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Entretien avec Michael Jarrel

Danielle Cohen-Levinas

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Michael Jarrel, n° 1, novembre 1992
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Les arts plastiques ont occupé une place importante dans votre vie. Vous avez même souhaité devenir peintre. Tiennent-ils aujourd'hui la même place dans votre travail ?

Ils ont occupé une part importante de ma vie. J'ai toujours été très attiré par le dessin. Je pense d'ailleurs avoir eu probablement plus de talent pour la peinture que pour la musique. Je ne crois pas avoir véritablement souhaité devenir peintre. Il me semble que j'avais trop de facilité et qu'il m'a manqué la conviction.
Aujourd'hui, avec le recul, je pense avoir cherché une sorte de difficulté : une matière qui me résiste. J'avais l'impression que la peinture ne me résistait pas assez. Je regrette un peu d'avoir arrêté cette activité à laquelle je reste très attaché. Je faisais aussi de la sculpture et même de la bande dessinée. A Genève, le système était, de ce point de vue, très bien organisé. Si l'on choisissait l'équivalent du baccalauréat artistique français, on pouvait, pendant les quatre dernières années, se consacrer à la musique ou aux arts visuels. J'ai opté pour ces derniers parce que j'étudiais déjà la musique en dehors de l'école. Le programme était très bien découpé, avec quatre heures de dessin, quatre heures de sculpture, deux heures de dessin technique, de l'histoire de l'art et d'autres disciplines.

Avez-vous découvert la peinture d'une façon aussi évidente que l'écriture musicale ?

Oui. Ma mère m'a encouragé, parce qu'elle-même était sensible à cette discipline. Avec le recul, je trouve très positif ce principe d'éducation qui consiste à donner des rudiments dans plusieurs activités artistiques et intellectuelles. Par exemple, chaque membre de ma famille jouait d'un instrument, mais sans une quelconque pression et sans ce volontarisme que l'on retrouve chez certaines familles de musiciens.
La musique a toujours été un peu plus importante pour moi que la peinture. A un certain moment, j'ai hésité. Mais je nourrissais une méfiance, non pas à l'égard de la peinture proprement dite mais à l'égard du milieu de la peinture ; alors que j'étais très attiré par le sérieux des musiciens. Leur côté employé de banque me fascinait. En définitive, c'est la discipline de travail spécifique au musicien qui me convenait. J'étais pianiste. Il fut un temps où je travaillais tous les jours mon instrument. J'étais très strict avec moi-même, en réaction à la nonchalance de mes camarades de classe. Quand l'un d'entre eux disait qu'il était peintre, je ne ressentais que rarement un véritable engagement. Lorsque je me suis retrouvé au Conservatoire, j'ai dû organiser ma vie tout seul, et je l'ai fait avec beaucoup de discipline, avec des horaires très stricts. Tous les matins, je commençais à 8 heures par ce que j'appelais l'hygiène musicale, à savoir solfège, harmonie, contrepoint, choral, etc., avant de me mettre soit au piano, soit à la composition.

Qu'est-ce qui a déterminé votre choix pour la composition ?

J'ai abordé très tôt la composition, d'une manière quasi accidentelle. Ce ne fut pas une question de vocation mais de pédagogie. Comme je vous l'ai dit, j'ai partagé mon temps entre plusieurs activités de natures différentes. Je me suis également intéressé à d'autres genres de musique tels que le jazz ou le rock. A un moment donné, il était clair que je voulais me consacrer entièrement à la composition.

La rigueur que vous avez découverte en musique, ne pouviez-vous pas l'appliquer dans les arts plastiques ?

Beaucoup de grands peintres ont certainement une discipline. Aujourd'hui, j'aurais peut-être une autre réaction. J'ai tendance à trouver les musiciens un peu trop rigides et fermés sur eux-mêmes. C'est sans doute lié aux contraintes de l'apprentissage.
Depuis que j'ai quitté la Suisse, j'ai un peu perdu le contact avec la peinture et les arts plastiques. Il y a dix ans encore, je me tenais très informé.

En fait, vous revendiquez une forme de contrainte en art synonyme d'apprentissage rigoureux et de technique, qui aboutirait à une dimension créatrice.

