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Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Michael Jarrel, n° 1, novembre 1992
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1992
Ils ont occupé une part importante de ma vie. J'ai toujours
été très attiré par le dessin. Je pense d'ailleurs
avoir eu probablement plus de talent pour la peinture que pour la musique. Je
ne crois pas avoir véritablement souhaité devenir peintre. Il me
semble que j'avais trop de facilité et qu'il m'a manqué la
conviction.
Aujourd'hui, avec le recul, je pense avoir cherché une sorte de
difficulté : une matière qui me résiste. J'avais
l'impression que la peinture ne me résistait pas assez. Je regrette un
peu d'avoir arrêté cette activité à laquelle je
reste très attaché. Je faisais aussi de la sculpture et
même de la bande dessinée. A Genève, le système
était, de ce point de vue, très bien organisé. Si l'on
choisissait l'équivalent du baccalauréat artistique
français, on pouvait, pendant les quatre dernières années,
se consacrer à la musique ou aux arts visuels. J'ai opté pour ces
derniers parce que j'étudiais déjà la musique en dehors de
l'école. Le programme était très bien
découpé, avec quatre heures de dessin, quatre heures de
sculpture, deux heures de dessin technique, de l'histoire de l'art et d'autres
disciplines.
Avez-vous découvert la peinture d'une façon aussi évidente que l'écriture musicale ?
Oui. Ma mère m'a encouragé, parce qu'elle-même était
sensible à cette discipline. Avec le recul, je trouve très
positif ce principe d'éducation qui consiste à donner des
rudiments dans plusieurs activités artistiques et intellectuelles. Par
exemple, chaque membre de ma famille jouait d'un instrument, mais sans une
quelconque pression et sans ce volontarisme que l'on retrouve chez certaines
familles de musiciens.
La musique a toujours été un peu plus importante pour moi que la
peinture. A un certain moment, j'ai hésité. Mais je nourrissais
une méfiance, non pas à l'égard de la peinture proprement
dite mais à l'égard du milieu de la peinture ; alors que
j'étais très attiré par le sérieux des musiciens.
Leur côté employé de banque me fascinait. En
définitive, c'est la discipline de travail spécifique au musicien
qui me convenait. J'étais pianiste. Il fut un temps où je
travaillais tous les jours mon instrument. J'étais très strict
avec moi-même, en réaction à la nonchalance de mes
camarades de classe. Quand l'un d'entre eux disait qu'il était peintre,
je ne ressentais que rarement un véritable engagement. Lorsque je me
suis retrouvé au Conservatoire, j'ai dû organiser ma vie tout
seul, et je l'ai fait avec beaucoup de discipline, avec des horaires
très stricts. Tous les matins, je commençais à 8 heures
par ce que j'appelais l'hygiène musicale, à savoir
solfège, harmonie, contrepoint, choral, etc., avant de me mettre soit au
piano, soit à la composition.
Qu'est-ce qui a déterminé votre choix pour la composition ?
J'ai abordé très tôt la composition, d'une manière quasi accidentelle. Ce ne fut pas une question de vocation mais de pédagogie. Comme je vous l'ai dit, j'ai partagé mon temps entre plusieurs activités de natures différentes. Je me suis également intéressé à d'autres genres de musique tels que le jazz ou le rock. A un moment donné, il était clair que je voulais me consacrer entièrement à la composition.
La rigueur que vous avez découverte en musique, ne pouviez-vous pas l'appliquer dans les arts plastiques ?
Beaucoup de grands peintres ont certainement une discipline. Aujourd'hui,
j'aurais peut-être une autre réaction. J'ai tendance à
trouver les musiciens un peu trop rigides et fermés sur eux-mêmes.
C'est sans doute lié aux contraintes de l'apprentissage.
Depuis que j'ai quitté la Suisse, j'ai un peu perdu le contact avec la
peinture et les arts plastiques. Il y a dix ans encore, je me tenais
très informé.
En fait, vous revendiquez une forme de contrainte en art synonyme d'apprentissage rigoureux et de technique, qui aboutirait à une dimension créatrice.
Adolescent, j'ai cherché cette contrainte. Ma rencontre avec Klaus Huber fut liée à cette recherche. Avec la peinture, je me sentais dans un cocon. Or j'éprouvais le besoin de me retrouver dans un carcan qui me renverrait à moi-même, qui me forcerait à réagir, où je pourrais prendre position.
