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InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Depuis de nombreuses années, Pina Bausch inscrit dans l'élaboration de ses oeuvres chorégraphiques une trame musicale complexe, définie à partir d'un dialogue ouvert avec ses collaborateurs. Matthias Burkert, compositeur, nous invite à suivre en temps réel ce processus d'entrelacement de gestes chorégraphiques et de gestes sonores. Sa réflexion se veut avant tout pragmatique : c'est la première fois que nous est livré le résultat de ce travail. Aussi, l'auteur se réfère-t-il systématiquement à son vécu, sans rechercher à l'incliner vers une quelconque théorie. Nous découvrons que la musique joue un rôle fondateur dans les oeuvres de Pina Bausch, à la fois structurante et fortifiante.Permettez-moi de commencer par une observation préliminaire et personnelle. En réfléchissant au rôle que joue la musique dans les travaux du Tanztheater de Pina Bausch, j'ai pris conscience de la difficulté d'en décrire, par des paroles, le processus et le résultat, c'est-à-dire le devenir simultané puis l'interdépendance organique du mouvement, de la chorégraphie, des scènes, des tableaux et enfin de la musique. Conscience aigüe de la difficulté de parler d'un travail qui jamais, dans aucune de ses phrases, n'est animé par un énoncé théorique, voire même une analyse. Il s'agit plutôt d'une pratique, acquise peu a peu ; une façon de penser ensemble, de pratiquer l'empathie, de précéder la pensée, de réagir et d'expérimenter. Il ne doit pas se dégager des principes qui pourraient venir bloquer l'état de disponibilité propre a chaque nouvelle découverte. Il me reste le regard rétrospectif sur plus de dix années de collaboration avec Pina Bausch, et la tentative d'une synthèse des expériences accumulées au cours des répétitions et des représentations, à la recherche des rapports entre la musique et les pièces en préparation ou les spectacles aboutis. Je suis tenté de décrire ces rapports plutôt que de les interpréter, sachant bien qu'ici la frontière entre objectivité et subjectivité est fluctuante.
Depuis l'année 1973 où elle commença à travailler à Wuppertal, Pina Bausch a, par cinq fois, pris de grandes oeuvres musicales comme source d'inspiration pour ses chorégraphies : en 1974, Iphigénie en Tauride et en 1975, Orphée et Eurydice, deux opéras-ballets de Christoph Willibald Gluck ; en 1975 également, Le Sacre du printemps pour l'une des trois parties d'une Soirée Igor Stravinsky ; en 1976, Les Sept Péchés capitaux, première des deux parties d'une soirée Bertolt Brecht / Kurt Weill ; enfin,en 1977, Barbe-Bleue -- En écoutant la bande magnétique d'un enregistrement de l'opéra de Bela Bartok, « Le Château de Barbe-Bleue ».
Les quatre autres petits spectacles et les quinze productions majeures reposent sur un répertoire composite de musiques des plus variées par leur style et par leur origine : musiques de danse, d'ambiance, de films, varietés, musiques de jazz des diverses écoles, vieilles chansons populaires anglaises et allemandes, valses et tangos d'Amérique du Sud ; lieder, arias, musiques pour piano et pour choeur, musiques de chambre et musiques orchestrales de Beethoven, Brahms, Buxtehude, Debussy, Dowland, Dvorak, Händel, Katchaturian, Liszt, Mahler, Mendelssohn-Bartholdy, Monteverdi, Mozart, Paganini, Purcell, Rachmaninov, Ravel, Schütz, Schubert, Schumann, Sibelius, Tchaïkovski, Vivaldi, Wolf... J'énumère ainsi sans prétendre à l'exhaustivité.
En 1986, à l'occasion d'une coproduction avec le Teatro di Roma, dont les répétitions se déroulèrent précisément à Rome, s'ouvrit à nous tout le domaine de la musique populaire que nous avions jusqu'alors ignoré ou presque. Grâce à des recherches dans les archives des radios et des instituts d'étude des cultures populaires, grâce à des contacts avec des musiciens et des spécialistes fixés a Rome, on rassembla une collection d'enregistrements originaux anciens et récents : couplets et chansons de labeur, lamentos, berceuses et chansons d'amour, musiques de deuil, de danse et de fête..., des musiques qui ne jouent presque plus aucun rôle dans la vie publique, altérées et refoulées par des adaptations modernes et des arrangements complaisants exécutés en studio, vidées de leur contenu originel et le plus souvent rabaissées au rang de musique légère.
