniste-de-l'Ile-de-France-aujourd'hui, les artistes italiens regroupés sous le titre d'arte povera, les néo-expressionnistes allemands, les peintres de la place du Tertre, les surdoués du trompe-l'oeil, les bombeurs de palissades et Michael Asher, exposent peut-être tous ensemble ou à tour de rôle dans les mêmes musées ou les mêmes institutions, ils ne parlent non seulement absolument pas des mêmes choses mais, de surcroît, ne possèdent pas le même langage, et ce, à tel point que pour certains il n'existe même pas de traducteurs capables d'interpréter ce qui se passe d'une langue à l'autre, enfin ils ne font même pas le même métier ! Et pourtant toutes ces différences essentielles et profondes sont oblitérées au profit de différences formelles, pour ne pas dire superficielles, qui reviennent à peu près à parler du goût et des couleurs c'est-à-dire de la pluie et du beau temps, jamais des oeuvres. Pour ne citer qu'un exemple, une exposition comme les Magiciens de la Terre n'éclaircit pas nécessairement une situation confuse, ni même ne pose le problème de ces différences. A vouloir briser les catégories de façon volontariste, on élimine le discours salubre et l'on fait passer les divergences profondes pour des effets de style ou de mode.

Je disais tout à l'heure que je ne partageais rien avec Balthus quant au travail produit, je pourrais ajouter que je ne partage rien non plus avec Bacon, Bazelitz, Buffet, Ben, Boltanski ou Brayer -- pour ne citer ici que quelques « B ».

Faut-il établir des catégories en art ? Je répondrais que si c'est pour dire que telle catégorie est plus vraie, ou meilleure que telle autre, ou bien qu'il y en a une plus forte par le nombre ou les appuis et qu'en conséquence elle a plus de droits à l'expression qu'une autre minoritaire, c'est un non catégorique qu'il faut émettre. Si c'est pour affirmer au contraire que les seules différences entre les peintres de la place du Tertre et des peintres comme Pollock, Ryman, Richter ou Parmentier ne sont que des différences de style et d'appréciation, voire de goût, je dirais alors que les catégories sont nécessaires et même qu'elles devraient être étanches. Faut-il donc établir des catégories en Art ? J'oserais dire qu'a priori sûrement pas, mais qu'elles s'établissent a posteriori d'elles-mêmes, seules. Si à certaines époques, comme celle que nous traversons par exemple, on tente de brouiller les pistes, on peut affirmer qu'à d'autres on sait les rétablir.

A quel cheminement intérieur se plie la réalisation de vos oeuvres ? Est-il sujet à bouleversement ?

Votre question est extrêmement indiscrète. Ces cheminements sont si longs, si profonds, si imprévisibles, si contradictoires et si discrets à la fois, que ma propre curiosité s'est, jusqu’à ce jour, constamment cassé les dents contre eux.

Etes-vous à la recherche d'une idée avant d'élaborer un travail ? L'idée artistique participe-t-elle d'un processus formel ?

Vous insistez ? J'ai toujours autant de mal à vous répondre. Ceci dit, je dirais qu'en général il n'y a pas d'idée à proprement parler qui précéderait un travail visuel qui en serait alors en quelque sorte l'illustration. Par ailleurs, il est évident que si une oeuvre visuelle a pour ambition d'être : pensée-visuelle, il y a là déjà quelques idées qu'il serait absurde de nier. Cependant, et je me répète, très rarement dans mon travail une idée précède la mise en place d'une production. Il s'agit généralement d'un tout où ce qu'on peut appeler l'aspect formel, ou bien l'objet visible, ou bien encore la peinture, permet aux idées de se développer, ce dans le meilleur des cas.

Dans les cas beaucoup plus rares où une idée précède un travail, je ne peux la tolérer que si l'aspect formel qu'elle aura déclenché, la réduit à son tour en tant qu'idée préalable pour développer à sa place une ou des idées propres à cette formalisation qu'on pourra appeler éventuellement sculpture ou peinture.

