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La nouvelle musique et la science : interdépendance des concepts

John Chowning

Le compositeur et l'ordinateur, Ircam, Paris, 17-21 février 1981
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Avec l'utilisation des ordinateurs et des systèmes numériques, les processus intervenant dans la composition et dans la production musicales n'ont jamais été si étroitement associés aux possibilités scientifiques et techniques offertes par la société. Avec l'utilisation généralisée des ordinateurs dans la production et la transformation du son, et dans la composition musicale à tous les niveaux (du micro-formel au macro-formel) les compositeurs, par nécessité créatrice, ont suscité une interdépendance profonde entre les divers domaines de la pensée scientifique et musicale. Ce n'est pas seulement que la science et la technologie ont enrichi la musique contemporaine ; c'est que l'inverse est également vrai. Dans certains cas un problème important du point de vue strictement musical induit ou pose directement un problème intéressant sur le plan purement scientifique. Ayant chacune leurs propres motivations, la musique et la science sont interdépendantes et ainsi elles définissent une relation unique à leur bénéfice commun.

L'utilisation de la technologie dans la musique n'est pas nouvelle, bien qu'elle ait atteint un haut degré de pertinence avec le développement rapide des systèmes informatiques. Les systèmes informatiques modernes embrassent des concepts bien plus étendus que ceux qui sont intrinsèques aux machines elles-mêmes. L'un des caractères distinctifs de l'informatique est la possibilité de programmer et donc de créer des langages de programmation. Les langages de programmation de haut niveau, représentant des milliers d'années humaines de réflexions, ont permis l'accès à des disciplines diverses et étendues de l'utilisation de l'ordinateur et sont à l'origine, il y a plus de vingt ans, des premiers liens entre la composition musicale et l'ordinateur.

La programmation met en jeu des processus mentaux et une attention rigoureusement attachée aux détails, comparables à ceux requis par la composition musicale. Il n'est donc pas surprenant que les compositeurs aient été les premiers artistes à faire un usage important des ordinateurs. Il y avait des raisons très fortes pour introduire certains concepts et certaines connaissances scientifiques de base dans la conscience musicale et pour accroître la compétence dans des domaines qui semblaient à première vue étrangers à la musique.

Deux de ces raisons étaient et sont encore particulièrement fortes :

  1. les possibilités de synthèse du son par l'ordinateur sont générales ;
  2. l'incidence de la programmation sur la structure musicale et sur les processus de composition est considérable.

La synthèse du son

Bien que les instruments classiques constituent sans conteste un espace sonore riche, il y a des années que les compositeurs ont imaginé des sons basés sur l'interpolation et l'extrapolation de ceux que l'on trouve dans la nature mais qui ne sont réalisables ni avec des instruments acoustiques ni avec les instruments ou systèmes électroniques récents. Un haut-parleur contrôlé par ordinateur est le moyen de synthèse le plus général qui soit. Tout son, du plus simple au plus complexe, qui peut être produit par un haut-parleur, peut être synthétisé par ce moyen. Ce caractère général de la synthèse par ordinateur permet de disposer d'un espace sonore extraordinairement étendu qui exerce une attraction évidente sur les compositeurs, car dans une large mesure, il constitue la liaison entre ce qui peut être imaginé et ce qui peut être perçu.

Bien que les contraintes imposées sur la production du son par sa source aient disparu, il existe toujours une énorme difficulté que le compositeur doit surmonter s'il veut utiliser ces possibilités. Cette difficulté provient d'un manque de connaissances -- celles nécessaires au compositeur pour utiliser efficacement l'ordinateur dans le processus de synthèse. En partie, ces connaissances ont trait aux ordinateurs -- ce qui s'acquiert facilement, mais elles portent également sur la description physique du son et de ses corrélats acoustiques. Curieusement, dans la plupart des cas, on ne trouve pas les connaissances requises dans les domaines de la recherche scientifique où l'on s'attendrait à les trouver, c'est-à-dire, en acoustique physique ou en psychobiologie, car souvent ces disciplines ne fournissent que des données inexactes (ou pas de données du tout) aux niveaux de détail qui en fin de compte sont ceux qui préoccupent le plus le compositeur. On s'est servi des données et des conclusions scientifiques pour essayer de reproduire des sons naturels, ce qui permet d'obtenir des informations sur le son en général. Les musiciens et les scientifiques musiciens ont vite fait remarquer que la plupart des conclusions étaient insuffisantes, tout comme les données. Même la synthèse de sons qui pour l'oreille ne sont pas éloignés du plus simple des sons naturels, exige une connaissance précise de l'évolution temporelle des divers composants du son.