En 1987, à l'occasion de la création de Ahnen, des enregistrements originaux provenant d'Afrique du Nord et d'Afrique centrale, de Suisse, d'Espagne et d'Amérique du Sud se mêlèrent aux musiques populaires italiennes. Et en 1989, une coproduction avec le Teatro Biondo de Palerme permit d'approfondir encore l'expérience faite avec la musique populaire italienne et d'y adjoindre des musiques du Japon et d'Ecosse.
La première phase consiste essentiellement en un jeu de questions et d'exercices que Pina Bausch, jour après jour, pose et propose aux danseurs. Au cours de la répétition, chacun invente et présente ses propres réponses et solutions que Pina enregistre très soigneusement. Ces demandes concernent de petites actions : consoler un objet, protéger quelque chose, provoquer une petite douleur, donner un signe de détresse, un signe de joie... ; elles évoquent des réalités quotidiennes : faim, citron, ballon de baudruche... ; elles touchent des concepts qui libèrent des associations : lune, terre et eau, aile, sous le pommier, espérances... ; elles agitent le souvenir de faits passés : quelque chose sur votre premier amour, album de poésie, conseils de vos parents, Noël... Ces demandes réclament aussi l'exécution d'un mouvement : tuer avec les pieds, tuer avec les mains -- rythme sur six, un petit pas de revue en rampant, gestes de la moisson, peindre un arbre... Quelques exemples limités d'une multitude d'idées.
Au bout d'un moment, Pina Bausch, carnet de notes en main, remet en mémoire et choisit une partie de ces matériaux qu'elle demande de reproduire, image par image, geste par geste, scène par scène, afin de vérifier et d'approfondir sa première impression. Il est encore trop tôt pour que des rapports s'instaurent et que surgissent des liens, mais pour la première fois, on peut pressentir ce qui lui semble important, du moins à cette date ; deviner dans quelle direction l'oeuvre naissante pourrait éventuellement pencher : commence alors la réflexion plus concrète, qui concerne aussi la musique.
Durant ces premières semaines de répétition, la musique a joué un rôle plutôt secondaire : les danseurs ou Pina Bausch demandent de la musique pour soutenir une improvisation, pour déclencher l'ambiance qu'ils recherchent. On fait un essai au piano ou sur un quelconque instrument, on passe une cassette, mais le choix, le plus souvent, relève du hasard. Le hasard d'une rencontre entre une scène et une musique produit, parfois, un instant immédiatement convaincant. C'est rare.
La recherche et la collecte de musiques sont pratiquées depuis bien longtemps ; en fait elles ne cessent jamais. Aux archives dorment des résidus, qui figuraient dans la sélection finale destinée aux productions précédentes et qui, pour mille motifs, n'ont pas été utilisés. Viennent s'y joindre les trouvailles récentes : copies de disques ou autres supports, enregistrements radiophoniques, matériaux provenant d'autres archives, prises de son en direct, etc. Cette quête exige un grand investissement de temps et ne connaît qu'une règle : le sentiment subjectif, le flair affiné par l'expérience, qui vous laisse pressentir l'utilisation éventuelle. Dans ces documents amassés, Pina Bausch fait un premier choix, sans relation avec le déroulement des répétitions et les matériaux de jeu qu'on y rassemble. Pour elle, cette découverte de nouvelles musiques implique aussi l'étude de leur genèse et de leur milieu d'origine -- c'est le cas pour les musiques populaires -- et, de la sorte, leur influence sur sa pensée et sa sensibilité ne se limite pas au strict champ musical ; cette découverte entraîne parfois des idées : faire naître des images, donner l'envie de nouvelles expériences et évidemment donner aussi l'envie de se mettre en mouvement, d'inventer ou de faire inventer des mouvements, des formes. La pièce commence à se développer ; de petites séquences de tableaux ou de scènes apparaissent alors, des enchaînements de mouvements. Ils demeurent encore sans rapports entre eux.