Je dirais donc, si je comprends bien le sens de votre question, que l'idée artistique procède bien d'un processus formel, que jamais elle ne devrait le précéder. En ce sens, les aquarelles peintes par Paul Cézanne, à la fin de sa vie, sont parmi les exemples les plus frappants d'une pensée visuelle pure, en action. Aucune idée ne les précède.

Comment travaillez-vous ? Seul ? Avec des assistants ? Et le concept de modernité ou d'artiste moderne fait-il référence à la situation sociale de l'artiste, à ses conditions de possibilités de réalisation ou à un engagement autre ?

Je travaille généralement seul. Lorsque j'entreprends une grande exposition -- par la taille s'entend -- je suis bien sûr aidé dans la fabrication des oeuvres, toujours faites sur place. Dans une galerie une ou deux personnes peuvent parfois m'assister, dans un musée ce chiffre peut varier de trois jusqu'à une bonne cinquantaine, au Palais-Royal -- des ingénieurs jusqu'aux ouvriers -- nous avons été plus de quatre-vingts. En revanche je n'ai jamais eu d'assistant attitré et toutes mes expositions, mes travaux sont faits entièrement ou en partie de mes propres mains. Ce travail, sur place, avec d'autres, est pour moi extrêmement important, souvent stimulant. Les discussions que cela entraîne font intégralement partie, sont directement responsables avec une foule d'autres paramètres de la forme finalement donnée à voir.

Quant au concept de modernité, si je l'emploie -- ce qui est extrêmement rare -- ou si j'y pense, il correspond pour moi tout bêtement à tout ce qui serait de l'ordre de l'imprévu, du non encore codifié, une façon de donner un nom provisoire à ce qui, d'une façon ou d'une autre, surprend, est innommable.

Avez-vous des affinités avec des créateurs qui appartiennent à d'autres disciplines ? Lesquels ?

Bien sûr et je ne vois pas comment cela pourrait être autrement. Ils appartiennent au monde du Cinéma, de la Musique, de la Littérature, de la Philosophie, de la Recherche scientifique, de la Danse, de l'Architecture. Ce sont généralement les contemporains dans le sens de la définition que j'en donnais tout à l'heure, qui m'intriguent le plus, m'apportent le plus, sans doute parce que m'intéressant avec avidité à mon époque et me mettant à l'écoute de tout ce qui la produit, ces créateurs travaillant dans d'autres disciplines viennent conforter ou bien contredire avec les arguments qui sont les leurs ce que ma sensibilité propre ne saurait déchiffrer à elle seule. Ces affinités m'intriguent car, bien souvent, elles sont le fait de rencontres à un point donné d'une recherche où aucun des protagonistes n'avait une idée, aussi minime soit-elle, des recherches de l'autre et qui plus est, ceci dans des disciplines a priori étrangères. Ces rencontres, à travers l'oeuvre, bien plus souvent qu'à travers les personnes, sont d'une rare intensité car, même s'il s'agit d'affinités fondées sur le pessimisme le plus noir, elles prouvent que l'on n'est pas seul à l'éprouver. Néanmoins, ces affinités ne se limitent pas aux seuls créateurs de mon époque et vont bien au-delà.

Quant à vous les énumérer, je m'y refuse, car une telle liste pourrait apparaître et ne pourrait être -- en tant que liste -- que prétentieuse et sans intérêt.

La notion de modèle est-elle caduque ou vivante ? Le modèle est-il présent pour être transgressé ? Avez-vous des modèles ?

Au sens classique du terme cette notion me semble caduque. Surtout dans le sens de peintre et son modèle, que celui-ci soit une femme, un homme, un paysage, le peintre lui-même, une cruche ou un bouquet de fleurs.

