IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

De l'authenticité en art

Daniel Buren

InHarmoniques n° 8/9, novembre 1991: Musique recherche théorie
Copyright © Ircam - Centre George-Pompidou 1998


L'authenticité telle que Daniel Buren la conçoit fut débattue en février dernier dans le cadre d'une table ronde qui réunissait Pierre Boulez, Luc Ferry, Gilbert Lascaut et Daniel Buren. Le texte que nous publions est un écho au numéro 7 d'InHarmoniques consacré à l'authenticité, une façon de renouer avec une problématique qui, pour l'artiste, préexiste à toute recherche, à toute théorie, et a fortiori à toute création.
L'authenticité peut s'entendre de différentes façons :

Il y a tout d'abord ce qu'on appelle l'authenticité d'une oeuvre, ce qui veut généralement dire que l'on parle du sentiment de véracité qui s'en dégage. L'authenticité d'une oeuvre ça veut dire également que l'on ne peut pas mettre en doute son origine, le nom de son auteur par exemple et le fait qu'il ait bien existé. Cependant, ces deux types d'authenticités ne doivent pas forcément être accouplés pour que l'on ait le sentiment qu'une oeuvre est authentique.

Elles ne sont pas toutes les deux nécessaires à la réussite de ce sentiment ; une seule est suffisante.

Nous savons des oeuvres authentiques -- dont on connaît et reconnaît l'auteur -- et qui manquent complètement d'authenticité, tout comme nous reconnaissons l'authenticité profonde d'un grand nombre d'oeuvres de toutes époques, venant d'horizons multiples et de domaines totalement différents et dont le nom des auteurs est soit ignoré de tous, définitivement perdu, soit même douteux.

Dans ces cas-là, l'authenticité implique la notion d'authentique même sans origine définie. C'est-à-dire quelque chose, une oeuvre, qui agit de sa propre autorité. A savoir, quelque chose qui ne peut être faux. Quelque chose qui sonne juste.

On peut donc très bien avoir affaire à une oeuvre à la fois authentique et d'une authenticité douteuse.

Nous avons là, reliés, l'authenticité, le réel, la véracité et le flou, le vague, voire même le doute. Dans ce dernier cas le paradoxe peut aller jusqu'à l'authenticité d'une oeuvre inauthentique.

On s'aperçoit déjà qu'avec le mot authenticité on véhicule d'autres mots : véracité pour commencer, sincérité ensuite, puis authentique autour duquel d'autres mots comme : incontestable, indubitable, réel, certain, véritable, vrai, indéniable, exact, juste, etc., vont venir à tour de rôle essayer de cerner ce qui fait qu'une oeuvre, une pensée relèvent de l'authenticité ou non.

Ces significations qui nous révèlent déjà que l'authenticité de l'oeuvre et l'authenticité de l'auteur ne forment pas forcément un couple irréductible -- soit que l'authenticité de l'oeuvre n'aboutisse pas à l'authenticité de l'auteur ou le contraire, soit que l'authenticité de l'oeuvre soit indéniable mais que l'authenticité de son auteur soit improuvable --, nous mènent, dans le domaine du théâtre ou de la musique, à une complexité bien plus grande encore, par les croisements quasi irrémédiables d'authenticités différentes, multiples, voire contradictoires, que ces domaines mettent en jeu.

Pour ces deux domaines, le théâtre et la musique, et en admettant que l'on s'entende sur l'authenticité de l'auteur et sur celle de son oeuvre -- soit en les acceptant comme allant de soi soit en les reléguant dans un premier temps comme secondaires --, on commencera à débattre sur l'authenticité des interprètes -- acteurs, musiciens, metteurs en scène --, authenticité qu'il faudra distinguer entre celle qui leur est propre (authenticité de leur engagement, authenticité de leur sincérité, authenticité de leur technique ou savoir-faire, authenticité de leur jeu) et celle dont ils vont faire preuve, dont ils doivent faire preuve, vis-à-vis de l'auteur qu'ils interprètent. Cette authenticité-là, va bien sûr ouvrir un débat entre l'authenticité de leur interprétation vis-à-vis de l'auteur et donc l'entendement qu'ils en ont et le fait que les spectateurs ou auditeurs multiples, qui vont devenir des témoins, vont accepter ou non leurs interprétations, les juger.