Adolescent, j'ai cherché cette contrainte. Ma rencontre avec Klaus Huber fut liée à cette recherche. Avec la peinture, je me sentais dans un cocon. Or j'éprouvais le besoin de me retrouver dans un carcan qui me renverrait à moi-même, qui me forcerait à réagir, où je pourrais prendre position.

Quand avez-vous arrêté de peindre ?

A partir du moment où j'ai quitté l'Allemagne, en 1980. Cet arrêt a été provoqué par des raisons pratiques et non par un choix personnel. J'ai également arrêté de travailler le piano pour des raisons matérielles. Je n'avais pas de piano en Allemagne.

Le rapport à l'image procède-t-il du même élan que le rapport au son ?

L'étude de l'image m'a aidé en musique. Je travaille souvent avec des représentations imagées. Sans entrer dans une problématique comparable à celle d'Olivier Messiaen par exemple et sans parler de couleur proprement dite, je pense souvent au côté imagé des couleurs. Dans une lettre, Claude Debussy raconte une expérience à laquelle j'ai été très sensible. Il décrit un mur avec de la mousse, qui, à force de passages, finit par devenir délavé, entre la pourriture et la couleur réelle. Je suis sensible à l'intensité de la couleur et à ce qu'elle provoque dans l'imagination. Quand je regarde une partition, j'y vois un rapport graphique. Sans même essayer de l'écouter vraiment, se dégage d'emblée une première impression due à la cohérence graphique. Mais je ne vois pas de couleurs.

Comment se traduit, lorsque vous rédigez une partition, cette sensibilité au graphisme et à la couleur ?

Si je décris par exemple «un paysage terrestre ou maritime avec un orage et de la pluie», idée que j'ai traitée dans D'ombres lointaines, je me fabrique une représentation visuelle intérieure qui m'aide à reconstruire cette image. C'est très difficile à expliquer. Je n'ai jamais vraiment pu formuler ce qui se passe, et j'évite de le faire. Je me suis rendu compte, lorsque j'achevais Des nuages et des brouillards, que je m'imposais des lois, des contraintes que j'ai réparties dans la disposition des voix. Sur le moment, sur un microproblème, je m'impose des choix, des règles. Mais je ne généralise pas. J'avance dans le travail en m'imposant des contraintes différentes. Si on me demande : «Quelle technique avez-vous employée dans tel cas ?», j'ai du mal à trouver une explication, car j'ai oublié les contraintes que je m'étais fixées dans la mesure où d'autres choix se sont imposés. Je n'attends pas de l'auditeur qu'il retrouve tel ou tel processus d'une oeuvre à l'autre, bien que mes choix participent d'un tout que j'intègre d'une pièce à l'autre. Il s'agit presque d'un jeu d'esprit, d'une petite mécanique. Cela devient comme un jeu d'échecs où l'on imagine une suite optimale de coups qui fonctionnent dans un temps limité, car des événements extérieurs, le partenaire, développent une stratégie sans doute prévue mais inattendue au moment où elle se présente. On doit alors réfléchir à nouveau afin de poursuivre au mieux et, de fait, oublier ce que l'on avait prévu. J'en reviens toujours à cette idée d'artisanat qui consiste à se tenir prêt à réagir ; prêt pour une réaction sur le champ. C'est un problème d'arborescence : continuer à écrire tout en intégrant l'imprévu.
Lors de mon travail, je me pose des pièges. Je me méfie de ce que j'ai en moi. Cette remise en question favorise la fragilité. Tout en ayant un rapport très simple à la composition, je n'ai aucune certitude. Au fond, je pense qu'il est sain de douter. C'est peut-être pourquoi je m'attarde beaucoup sur le métier, je me raccroche à des éléments quantifiables.
Je suis sensible à toutes les étapes du travail même si, après avoir achevé une pièce, j'ai du mal à me dire «maintenant ma partition existe en tant que telle». Une oeuvre musicale n'existe vraiment qu'en concert. J'apprécie beaucoup le travail avec les instrumentistes, mais j'appréhende la confrontation avec le public. L'écoute de mon travail se révèle alors encore plus critique et je deviens réceptif au moindre détail, particulièrement à l'engagement des interprètes et du public. En fait, je suis rarement content après un concert.

Croyez-vous à des correspondances et à des évolutions parallèles des différents arts ?