Elle est aussi caduque dans le sens d'un modèle théorique ou fictif auquel l'oeuvre se référerait. Dans ces exemples et d'autres qu'on pourrait ajouter, ce qui est caduque par rapport à mon travail c'est que le modèle en question, auquel l'artiste et finalement l'oeuvre se rattachent, est physiquement absent -- en dehors de sa présence dans le tableau ou en tant que tableau.

Dans la mesure où tout mon travail s'articule par rapport au lieu et toute mon attention est portée sur le fait que dans tous les cas le lieu implique le travail montré, et vice versa, ne pourrait-on pas dire alors que le lieu en général et chaque lieu en particulier seraient mes modèles ? Si on accepte cette possibilité, une différence majeure par rapport au modèle classique apparaît, à savoir que le modèle en question n'est plus seulement là en référence, ou point de repère absent et figuré ou imagé, mais bien comme partie intégrante du travail en question. C'est-à-dire que d'une certaine manière, si modèle il y a, il n'est plus ni fictif ni imagé, il est bien là, sous les yeux de tous. Non figuré ni même transfiguré. Il porte l'oeuvre, l'oeuvre le porte. Il est dans l'oeuvre, l'oeuvre est dans le modèle. Peut-on dire alors qu'il soit transgressé ?

Si l'on accepte l'axiome donné plus haut, à savoir que par rapport à mon travail, c'est le lieu qui en serait le modèle (l'inspirateur), je répondrais : non, il n'est pas transgressé. Il peut être transformé, bousculé, épaulé, déconstruit, révélé. Transgressé je ne pense pas. En revanche, et par rapport à ce qu'on entend généralement par la notion de modèle, il y a bien transgression. La transgression de ce que recouvre habituellement cette notion de modèle en art, justement.

Comment ont surgi vos idées pour l'exposition au C.A.P.C. de Bordeaux ? Quels types de contraintes avez-vous rencontrés ? La contrainte est-elle une dimension du travail artistique ? Que signifie concevoir pour un lieu ? Le lieu et l'in situ sont-ils voisins, contradictoires ou complèmentaires ?

Je ne saurais développer la genèse de l'exposition ni vraiment expliquer quelle décision particulière a pu déclencher tel ou tel processus. En revanche, les contraintes rencontrées sont plus faciles à décrire. Elles sont de plusieurs types dont deux fort distincts : les contraintes spécifiques induites par le lieu lui-même et les contraintes spécifiques que je veux imposer moi-même à mon travail. Ces deux faisceaux de contraintes étant soumis à leurs influences réciproques. Les contraintes du lieu d'abord, celles qui n'apparaissent qu'à l'étude et celles qui apparaissent immédiatement, de visu. Certaines sont inhérentes au contexte culturel dont le lieu est imprégné : l'histoire de ce lieu, les expositions qui s'y sont faites, la collection si elle existe, l'esprit culturel qui le baigne, qui l'a marqué. Ensuite il y a les contraintes directement physiques : l'architecture et son histoire, son aspect actuel et ses aspects passés, les possibilités techniques et les impossibilités, le budget de l'exposition, etc.

Quant aux contraintes personnelles elles sont plus difficiles à définir, de plus elles changent avec le temps, mais disons qu'elles sont surtout importantes à prendre en considération afin, justement, que l'impact ou la force ou l'esprit du lieu n'entraînent pas le travail sur une pente qui lui serait néfaste. Prenons un exemple : si l'on vous propose un lieu de vaste dimension et que l'on vous donne carte blanche, il faut sérieusement réfléchir avant de le remplir pour savoir si le lieu n'est pas trop grand par exemple pour le travail qu'on peut y faire. Dans ce cas, la réussite de l'exposition peut entièrement dépendre de la surface utilisée qui, par exemple, sera réduite considérablement plutôt qu'employée totalement comme on vous l'offrait généreusement. Ce rapport entre la surface, le volume offerts et ce qu'on va faire avec ceux-ci, est de première importance et doit correspondre à l'esprit du travail proposé sous peine de désagréables surprises. La mode actuelle de lieux gigantesques pour les expositions, que ce soient des musées mais surtout lorsque ce sont des galeries, est une épreuve pour ceux qui s'y soumettent lorsque leur travail ne peut y trouver aucun intérêt ni aucune logique interne. Il se trouve ainsi gonflé artificiellement, multiplié ou agrandi afin de s'expanser aux tailles du lieu et ressemble assez vite à une baudruche. Seules, donc, les contraintes propres au travail de l'artiste invité peuvent, s'il en est conscient, lui éviter d'être déstabilisé par les contraintes propres au lieu lui-même. Et ce rapport entre le volume, la surface, l'espace offerts et les nécessités propres au travail qui va s'y déployer n'est qu'un exemple parmi d'autres où les deux types de contraintes, dont je parlais il y a quelques instants, sont à l'épreuve l'un de l'autre.

