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La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch

Matthias Burkert

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Depuis de nombreuses années, Pina Bausch inscrit dans l'élaboration de ses oeuvres chorégraphiques une trame musicale complexe, définie à partir d'un dialogue ouvert avec ses collaborateurs. Matthias Burkert, compositeur, nous invite à suivre en temps réel ce processus d'entrelacement de gestes chorégraphiques et de gestes sonores. Sa réflexion se veut avant tout pragmatique : c'est la première fois que nous est livré le résultat de ce travail. Aussi, l'auteur se réfère-t-il systématiquement à son vécu, sans rechercher à l'incliner vers une quelconque théorie. Nous découvrons que la musique joue un rôle fondateur dans les oeuvres de Pina Bausch, à la fois structurante et fortifiante.
Permettez-moi de commencer par une observation préliminaire et personnelle. En réfléchissant au rôle que joue la musique dans les travaux du Tanztheater de Pina Bausch, j'ai pris conscience de la difficulté d'en décrire, par des paroles, le processus et le résultat, c'est-à-dire le devenir simultané puis l'interdépendance organique du mouvement, de la chorégraphie, des scènes, des tableaux et enfin de la musique. Conscience aigüe de la difficulté de parler d'un travail qui jamais, dans aucune de ses phrases, n'est animé par un énoncé théorique, voire même une analyse. Il s'agit plutôt d'une pratique, acquise peu a peu ; une façon de penser ensemble, de pratiquer l'empathie, de précéder la pensée, de réagir et d'expérimenter. Il ne doit pas se dégager des principes qui pourraient venir bloquer l'état de disponibilité propre a chaque nouvelle découverte. Il me reste le regard rétrospectif sur plus de dix années de collaboration avec Pina Bausch, et la tentative d'une synthèse des expériences accumulées au cours des répétitions et des représentations, à la recherche des rapports entre la musique et les pièces en préparation ou les spectacles aboutis. Je suis tenté de décrire ces rapports plutôt que de les interpréter, sachant bien qu'ici la frontière entre objectivité et subjectivité est fluctuante.

Depuis l'année 1973 où elle commença à travailler à Wuppertal, Pina Bausch a, par cinq fois, pris de grandes oeuvres musicales comme source d'inspiration pour ses chorégraphies : en 1974, Iphigénie en Tauride et en 1975, Orphée et Eurydice, deux opéras-ballets de Christoph Willibald Gluck ; en 1975 également, Le Sacre du printemps pour l'une des trois parties d'une Soirée Igor Stravinsky ; en 1976, Les Sept Péchés capitaux, première des deux parties d'une soirée Bertolt Brecht / Kurt Weill ; enfin,en 1977, Barbe-Bleue -- En écoutant la bande magnétique d'un enregistrement de l'opéra de Bela Bartok, « Le Château de Barbe-Bleue ».

Les quatre autres petits spectacles et les quinze productions majeures reposent sur un répertoire composite de musiques des plus variées par leur style et par leur origine : musiques de danse, d'ambiance, de films, varietés, musiques de jazz des diverses écoles, vieilles chansons populaires anglaises et allemandes, valses et tangos d'Amérique du Sud ; lieder, arias, musiques pour piano et pour choeur, musiques de chambre et musiques orchestrales de Beethoven, Brahms, Buxtehude, Debussy, Dowland, Dvorak, Händel, Katchaturian, Liszt, Mahler, Mendelssohn-Bartholdy, Monteverdi, Mozart, Paganini, Purcell, Rachmaninov, Ravel, Schütz, Schubert, Schumann, Sibelius, Tchaïkovski, Vivaldi, Wolf... J'énumère ainsi sans prétendre à l'exhaustivité.

En 1986, à l'occasion d'une coproduction avec le Teatro di Roma, dont les répétitions se déroulèrent précisément à Rome, s'ouvrit à nous tout le domaine de la musique populaire que nous avions jusqu'alors ignoré ou presque. Grâce à des recherches dans les archives des radios et des instituts d'étude des cultures populaires, grâce à des contacts avec des musiciens et des spécialistes fixés a Rome, on rassembla une collection d'enregistrements originaux anciens et récents : couplets et chansons de labeur, lamentos, berceuses et chansons d'amour, musiques de deuil, de danse et de fête..., des musiques qui ne jouent presque plus aucun rôle dans la vie publique, altérées et refoulées par des adaptations modernes et des arrangements complaisants exécutés en studio, vidées de leur contenu originel et le plus souvent rabaissées au rang de musique légère.

En 1987, à l'occasion de la création de Ahnen, des enregistrements originaux provenant d'Afrique du Nord et d'Afrique centrale, de Suisse, d'Espagne et d'Amérique du Sud se mêlèrent aux musiques populaires italiennes. Et en 1989, une coproduction avec le Teatro Biondo de Palerme permit d'approfondir encore l'expérience faite avec la musique populaire italienne et d'y adjoindre des musiques du Japon et d'Ecosse.

Le rôle de la musique pendant le travail de répétition

Quelques informations préalables sur le déroulement de ce travail sont certainement nécessaires pour une bonne compréhension du rôle qu'y joue la musique. Elle y est inséparable du processus très singulier que constitue la collecte des matériaux

La première phase consiste essentiellement en un jeu de questions et d'exercices que Pina Bausch, jour après jour, pose et propose aux danseurs. Au cours de la répétition, chacun invente et présente ses propres réponses et solutions que Pina enregistre très soigneusement. Ces demandes concernent de petites actions : consoler un objet, protéger quelque chose, provoquer une petite douleur, donner un signe de détresse, un signe de joie... ; elles évoquent des réalités quotidiennes : faim, citron, ballon de baudruche... ; elles touchent des concepts qui libèrent des associations : lune, terre et eau, aile, sous le pommier, espérances... ; elles agitent le souvenir de faits passés : quelque chose sur votre premier amour, album de poésie, conseils de vos parents, Noël... Ces demandes réclament aussi l'exécution d'un mouvement : tuer avec les pieds, tuer avec les mains -- rythme sur six, un petit pas de revue en rampant, gestes de la moisson, peindre un arbre... Quelques exemples limités d'une multitude d'idées.

Au bout d'un moment, Pina Bausch, carnet de notes en main, remet en mémoire et choisit une partie de ces matériaux qu'elle demande de reproduire, image par image, geste par geste, scène par scène, afin de vérifier et d'approfondir sa première impression. Il est encore trop tôt pour que des rapports s'instaurent et que surgissent des liens, mais pour la première fois, on peut pressentir ce qui lui semble important, du moins à cette date ; deviner dans quelle direction l'oeuvre naissante pourrait éventuellement pencher : commence alors la réflexion plus concrète, qui concerne aussi la musique.

Durant ces premières semaines de répétition, la musique a joué un rôle plutôt secondaire : les danseurs ou Pina Bausch demandent de la musique pour soutenir une improvisation, pour déclencher l'ambiance qu'ils recherchent. On fait un essai au piano ou sur un quelconque instrument, on passe une cassette, mais le choix, le plus souvent, relève du hasard. Le hasard d'une rencontre entre une scène et une musique produit, parfois, un instant immédiatement convaincant. C'est rare.

La recherche et la collecte de musiques sont pratiquées depuis bien longtemps ; en fait elles ne cessent jamais. Aux archives dorment des résidus, qui figuraient dans la sélection finale destinée aux productions précédentes et qui, pour mille motifs, n'ont pas été utilisés. Viennent s'y joindre les trouvailles récentes : copies de disques ou autres supports, enregistrements radiophoniques, matériaux provenant d'autres archives, prises de son en direct, etc. Cette quête exige un grand investissement de temps et ne connaît qu'une règle : le sentiment subjectif, le flair affiné par l'expérience, qui vous laisse pressentir l'utilisation éventuelle. Dans ces documents amassés, Pina Bausch fait un premier choix, sans relation avec le déroulement des répétitions et les matériaux de jeu qu'on y rassemble. Pour elle, cette découverte de nouvelles musiques implique aussi l'étude de leur genèse et de leur milieu d'origine -- c'est le cas pour les musiques populaires -- et, de la sorte, leur influence sur sa pensée et sa sensibilité ne se limite pas au strict champ musical ; cette découverte entraîne parfois des idées : faire naître des images, donner l'envie de nouvelles expériences et évidemment donner aussi l'envie de se mettre en mouvement, d'inventer ou de faire inventer des mouvements, des formes. La pièce commence à se développer ; de petites séquences de tableaux ou de scènes apparaissent alors, des enchaînements de mouvements. Ils demeurent encore sans rapports entre eux.

Dans le même temps, le besoin d'un soutien musical se fait sentir, ainsi que la crainte tout aussi forte de rapprocher les deux domaines. D'un côté, un matériau de scènes, de tableaux et de mouvements, un matériau encore parfaitement brut et dont on ignore s'il peut prétendre être bien engagé sur cette longue route qui mènerait à l'oeuvre. De l'autre côté, des musiques dont la force absolue nous convainc et dont on ne veut pas brader le secret avant l'heure. On sent le danger de crever une musique au travail, de l'user prématurément, d'épuiser trop tôt son potentiel d'impulsions nécessaire à une phase plus tardive des répétitions. D'un côté, on s'efforce de laisser naître et croître des tableaux et des scènes, en toute indépendance et à l'abri de l'influence de toute musique. De l'autre côté, on respecte l'esprit et le contenu de diverses musiques que l'on voudrait si possible conserver intactes, protégées de tout contact avec un objet -- qui sait ? -- par trop banal et imparfait.

Et les mouvements, qui, dès l'origine de l'idée, sont liés à une certaine intention, peuvent soudain, sous l'influence d'une musique mal choisie, perdre leur caractère initial. Sans qu'on le veuille, des climats se modifient ; inconsciemment, on monte, ou bien on démonte des tensions ; on perd des trouvailles qu'il est souvent fort difficile de récupérer. Aussi Pina Bausch exige-t-elle fréquemment pendant les répétitions qu'on ne subisse pas la musique, qu'on exécute les gestes et les mouvements par-dessus la musique ; qu'on ne se laisse pas aller à suivre la musique ; qu'on conserve les enchaînements scéniques comme ils étaient sans la musique ; qu'on n'interprète pas la musique qui n'a pas besoin d'être interprétée.

Pour la musique commence alors le temps des essais et des tâtonnements. On part à la découverte de rapports que l'on trouve. C'est l'heure des propositions concrètes à expérimenter. On adhère au projet avec tout son esprit et tous ses sens. On irrite et l'on est irrité, au gré des désillusions et des espérances déçues. Mais c'est aussi le temps de la joie que provoque une découverte inédite, une perspective transformée, une impulsion imprévue. Des rapports se nouent là où n'apparaissait aucune issue, des climats naissent que l'on ne parvenait pas à créer. Tableaux, scènes et mouvements trouvent -- ou retrouvent -- une qualité nouvelle. Le même tableau, la même scène peuvent être orientés, colorés, manipulés dans les directions les plus diverses avec les musiques les plus variées, au sens négatif comme au sens positif : l'élément triste vire au sentimental ; le sentimental devient sérieux ; le sérieux tourne au superficiel ; l'apparence superficielle prend une signification plus profonde ; l'acte violent devient enjoué ; le jeu léger passe à l'agression ; le quotidien est sublimé ; les riens prennent de l'importance ; les choses capitales sont traitées comme bagatelles, etc.

Le travail pourtant souvent se bloque : malgré les multiples possibilités de rapprochement, aucune solution ne s'avère convaincante. La chose apparemment résolue se révèle encore trompeuse et fausse. Pendant la dernière semaine de répétition, la plupart des tableaux, des scènes et des mouvements sont liés à des musiques précises. Cependant des séquences entières et les musiques qui s'y rattachent sont encore supprimées, permutées, transposées dans un autre contexte, insérées. A ce stade, on dispose souvent de 50 à 150 musiques différentes, dont 20 à 30 constituent une sélection restreinte, toutes copiées séparément sur cassette, triées et désignées par un repère facilement identifiable. Réparties sur plusieurs magnétophones, elles sont toujours à portée de main ; il arrive souvent qu'on passe de l'une à l'autre au cours d'un enchaînement ; d'un regard, d'un signe de la main, on se met d'accord sur le volume et le point d'insertion éventuel. On ne cesse pas de répéter et de mettre à l'épreuve les coupes, les fondus, les montées et les chutes. Le doute et la méfiance règnent le plus souvent jusqu'à la générale et accompagnent encore les premières représentations, car seule l'expérience de plusieurs enchaînements intégraux donne une idée de plus en plus nette des petites et des grandes courbes de tension et permet de porter un jugement sur la grande forme.

Le rôle de la musique dans les spectacles achevés

Avec ses chorégraphies pour les deux opéras-ballets de Gluck, Iphigénie en Tauride et Orphée et Eurydice, Pina Bausch, pour la première fois, dans l'un et l'autre des cas, raconte une grande histoire cohérente que lui offre la dramaturgie de l'oeuvre. Mouvements et chorégraphie reproduisent le dessin de cette histoire, les rôles sont distribués et suivent le fil et le contenu de la musique -- les arias, les récitatifs et les choeurs -- tout en les transformant en mouvement : l'amour, le refus, la colère, la joie, l'adieu, le revoir, la mort et le deuil sont donnés à voir, manifestes et profonds. Ce sont les mouvements de la danse européenne moderne avec lesquels Pina Bausch, marquée essentiellement par l'influence de Rudolf von Laban, Mary Wigman et Kurt Joos, développe son propre langage corporel et sa chorégraphie.

Pour Le Sacre du printemps d'Igor Stravinski, la chorégraphie suit également de près le tracé de l'histoire. Mais la force -- archaïque pour une part -- de la musique exige et entraîne obligatoirement une extension des matériaux chorégraphiques et gestuels : des gestes lourds, dirigés vers le bas, des piétinements, des poussées vers l'avant, des mouvements de chute, des déplacements paniqués en tous sens, des immobilisations debout en tremblant, des sauts les uns sur les autres, des enlacements désespérés, une façon de se laisser choir, de se recroqueviller de peur, de se protéger en formant un groupe compact. Concentration et dispersion, exaspération et apaisement, arcs de cercle tantôt plus larges, tantôt plus courts, développements de phrases, tension et détente, chaos et ruptures, dans une dialectique constante entre musique et chorégraphie, s'entrelacent et se nouent en un tout dense et serré.

C'est au cours du travail sur Le Château du duc de Barbe-Bleue de Bela Bartok que, pour la première fois, Pina Bausch s'écarte des voies plutôt traditionnelles de la chorégraphie. Que ce soit un effet du hasard ou bien un acte délibéré, qu'importe. De même que les deux oeuvres déjà citées, cette production devait avoir lieu avec orchestre et chanteurs. En cours de répétition, cette collaboration échoue et le travail se poursuit avec un enregistrement sur bande magnétique. Toutefois, la musique n'est pas diffusée sur l'installation fixe du théâtre : la source sonore est un magnétophone monté sur une table roulante que Jan Minarik, interprète du rôle de Barbe-Bleue, déplace et manipule lui-même. Harcelé et menaçant, il pousse ce chariot à travers une vaste pièce délabrée dont le sol est jonché de feuilles mortes qui s'amoncellent aussi, au dehors, devant les fenêtres. Il bloque la musique, apparemment de façon arbitraire. Il la relance, l'interrompt à nouveau. Il fait rejouer des passages longs ou brefs -- ainsi que les actions qui s'y rattachent -- souvent six ou sept fois, avec une insistance pénétrante. Il utilise l'engin -- et donc la musique -- comme l'instrument de sa soif de puissance. Les danseurs se jettent en courant contre les murs ; des images se figent comme prises par le gel ; la chambre des tortures est une maison de fous pleine de cris et d'éclats de rire ; l'une après l'autre, les femmes, sous la contrainte, dansent jusqu'à tomber mortes ; une chaîne d'hommes et de femmes, main dans la main, passe et repasse à travers ce cauchemar. Vers la fin, il enfile sur le corps de Judith les robes de toutes les femmes ; il la traîne sur le sol, victime informe, excessivement lentement, à travers toute la pièce jusqu'à la porte ; chacun peut être Judith, chacun peut être Barbe-Bleue ; inexorable, il frappe dans ses mains et gèle ainsi des scènes passées dont il fait les images du souvenir ; et la musique se meurt.

Dans les années qui vont suivre, Pina Bausch développe cet assemblage d'images, de scènes et de mouvements qui signe son style si personnel. Ce ne sont plus des oeuvres musicales existantes qui servent de fondement à ces travaux dont les structures proviennent de l'intérieur et grandissent, comme je l'ai décrit, au cours du travail de répétition, telles une mosaïque. Désormais, parmi les pierres de ces mosaïques figurent aussi les musiques. Pour chaque spectacle, la structure musicale a une richesse de composition très variable. Si, par exemple, nous avons pour Kontakthof (1978) essentiellement des tangos des années 20 et 30, et pour Bandonéon (1980) exclusivement des valses et des tangos d'Amérique du Sud, avec 1980 -- Une pièce de Pina Bausch, nous trouvons un mélange de musiques de Beethoven, Brahms, Debussy, Dowland et divers musiques de jazz, de films et des musiques légères. Dans Viktor (1986), Ahnen (1987) et Palermo Palermo (1989), le hasard met finalement en contact des musiques populaires italiennes et africaines avec des chansons médiévales, des arias de la Renaissance avec de la musique moderne punk du Japon, de la musique de jazz des années 20 et 30 avec de vieilles chansons populaires d'Italie, de la musique baroque pour trombone avec des succès américains des années 40...

Examiner et décrire pour chacun des spectacles les rapports qui s'instaurent entre la musique et les actions scéniques déborde le cadre de cet article. Mais il est tout aussi impossible de s'en tenir à des propos généraux. Permettez-moi donc de décrire quelques exemples, des scènes et des tableaux dont les rapports avec la musique ne permettent pas certes de dévoiler des principes, mais font apparaître des caractéristiques constantes, présentes aussi dans d'autres pièces.

Kontakthof (1978)

La pièce est traversée par des tangos des années 20 et 30 dont les paroles allemandes disent la nostalgie, l'adoration, l'amour et les serments... : « Pour toi, mon amour sera un printemps, un rayon de soleil », « Tu n'es pas la première, tu dois me le pardonner, mais tu peux être la dernière » ou bien encore, « Jolie Madame, vous êtes vraiment si belle ». Et sur scène, l'autre réalité : des femmes et des hommes dans une salle de bal ou de cinéma, sinistre. Et toujours la tentative d'entrer en contact ; les gestes tendres deviennent des actes odieux, on se fait mal, franchement ou avec dissimulation ; des femmes en robes roses sont entraînées dans un boogie-woogie sauvage, en diagonale à travers la scène, et balancées par les hommes, de-ci, de-là, comme des pantins de caoutchouc sans volonté. Les danseurs, organisés en couples où en groupes, ne se déplacent pas les uns vers les autres, ni par rapport aux autres, mais les uns à côté des autres comme des automates. Une méchante lutte pour l'occupation de chaises se transforme soudain, à l'arrière-plan de la pièce, dans la pénombre, en une brochette humaine, assise de face, se balançant de droite et de gauche suivant le rite des Schunkelreihen des brasseries. L'air de la Valse triste de Jean Sibelius monte. La rangée tente péniblement de suivre le rythme accéléré de la valse ; elle se disloque ; un couple danse, s'étreint désespérément, tourne en cercles, de plus en plus vite ; il la laisse s'échapper de ses bras, il continue à tourner ; une femme rit, rit à en mourir, tombe à la renverse ; la musique s'éteint. Silence, la seule respiration épuisée des danseurs. Consternation. A la fin du spectacle, de nouveau les tangos du début. Printemps et rayon de soleils... Les couples vêtus de noir dansent étroitement enlacés. Ils se séparent, quittent lentement la scène ; une femme en robe rose y demeure seule. Les hommes la rejoignent, la tripotent, jouent avec elle comme avec une poupée ; des gestes tendres en apparence, et qui blessent. L'autre réalité ?

1980 -- Une pièce de Pina Bausch

Le mouvement lent de la Sonate pour violoncelle et piano op. 102, n° 2 de Beethoven, traverse la pièce comme un fil rouge. Quoi qu'il puisse arriver par ailleurs -- des changements de tableaux et de musiques montés comme dans un film, avec des ambiances en total contraste -- on est toujours ramené au deuil, au climat initial et fondamental, sourd et méditatif. Des couples, vêtus de noir, dansent sur une prairie verte. Plus tard : on lance des femmes en l'air, on les attrape à la course, on les fait tourner comme une fronde ; hors d'haleine ; elles restent étendues, comme mortes. Encore plus tard : une danseuse s'avance lentement vers le public, les yeux fermés ; du doigt, elle dessine le tracé de son visage et de son corps : «  point, point, virgule, tiret... ». Juste au moment où elle menace de tomber sur la scène, un homme se précipite en criant : « Halte, halte, stop ! » et il l'attrape. Une musique de marche retentit sur scène, extraite de Pomp and circumstances d'Edward Elgar, les danseurs se forment sur quatre rangs et, solennellement, s'avancent du ciel jusqu'à la rampe où ils s'inclinent pour saluer tandis qu'autour d'eux règne le chaos et éclatent des appels à l'aide angoissés et paniqués.

Une musique se répète et fournit l'occasion de revenir en pensée à ce qui fut, de se souvenir, de relier un fait passé avec ce qui maintenant se produit ou pourrait se produire. Une musique se répète, elle relie entre elles des scènes distantes. Elle ramène à un point de départ, elle embrasse le tout, elle boucle un cercle, mais en apparence seulement, car du temps s'est écoulé, tout s'est modifié, a laissé des traces, des traces sur la scène, chez les danseurs, chez les spectateurs, plus rien n'est comme avant.

Bandonéon (1980)

Valses et tangos rapportés d'une tournée sud-américaine dans les bagages de la compagnie ; de vieux enregistrements, la plupart rayés et bruyants, mais incomparablement plus âpres et plus durs et en même temps plus sensuels, plus nostalgiques, moins sentimentaux et plus touchants que n'importe quelle nouvelle version de studio techniquement parfaite comme on en trouve en Europe.

Bandonéon, une pièce où les images de plus en plus se réduisent au minimum et où la musique ne cesse de prendre du poids. Dominique Mercy, vêtu d'un tutu minable, marche parmi les chaises et les tables d'une salle de bal décorée de grandes photos jaunies par les ans ; il s'arrête, exécute lentement un plié, s'écroule, moribond, se relève, se dirige vers un autre point de la pièce, et recommence.

Une femme, désemparée comme un bébé couché sur le dos, pleure bruyamment dans un coin sombre de la pièce qui maintenant se vide. Une femme prend, sur une assiette placée au centre de l'avant-scène, une rondelle de citron qu'elle mord et suce avec plaisir. Le tango sonore et la voix du chanteur vous fait aussi venir l'eau à la bouche. Plaisir. Une femme se précipite au centre de l'avant-scène, pour la seconde fois. On sait qu'elle veut nous lire quelque chose à haute voix, et toujours on l'en a empêché. Cette fois-ci, elle attend la fin de la musique, elle déplie sa petite feuille de papier, s'apprête à lire. Une nouvelle musique commence, elle baisse les bras et attend, attend pendant toute la durée d'un long tango, Adios muchachos. On la regarde, aussi impatient qu'elle, ou bien on laisse courir ses pensées. La musique finit. Elle déplie de nouveau sa feuille et lit : « Au joli mois de mai, quand tous les bourgeons s'ouvraient, l'amour a fleuri dans son coeur ; au joli mois de mai, quand tous les oiseaux chantaient, il lui avoua son désir et son souhait. » Plus tard, une scène analogue. Un tango joue, tous les danseurs sont debout, dos au mur, répartis tout autour de la pièce, et ils écoutent, comme les spectateurs dont beaucoup croient qu'il ne se passe rien, se sentent exclus et provoqués.

Une femme en robe du soir de velours brun sombre, les épaules nues, est assise à une petite table et, très stylée, mange avec un couteau et une fourchette une tulipe servie sur une assiette de porcelaine blanche : merveilleuse image, musique merveilleuse. Et quoi d'autre ? Pour finir, Dominique Mercy revient en tutu. Les tangos continuent à l'infini, que l'on diffuse aussi dans le foyer pendant que les spectateurs quittent le théâtre.

Nelken (1982)

Une pièce qui se joue parmi des milliers d'oeillets roses et qui parle des rêves, les grands et les petits, de l'amour, d'hommes en petites robes courtes et colorées, de femmes qui dansent à quatre pattes sur des tables, de l'insouciance d'être un enfant et des jeux de l'enfance. La musique, elle aussi, parle d'amour et de rêves : le spectacle commence avec Le monde est beau quand le bonheur te dit un conte de fées..., ou bien The Man I love de George Gerschwin. Seul au milieu de cette mer de fleurs, lumineuse, éclatante de clarté quand la musique commence, Lutz Förster dit les paroles de la chanson avec les gestes du langage des sourds-muets, tandis que l'on entend la voix de Sophie Tucker : « Un jour, viendra l'homme dont je rêve... il sera fort et grand... il construira une petite maison pour nous deux... » Sur la fin du spectacle, revient cette musique, et cette image, un rappel du commencement. Plus tard, le thème de The Man I love se répète dans une version kitsch d'orchestre de variétés et il colore d'une douce ironie la scène de trois hommes, de nouveau en petites robes courtes et colorées, qui dansent en cercle en se tenant les mains, les Trois Grâces, et racontent d'un ton chagrin comment ils tentent de se protéger « quand il y a de l'orage dans l'air ». Cet univers de rêve, scénique et musical, encore intact, n'est pas à l'abri des atteintes. Sans cesse surgit Jan Minarik, qui contrôle toutes choses et tout le monde, qui rappelle à l'ordre, arrête arbitrairement des actions, vérifie le rythme cardiaque à l'aide d'un micro, exige subitement qu'on présente son Passeport, humilie Dominique Mercy totalement épuisé en le forçant à imiter le chien, la chèvre, le perroquet, la grenouille.

Quatre hommes en complet noir se laissent tomber bruyamment sur une table et recommencent à l'infini ; ils poussent lentement cette table en diagonale, du ciel à terre, en direction d'une femme assise à l'avant-scène, tout au bord du plateau. Se laisser tomber, progresser en avant de plus en plus près, cette femme effrayée, de plus en plus angoissée subit une menace psychique et physique. La musique, elle, pleine de force et de violence, est un mélange difficilement descriptible de cirque et d'univers militaire : ce sont des marches sonores d'une fanfare de sapeurs-pompiers d'Amérique du Sud.

Pour finir : la chorégraphie sur la variation Andante con moto du Quatuor à cordes n° 14 en mineur de Franz Schubert, La Jeune Fille et la Mort, qui constitue le centre -- pas seulement temporel -- de cette soirée de deux petites heures. Une chorégraphie conçue pour des mouvements exécutés dans des fauteuils que l'on déplace en hâte et en tous sens, et que l'on retrouve toujours disposés en longues rangées serrées, en fond de scène ou à l'avant-scène, tout à fait devant à la rampe, ou de biais, ou en diagonale. Au cours d'enchaînements de mouvements soigneusement composés, souvent selon la règle du canon, en bondissant, en prenant largement leur élan, en amortissant la réception, en se repoussant, en se penchant profondément vers l'avant, en se rejetant en arrière, les danseurs suivent l'évolution dramatique des différentes variations de la musique, depuis le calme initial du thème, en passant par les pizzicati montés sur ressorts, les attaques âpres et rudes, les courbes mélodiques douloureuses, jusqu'au climax final à la sonorité étourdissante. Cependant, sur scène, des bergers allemands aboient ; on déplace de grands échafaudages roulants, on installe une montagne de cartons. Quatre hommes menacent de se jeter de huit mètres de haut sur le tas de cartons ; une femme hurle de peur et voudrait les en empêcher. Au point culminant de la musique, c'est enfin le chaos, le dangereux saut dans le vide. Les files de danseurs se disloquent, « Au feu, au feu ! Evacuez ! A l'incendie ! ». Paniquée, la scène se vide.

Two Cigarettes in the dark (1985)

Vers la fin du spectacle se ferment les trois grandes fenêtres d'une pièce blanche et haute, et l'on perd ainsi la vue sur des poissons dans un aquarium, sur une jungle de plantes vertes et sur un désert de sable avec cactus. A l'arrière-plan de cet espace vide, dans la lumière blême, un homme, debout, tourné vers le public, fait d'immenses gestes de bras ; il semble agrandir et grossir diverses parties du corps, nez, yeux, oreilles, mains ; pour finir, il reste là, un bras levé, comme le signal d'une créature mystérieuse : La Valse commence ; premières notes sombres et à peine perceptibles d'une musique que Maurice Ravel composa à une date où le déclin de l'empire des Habsbourg était définitivement scellé par la catastrophe de la Première Guerre mondiale. Même sans connaître ce contexte, on sent l'ironie mordante avec laquelle Ravel fait surgir comme l'éclair les citations de l'univers sans faille de la valse viennoise, qui aussitôt dérapent et sombrent dans l'ambiance lugubre de sa musique. Elle se développe, irrésistible, s'amplifie, s'accélère jusqu'au grondement final qui vous fouette et vous fait perdre le souffle, jusqu'à la catastrophe inévitable. La valse a donc commencé. Par la porte du fond, entre en scène une file de quatre couples, la main de la femme repose dans celle de l'homme ; une composition qui nous rappelle une danse de salon. Les couples ne restent pas debout mais s'asseyent en tailleur et se traînent en diagonale à travers la pièce, en se balançant d'un côté à l'autre, péniblement, suivant le rythme de la valse, au début à peine reconnaissable. Entraînés par la musique, ils se pressent contre une porte fermée, renoncent, font demi-tour, se cherchent une autre issue, se séparent, tournent sur eux-mêmes comme les figures d'un carillon, se retrouvent. On leur sert au passage une coupe de champagne. Le verre à la main, ils poursuivent imperturbablement leur chemin, mais une paroi impénétrable les arrête définitivement, les repousse, ils ne peuvent plus suivre le rythme pressant de la musique qui s'accélère et s'amplifie. Ils se séparent et s'enfuient. Ils fuient l'approche inévitable du point culminant. Ils fuient la catastrophe. Dominique Mercy, pantin tragi-comique que nous avons déjà découvert quelques scènes auparavant, entre en hâte. Il tente désespérément de préparer, à l'aide de quelques objets, une pâte sur une table que l'on approche avec des mouvements saccadés ; rien ne marche, tout est vain, le temps est trop court, tout est déjà fini. La musique s' arrête d'un coup sec. Silence. Devant l'un des murs blancs, un homme est assis sous le couvert précaire d'un drap blanc, il arrose son corps de peinture blanche, lentement, de haut en bas. Il se rend invisible. Il s'efface lui-même.

Une femme entre dans la pièce, tirant derrière elle la traîne de sa robe bouffante en taffetas bleu ciel. Son buste est nu, une image absurde apparaît : une fourche à la main, elle entasse du foin ; elle traverse la pièce en poussant une brouette pleine de briquettes de charbon qu'elle renverse et empile ; elle va chercher une hache et fend sur un billot des porte-manteaux en bois. Une musique retentit, un Lied de Hugo Wolf sur des paroles de Michel-Ange : « Tout prend fin qui est né, tout, tout alentour s'écoule. Car le temps coule et le soleil regarde tout, tout alentour s'écoule. La pensée, la parole, la douleur, le plaisir. Et ceux qui furent les enfants de nos enfants ont disparu comme au grand jour les ombres, comme une vapeur sous le souffle du vent. Nous fûmes aussi des hommes, tristes et gais, tout comme vous. Et nous voilà désormais ici sans vie, plus rien que terre, comme vous le voyez. Tout prend fin qui est né, tout, tout alentour s'écoule. »

Les dernières notes du Lied s'éteignent, une nouvelle musique attaque, sonore, Alberta Hunter chante Two Cigarettes in the dark... Les danseurs, bras grands ouverts, marchent sur le léger rythme du jazz ; en souriant, ils montent vers le public. Une tension se dénoue, sur la scène et dans la musique, comme dans beaucoup de pièces de Pina Bausch. Espoir. Une tension se dénoue, sans prétendre d'ailleurs ni refouler, ni gommer, ni effacer ce que l'on vient de vivre, de voir et d'entendre.

Dans les trois dernières productions, Viktor (1986), Ahnen (1987) et Palermo Palermo (1989), le travail musical s'est enrichi en intégrant la couleur des musiques populaires. J'aimerais donc, pour finir sur cet aspect, extraire quelques instants de ces oeuvres et les décrire brièvement.

Un moment de Viktor

La scène est une fosse, ceinte de murs de terre de plusieurs mètres de haut, lugubre. On vient d'exhumer quelque chose, ou bien on s'apprête à enfouir de nouveau quelque chose. Une musique bolivienne : une jeune fille chante une plainte et finit avec des sanglots dans la voix ; elle est accompagnée des sons rudes de la guitare sud-américaine et des coups sourds d'une timbale. Une danseuse, courbée vers l'avant, assise sur le sol, jambes étendues et écartées, se traîne lentement, péniblement en avant, mètre par mètre, en se balançant d'un côté à l'autre sur le rythme lourd de la musique. Ses bras partent souvent comme l'éclair et décrivent un large mouvement de côté, vers l'avant, et entourent sa tête profondément penchée. Quand elle atteint le devant de la scène, un homme, impitoyablement, la tire en arrière et elle recommence son trajet. Une image de plainte et de deuil, la volonté et la nécessité de se battre et de gagner, le refus d'abandonner, l'acharnement à reprendre au point de départ. Le spectacle se termine sur la même musique mais, cette fois, ce sont tous les danseurs qui s'asseyent sur le sol, courbés vers l'avant ; ils laissent tomber les bras, et chacun traçant sa propre trajectoire, avec peine, ils se bercent d'avant en arrière. Noir.

On entend aussi à de nombreuses reprises les mélodies italiennes, douces et mélancoliques, chansons de planteuses de riz, de lavandières, trouvées dans un recueil, sans la falsification d'un accompagnement romantique au piano, réduites à l'essentiel, enregistrées avec luth ou luth et violon, prolongées à l'infini ; des scènes et des images surgissent et s'effacent.

Un moment de Ahnen

La scène est pleine de cactus de plusieurs mètres de haut ; à l'arrière-plan, le sol est couvert de sable. Une musique de la tribu des Hamar, au sud de l'Ethiopie, transperce de façon imprévue une aria fort douce, tandis qu'une femme en robe de tulle rouge, au centre de la scène, couche et endort tendrement dans ses bras sa propre jambe repliée vers le haut. Sur la pulsation rythmique régulière de sons étrangers, rudes et puissants, émis par des voix d'hommes graves et rauques, surgit du fond de scène une file de sept ou huit couples ; ils se suivent en marchant lentement à pas mesurés. Les femmes répètent un geste court des deux mains, qui part de la raie du crâne et descend en traçant la courbe d'une longue chevelure. Les hommes tiennent leur avant-bras, index dressé, à la verticale, devant le buste. Signes des langues indiennes pour dire femme et homme. C'est le chant. Ce sont les paroles des ancêtres, transmis de génération en génération, une bénédiction : « Que la pluie tombe, que les enfants jouent, que les plantes sentent bon, que la pluie se transforme en eau, que l'eau se forme en flaques, que le bétail vienne dans la ferme, que l'eau du fleuve monte, que ce soit comme le beurre, la pluie, la prospérité, que la maladie s'enfuie, qu'elle tombe comme une feuille sèche, au loin. »

Un moment de Palermo Palermo

La haute muraille qui séparait la salle de la scène est tombée dans un grand bruit dès le début du spectacle, parsemant le sol de poussière et de pierres. Le grondement d'un carillon, une douce aria italienne, la plainte stridente de la guimbarde, le son profond et sans fin de la cornemuse, la pulsation lente d'un tambour japonais. Aux sons d'un blues qui s'éteint, se mêle, d'abord doucement, puis fort et menaçant, le chant puissant des pêcheurs de thon : Aiamole, Aiamole... Aiamole, Aiamole...., un chant de labeur qui donne aux hommes la force et le rythme de travail pour relever les filets dans lesquels ils serrent les bêtes de plus en plus à l'étroit pour les tirer à la surface de l'eau où ils les tuent. On jette des pommes contre le mur du fond de scène, des pommes en plastique mais qui sont là comme des vraies. Comme un jeu, une lapidation, un meurtre ; comme la destruction absurde du superflu.

De cet Aiamole, Aiamole... inquiétant et oppressant, se détache maintenant le martèlement du tambourin et du tambour d'une tarantelle napolitaine qui, maintenant, ne va plus cesser pendant près de vingt minutes, et le chant d'un homme, aigu, comprimé, rythmé, jouisseur, se brisant pour passer presque au cri, dans de longues courbes de souffle, comme en extase. Sur l'avant-scène, couverte de pierres et de débris, les mouvements rapides et durs des danseurs qui frappent, cognent, coupent, piétinent, un par un, tout à fait devant, face au public, puis par deux, les uns vers les autres, les uns contre les autres, se relayant sans cesse : tuer avec les pieds, taureau, cornes, tuer mains, tuer pieds... Le sérieux tourne au jeu. Plaisir de la musique, plaisir de se mouvoir. C'est l'entracte. Les techniciens dégagent. La musique continue. La danse continue. Le plaisir de regarder. On n'en a jamais assez, assez de mouvements, assez de musique.

La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : dans cet article, de nombreux aspects n'ont pas été abordés. Par exemple, dans de nombreuses pièces, on chante des chansons enfantines, des Lieder, des arias de toutes provenances. Danseuses et danseurs chantent, pas comme du chant artistique, plutôt comme des souvenirs, à voix basse souvent, timidement, sur eux-mêmes, en s'interrompant... On y joue des instruments, et ce sont souvent les danseuses et les danseurs eux-mêmes : saxophone, accordéon, guimbarde, harmonium, piano, un vieil homme joue sur son violon de tristes chansons de variétés, une fanfare de vieux musiciens, au centre de la scène couverte de terre et de brume, raconte sans paroles une histoire de Mille Roses rouges...

Mais toutes les nombreuses autres musiques, bien que diffusées par le magnétophone, demeurent parties intégrantes et vivantes de chaque spectacle. Intensité, couleur, crescendo et decrescendo, point d'insertion sont continuellement contrôlés à l'aune de la sensibilité depuis la salle et modifiés pour préserver l'équilibre délicat avec les actions scéniques.

La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : un vaste champ qu'il est impossible d'embrasser de l'oeil. Peu d'exemples et des mots, trop souvent gauches, ne peuvent qu'imparfaitement saisir, décrire et transmettre. Des rapports qui se révèlent pour ainsi dire évidents, qui offrent des interprétations, ou qui, même sondés à plusieurs reprises, se dérobent à toute interprétation. Ils n'ont peut-être besoin d'aucune interprétation. Des rapports qui se referment, qui paraissent, ou veulent paraître illogiques ; qu'il est difficile de rationaliser ou même d'objectiver ; qui s'ouvrent sans cesse à nouveau ; que chacun ressent et expérimente pour soi, subjectivement.

La musique dans le Tanztheater de Pina Bausch : un domaine qui, pour l'avenir aussi, se garde et veut se garder ouvert à toute nouvelle expérience, toute nouvelle découverte.

Traduction de Michel Bataillon.

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