Il en existe certainement, mais elles ont leurs limites. Les parallèles Schönberg/Kandinsky, Picasso/Stravinsky furent réels parce que intégrés à l'esprit d'une époque. Bien qu'il soit problématique d'évoquer l'impressionnisme pictural en relation avec l'impressionnisme musical, on ne peut nier leurs points communs. L'éloignement de l'harmonie et de la tonalité a correspondu à l'éloignement de la figuration. Aujourd'hui, certains courants reviennent au figuratif comme certains compositeurs emploient à nouveau des aspects de la tonalité.

La notion d'esquisse, dans votre travail, est-elle comparable à celle du dessin ?

En peinture, l'esquisse est une étape tout à fait naturelle où l'artiste tente de cerner un problème. Un peintre comme Picasso a réalisé deux cent cinquante esquisses sur Velázquez, comme une série où chaque tentative détient une valeur en soi tout en signifiant une globalité. L'unité globale comme l'unité individuelle sont des forces en soi. En musique, cet aspect n'existe pas vraiment. Je pense que c'est regrettable. Je considère la série des Assonances, ce que j'appelle «mes cahiers d'esquisses», comme un droit : celui de me concentrer sur une idée et de m'y sentir libre.
Dans le cas de Picasso/Velázquez, peut-on encore parler d'esquisse ? Il essaie plutôt à chaque fois de réaliser une oeuvre et son projet consiste à recommencer sans cesse cette même oeuvre. Dans ce cas, le mot esquisse n'est peut-être pas le bon terme. Esquisse, en peinture, sous-entend la notion de carnet d'esquisses, comme des travaux préparatoires ou des études. Le mot série convient davantage.

Quels sont les peintres dont vous pouvez vous réclamer en tant que compositeur, comme si la logique créatrice dépassait le cadre des spécialisations ?

Je cite toujours Giacometti. Chaque oeuvre a sa qualité. Ses portraits surtout dans lesquels il utilise toujours la même technique, la même façon de cerner la personne, le même cadre qui détermine l'espace, le même travail autour des yeux. Pourtant, derrière chaque portrait, on devine une autre personnalité, tout cela à travers la même maîtrise et la même technique. C'est extraordinaire. C'est comme le système tonal. La technique était absolument au point et permettait de capter quelque chose de différent, présent derrière le cadre.
Aujourd'hui, on pense un peu trop au contenant. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss, se référant à ses études de philosophie, explique jusqu'où la technique, dans l'exercice de l'esprit, peut devenir plus importante que le contenu. Au lieu de chercher la vérité, on est tenté d'évaluer un système contre l'autre et d'en faire la démonstration. Peut-être notre jugement sur une oeuvre musicale est-il faussé aujourd'hui, à cause de cette absence de style d'époque ? Le débat sur la musique est toujours difficile. Ce qui importe, c'est justement tout ce qui va nous permettre d'exprimer un contenu au-delà ou derrière la technique. Pollock me fascine aussi. Avec les mêmes moyens, il construit à chaque oeuvre un univers différent. Je suis également fasciné par le côté horloger suisse de Tinguely, par ses idées de mécaniques soignées, ce côté artisanal. Il est vrai que, dans la peinture et dans la sculpture, l'artisanat est beaucoup plus tangible que dans la musique.
Il m'est difficile de parler des artistes de ma génération et c'est peut-être parce que l'on éprouve la plupart des chocs et des révélations entre 18 et 20 ans.

Pouvez-vous décrire un de ces chocs, une de ces révélations ?

Bien que je ne sois pas convaincu par l'ensemble de son oeuvre, j'étais un jour dans une grande exposition à Bâle, et dans une des caves se trouvait une pièce de Joseph Beuys. Je me souviens d'un appareillage extraordinaire où il y avait un petit trou qui traversait le mur, un petit tuyau qui sortait de ce mur raccordé à une sorte de machine à fabriquer de la vapeur. Et on pouvait voir des petits nuages se former au fur et à mesure.
J'ai été frappé par cette imagination, par cette vision du lieu, car la cave était particulièrement belle, avec des voûtes et une coupole recouvertent d'une couleur telle qu'on en trouve à Rome, un rouge rosé patiné. Cette série instantanée de différents moments d'images éphémères se modifiant comme les nuages se modifient fut pour moi une expérience de création de l'espace et de mouvement dans cet espace. En définitive, c'est l'intensité de l'image qui se modifiait. Cette rencontre avec ce travail de Joseph Beuys a laissé de fortes traces.