Jean-Louis Froment, le directeur du C.A.P.C. ayant mis à ma disposition tout le musée, du rez-de-chaussée au toit en passant par la bibliothèque et le restaurant, il me fallait choisir entre toutes ces possibilités et la première difficulté était : comment utiliser pour une même et seule exposition -- ce qui n'avait jamais été proposé avant dans ce lieu -- ce qu'on appelle les deux grandes nefs, le deuxième étage et tout le reste du musée ? Plus je travaillais sur le projet des deux grandes nefs plus il me semblait difficile, voire impossible, de travailler en même temps au second étage, le premier travail ayant toutes les chances d'écraser totalement ce qui pourrait se faire au second. J'étais convaincu de cet aspect, aspect habituellement résolu dans la mesure où ces deux espaces sont utilisés par des personnes différentes. Convaincu de l'impossibilité de travailler au second après avoir investi le rez-de-chaussée, c'est-à-dire principalement ces deux grandes nefs, je me mis à réfléchir pour essayer de comprendre pourquoi le deuxième étage, en plus, était un piège. J'ai alors découvert que le piège se trouvait non seulement dans l'architecture particulière du lieu -- bien que le deuxième étage soit beaucoup moins impressionnant que les deux grandes nefs -- mais surtout dans sa couleur. En effet, les matériaux de construction sont homogènes dans tout le bâtiment et se retrouvent dans chaque endroit et tout particulièrement les pierres taillées qui apportent en plus de leur structure une couleur beige-blond-gris à tout l'édifice, intérieurement et extérieurement. Cet effet enveloppant et persistant d'un bout à l'autre de l'édifice prime sur ce qui s'y montre. De telle façon que, utilisant tout le lieu, c'est le lieu partout qui risque d'apparaître vaguement ponctué par ce qui s'y présente et, donc avant tout, ce que ce lieu a de plus exceptionnel au profit de ce qui l'est moins. En d'autres termes et quoiqu'on fasse, le travail d'un seul artiste parcourant tout le lieu subira l'autorité de ce lieu de façon irrémédiable et, de ce fait, apparaîtra -- même à tort -- plus faible là où le lieu est faible et plus fort là où le lieu l'est moins. Fort de ce raisonnement et peu de temps avant les dates prévues pour l'ouverture, le trouvais la solution, ma solution, pour ce problème. Cette solution consistait à faire littéralement disparaître toute l'architecture du lieu au deuxième étage au profit d'une autre que je viendrais dessiner comme partie intégrale de ce qu'elle renfermerait. Ce contraste devait permettre alors aux caractéristiques omniprésentes dont je parlais, d'apparaître à la fois moins et, j'oserais dire, mieux. Moins, puisqu'elle disparaissait totalement sur toute la superficie d'un étage, et mieux par contraste, d'une part, et, d'autre part, doublement grâce à l'usage du miroir incliné sur toute la surface du sol des deux grandes nefs ; miroirs renvoyant quelque peu comme en perte d'équilibre le musée lui-même à travers l'image renversée et quelque peu brisée des deux grandes nefs. La nouvelle architecture effectuée au second étage rendait donc plus spécifique l'accentuation, voire l'accélération, de l'architecture même du lieu dans ses parties adjacentes et centrale, de même qu'en éliminant complètement les effets de cette architecture omniprésente accentuée par ailleurs, elle permettait le développement d'un tout autre discours sans rapport aucun avec celui tenu dans le reste du bâtiment. La décision de transformer l'architecture du deuxième étage prise, l'exposition pouvait s'y développer aussi. Sans cette possibilité, j'aurais annulé toute présentation à ce niveau. Comme quoi, une fois de plus, c'est bien les contraintes du lieu qui induisent la (les) forme(s) de l'oeuvre, ce qui n'empêche pas que l'oeuvre puisse à son tour changer le lieu et, au mieux, le transformer complètement.