Quand avez-vous arrêté de peindre ?
A partir du moment où j'ai quitté l'Allemagne, en 1980. Cet arrêt a été provoqué par des raisons pratiques et non par un choix personnel. J'ai également arrêté de travailler le piano pour des raisons matérielles. Je n'avais pas de piano en Allemagne.
Le rapport à l'image procède-t-il du même élan que le rapport au son ?
L'étude de l'image m'a aidé en musique. Je travaille souvent avec des représentations imagées. Sans entrer dans une problématique comparable à celle d'Olivier Messiaen par exemple et sans parler de couleur proprement dite, je pense souvent au côté imagé des couleurs. Dans une lettre, Claude Debussy raconte une expérience à laquelle j'ai été très sensible. Il décrit un mur avec de la mousse, qui, à force de passages, finit par devenir délavé, entre la pourriture et la couleur réelle. Je suis sensible à l'intensité de la couleur et à ce qu'elle provoque dans l'imagination. Quand je regarde une partition, j'y vois un rapport graphique. Sans même essayer de l'écouter vraiment, se dégage d'emblée une première impression due à la cohérence graphique. Mais je ne vois pas de couleurs.
Comment se traduit, lorsque vous rédigez une partition, cette sensibilité au graphisme et à la couleur ?
Si je décris par exemple «un paysage terrestre ou maritime avec
un orage et de la pluie», idée que j'ai traitée dans
D'ombres lointaines, je me fabrique une représentation visuelle
intérieure qui m'aide à reconstruire cette image. C'est
très difficile à expliquer. Je n'ai jamais vraiment pu formuler
ce qui se passe, et j'évite de le faire. Je me suis rendu compte,
lorsque j'achevais Des nuages et des brouillards, que je m'imposais des
lois, des contraintes que j'ai réparties dans la disposition des voix.
Sur le moment, sur un microproblème, je m'impose des choix, des
règles. Mais je ne généralise pas. J'avance dans le
travail en m'imposant des contraintes différentes. Si on me demande :
«Quelle technique avez-vous employée dans tel cas ?», j'ai
du mal à trouver une explication, car j'ai oublié les contraintes
que je m'étais fixées dans la mesure où d'autres choix se
sont imposés. Je n'attends pas de l'auditeur qu'il retrouve tel ou tel
processus d'une oeuvre à l'autre, bien que mes choix participent d'un
tout que j'intègre d'une pièce à l'autre. Il s'agit
presque d'un jeu d'esprit, d'une petite mécanique. Cela devient comme un
jeu d'échecs où l'on imagine une suite optimale de coups qui
fonctionnent dans un temps limité, car des événements
extérieurs, le partenaire, développent une stratégie sans
doute prévue mais inattendue au moment où elle se
présente. On doit alors réfléchir à nouveau afin de
poursuivre au mieux et, de fait, oublier ce que l'on avait prévu. J'en
reviens toujours à cette idée d'artisanat qui consiste à
se tenir prêt à réagir ; prêt pour une
réaction sur le champ. C'est un problème d'arborescence :
continuer à écrire tout en intégrant l'imprévu.
Lors de mon travail, je me pose des pièges. Je me méfie de ce que
j'ai en moi. Cette remise en question favorise la fragilité. Tout en
ayant un rapport très simple à la composition, je n'ai aucune
certitude. Au fond, je pense qu'il est sain de douter. C'est peut-être
pourquoi je m'attarde beaucoup sur le métier, je me raccroche à
des éléments quantifiables.
Je suis sensible à toutes les étapes du travail même si,
après avoir achevé une pièce, j'ai du mal à me dire
«maintenant ma partition existe en tant que telle». Une oeuvre
musicale n'existe vraiment qu'en concert. J'apprécie beaucoup le travail
avec les instrumentistes, mais j'appréhende la confrontation avec le
public. L'écoute de mon travail se révèle alors encore
plus critique et je deviens réceptif au moindre détail,
particulièrement à l'engagement des interprètes et du
public. En fait, je suis rarement content après un concert.
Croyez-vous à des correspondances et à des évolutions parallèles des différents arts ?
Il en existe certainement, mais elles ont leurs limites. Les parallèles Schönberg/Kandinsky, Picasso/Stravinsky furent réels parce que intégrés à l'esprit d'une époque. Bien qu'il soit problématique d'évoquer l'impressionnisme pictural en relation avec l'impressionnisme musical, on ne peut nier leurs points communs. L'éloignement de l'harmonie et de la tonalité a correspondu à l'éloignement de la figuration. Aujourd'hui, certains courants reviennent au figuratif comme certains compositeurs emploient à nouveau des aspects de la tonalité.