L'authenticité d'une oeuvre ou d'un auteur, pour qu'elle existe, doit être reconnue par les autres.

Elle est le résultat d'un jugement, d'un consensus.

On voit déjà que l'authenticité intrinsèque d'une oeuvre ne dépend pas seulement de ses qualités propres mais également du jugement qui va l'accueillir.

On comprend mieux alors pourquoi l'authenticité justement, c'est-à-dire ce qui est indéniable, incontestable, véritable et devrait par définition aller de soi, peut passer inaperçue. Il suffit que l'autre soit réticent, incapable d'accepter, et c'en est fait de l'authenticité -- au moins à ce moment-là.

Sans vouloir forcer ce trait ni l'ériger en règle, on pourrait dire que l'authenticité profonde, véritable, a de grandes chances d'être d'autant moins perçue qu'elle sera aveuglante.

Dans tous les domaines où l'oeuvre a besoin d'interprètes pour exister, c'est par rapport à l'idée qu'on se fait du corpus de base, de la référence, que l'on jugera de l'authenticité de l'oeuvre jouée ou, si l'on préfère, de la fidélité au texte d'origine -- texte, il va sans dire, authentique. Il en va de même de l'interprétation des textes sacrés et l'on sait bien comment deux interprétations « authentiques » et contradictoires peuvent -- s'ils font autorité -- amener à des schismes, voire à des guerres sanglantes, où s'entretuent des population entières sous prétexte que l'authenticité de l'interprétation des uns par rapport au texte d'origine est mise en cause par celle des autres en regard du même texte, et vice versa.

Toute interprétation se réfère donc à une origine, dont la réalité, la vérité, ne peut être contestée. L'authenticité de cette interprétation ne pourra être jugée que par rapport à une vérité profonde, essentielle, qui s'en dégagera. L'authenticité ici n'est pas très loin de la sincérité qui mène à la croyance. Authenticité fondamentale qui érige son autorité aux dépens de toute autre authenticité.

On aurait pu dire : autorité fondamentale qui érige son authenticité aux dépends de toute autre autorité.

Et l'on voit combien ces deux mots autorité et authenticité sont liés, peut-être même interchangeables. Ce discours sur l'authenticité des interprètes et de leurs interprétations dans des domaines qui peuvent rarement s'en passer, ramènent constamment le jugement au texte, à l'écriture d'origine bien sûr, références suprêmes, cependant constamment mises en question par leurs interprétations qui deviennent, à leur tour, références pour d'autres interprétations contradictoires et ainsi de suite.

L'authenticité d'une oeuvre théâtrale ou musicale, dans la majorité écrasante des cas, ne peut donc être dissociée de son interprétation. Il y a donc dans ces domaines une série très complexe, vivante, d'interractions, de jeux à plusieurs niveaux se répondant dans l'espace et dans le temps, d'authenticités paradoxales, conflictuelles et différentes en rapport à un même texte d'origine, authentique par définition.

Dans la musique, d'autres paramètres entrent en jeu et l'on discute à perte de vue sur l'authenticité la plus probable -- c'est-à-dire la plus pure, la plus véritable -- quant au texte d'origine, entre l'interprétation d'une pièce pour piano de Mozart sur un piano forte ou sur un piano moderne.