Les contraintes sont, pour ma part, qu'elles viennent de l'extérieur ou bien qu'elles soient personnelles, les raisons principales et essentielles de la réalité d'un travail dit artistique ou de création.

Tout travail est le fruit de ces contraintes. Bien sûr, des contraintes excessives peuvent être mortelles comme la censure, par exemple, ou un Etat autoritaire s'il perdure ou toutes situations où les libertés individuelles minimales ne sont plus respectées. C'est en restreignant l'arrosage qu'un rosier donne ses plus nombreuses et plus belles roses, sans l'arroser du tout, il meurt.

En ce qui concerne la dernière partie de votre question, je dirais que je ne sais pas ce que signifie : l'in situ ! Je rappellerai que dès 1969 je commençais à employer les termes de : travail in situ, ce qui était tellement inusité à l'époque en France où ailleurs que l'on me demandait toujours ce que ça voulait dire alors que, pour moi, c'était une façon de désigner le lieu et la place d'un objet dans ce lieu tout simplement en opposition avec quasi toutes les oeuvres d'art dont la place était rarement prise en cause à l'époque et le lieu, quasi jamais. J'employais donc ces termes, et ce, de façon de plus en plus constante par rapport à la présentation dans l'intitulé de toutes mes expositions jusqu'à une époque relativement récente qui correspond à l'utilisation du terme de in situ pour à peu près tout et n'importe quoi, dans le milieu de l'art, ainsi que par à peu près tout le monde et n'importe qui dans ce même milieu. Comme ce terme était pour moi très spécifique et personnel et voulait dire tout simplement que le travail effectué était premièrement exécuté dans le lieu, deuxièmement en fonction de ce lieu, sa vulgarisation actuelle me force à l'utiliser avec beaucoup de précautions aujourd'hui, voire de ne plus l'utiliser du tout ! En effet in situ voulait dire que le travail ne pouvait être lu que dans ce lieu et, par conséquent, ne pouvait être ni déplacé ni mis dans un autre lieu. Cette notion extrêmement précise et terriblement limitative -- contraignante (voilà un autre exemple de contrainte personnelle) -- fut suivie de façon extrêmement rigoureuse pendant plus de dix ans. Aujourd'hui, plus de la moitié de ce que je fais suit cette même ligne, une autre partie fait toujours appel au lieu, mais d'une autre façon où le déplacement -- en suivant quelques règles indispensables -- est envisageable. Ceci dit, je n'emploie plus le terme in situ et me moque totalement de la façon dont le monde de l'art s'en est emparé car, comme toujours, on se complaît dans une nouvelle façon de faire les paquets mais on se moque totalement de ce qui s'y met. Il va sans dire que toutes les utilisations du terme in situ à des fins de promotions mercantiles sont contradictoires, non seulement avec ce que j'ai développé sous ce même terme mais, plus encore, avec l'idée de lieu et toutes les conséquences qu'il sous-tend.

Le rapport au lieu tel qu'on le découvre dans votre travail à Bordeaux a-t-il à voir avec un phénomène de représentation proche de la théâtralisation ?

Si je répondais en partant d'une position de principe par rapport à ce que je fais de façon consciente avec mon travail, je vous dirais sans hésiter : non, mon travail s'oppose à la théâtralisation.