La notion d'esquisse, dans votre travail, est-elle comparable à celle du dessin ?
En peinture, l'esquisse est une étape tout à fait naturelle
où l'artiste tente de cerner un problème. Un peintre comme
Picasso a réalisé deux cent cinquante esquisses sur
Velázquez, comme une série où chaque tentative
détient une valeur en soi tout en signifiant une globalité.
L'unité globale comme l'unité individuelle sont des forces en
soi. En musique, cet aspect n'existe pas vraiment. Je pense que c'est
regrettable. Je considère la série des Assonances, ce que
j'appelle «mes cahiers d'esquisses», comme un droit : celui de me
concentrer sur une idée et de m'y sentir libre.
Dans le cas de Picasso/Velázquez, peut-on encore parler d'esquisse ? Il
essaie plutôt à chaque fois de réaliser une oeuvre et son
projet consiste à recommencer sans cesse cette même oeuvre. Dans
ce cas, le mot esquisse n'est peut-être pas le bon terme. Esquisse, en
peinture, sous-entend la notion de carnet d'esquisses, comme des travaux
préparatoires ou des études. Le mot série convient
davantage.
Quels sont les peintres dont vous pouvez vous réclamer en tant que compositeur, comme si la logique créatrice dépassait le cadre des spécialisations ?
Je cite toujours Giacometti. Chaque oeuvre a sa qualité. Ses portraits
surtout dans lesquels il utilise toujours la même technique, la
même façon de cerner la personne, le même cadre qui
détermine l'espace, le même travail autour des yeux. Pourtant,
derrière chaque portrait, on devine une autre personnalité, tout
cela à travers la même maîtrise et la même technique.
C'est extraordinaire. C'est comme le système tonal. La technique
était absolument au point et permettait de capter quelque chose de
différent, présent derrière le cadre.
Aujourd'hui, on pense un peu trop au contenant. Dans Tristes Tropiques,
Claude Lévi-Strauss, se référant à ses
études de philosophie, explique jusqu'où la technique, dans
l'exercice de l'esprit, peut devenir plus importante que le contenu. Au lieu de
chercher la vérité, on est tenté d'évaluer un
système contre l'autre et d'en faire la démonstration.
Peut-être notre jugement sur une oeuvre musicale est-il faussé
aujourd'hui, à cause de cette absence de style d'époque ? Le
débat sur la musique est toujours difficile. Ce qui importe, c'est
justement tout ce qui va nous permettre d'exprimer un contenu au-delà ou
derrière la technique. Pollock me fascine aussi. Avec les mêmes
moyens, il construit à chaque oeuvre un univers différent. Je
suis également fasciné par le côté horloger suisse
de Tinguely, par ses idées de mécaniques soignées, ce
côté artisanal. Il est vrai que, dans la peinture et dans la
sculpture, l'artisanat est beaucoup plus tangible que dans la musique.
Il m'est difficile de parler des artistes de ma génération et
c'est peut-être parce que l'on éprouve la plupart des chocs et des
révélations entre 18 et 20 ans.
Pouvez-vous décrire un de ces chocs, une de ces révélations ?
Bien que je ne sois pas convaincu par l'ensemble de son oeuvre, j'étais
un jour dans une grande exposition à Bâle, et dans une des caves
se trouvait une pièce de Joseph Beuys. Je me souviens d'un appareillage
extraordinaire où il y avait un petit trou qui traversait le mur, un
petit tuyau qui sortait de ce mur raccordé à une sorte de machine
à fabriquer de la vapeur. Et on pouvait voir des petits nuages se former
au fur et à mesure.
J'ai été frappé par cette imagination, par cette vision du
lieu, car la cave était particulièrement belle, avec des
voûtes et une coupole recouvertent d'une couleur telle qu'on en trouve
à Rome, un rouge rosé patiné. Cette série
instantanée de différents moments d'images
éphémères se modifiant comme les nuages se modifient fut
pour moi une expérience de création de l'espace et de mouvement
dans cet espace. En définitive, c'est l'intensité de l'image qui
se modifiait. Cette rencontre avec ce travail de Joseph Beuys a laissé
de fortes traces.