Dans le même temps, le besoin d'un soutien musical se fait sentir, ainsi que la crainte tout aussi forte de rapprocher les deux domaines. D'un côté, un matériau de scènes, de tableaux et de mouvements, un matériau encore parfaitement brut et dont on ignore s'il peut prétendre être bien engagé sur cette longue route qui mènerait à l'oeuvre. De l'autre côté, des musiques dont la force absolue nous convainc et dont on ne veut pas brader le secret avant l'heure. On sent le danger de crever une musique au travail, de l'user prématurément, d'épuiser trop tôt son potentiel d'impulsions nécessaire à une phase plus tardive des répétitions. D'un côté, on s'efforce de laisser naître et croître des tableaux et des scènes, en toute indépendance et à l'abri de l'influence de toute musique. De l'autre côté, on respecte l'esprit et le contenu de diverses musiques que l'on voudrait si possible conserver intactes, protégées de tout contact avec un objet -- qui sait ? -- par trop banal et imparfait.
Et les mouvements, qui, dès l'origine de l'idée, sont liés à une certaine intention, peuvent soudain, sous l'influence d'une musique mal choisie, perdre leur caractère initial. Sans qu'on le veuille, des climats se modifient ; inconsciemment, on monte, ou bien on démonte des tensions ; on perd des trouvailles qu'il est souvent fort difficile de récupérer. Aussi Pina Bausch exige-t-elle fréquemment pendant les répétitions qu'on ne subisse pas la musique, qu'on exécute les gestes et les mouvements par-dessus la musique ; qu'on ne se laisse pas aller à suivre la musique ; qu'on conserve les enchaînements scéniques comme ils étaient sans la musique ; qu'on n'interprète pas la musique qui n'a pas besoin d'être interprétée.
Pour la musique commence alors le temps des essais et des tâtonnements. On part à la découverte de rapports que l'on trouve. C'est l'heure des propositions concrètes à expérimenter. On adhère au projet avec tout son esprit et tous ses sens. On irrite et l'on est irrité, au gré des désillusions et des espérances déçues. Mais c'est aussi le temps de la joie que provoque une découverte inédite, une perspective transformée, une impulsion imprévue. Des rapports se nouent là où n'apparaissait aucune issue, des climats naissent que l'on ne parvenait pas à créer. Tableaux, scènes et mouvements trouvent -- ou retrouvent -- une qualité nouvelle. Le même tableau, la même scène peuvent être orientés, colorés, manipulés dans les directions les plus diverses avec les musiques les plus variées, au sens négatif comme au sens positif : l'élément triste vire au sentimental ; le sentimental devient sérieux ; le sérieux tourne au superficiel ; l'apparence superficielle prend une signification plus profonde ; l'acte violent devient enjoué ; le jeu léger passe à l'agression ; le quotidien est sublimé ; les riens prennent de l'importance ; les choses capitales sont traitées comme bagatelles, etc.
Le travail pourtant souvent se bloque : malgré les multiples possibilités de rapprochement, aucune solution ne s'avère convaincante. La chose apparemment résolue se révèle encore trompeuse et fausse. Pendant la dernière semaine de répétition, la plupart des tableaux, des scènes et des mouvements sont liés à des musiques précises. Cependant des séquences entières et les musiques qui s'y rattachent sont encore supprimées, permutées, transposées dans un autre contexte, insérées. A ce stade, on dispose souvent de 50 à 150 musiques différentes, dont 20 à 30 constituent une sélection restreinte, toutes copiées séparément sur cassette, triées et désignées par un repère facilement identifiable. Réparties sur plusieurs magnétophones, elles sont toujours à portée de main ; il arrive souvent qu'on passe de l'une à l'autre au cours d'un enchaînement ; d'un regard, d'un signe de la main, on se met d'accord sur le volume et le point d'insertion éventuel. On ne cesse pas de répéter et de mettre à l'épreuve les coupes, les fondus, les montées et les chutes. Le doute et la méfiance règnent le plus souvent jusqu'à la générale et accompagnent encore les premières représentations, car seule l'expérience de plusieurs enchaînements intégraux donne une idée de plus en plus nette des petites et des grandes courbes de tension et permet de porter un jugement sur la grande forme.
Pour Le Sacre du printemps d'Igor Stravinski,
la chorégraphie suit également de près le tracé de l'histoire.