En revanche, ici, à Bordeaux, il faut distinguer le travail effectué dans les deux grandes nefs et celui effectué au deuxième étage. Il est clair qu'au premier regard, une certaine théâtralisation de l'espace est en jeu en ce qui concerne la première partie, je pense qu'elle n'existe pas ou très peu dans la seconde à moins de penser que toute transformation ou utilisation spécifique d'un lieu est théâtrale, ce qui ne me semble pas être toujours le cas. Revenons aux deux grandes nefs. Ce lieu est, et ce, avant quelque intervention que ce soit, théâtral. Théâtral comme peut l'être une église, une cathédrale, ou une grande usine désaffectée. C'est d'ailleurs cette théâtralité qui est à mon avis le piège de ce lieu. Théâtralité tellement forte que l'on se demande toujours si ce qui y est présenté est intéressant intrinsèquement ou bien magnifié par la beauté du lieu. Il ne faut pas oublier non plus que, jusqu'aux rénovations récentes qui ont fait des entrepôts Lainé un lieu exclusivement consacré aux arts plastiques, l'espace central de ces deux grandes nefs fonctionnait en tant que théâtre plus de six mots par an et que cette fonction a également imprégné l'esprit du lieu. Tout ceci pour dire qu'en face d'une telle force théâtrale les façons de l'aborder se divisent en trois grands groupes : a) refuser d'y exposer par principe à cause d'une contradiction amenée par le lieu sur ce qui s'y présente et voudrait échapper à toute théâtralité ; b) camoufler totalement ce qui dans cette architecture conduit à la théâtralité ; c) accepter et se servir de cette théâtralité même. C'est la troisième solution que j'ai choisie, on peut même dire que j'ai tenté d'exploiter du mieux possible. C'est-à-dire aller dans le sens du lieu et en révéler, en les accentuant, certaines des plus caractéristiques qualités parmi ses possibles. A ce sujet, j'avais remarqué en visitant quelques-unes des expositions qui s'y sont déroulées depuis plusieurs années, certains réflexes de la majorité des spectateurs. Parmi ceux-ci le fait caractéristique suivant --, et ce, quelle que soit l'exposition en vue -- qui consistait à voir tout spectateur/visiteur entrer dans les nefs, et immédiatement lever les yeux au plafond, tourner la tête, celle-ci toujours levée, tout autour du bâtiment, marcher quelque peu et, seulement après avoir effectuer cet exercice, aller se pencher, s'occuper et regarder, à une autre hauteur et à d'autres niveaux, les oeuvres constituant l'exposition en question. Cette imposition physique du lieu avant celle de toutes oeuvres exposées, et ce, quelles qu'elles fussent, m'avait frappé. La force indéniable, le poids du volume se trouvant au-dessus des têtes attire immanquablement les regards avant toute autre force d'attraction, quand bien même -- comme dans le cas de l'exposition de Richard Serra qui me précédait -- l'artiste tente un contrepoids extraordinaire de trois fois 40 tonnes afin de maintenir l'oeil du spectateur à un certain niveau, attiré qu'il devrait être par cette subite accentuation rendue visuelle de la pesanteur de l'attraction terrestre. Fort de cette constatation et afin d'éviter cette attraction fascinante et théâtrale de soumission au lieu par le lieu même, cette attraction se faisant, sinon au détriment de l'oeuvre faite, du moins --, et ce, dans tous les cas -avant que l'oeuvre ne puisse être regardée, je décidais donc que le spectateur n'entrerait plus à l'intérieur de ce lieu attractif par excellence et en serait repoussé par l'oeuvre elle-même. C'est-à-dire que si un objet doit être introduit dans cet espace et afin qu'il n'en soit jamais une sorte de décoration -- au sens où l'on place un objet sur une cheminée par exemple --, il fallait une utilisation complète de la surface du sol avec une pièce en trois dimensions, certes, mais qui, posée à même le sol tel un coin gigantesque incliné du rez-de-chaussée au niveau du sol du premier étage, ne pouvait en aucun cas donner l'impression qu'elle pourrait être placée, comme un objet que l'on place le mieux possible dans un espace donné, objet devenant décoratif dans le sens où l'on peut toujours le manipuler et le mettre du mieux possible dans un tout autre lieu par exemple. Ce plateau incliné, donc, était recouvert complètement à son tour par une série de miroirs jusqu'à ce qu'ils ne forment plus qu'un immense plateau réfléchissant à la fois toute l'architecture des voûtes et tout le travail de soulignement les accompagnant, constitué de bandes alternées blanches et noires épousant complètement toutes les courbes de l'architecture. Ce dispositif ayant pour effets, d'une part, de différer l'impact de l'espace par le fait qu'on ne peut plus y pénétrer et donc avoir directement au-dessus de sa tête ce poids dont je parlais tout à l'heure, d'autre part, de présenter au regard et sous un même embrassement visuel à la fois l'architecture et ce qui la transforme (procédé que j'emploie très fréquemment de telle sorte que l'objet et son lieu ne font plus physiquement qu'un seul et même objet) et, enfin, de faire se baisser la tête du spectateur afin de voir/ lire ce qui se passe, en d'autre terme de le transformer en acteur dominant, au lieu de l'acteur dominé qui est habituellement le rôle implicite que ce lieu lui réserve. J'emploie à dessein ces mots d'acteur, de spectateur et de rôle. Ce qui est théâtral, souligné grâce aux éléments dont je viens de parler, c'est le lieu, ce ne sont pas les objets qui s'y implantent. Il n'y a pas représentation mais bien présentation, et cette nuance confirme la distance que j'essaye de garder vis-à-vis de la théâtralité même lorsque celle-ci semble être inéluctable.