Dans le domaine musical encore, peut-on soutenir que l'authenticité d'une pièce jouée ou/et dirigée par son auteur serait plus authentique que la même jouée et/ou interprétée par d'autres ? Si ceci est vrai on en arrive à deux conclusions possibles : a) seul le compositeur, l'auteur, est capable d'authenticité par rapport à sa propre musique et élimine de fait l'authenticité de toutes les autres interprétations possibles dans son temps et dans la suite des temps, ce qui implique que par rapport à l'authenticité de l'interprétation de cette oeuvre après celle faite par son auteur même, le mot ne pourra plus être employé ou bien -- b) -- qu'il pourra l'être à la condition que l'interprétation en question soit une réplique exacte, une imitation totale de celle de l'auteur faisant référence, ce qui implique alors que, si l'on peut parler encore d'authenticité par rapport à une fidélité irréprochable, mimétique de l'interprète par rapport à une origine et dans la mesure où une telle chose est humainement possible -- ce qui n'est pas démontré --, il devient plus hasardeux, il n'est même plus question, de parler d'interprétation à moins d'introduire d'autres jeux que je dirais spécieux et qui consisteraient, par exemple, à prétendre que chaque fois que l'on remet le même disque sur la platine, le C.D. dans son lecteur, le morceau que l'on entend est à chaque fois une nouvelle interprétation !

Si l'on s'aperçoit donc très rapidement que l'authenticité en musique par exemple -- et je ne fais référence ici qu'aux musiques écrites et mesurées, qu'elles offrent des références précises, un dessin calibré, ou bien qu'elles incluent l'aléatoire, l'improvisation, ou les techniques acoustiques pré-enregistrées, du moment qu'elles puissent être interprétées, on s'aperçoit donc que le sens initial et profond d'authenticité est pour le moins mis à mal et l'on peut même se demander si son utilisation, dans ces domaines du théâtre ou de la musique, n'est pas quelque peu usurpée, dans la mesure où tout semble contredire ses sens divers et concomitants que je signalais il y a quelques instants. Comment être authentique, faire preuve d'authenticité par rapport à un texte s'il y a autant d'authenticités possibles que d'interprètes ?

Ces quelques réflexions succinctes et superficielles, pour autant qu'elles ne font que survoler des domaines avec une légèreté dont je vous demande de bien vouloir me pardonner, sont faites dans le seul but d'opérer un distinguo avec un autre domaine où le problème de l'authenticité semble être beaucoup moins complexe : les arts visuels, moins complexes à première vue en tout cas, car ici l'authenticité, si on en parle, ne peut que se référer à une oeuvre généralement fixe, figée et à son auteur, et dont il est dans presque tous les cas, également l'interprète et le fabricant, ces trois occupations se trouvant concentrées dans un rendu unique, le tableau/la sculpture, termes que j'emploie ici à dessein dans leur sens le plus large et entendu, pour simplifier. L'authenticité de l'oeuvre ici n'est plus à chercher dans la transposition qu'en font ses interprètes, mais dans l'oeuvre elle-même, telle que son auteur nous l'a laissée. Nous sommes en face d'un fait brut, mis sous notre regard, sous notre jugement, sans intermédiaire.

L'authenticité dont on va parler est plus simple, elle est plus directe, elle est là, pourrait-on dire, sans obstacle, elle se réfère directement à l'oeuvre et à son auteur.

C'est de cela que l'on va juger.