Mais la physique, la psychologie, l'informatique et les mathématiques ont fourni des outils conceptuels puissants qui, une fois intégrés au savoir musical et à la sensibilité auditive, ont permis aux musiciens, aux scientifiques et aux techniciens réunis dans un travail commun d'amener les nouveaux concepts et les nouvelles descriptions physiques et psycho-physiques du son au degré de précision que demande le compositeur pour satisfaire les hautes exigences de l'oreille et de l'imagination. Quelques résultats : la notion de timbre est beaucoup mieux cernée et les compositeurs ont à leur disposition une palette sonore beaucoup plus riche ; on a découvert et développé de nouvelles techniques de synthèse plus efficaces, à partir d'une action sur les caractères perceptuels du son plutôt que sur ses caractères physiques. Des programmes considérables ont été développés pour monter et mixer des sons synthétiques et/ou enregistrés numériquement. Des expériences menées dans le domaine de la fusion perceptuelle du son ont conduit à des recherches nouvelles et utiles sur le plan musical, portant sur l'identification de la source du son et sur les images auditives ; enfin, on est en train de concevoir et de construire des ordinateurs/synthétiseurs spéciaux dans lesquels sont incorporés beaucoup de ces techniques de pointe et de ces connaissances nouvelles et qui sont capables de fonctionner en temps réel.

Programmation et composition

Etant donné que l'un des postulats fondamentaux de l'élaboration d'un langage de programmation est la généralité, l'étendue des applications pratiques de n'importe quel langage sophistiqué est immense et inclut évidemment la musique. On a écrit des programmes dans des langages de programmation très divers à des fins musicales variées. Les programmes les plus utiles et ceux grâce auxquels l'expérience des compositeurs a le plus progressé sont des programmes destinés à la synthèse et au traitement du son et ceux qui encodent les caractéristiques musicales d'un morceau de musique afin de satisfaire les exigences spécifiques du programme de synthèse.

L'acquisition d'une certaine compétence de programmation peut être utile au compositeur puisqu'elle est la clé d'une compréhension générale des systèmes informatiques. Bien que les systèmes soient composés de programmes très complexes et écrits dans des langages de bas niveau, difficiles d'accès pour les non-spécialistes, la capacité de programmer permet au compositeur de comprendre la façon dont fonctionne l'ensemble d'un système de manière à pouvoir s'en servir utilement. La capacité de programmer offre aussi au compositeur une certaine indépendance à l'un des niveaux où l'indépendance est la plus souhaitable : la synthèse. Comme dans le cas de l'orchestration classique les choix effectués dans la synthèse des sonorités, qui touchent au timbre et à la micro-articulation sont souvent très subjectifs ; ils deviennent beaucoup plus intéressants si le compositeur est capable de jouer librement avec les algorithmes de synthèse.

La capacité de programmer des structures musicales constitue un autre niveau d'indépendance souhaitable. C'est dans la mesure où les processus de composition peuvent être formulés d'une manière plus ou moins précise, qu'on peut les mettre en oeuvre sous la forme d'un programme. Une structure musicale basée par exemple sur un processus itératif quelconque peut être convenablement réalisée par la programmation. Mais il existe également des retombées moins tangibles de la capacité de programmer acquise par le compositeur qui se familiarise avec les langages de programmation. Si le rôle que doit jouer un programme peut influencer le choix du langage dans lequel ce programme est écrit il est également vrai qu'un langage de programmation peut influencer la conception du rôle d'un programme. Plus généralement, les concepts de programmation peuvent susciter des fonctions qui ne se présenteraient pas à l'esprit en dehors du contexte de la programmation. Ceci est d'une importance capitale dans la composition musicale, puisque l'introduction des concepts de la programmation dans l'imagination musicale peut étendre l'aire d'exercice de l'imagination elle-même. En d'autres termes, le langage n'est pas simplement un outil avec lequel on peut accomplir des tâches où des fonctions préconçues ; c'est aussi une base étendue avec laquelle l'imagination peut entrer en interaction pour élaborer des structures.

Bien que la synthèse du son à l'aide de l'ordinateur mette en jeu des concepts physiques et/ou psycho-physique dérivés de l'analyse de sons naturels, le timbre est loin d'être le seul domaine touché par ces concepts lorsqu'ils sont associés au plus haut niveau à la programmation des structures musicales. Les sons complexes, naturels ou synthétisés, sont constitués de nombreux modes de vibration individuels. Dans la plupart des sons musicaux naturels, ces modes sont ordonnés selon ce qu'on appelle les séries harmoniques dont l'explication relève de la physique et de l'acoustique. Il existe au sein du concept de série harmoniques de nombreuses variations possibles qui, lorsqu'elles sont considérables distinguent les différentes familles d'instruments et lorsqu'elles sont fines, les différents instruments à l'intérieur d'une même famille ; mais il existe encore beaucoup plus de variations dans les séries harmoniques et dans leur évolution temporelle et, à vrai dire, de rapports ordonnés entre des modes autres que les séries harmoniques, qui ne peuvent être produits autrement que par la synthèse par ordinateur. A la différence de ce qui se passe dans le cas de la composition pour instruments acoustiques où le compositeur n'est pas maître des inter-relations des modes vibratoires d'un instrument, la synthèse par ordinateur permet de composer à partir des microstructures musicales mêmes.

En matière de composition par ordinateur, donc, la micro-structure de la musique n'est pas nécessairement liée à une forme prédéterminée, associée à l'articulation particulière d'un instrument donné et s'opposant à l'établissement d'une relation fonctionnelle forte avec la macro-structure. Au contraire, elle peut être soumise aux mêmes processus mentaux et être déterminée dans l'imagination du compositeur aussi librement que tous les autres aspects de l'oeuvre en gestation.

John Chowning
traduit par Jacques Lacava

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