Comment conciliez-vous la nécessité de solitude du compositeur avec un désir de confrontations, de rencontres, de connaissances et d'élaborations communes ?
J'ai travaillé pour le ballet et la danse m'a toujours passionné. Bien que récemment j'aie éprouvé le besoin de prendre mes distances, je dois avouer que j'étais fasciné par l'école de danse américaine. Dana Reitz, danseuse exceptionnelle, a travaillé sur le concept de silence et a dansé sur le silence. J'ai, bien sûr, été passionné par l'école allemande, celle de Reinhild Hoffmann ou de Pina Bausch.
Qu'aimez-vous chez Dana Reitz ou chez Pina Bausch ?
C'est très difficile à expliquer. Chez Dana Reitz, j'ai
été frappé par la concentration du rythme, celui du corps
en particulier. Mais pas seulement, elle était musicienne et avait
étudié le hautbois. Sa conscience du rythme était plus
subtile, d'autant plus qu'elle se concentrait sur certains
éléments du corps, comme les mains, ce qui l'amenait à
organiser l'espace dans ses chorégraphies. Il n'y avait jamais de
décors, et avec un minimum de lumière, seule sur la scène,
elle parvenait, par cette concentration du rythme du corps, à
définir différents espaces.
Avec Pina Bausch, je retrouvais des éléments que j'aime en
peinture. Son Sacre du printemps, avec ce côté très
âpre, fut une révélation. Tout d'abord, la danse ne
gênait pas la musique, elle ne la déformait pas, il n'y avait pas
de prismes mais plutôt des contrepoints. En tant que spectateur
impliqué dans la composition, je me sentais concerné par cette
démarche.
Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec les danseurs?
J'ai rencontré beaucoup de danseurs et j'aime beaucoup travailler avec eux. Pour une création au théâtre de Salzbourg, j'ai collaboré avec Etienne Frey, un jeune chorégraphe suisse. Nous avons élaboré ensemble la chorégraphie et ce que l'on pourrait appeler la trame musicale. Nous avons eu de longues discussions où je lui ai raconté mon projet. Avant même que la musique ne soit écrite, je lui ai fait parvenir des tas de petits bouts de papier un peu explicites, une sorte de mode d'emploi de ce que je souhaitais composer. Il était très sensible aux différents concepts de développement que je lui exposais, parce qu'il y avait concordance entre mes recherches et les siennes. De plus, il entretient une relation très intense avec le passé et le ballet traditionnel. On peut se risquer à faire ce parallèle : je me sens également très lié à la tradition musicale. Il s'agissait pour nous de réintroduire dans notre travail des éléments qui appartenaient à l'histoire. Ballet traditionnel ne signifie pas numéro de cirque, je ne supporte pas cette convention, un peu comme à l'opéra lorsqu'on célèbre un air, que tout s'arrête et que le public applaudit. Perpétuer la tradition d'une technique, du geste, du mouvement, n'est pas artificiel. On vit dans une tradition : soit on réagit contre elle, soit on est dehors, soit on est dedans.
Les titres de vos oeuvres, souvent métaphoriques, font appel à une terminologie spécifique à la géométrie ou à l'architecture, par exemple. Votre écriture est-elle également métaphorique ? Le titre est-il déjà en soi un modèle pour l'écriture, pour l'expression et pour la perception ?
Oui, souvent, parce que mes titres sont parfois tirés d'un livre ou sont directement le titre d'un livre. Je suis toujours en éveil. Au fond, je suis toujours à la recherche d'un texte qui me donne des idées. Si j'aime un livre, j'ai envie de conserver une trace comme un jeu de mémoire.
Quelle différence faites-vous entre la mimesis et le modèle ?
La mimesis est vraiment liée à la création musicale. Prenons Mozart, par exemple, je suis persuadé que sa musique correspond au moins à 80 % du langage de l'époque contre 20 % de son génie. Dans mon cas, j'essaie de rester ouvert à des perspectives étrangères à mon vocabulaire musical, extérieures à mes intérêts personnels. J'ai beaucoup de modèles. Il y a plusieurs façons d'imaginer le modèle : il peut y avoir correspondance, élément sur lequel on se base pour se rassurer, mais cela peut aussi être l'emploi d'un élément perturbateur, gênant, qu'on essaye d'intégrer dans son travail. Que va-t-il alors provoquer ? Dans ce sens, créer est synonyme de s'approprier.
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