C'est dans cette sorte de fraîcheur de lecture directe que se présentent la peinture, la sculpture et dont l'interprète, si l'on peut dire, en est le regardeur. D'une certaine manière il est dans le même espace privilégié où se trouvent en musique l'interprète, le chef d'orchestre, le musicien, lorsqu'ils sont capables d'entendre toute la partition, tous les instruments, toutes les voix à la seule lecture du manuscrit qui les induit. Ce cas de figure dont je n'ai pas parlé tout à l'heure est peut-être le chemin le plus authentique entre une oeuvre musicale et son auditeur, je ne puis en juger n'étant pas capable d'une telle prouesse, mais, si cela est possible, c'est certainement en tout cas le chemin le plus court de l'écrit à la pensée, en l'occurrence à l'oreille. En art, cette rapidité est offerte à tout le monde. C'est dans cette relation privilégiée que l'authenticité du produit se juge. Authenticité du propos, authenticité des formes, authenticité de l'objet. Je parle ici de l'authenticité du fait brut, de ce qu'on voit, non des intentions de l'artiste. Le musée, dans son acception la plus généralement admise, est la collection de ces faits bruts. Pour aller plus vite on pourrait admettre par définition -- et d'ailleurs tous les musées se font fort de justifier leur réputation de cette façon -- que tout ce qui se montre en son sein, est authentique, directement, fondamentalement, sereinement. Ce qui ne l'est pas étant, dès que découvert, mis au rebut et offre à la vindicte la déchéance dudit musée, ce qui prouve bien, qu'ici, cette authenticité-là est primordiale. On peut admettre un concert, une série de représentations théâtrales où l'authenticité sera totalement absente. On critiquera les musiciens, le chef d'orchestre, les acteurs, le metteur en scène, qui sais-je encore ? Les représentations pourront être écourtées, les gens pourront siffler, huer, le théâtre ou la salle de concert continueront à fonctionner et tenteront d'effacer ces manques d'authenticités par de meilleures prestations, et ainsi de suite. Même dans les cas les plus désastreux, rien ne dit que l'auteur, le compositeur seront mis en question quant à l'authenticité de leur oeuvre mais bien les interprètes comme incapables de la rendre. Dans le musée et surtout dans la collection du musée, le doute n'est pas permis, l'erreur encore moins, seule l'authenticité de l'oeuvre fait oeuvre, elle ne peut être dénigrée, et si elle l'est c'est l'institution alors qui se trouve en première ligne et risque de payer très cher l'inauthentique. C'est pour ces raisons, entre autres, que l'authenticité de l'oeuvre d'art est bien plus directement repérable que celle de l'oeuvre musicale  : elle ne peut être mise en question sans automatiquement se dissoudre dans cette mise en question et annihiler toute crédibilité au musée. On pourrait je pense avancer comme principe qu'une oeuvre d'art visuelle est authentique ou n'est pas.

De là le musée, comme instrument garant de cette authenticité. Seulement voilà, si en musique, l'authenticité est complexe et joue et se joue entre l'auteur et ses interprètes dans un va-et-vient constant et imprévisible malgré l'écrit (à moins que ce ne soit grâce à cet écrit) et qu'on peut même sérieusement se poser la question de savoir si le mot peut ou non être employé, dans quelles conditions et en référence à quoi ou à qui, en art, cette relation n'existe pas et c'est l'authenticité, la vérité de l'objet qui en fait sa vertu, alors que dans le domaine musical ce sont les interprètes qui sont l'honneur de la profession et que c'est leur authenticité -- si le mot peut être employé -- qui justifie la beauté de l'oeuvre et aussi son authenticité, bien entendu.

En art, l'interprète n'existe pas, seule l'oeuvre est là.

En fait, c'est là où l'on serait tenté de croire que l'authenticité de l'oeuvre d'art est plus simple à appréhender que celle de l'oeuvre musicale handicapée, comme nous venons de le voir.

En réalité, il n'en est rien et le handicapé n'est peut-être pas là où nous croyons qu'il s'expose.

En fait, entre l'auteur et son oeuvre visuelle, entre cette oeuvre et le regardeur, l'interprète existe, et celui-ci est même d'autant plus présent, omniprésent même, d'autant plus dangereux oserai-je dire, qu'il n'est pas nommé, qu'il ne se nomme pas lui-même comme tel, qu'il se cache sous d'autres noms d'emprunt : conservateur, organisateur d'exposition, directeur de musée, concepteur d'exposition même, autant de mots qui le masquent, qui lui permettent des manipulations sans fin et non des interprétations. Aucun de ces deux mots n'est revendiqué par la profession. Quant au dernier cependant, plus noble, et bien qu'il ne soit pas en usage ici pour le moment, il n'est pas difficile de présager qu'il ne devrait plus mettre longtemps à s'introduire officiellement dans le langage des institutions muséales.

Mais ceci est une parenthèse.

Que se passe-t-il en fait brièvement dans ces interprétations/manipulations jamais dites ?

