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Morphologie et acoustique du piano

René Caussé

Résonance nº 5, septembre 1993
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1993


En trois siècles bientôt d'existence, le piano n'a cessé d'occuper une part toujours plus ample de la scène musicale. De multiples améliorations techniques en ont fait cet instrument complet et fiable que nous connaissons tous. Malgré sa perfection, l'instrument semble n'avoir jamais posé autant de problèmes aux compositeurs qu'aujourd'hui. L'avenir serait-il à la synthèse ?

Pur produit d'art, le gravicembalo col piano e forte (« clavecin à clavier pouvant jouer piano et forte ») naquit vers 1715 à la cour des Médicis, à Florence, des mains de Bartolomeo Cristofori, facteur de clavecin. Pourtant, malgré cette naissance prometteuse, le piano, à la différence d'autres instruments, dut attendre près d'un siècle avant que ses indéniables possibilités dynamiques trouvent un élargissement satisfaisant et amènent l'instrument à maturité. C'est que nombre de difficultés techniques posées par l'instrument de Cristofori restèrent sans solution. Le système de frappe, en particulier, posait d'épineux problèmes.

La sonorité de ce premier piano était d'ailleurs comparable à celle des clavecins de l'époque, en moins brillant et en moins puissant. L'évolution de la facture explique l'incroyable différence de sonorité qui existe entre l'instrument de Cristofori et le piano moderne. Tout, depuis cette origine, a changé : le nombre de cordes par note, le diamètre et la tension de celles-ci, la taille et la texture des marteaux, le type et l'ambitus de la mécanique, le couplage entre les cordes et la table d'harmonie, etc. Les exigences des compositeurs ont finalement permis à la facture d'évoluer et d'aboutir à l'instrument fiable que nous connaissons aujourd'hui et qui possède une sonorité bien à lui.

Les oubliés de l'histoire

Les améliorations qui vinrent successivement transformer le piano affectèrent tour à tour sa mécanique, sa sonorité, sa forme et tout ce qui, d'une manière générale, était de nature à optimiser les capacités techniques et sonores de l'instrument. A considérer la suite des améliorations proposées, on peut d'ailleurs s'interroger sur la primauté que certaines innovations eurent sur d'autres, qui pouvaient pourtant paraître tout aussi bonnes, quand elles n'étaient pas meilleures. Quoique finalement adoptées, certaines améliorations mirent quant à elles plusieurs décennies parfois à s'imposer. Ainsi de la troisième pédale, dite « sostenuto » : présentée à l'exposition parisienne de 1844 par le facteur marseillais Boisselot, elle ne suscita aucun intérêt et disparut. Ressuscitée en 1874 par la firme Steinway, elle dut attendre encore plus de trente ans avant de trouver sa première utilisation musicale avec les Trois Pièces op. 11 d'Arnold Schoenberg (1909). Elle est aujourd'hui couramment utilisée par les compositeurs.

L'utilisation du métal, introduite au début du XIXe siècle pour fortifier le cadre soumis à une tension des cordes toujours plus importante, eut elle aussi quelques difficultés à se faire admettre. Le métal étant identifié aux armes, c'est-à-dire à la guerre et la mort, il fut immédiatement l'objet de violentes réactions de rejet. Il fallut donc du temps pour que les avantages évidents de cette amélioration parviennent peu à peu à s'imposer.

Malgré leur intérêt, d'autres inventions restèrent sans lendemain. Ainsi des multiples tentatives d'amélioration du clavier. Du clavier semi-circulaire aux nouvelles dispositions des touches, en passant par les claviers concaves, renversés, superposés ou à touches monochromes, aucune de ces inventions ne fut jamais reconnue, l'ensemble des pianistes étant habitués à jouer sur un clavier traditionnel.

Croyances, préjugés, renommées et circonstances agirent aussi sur l'adoption ou le rejet des diverses propositions d'amélioration. C'est ainsi que la mécanique dite à répétition ou à double échappement, mécanique aujourd'hui utilisée sur tous les pianos à queue, s'imposa grâce à l'appui de Louis XVI. Sébastien Erard, inventeur du double échappement, ne serait en effet jamais parvenu peut-être à surmonter le conflit qui l'opposait aux associations de facteurs sans l'intervention personnelle du roi.