Que devient le geste artistique lorsqu'il est pluriel, à savoir, à la lisière de plusieurs conceptions (urbaine, architecturale,...) ?

Je pense qu'il se dissout en tant que gestualité pure, voire symbolique, et qu'en revanche il s'enrichit en tant qu'activité questionnante, voire hybride. Cela fait partie de ce que je nomme souvent la tentative d'un élargissement de la vision, d'un regard divergent accompagné d'autres regards contradictoires.

Votre exposition est belle ! Cet argument vous agace-t-il ? La beauté est-elle subjective ou une donnée explicite de votre travail ?

Cet argument ne m'agace pas du tout et vous regarde au premier chef. Pour qu'il soit pour moi riche d'enseignements, je devrais vous retourner la question et vous demander : qu'est-ce qui fait que vous puissiez avoir ou ne pas avoir ce sentiment ? Quelles sont les caractéristiques de cette beauté dont vous parlez ? Est-ce explicable ou bien un sentiment qui dépasse toute explication ? Etc. J'ai déjà dit et pense toujours que la beauté, au sens de quelque chose qui serait un but à atteindre donc une entité dont on connaîtrait les caractéristiques, me semble un concept dénué de tout intérêt en ce qui concerne la production d'une oeuvre aujourd'hui. Surtout si le travail a une ambition quelconque de questionnement. Cela dit, elle peut se trouver au détour d'un chemin, inattendue et révélatrice. Elle est alors un plus extraordinaire qui vient ajouter à la précision organisée et contrôlée du travail en question, un élément de l'ordre de l'inexplicable au beau milieu d'une ordonnance parfaite et auquel personne n'est forcé d'adhérer, mais dont quiconque en sera touché comprendra et analysera d'un coup les ressorts les plus complexes de ce travail. Si la notion de beauté émerge d'une oeuvre et dans la mesure où elle sera la plus inattendue, elle mettra celui ou celle qui la ressent dans un état de réception extrême. La notion de beauté rend alors celui ou celle qu'elle touche, proche de l'état de grâce.

Achevé à Paris le 30/8/91.

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