Je ne vais ici parler que sur les interprétations visuelles je dirais au premier degré, interprétations qui n'excluent pas toute une série d'autres, que je ne développerai pas ici.

Prenons les tout premiers exemples d'interprétations obligatoires, nécessaires, historiques ou intempestives, peu importe. Prenons deux objets/peintures donc, faites par deux artistes différents, dans deux lieux différents ; admettons pour simplifier qu'ils soient de la même époque, et qu'on les réunisse en les juxtaposant sur un même mur et que, vu la taille des oeuvres, un seul regard sous un même angle puisse les embrasser. On aura reconnu au passage l'une des situations les plus habituelle d'accrochage dans un musée aujourd'hui, n'importe où dans le monde. Que se passe-t-il ? Ces deux oeuvres commencent à dialoguer -- pour le meilleur et pour le pire -- et leur authenticité initiale commence à fléchir sous les jugements alternatifs (contrastes, colorations de l'une par rapport à l'autre, ressemblance/dissemblance, etc.) que l'interprétation de fait que le conservateur impose au regardeur vient d'induire. Nous sommes ici dans le cas le plus banal, le plus usuel. D'un côté, une institution qui ne tient que sur un discours et un état qui valorise l'authenticité brute de l'oeuvre comme gage de son existence, et de l'autre, cette même institution qui n'arrête pas de mettre en doute cette authenticité par des interprétations que d'aucuns ont vite fait d'interpréter à leur tour comme de simples ou de complexes manipulations où, justement, c'est l'authenticité originelle de l'oeuvre qui est mise en question.

Son dire propre qui est mis à l'épreuve d'un dire autre, voire complètement étranger. Je ne veux pas dire qu'une telle chose n'est pas possible, crime de lèse-majesté impardonnable, je veux dire simplement qu'un glissement s'opère qui n'est pas dit explicitement et qui interprète de façon particulière la lecture de deux oeuvres qui n'ont pas été conçues pour ce type de dialogue. Je ne dis pas non plus que, ce faisant, l'oeuvre ne s'enrichit pas ou pire, ne peut que s'appauvrir. Certainement les deux mouvements peuvent se produire. Ce que je dis c'est que son authenticité, l'authenticité de son dire est en perte de vitesse, est mis en doute par le dire de sa voisine. Et ce dialogue n'est pas théorique, ni historique, ni interprétatif au sens critique du terme, il est là, sous vos yeux, dans un même embrassement, sous le même angle de vision. Ces deux oeuvres sont réunies visuellement, elles ne forment plus qu'un seul tableau composé, créé, interprété par celui qui s'est arrogé le droit de les mettre ainsi sous votre regard. Chacune de ces deux oeuvres a perdu son authenticité au profit d'autre chose, plus riche pourquoi pas, plus authentique certainement pas. Le conservateur n'étant pas interprète au sens noble du terme -- il ne revendique pas ce terme et d'ailleurs le jour où il le fera on pourra se demander de quel droit il l'aura fait -- mais un montreur d'objets, on ne peut parler de son authenticité par rapport à l'oeuvre puisque, lorsque celle-ci fut exécutée, jamais elle n'inclut une interprétation quelconque qui puisse se faire visuellement avec des éléments étrangers que l'auteur ne pouvait imaginer ou, mieux, ne pouvait que redouter.

C'est l'une des interprétations possibles d'ailleurs de la volonté de Brancusi de faire don non pas des oeuvres de son atelier, dispersées au bon gré des responsables de musées dans des salles disparates et en compagnie d'oeuvres plus disparates encore, mais bien d'y adjoindre la condition sine qua non que toutes ces oeuvres ne pourraient se conserver et n'être vues qu'à condition qu'elles restent dans le rassemblement et la configuration où elles se trouvent dans l'atelier, l'atelier lui-même devant être conservé dans son intégrité. On sait ce qu'il en a été de l'atelier lui-même détruit par des promoteurs puis reconstitué avenue du Président-Wilson dans l'ancien Musée national avant d'être entièrement reconstitué, aux pieds du Centre Pompidou, dans une forme similaire à la bâtisse d'origine.