Comment conciliez-vous la nécessité de solitude du compositeur avec un désir de confrontations, de rencontres, de connaissances et d'élaborations communes ?

J'ai travaillé pour le ballet et la danse m'a toujours passionné. Bien que récemment j'aie éprouvé le besoin de prendre mes distances, je dois avouer que j'étais fasciné par l'école de danse américaine. Dana Reitz, danseuse exceptionnelle, a travaillé sur le concept de silence et a dansé sur le silence. J'ai, bien sûr, été passionné par l'école allemande, celle de Reinhild Hoffmann ou de Pina Bausch.

Qu'aimez-vous chez Dana Reitz ou chez Pina Bausch ?

C'est très difficile à expliquer. Chez Dana Reitz, j'ai été frappé par la concentration du rythme, celui du corps en particulier. Mais pas seulement, elle était musicienne et avait étudié le hautbois. Sa conscience du rythme était plus subtile, d'autant plus qu'elle se concentrait sur certains éléments du corps, comme les mains, ce qui l'amenait à organiser l'espace dans ses chorégraphies. Il n'y avait jamais de décors, et avec un minimum de lumière, seule sur la scène, elle parvenait, par cette concentration du rythme du corps, à définir différents espaces.
Avec Pina Bausch, je retrouvais des éléments que j'aime en peinture. Son Sacre du printemps, avec ce côté très âpre, fut une révélation. Tout d'abord, la danse ne gênait pas la musique, elle ne la déformait pas, il n'y avait pas de prismes mais plutôt des contrepoints. En tant que spectateur impliqué dans la composition, je me sentais concerné par cette démarche.

Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec les danseurs?

J'ai rencontré beaucoup de danseurs et j'aime beaucoup travailler avec eux. Pour une création au théâtre de Salzbourg, j'ai collaboré avec Etienne Frey, un jeune chorégraphe suisse. Nous avons élaboré ensemble la chorégraphie et ce que l'on pourrait appeler la trame musicale. Nous avons eu de longues discussions où je lui ai raconté mon projet. Avant même que la musique ne soit écrite, je lui ai fait parvenir des tas de petits bouts de papier un peu explicites, une sorte de mode d'emploi de ce que je souhaitais composer. Il était très sensible aux différents concepts de développement que je lui exposais, parce qu'il y avait concordance entre mes recherches et les siennes. De plus, il entretient une relation très intense avec le passé et le ballet traditionnel. On peut se risquer à faire ce parallèle : je me sens également très lié à la tradition musicale. Il s'agissait pour nous de réintroduire dans notre travail des éléments qui appartenaient à l'histoire. Ballet traditionnel ne signifie pas numéro de cirque, je ne supporte pas cette convention, un peu comme à l'opéra lorsqu'on célèbre un air, que tout s'arrête et que le public applaudit. Perpétuer la tradition d'une technique, du geste, du mouvement, n'est pas artificiel. On vit dans une tradition : soit on réagit contre elle, soit on est dehors, soit on est dedans.

Les titres de vos oeuvres, souvent métaphoriques, font appel à une terminologie spécifique à la géométrie ou à l'architecture, par exemple. Votre écriture est-elle également métaphorique ? Le titre est-il déjà en soi un modèle pour l'écriture, pour l'expression et pour la perception ?

Oui, souvent, parce que mes titres sont parfois tirés d'un livre ou sont directement le titre d'un livre. Je suis toujours en éveil. Au fond, je suis toujours à la recherche d'un texte qui me donne des idées. Si j'aime un livre, j'ai envie de conserver une trace comme un jeu de mémoire.

Quelle différence faites-vous entre la mimesis et le modèle ?

La mimesis est vraiment liée à la création musicale. Prenons Mozart, par exemple, je suis persuadé que sa musique correspond au moins à 80 % du langage de l'époque contre 20 % de son génie. Dans mon cas, j'essaie de rester ouvert à des perspectives étrangères à mon vocabulaire musical, extérieures à mes intérêts personnels. J'ai beaucoup de modèles. Il y a plusieurs façons d'imaginer le modèle : il peut y avoir correspondance, élément sur lequel on se base pour se rassurer, mais cela peut aussi être l'emploi d'un élément perturbateur, gênant, qu'on essaye d'intégrer dans son travail. Que va-t-il alors provoquer ? Dans ce sens, créer est synonyme de s'approprier.

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