Parmi les nombreuses inventions oubliées malgré leur intérêt, citons le piano aux marteaux tremolando, le piano à sons soutenus et le piano à prolongement. Dans les trois cas il s'agissait de prolonger les sons de l'instrument en combinant par différents dispositifs ingénieux la vibration des cordes avec celle de dispositifs vibrant par sympathie, comme par exemple des anches d'instruments à vent. Plus que jamais d'actualité, le prolongement du son de piano est aujourd'hui réalisé par l'ajout de dispositifs informatiques puissants.

Nombre d'inventions visèrent également à modifier les qualités de la table d'harmonie, afin d'améliorer la sonorité de l'instrument. Ainsi des pianos à double table, à caisse de résonance avec rosace (en imitation du clavecin) ou du piano à table à tension réglable. Les inventeurs cherchèrent également à construire la table d'harmonie avec de nouveaux matériaux : le fer, le cuivre, l'acier furent ainsi essayés à la fin du XIXe siècle ; ces essais furent repris plus tard, pour obtenir des sonorités puissantes, voisines de celles des cloches, plusieurs facteurs s'étonnant qu'un matériau aussi peu homogène que le bois fût encore employé.

La forme de l'instrument fut également l'occasion de multiples propositions. Du piano-table au piano-lit, sans oublier le piano-sténographe, qui permettait de transcrire immédiatement sur papier la musique jouée sur l'instrument, les pianos « polyvalents » eurent également leurs heures de gloire.

Marteaux, cordes et table

D'une façon générale, la majorité des améliorations successives ont toutes cherché à obtenir un son à la fois fort et tenu. La sonorité des pianos actuels donne l'illusion d'une continuité sonore que les facteurs ont toujours cherché à obtenir. A l'inverse, un système élaboré d'étouffoirs permet d'obtenir des sons extrêmement brefs, ce qui fut longtemps impossible.

Pour obtenir cette double qualité, la dimension et le poids des marteaux qui viennent frapper les cordes se révèle décisif. Inversement aux marteaux du piano de Cristofori, légers et presque tous identiques, ceux des pianos actuels, beaucoup plus lourds, ont une taille et un poids qui décroissent au fur et à mesure qu'on va du grave vers l'aigu. Cette caractéristique permet d'obtenir une sonorité et une puissance satisfaisantes, tout en préservant la souplesse de toucher nécessaire au jeu de l'interprète. Le rapport de la masse de la corde à la masse du marteau se révèle ici le facteur déterminant. En outre, la course du marteau d'un piano contemporain a presque doublé, ce qui n'est pas sans conséquences musicales, en particulier sur les tempi.

Jadis couvert d'un cuir souple, les marteaux le sont aujourd'hui de feutre, ce qui contribue aussi à modifier considérablement la sonorité de l'instrument. Le comportement du feutre change en effet selon la nuance, ce qui entraîne une variation de la qualité du son, le spectre s'enrichissant d'autant plus dans l'aigu que le pianiste jouera fort. De plus le feutre, lorsqu'il a été comprimé par une frappe, ne retrouve pas instantanément son état normal : cet effet « mie de pain » donne aux notes répétées rapidement ce caractère brillant que nous connaissons bien.

Inversement aux premiers pianos, qui n'eurent longtemps qu'une seule corde par note, les neuf-dixièmes des cordes d'un piano sont aujourd'hui constituées d'une juxtaposition de deux ou de trois cordes que le marteau vient frapper d'un seul tenant. Ces « doublet » et ces « triplet », qui existaient déjà pour les registres aiguës des pianos viennois de la fin du XVIIIe siècle, furent étendus par Erard aux autres registres de l'instrument, à l'exception de l'extrême grave. L'utilisation de deux ou trois cordes par note, issue davantage d'une expérience empirique que d'une théorie scientifique, permet de ralentir notablement l'usure du marteau ; elle permet également d'homogénéiser la sonorité des notes les unes par rapport aux autres. Un léger désaccord entre les deux ou les trois cordes d'une même note permet en outre de générer des battements qui donnent au son un caractère vivant et chaleureux qu'on ne saurait obtenir avec une corde unique. Par ailleurs, l'inharmonicité intrinsèque à chaque corde, liée à sa raideur, provoque d'autres battements, les fréquences des partiels de chaque note s'éloignant d'une série harmonique simple. L'ensemble de ces phénomènes donne aux sons de piano une caractéristique bien particulière correspondant à une modulation du timbre, le timbre variant entre le début d'un son et sa fin.