On sait également les imperfections interprétatives qui ont pu se glisser ici et là -- vu la destruction inopinée de l'atelier original -- parmi les volontés de Brancusi. Le fait est que le concept est encore perceptible et interdit toutes manipulations des oeuvres en question... Sans discuter ici ni des détails ni des succès ou échecs des reconstitutions successives de cet atelier, ni même discuter les risques et inconvénients, mises en jeu et intérêt d'une telle démarche, disons qu'il s'agit d'un cas précis et extrême dans notre siècle de la notion d'authenticité à laquelle Brancusi fut si sensible qu'il en fit le principe même de monstration de cette partie de ses oeuvres, et que ce principe -- et les exigences qu'un tel concept implique à la gestion de l'oeuvre en question après la disparition de son auteur -- sont exemplaires.

Car c'est une chose de fustiger le rôle caché d'interprète que joue le conservateur de musée et d'en déduire les pertes d'authenticité infligées ainsi aux oeuvres, et c'en est une autre de se rendre compte des choix offerts à ces mêmes conservateurs pour exercer leur métier dans la mesure où les artistes eux-mêmes semblent se préoccuper si peu de la gestion de leurs oeuvres. C'est-à-dire en fait, de leur authenticité. Authenticité en tant qu'origine, authenticité en tant qu'objet intrinsèque.

L'authenticité d'une grande partie des oeuvres parmi les plus marquantes et les plus vives du XXe siècle est à mes yeux fragilisée par le fait récurrent et généralisé que la plupart des artistes de ce siècle et jusqu'à aujourd'hui -- et en dehors de très rares exceptions qui confirment cette règle -- ne se sont jamais souciés de ce problème quant à ses implications multiples, formelles, marchandes, morales et autres. D'où, et de façon à la fois subtile et envahissante, les glissements de sens, qui changent parfois jusqu'à leur dire profond, qui font que les oeuvres des musées ne répondent plus qu'aux dires du musée lui-même dans un sens univoque dont on commence à percevoir de plus en plus clairement l'authenticité -- si je puis me permettre -- destructrice.

On est bien loin, si l'on commence à décrypter tout cela avec attention, à déconstruire ce qui se passe réellement, on est bien loin disais-je de l'objet authentique dont le musée aurait la charge et dont je parlais plus avant. Il n'y a pas que les confrontations de tous ordres sous un même angle de vue qui recomposent les oeuvres tels d'énormes patchworks, qu'on pourrait mettre indifféremment bout à bout, en dessus en dessous les unes des autres. Il y a les restaurations intempestives qui transforment physiquement elles aussi la visualité de l'oeuvre elle-même, avant même qu'on ne la confronte avec quoi que ce soit. Ces restaurations, ces transformations physiques radicales, sont nécessaires me direz-vous car, sans elles, c'est l'oeuvre en question elle-même qui ne serait plus visible du tout. C'est exact et ce n'est pas là la moindre contradiction de notre siècle de peinture. Siècle d'une richesse d'inventions absolument extraordinaires. Siècle ouvert à toutes les expériences, tous les questionnements jusques et y compris les gestes les plus radicaux, les plus profonds sur l'objet donné à voir lui-même et sa permanence, c'est-à-dire sa fragilité, sa fulgurance, sa pertinence et son éphémérité. Seulement voilà, si ces notions sont bien questionnantes et ont parfois reçu des réponses plus qu'étonnantes, si elles sont à un tel point l'image authentique de notre siècle, dès que cette authenticité est reconnue, comment la conserver, la préserver, la transmettre comme signe intangible de notre originalité ?

Comment résoudre, comment répondre à cette demande dont les professionnels des musées ont pour vocation de rendre possible, sans faillir immédiatement par rapport à l'objet en question ? Mission impossible ? A mes yeux oui dans la plupart des cas et en partie à cause de l'artiste lui-même qui n'a pas voulu, su ou désiré s'intéresser à ce problème crucial qu'il a laissé aux mains des conservateurs et directeurs de musée.