Mais la force -- archaïque pour une part -- de la musique
exige et entraîne obligatoirement une extension des
matériaux chorégraphiques et gestuels : des gestes lourds,
dirigés vers le bas, des piétinements, des poussées vers
l'avant, des mouvements de chute, des déplacements
paniqués en tous sens, des immobilisations debout en
tremblant, des sauts les uns sur les autres, des enlacements
désespérés, une façon de se laisser choir, de se
recroqueviller de peur, de se protéger en formant un
groupe compact. Concentration et dispersion, exaspération
et apaisement, arcs de cercle tantôt plus larges, tantôt plus
courts, développements de phrases, tension et détente,
chaos et ruptures, dans une dialectique constante entre
musique et chorégraphie, s'entrelacent et se nouent en un
tout dense et serré.
C'est au cours du travail sur Le Château du duc de
Barbe-Bleue de Bela Bartok
que, pour la première fois, Pina Bausch s'écarte des voies plutôt traditionnelles de la
chorégraphie. Que ce soit un effet du hasard ou bien un
acte délibéré, qu'importe. De même que les deux oeuvres
déjà citées, cette production devait avoir lieu avec
orchestre et chanteurs. En cours de répétition, cette
collaboration échoue et le travail se poursuit avec un
enregistrement sur bande magnétique. Toutefois, la
musique n'est pas diffusée sur l'installation fixe du théâtre :
la source sonore est un magnétophone monté sur une table roulante
que Jan Minarik, interprète du rôle de Barbe-Bleue, déplace et
manipule lui-même. Harcelé et menaçant, il pousse ce
chariot à travers une vaste pièce délabrée dont le sol est
jonché de feuilles mortes qui s'amoncellent aussi, au
dehors, devant les fenêtres. Il bloque la musique,
apparemment de façon arbitraire. Il la relance, l'interrompt
à nouveau. Il fait rejouer des passages longs ou brefs --
ainsi que les actions qui s'y rattachent -- souvent six ou
sept fois, avec une insistance pénétrante. Il utilise l'engin
-- et donc la musique -- comme l'instrument de sa soif de
puissance. Les danseurs se jettent en courant contre les
murs ; des images se figent comme prises par le gel ; la
chambre des tortures est une maison de fous pleine de cris
et d'éclats de rire ; l'une après l'autre, les femmes, sous la
contrainte, dansent jusqu'à tomber mortes ; une chaîne
d'hommes et de femmes, main dans la main, passe et
repasse à travers ce cauchemar. Vers la fin, il enfile sur le
corps de Judith les robes de toutes les femmes ; il la traîne
sur le sol, victime informe, excessivement lentement, à
travers toute la pièce jusqu'à la porte ; chacun peut être
Judith, chacun peut être Barbe-Bleue ; inexorable, il
frappe dans ses mains et gèle ainsi des scènes passées
dont il fait les images du souvenir ; et la musique se
meurt.
Dans les années qui vont suivre, Pina Bausch développe
cet assemblage d'images, de scènes et de mouvements qui
signe son style si personnel. Ce ne sont plus des oeuvres
musicales existantes qui servent de fondement à ces
travaux dont les structures proviennent de l'intérieur et
grandissent, comme je l'ai décrit, au cours du travail de
répétition, telles une mosaïque. Désormais, parmi les
pierres de ces mosaïques figurent aussi les musiques. Pour
chaque spectacle, la structure musicale a une richesse de
composition très variable. Si, par exemple, nous avons
pour Kontakthof (1978) essentiellement des tangos des
années 20 et 30, et pour Bandonéon (1980) exclusivement
des valses et des tangos d'Amérique du Sud, avec 1980 --
Une pièce de Pina Bausch, nous trouvons un mélange de
musiques de Beethoven, Brahms, Debussy, Dowland et
divers musiques de jazz, de films et des musiques légères.
Dans Viktor (1986), Ahnen (1987) et Palermo Palermo
(1989), le hasard met finalement en contact des musiques
populaires italiennes et africaines avec des chansons
médiévales, des arias de la Renaissance avec de la
musique moderne punk du Japon, de la musique de jazz
des années 20 et 30 avec de vieilles chansons populaires
d'Italie, de la musique baroque pour trombone avec des
succès américains des années 40...
Examiner et décrire pour chacun des spectacles les
rapports qui s'instaurent entre la musique et les actions
scéniques déborde le cadre de cet article. Mais il est tout
aussi impossible de s'en tenir à des propos généraux.
Permettez-moi donc de décrire quelques exemples, des
scènes et des tableaux dont les rapports avec la musique
ne permettent pas certes de dévoiler des principes, mais
font apparaître des caractéristiques constantes, présentes
aussi dans d'autres pièces.
Kontakthof (1978)
La pièce est traversée par des tangos des années 20 et 30
dont les paroles allemandes disent la nostalgie,
l'adoration, l'amour et les serments... : « Pour toi, mon
amour sera un printemps, un rayon de soleil », « Tu n'es
pas la première, tu dois me le pardonner, mais tu peux être
la dernière » ou bien encore, « Jolie Madame, vous êtes
vraiment si belle ». Et sur scène, l'autre réalité : des
femmes et des hommes dans une salle de bal ou de
cinéma, sinistre. Et toujours la tentative d'entrer en contact ;
les gestes tendres deviennent des actes odieux, on se fait
mal, franchement ou avec dissimulation ; des femmes en
robes roses sont entraînées dans un boogie-woogie
sauvage, en diagonale à travers la scène, et balancées par
les hommes, de-ci, de-là, comme des pantins de
caoutchouc sans volonté. Les danseurs, organisés en
couples où en groupes, ne se déplacent pas les uns vers les
autres, ni par rapport aux autres, mais les uns à côté des
autres comme des automates. Une méchante lutte pour
l'occupation de chaises se transforme soudain, à
l'arrière-plan de la pièce, dans la pénombre, en une
brochette humaine, assise de face, se balançant de droite
et de gauche suivant le rite des Schunkelreihen des
brasseries. L'air de la Valse triste de
Jean Sibelius monte.
La rangée tente péniblement de suivre le rythme accéléré
de la valse ; elle se disloque ; un couple danse, s'étreint
désespérément, tourne en cercles, de plus en plus vite ; il
la laisse s'échapper de ses bras, il continue à tourner ; une
femme rit, rit à en mourir, tombe à la renverse ; la
musique s'éteint. Silence, la seule respiration épuisée des
danseurs. Consternation. A la fin du spectacle, de nouveau
les tangos du début. Printemps et rayon de soleils... Les
couples vêtus de noir dansent étroitement enlacés. Ils se
séparent, quittent lentement la scène ; une femme en robe
rose y demeure seule. Les hommes la rejoignent, la
tripotent, jouent avec elle comme avec une poupée ; des
gestes tendres en apparence, et qui blessent. L'autre réalité ?
Une musique se répète et fournit l'occasion de revenir en pensée à ce qui fut, de se souvenir, de relier un fait passé avec ce qui maintenant se produit ou pourrait se produire. Une musique se répète, elle relie entre elles des scènes distantes. Elle ramène à un point de départ, elle embrasse le tout, elle boucle un cercle, mais en apparence seulement, car du temps s'est écoulé, tout s'est modifié, a laissé des traces, des traces sur la scène, chez les danseurs, chez les spectateurs, plus rien n'est comme avant.
Bandonéon, une pièce où les images de plus en plus se réduisent au minimum et où la musique ne cesse de prendre du poids. Dominique Mercy, vêtu d'un tutu minable, marche parmi les chaises et les tables d'une salle de bal décorée de grandes photos jaunies par les ans ; il s'arrête, exécute lentement un plié, s'écroule, moribond, se relève, se dirige vers un autre point de la pièce, et recommence.
Une femme, désemparée comme un bébé couché sur le dos, pleure bruyamment dans un coin sombre de la pièce qui maintenant se vide. Une femme prend, sur une assiette placée au centre de l'avant-scène, une rondelle de citron qu'elle mord et suce avec plaisir. Le tango sonore et la voix du chanteur vous fait aussi venir l'eau à la bouche. Plaisir. Une femme se précipite au centre de l'avant-scène, pour la seconde fois. On sait qu'elle veut nous lire quelque chose à haute voix, et toujours on l'en a empêché. Cette fois-ci, elle attend la fin de la musique, elle déplie sa petite feuille de papier, s'apprête à lire. Une nouvelle musique commence, elle baisse les bras et attend, attend pendant toute la durée d'un long tango, Adios muchachos. On la regarde, aussi impatient qu'elle, ou bien on laisse courir ses pensées. La musique finit. Elle déplie de nouveau sa feuille et lit : « Au joli mois de mai, quand tous les bourgeons s'ouvraient, l'amour a fleuri dans son coeur ; au joli mois de mai, quand tous les oiseaux chantaient, il lui avoua son désir et son souhait. » Plus tard, une scène analogue. Un tango joue, tous les danseurs sont debout, dos au mur, répartis tout autour de la pièce, et ils écoutent, comme les spectateurs dont beaucoup croient qu'il ne se passe rien, se sentent exclus et provoqués.
Une femme en robe du soir de velours brun sombre, les épaules nues, est assise à une petite table et, très stylée, mange avec un couteau et une fourchette une tulipe servie sur une assiette de porcelaine blanche : merveilleuse image, musique merveilleuse. Et quoi d'autre ? Pour finir, Dominique Mercy revient en tutu. Les tangos continuent à l'infini, que l'on diffuse aussi dans le foyer pendant que les spectateurs quittent le théâtre.
Quatre hommes en complet noir se laissent tomber bruyamment sur une table et recommencent à l'infini ; ils poussent lentement cette table en diagonale, du ciel à terre, en direction d'une femme assise à l'avant-scène, tout au bord du plateau. Se laisser tomber, progresser en avant de plus en plus près, cette femme effrayée, de plus en plus angoissée subit une menace psychique et physique. La musique, elle, pleine de force et de violence, est un mélange difficilement descriptible de cirque et d'univers militaire : ce sont des marches sonores d'une fanfare de sapeurs-pompiers d'Amérique du Sud.
Pour finir : la chorégraphie sur la variation Andante con moto du Quatuor à cordes n° 14 en ré mineur de Franz Schubert, La Jeune Fille et la Mort, qui constitue le centre -- pas seulement temporel -- de cette soirée de deux petites heures. Une chorégraphie conçue pour des mouvements exécutés dans des fauteuils que l'on déplace en hâte et en tous sens, et que l'on retrouve toujours disposés en longues rangées serrées, en fond de scène ou à l'avant-scène, tout à fait devant à la rampe, ou de biais, ou en diagonale. Au cours d'enchaînements de mouvements soigneusement composés, souvent selon la règle du canon, en bondissant, en prenant largement leur élan, en amortissant la réception, en se repoussant, en se penchant profondément vers l'avant, en se rejetant en arrière, les danseurs suivent l'évolution dramatique des différentes variations de la musique, depuis le calme initial du thème, en passant par les pizzicati montés sur ressorts, les attaques âpres et rudes, les courbes mélodiques douloureuses, jusqu'au climax final à la sonorité étourdissante. Cependant, sur scène, des bergers allemands aboient ; on déplace de grands échafaudages roulants, on installe une montagne de cartons. Quatre hommes menacent de se jeter de huit mètres de haut sur le tas de cartons ; une femme hurle de peur et voudrait les en empêcher. Au point culminant de la musique, c'est enfin le chaos, le dangereux saut dans le vide. Les files de danseurs se disloquent, « Au feu, au feu ! Evacuez ! A l'incendie ! ». Paniquée, la scène se vide.
Une femme entre dans la pièce, tirant derrière elle la traîne de sa robe bouffante en taffetas bleu ciel. Son buste est nu, une image absurde apparaît : une fourche à la main, elle entasse du foin ; elle traverse la pièce en poussant une brouette pleine de briquettes de charbon qu'elle renverse et empile ; elle va chercher une hache et fend sur un billot des porte-manteaux en bois. Une musique retentit, un Lied de Hugo Wolf sur des paroles de Michel-Ange : « Tout prend fin qui est né, tout, tout alentour s'écoule. Car le temps coule et le soleil regarde tout, tout alentour s'écoule. La pensée, la parole, la douleur, le plaisir. Et ceux qui furent les enfants de nos enfants ont disparu comme au grand jour les ombres, comme une vapeur sous le souffle du vent. Nous fûmes aussi des hommes, tristes et gais, tout comme vous. Et nous voilà désormais ici sans vie, plus rien que terre, comme vous le voyez. Tout prend fin qui est né, tout, tout alentour s'écoule. »
Les dernières notes du Lied s'éteignent, une nouvelle musique attaque, sonore, Alberta Hunter chante Two Cigarettes in the dark... Les danseurs, bras grands ouverts, marchent sur le léger rythme du jazz ; en souriant, ils montent vers le public. Une tension se dénoue, sur la scène et dans la musique, comme dans beaucoup de pièces de Pina Bausch. Espoir. Une tension se dénoue, sans prétendre d'ailleurs ni refouler, ni gommer, ni effacer ce que l'on vient de vivre, de voir et d'entendre.
Dans les trois dernières productions, Viktor (1986), Ahnen (1987) et Palermo Palermo (1989), le travail musical s'est enrichi en intégrant la couleur des musiques populaires. J'aimerais donc, pour finir sur cet aspect, extraire quelques instants de ces oeuvres et les décrire brièvement.
On entend aussi à de nombreuses reprises les mélodies italiennes, douces et mélancoliques, chansons de planteuses de riz, de lavandières, trouvées dans un recueil, sans la falsification d'un accompagnement romantique au piano, réduites à l'essentiel, enregistrées avec luth ou luth et violon, prolongées à l'infini ; des scènes et des images surgissent et s'effacent.
De cet Aiamole, Aiamole... inquiétant et oppressant, se détache maintenant le martèlement du tambourin et du tambour d'une tarantelle napolitaine qui, maintenant, ne va plus cesser pendant près de vingt minutes, et le chant d'un homme, aigu, comprimé, rythmé, jouisseur, se brisant pour passer presque au cri, dans de longues courbes de souffle, comme en extase. Sur l'avant-scène, couverte de pierres et de débris, les mouvements rapides et durs des danseurs qui frappent, cognent, coupent, piétinent, un par un, tout à fait devant, face au public, puis par deux, les uns vers les autres, les uns contre les autres, se relayant sans cesse : tuer avec les pieds, taureau, cornes, tuer mains, tuer pieds... Le sérieux tourne au jeu. Plaisir de la musique, plaisir de se mouvoir. C'est l'entracte. Les techniciens dégagent. La musique continue. La danse continue. Le plaisir de regarder. On n'en a jamais assez, assez de mouvements, assez de musique.
La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : dans cet article, de nombreux aspects n'ont pas été abordés. Par exemple, dans de nombreuses pièces, on chante des chansons enfantines, des Lieder, des arias de toutes provenances. Danseuses et danseurs chantent, pas comme du chant artistique, plutôt comme des souvenirs, à voix basse souvent, timidement, sur eux-mêmes, en s'interrompant... On y joue des instruments, et ce sont souvent les danseuses et les danseurs eux-mêmes : saxophone, accordéon, guimbarde, harmonium, piano, un vieil homme joue sur son violon de tristes chansons de variétés, une fanfare de vieux musiciens, au centre de la scène couverte de terre et de brume, raconte sans paroles une histoire de Mille Roses rouges...
Mais toutes les nombreuses autres musiques, bien que diffusées par le magnétophone, demeurent parties intégrantes et vivantes de chaque spectacle. Intensité, couleur, crescendo et decrescendo, point d'insertion sont continuellement contrôlés à l'aune de la sensibilité depuis la salle et modifiés pour préserver l'équilibre délicat avec les actions scéniques.
La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : un vaste champ qu'il est impossible d'embrasser de l'oeil. Peu d'exemples et des mots, trop souvent gauches, ne peuvent qu'imparfaitement saisir, décrire et transmettre. Des rapports qui se révèlent pour ainsi dire évidents, qui offrent des interprétations, ou qui, même sondés à plusieurs reprises, se dérobent à toute interprétation. Ils n'ont peut-être besoin d'aucune interprétation. Des rapports qui se referment, qui paraissent, ou veulent paraître illogiques ; qu'il est difficile de rationaliser ou même d'objectiver ; qui s'ouvrent sans cesse à nouveau ; que chacun ressent et expérimente pour soi, subjectivement.
La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : un domaine qui, pour l'avenir aussi, se garde et veut se garder ouvert à toute nouvelle expérience, toute nouvelle découverte.
Traduction de Michel Bataillon.
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