Un monde sonore

Certains bruits « parasites » caractéristiques entrent également dans la sonorité du piano. Ainsi, lorsque l'exécutant enfonce une touche du clavier, l'extrémité de la touche, guidée par une petite tige métallique, vient heurter à travers une rondelle de feutre (ou « mouche » d'enfoncement) la structure en bois sur laquelle repose les touches, produisant un bruit plus ou moins intense selon la nuance et le toucher de l'instrumentiste. A la fin de la note, la retombée d'une partie de la mécanique provoque un second bruit, moins fort que le premier, et indépendant de la nuance. Ces deux types de bruits sont aussi des constituants du son de piano, tout comme d'autres constituants bruités provenant de la mise en vibration de telle ou telle parties du piano. Et à l'extinction du son, lorsque les étouffoirs viennent se coller aux cordes, ce contact produit un effet sonore également caractéristique, un peu comme si le son était soudainement avalé.

Le son du piano à une évolution temporelle particulière. Ainsi, la forme du chevalet, qui assure la liaison entre les cordes et la table d'harmonie, et la contrainte statique de celle-ci, déterminent cette évolution temporelle du son après l'attaque. C'est ainsi que les sons dit « immédiats » (qui succèdent aussitôt à l'attaque), intenses sur les pianos modernes, décroissent rapidement, car ils sont liés à une vibration importante de la table, qui absorbe l'énergie des cordes. En revanche, les sons « rémanent », qui sollicitent la table différemment, résultent d'une vibration faible, mais qui dure longtemps. La facture a donné un grand nombre de combinaisons de différents types de sons immédiats et rémanents, qui forment en quelque sorte l'enveloppe du son. C'est ainsi que dans certains cas, le son atteignait son intensité maximale non pas à l'attaque, comme c'est le cas sur les pianos modernes, mais 30 à 40 millisecondes après celle-ci. Les conséquences musicales de ce phénomène sont évidentes, en particulier en matière de legato.

Bien entendu, l'action des deux pédales modifie sensiblement cette enveloppe ; ainsi la pédale una corda, qui déplace l'ensemble des marteaux de façon à se que chacun d'entre eux ne frappe plus que la première corde des doublets ou des triplets, a pour effet d'augmenter le rapport du son rémanent au son immédiat, ce qui permet d'obtenir une sonorité plus moelleuse qu'ordinairement.

Au reste, l'efficacité du rayonnement du son du piano est moins assurée par les cordes elles-mêmes, que par la table d'harmonie. Si la construction d'un piano fait appel à plusieurs essences (tilleul, hêtre, érable, noyer), la table est quant à elle construite le plus souvent en épicéa. Elle est barrée perpendiculairement au grain du bois, afin de corriger l'hétérogénéité et l'anisotropie caractéristiques de ce matériau. Plusieurs court-circuits fâcheux viennent cependant perturber l'efficacité à rayonner de la table : l'un d'entre eux agit, par exemple, au niveau des très basses fréquences. La table du piano, qui vibre comme un tout, est alors le théâtre d'un important échange d'air local entre la partie supérieure et inférieure, ce qui réduit l'efficacité à émettre des très basses fréquences.

D'autres court-circuits se produisent également à des fréquences plus aiguës, lorsque seules certaines petites surfaces de la table vibrent, tandis que les zones intermédiaires demeurent inactives. Ces petites surfaces actives vibrent alors en opposition de phase, produisant un échange d'air au détriment du rayonnement du son. Les fréquences correspondantes sont alors émises très faiblement.

Le toucher en question

Si on le compare à celui du violoniste, le contrôle que le pianiste exerce sur son instrument est limité. En effet, entre ce qu'on appelle le « canal haptique » (le doigt) et la corde se trouve une interface très complexe, aux réglages très sensibles, tel que le contact mécanique entre la touche et le marteau est rompu avant le choc de ce dernier sur les corde. Cette rupture n'a pas existé pour tous les modèles de mécanique ; sur certains, le choc du marteau sur la corde était directement ressenti par les doigts de l'exécutant. Les diverses améliorations apportées à cette interface n'ont pas d'ailleurs été toujours bien acceptées par les virtuoses, leurs réflexes étant conditionnés par de nombreuses années de pratique et eux-mêmes étant habitués à la réponse bien particulière du type de mécanisme qui leur est familier. C'est ainsi que Chopin exécrait le mécanisme du double échappement, auquel il n'était pas habitué. Le choc de l'extrémité de la touche sur la rondelle de feutre provoque en effet ici une sorte de rétroaction temporelle qui, selon la nuance, se trouve décalée avec le son émis, jusqu'à atteindre parfois vingt millisecondes, comme c'est le cas sur les pianos d'aujourd'hui. Décalage surprenant aux doigts (et aux oreilles) de qui n'y est pas accoutumé.

Vers la synthèse

Différents procédés de synthèse proposés tant dans le commerce que dans les laboratoires de recherche (Modulation de fréquences, synthèse additive, analyse/synthèse, échantillonnage, modélisation physique, etc.) sont aujourd'hui en mesurent de générer des « doubles » de sons de piano très efficaces. Parmi les pianos numériques aujourd'hui proposés, certains sont pourvus de mécaniques qui lestent les touches et les rendent sensibles à la vitesse, en imitation du toucher des pianos traditionnels. De sorte que le principal reproche des pianistes quant au toucher de ces pianos n'est pas loin de tomber.

Reste que même si l'on se dirige vers un toucher très proche du toucher pianistique, la diffusion des sons continue de se faire par l'intermédiaire de haut-parleurs ; selon la majeure partie des interprètes, cette différence est encore trop importante, en particulier pour la restitution des attaques et la manière dont le son rayonne dans l'espace. Pour y remédier certains fabricants avaient proposé dans les années soixante d'équiper ces nouveaux instruments de trois ou quatre haut-parleurs activés de manière aléatoire, afin de traduire l'irrégularité de rayonnement de la table.

Le piano traditionnel, quant à lui, n'est pas au bout de son évolution même si celle-ci semble aujourd'hui un peu en retrait par rapport au piano numérique ou au synthétiseur. Plusieurs directions pourraient peut-être se dessiner : par exemple, la recherche d'une facture élargissant la palette de timbre et de modulation de l'instrument.

L'hybridation de l'informatique et de l'électroacoustique avec les principes traditionnels de fabrication mécaniques et acoustiques constitue également une autre direction. Ce couplage permet sans doute d'aller plus loin que ne le font les mécanismes mis en jeu dans les pianos numériques actuels.

Cependant toutes les possibilités résultant de ces innovations sont aussi envisageables avec l'informatique.

Qu'en sera-t-il dans cinquante ans ? Sans trop prophétiser, on peut raisonnablement penser que le développement de nouveaux produits sera plus facile en matière de facture électronique, les mentalités étant ici mieux préparées aux évolutions que celles de la facture traditionnelle.

Le Double échappement

Tous les pianos à queue sont dotés aujourd'huide de la mécanique dite à répétition, ou à double échappement, inventée par Erard au début du XIXe siècle et améliorée par Herz quelques années plus tard pour répondre aux exigences des virtuoses en matière de souplesse et de légèreté.

L'échappement est une petite pièce de bois qui oblige le marteau à revenir en arrière aussitôt après qu'il a percuté la corde. Comme son nom l'indique, le mécanisme à répétition permet une répétion rapide de la même note. Quoique couramment utilisée, le terme « double échappement » est en vérité impropre, le marteau, au moment de sa propulsion, ne se détachant qu'en une seule fois. Sans doute est-ce la sensation ressentie par le doigt du pianiste lorsque le bâton d'échappement retombe sur le « rouleau » qui a conduit certains à parler de double échappement. Pour qu'un nouvel échappement se produise, il faut inévitablement tout recommencer...

La table d'harmonie

Les cordes délivrent leur énergie de vibration à des points différents de la table d'harmonie, qui agit comme un grand diaphragme possédant des modes ou fréquences de résonance bien particulière. Plusieurs facteurs déterminent ces fréquences : la forme et la dimension de la table, le matériau, l'épaisseur et l'orientation du bois, ainsi que l'ensemble des barres collées à la table et la manière dont celle-ci est fixée à la structure du piano.

L'efficacité à rayonner le son, définie comme le rapport entre la puissance rayonnée à la surface de la table et la puissance mécanique délivrée par les cordes, n'est donc pas uniforme du grave à l'aigu. Pour un piano à queue, elle est très faible au-dessous de 80 Hz (Mi1), fonction de la fréquence ensuite, puis se stabilise à une valeur assez élevée, autour de 1200 Hz (Ré5).

Des directions d'émission privilégiées, fonction de la fréquence, sont aussi caractéristiques de la manière dont le son est émis vers l'auditeur. Elles sont bien entendu influencées par la position du couvercle.

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