De là le dilemme, les contradictions. Ces sauvetages qui ressemblent dans bien des cas à ces comas profonds et irréversibles que l'on maintient artificiellement en vie sous respiration assistée.

Pour terminer et pour prendre un exemple vérifiable en se promenant dans les salles des collections du musée : le Centre Pompidou a acquis une énorme pièce de Joseph Beuys. Cette pièce fut exécutée par Beuys lui-même et ses assistants dans la galerie Antonny d'Orfay de Londres, quelques mois avant le décès de l'artiste.

C'est à mes yeux, l'une des pièces fortes de joseph Beuys, très dramatique, spectaculaire et retenue à la fois, expressive et minimale. Le plus important ici est de savoir que l'oeuvre en question fut faite spécifiquement pour l'espace, celui-ci se trouvant totalement transformé par un recouvrement systématique de toutes les parois verticales par des rouleaux de feutre gris laissant seule la porte d'accès ouverte afin que l'on puisse ainsi normalement se glisser, s'introduire dans la galerie. Dans l'une des salles de cette galerie qui en comporte deux, se tenait un piano. Vu les transformations acoustiques (l'impression assourdie des pas, des paroles, des bruits à cause du feutre recouvrant tous les murs) et visuelles de l'espace, l'objet-piano venait paradoxalement résonner, bien qu'il fût fermé et que personne n'en jouât, et dialoguer ainsi avec l'ambiance tendue et assourdie par le reste du dispositif ainsi feutré. Je passe sur d'autres détails mais l'objet piano prenait d'autant plus de relief, de sens, qu'il se trouvait dans un lieu transformé et non dans une boîte, une salle neutre, comme un quelconque objet d'exposition. Le patron de la galerie acheta l'oeuvre à Beuys. Celui-ci n'y mit aucune condition. Il accepta l'échange comme s'il s'agissait d'une sculpture ou d'une peinture traditionnelle. A partir de là, commence une saga qui, dès après le décès de l'artiste, nous fit retrouver cette pièce -- que tout le inonde avait cru spécifiquement attenante à un lieu précis -- dans une exposition rétrospective à Berlin où tout l'espace original de la galerie fut reconstruit et les éléments réinstallés.

Aujourd'hui, cette oeuvre est dans un autre lieu et est devenue partie incessible de la collection du Musée national d'art moderne du Centre Pompidou.

Dans cette nouvelle présentation, ce qui se passe en fait est que, d'une part et pour des raisons de sécurité, ne peuvent ici pénétrer dans cette reconstitution que trois personnes maximum à la fois, ce qui change singulièrement le dire original de l'oeuvre. D'autre part, toujours pour des raisons de sécurité, une ouverture a dû être faite dans le corps même de la pièce. Et on peut voir au travers de ces murs de feutres découpés qui étaient à l'origine étanches visuellement et acoustiquement, la salle qui se trouve derrière, sa lumière, les gens qui s'y promènent, ses bruits...

Alors que l'une des qualités et non des moindres de l'oeuvre de Beuys à Londres, était de mettre en question l'idée de sculpture, d'un objet par rapport à un environnement, de poser la question du lieu, d'enlever à l'oeuvre sa taille justement ou, si l'on préfère, de lui donner la taille du lieu et, de ce lieu, passer immédiatement au questionnement de la ville.

Ici, tout cela a disparu. Reste un objet, fort sans doute, mais totalement déchargé de ce qui faisait son authenticité lors de sa présentation initiale, c'est-à-dire un objet certes, mais qui ne pouvait pas se contourner ni au propre ni au figuré, un objet qui n'existait que de l'intérieur et qui volontairement, grâce à l'utilisation du feutre justement, s'excluait de tout parasitage extérieur.

C'est l'un des dilemmes majeurs du musée dans notre siècle. Comment conserver une oeuvre -- en fait rejouer l'injouable -- tout en faisant comme si on en préservait l'authenticité sous prétexte qu'un semblant de forme est respecté.

Paris, le 3 février 1991.

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .