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Entretien avec Marco Stroppa

Danielle Cohen-Levinas

Les Cahiers de l'Ircam: La composition assistée par ordinateur 1(3), juin 1993
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1993


"The acts of mind, wherein it exerts its power over simple ideas, are chiefly these three: 1. Combining several simple ideas into one compound one, and thus all complex ideas are made. 2. The second is bringing two ideas, whether simple or complex, together, and setting them by one another so as to take a view of them at once, without uniting them into one, by which it gets all its ideas of relations. 3. The third is separating them from all other ideas that accompany them in their real existence: this is called abstraction and thus all its general ideas are made." John Locke, An Essay Concerning Human Understanding (1690) [1]

[Le cheminement de l'esprit, lorsque ce dernier exerce sa puissance sur des idées simples, prend principalement trois formes : 1. La première est de combiner plusieurs idées simples en une seule, composée. De cette façon sont modelées toutes les idées complexes. 2. La deuxième est de prendre deux idées ensemble, qu'elles soient simples ou complexes, et de les mettre l'une à côté de l'autre afin d'en avoir une vue globale immédiate, sans pour autant les fusionner, moyen par lequel sont obtenues les idées de relation. 3. La troisième est de les séparer de toutes les autres idées qui les accompagnent dans leur existence réelle : cela s'appelle l'abstraction et ainsi se forment toutes les idées générales.]

Vous êtes un compositeur surtout connu pour son travail sur la synthèse sonore. Comment passe-t-on de la synthèse à la CAO ?

Il faut partir de la nature du travail sur la synthèse sonore. Supposons qu'un compositeur, avec une bonne maîtrise technique mais peu d'expérience concrète, veuille réaliser une oeuvre utilisant la synthèse. Au départ, il voudra fabriquer un son particulier qu'il imagine. Il essaiera de trouver la ou les techniques de synthèse les mieux adaptées à son idée originale. Cependant, une fois ce son réalisé, avec succès, il souhaitera le développer, par désir de ne pas réduire son oeuvre à un son unique. Cela signifie que d'autres sons verront le jour et que ces derniers seront dérivés du son initial selon différents procédés. Mais, de même qu'il est très ardu de faire de la philosophie en partant de la grammaire, il n'est jamais aisé de développer un concept en partant de la structure littérale d'un mot. En d'autres termes, avant de développer un son, il faut le penser différemment, à savoir, trouver une abstraction sonore dont ce son unique n'est qu'une instance. C'est une opération moins simple qu'on ne le croit. Les mathématiciens l'appellent un problème inverse. De nombreuses solutions, parfois infinies, se présentent. Pour savoir laquelle est la plus adéquate, des expérimentations s'imposent. Quelles conséquences veut-on tirer de ce son, donc du projet compositionnel tout court ?

Personnellement, j'appelle cette abstraction donnant lieu à un ensemble de sons un potentiel sonore. C'est un concept abstrait qui saisit l'idée d'une famille de sons constituant un développement dans une direction précise. Un potentiel sonore se définit par rapport à ses caractéristiques morphologiques : entre autres, le ou les registres dans lesquels il se manifeste, la nature et les valeurs des attributs décrivant chaque instance, l'écart - perceptuel et morphologique - entre diverses instances, et, enfin, la présence ou non d'archétypes comportementaux acquis, tels une structure spectrale harmonique particulière, un profil temporel reconnaissable (un crescendo continu, un simple diminuendo, etc.) ou des facteurs renvoyant à une cause pseudo-physique, comme une attaque très percussive couplée avec un spectre inharmonique (effet de cloche), voire un bruit blanc filtré de façon à produire l'effet d'un son de flûte de pan.

De manière simpliste, je dirais que le concept de potentiel sonore se substitue, en synthèse des sons, au concept d'instrument dans la musique acoustique. C'est lui, en effet, qui doit assurer la permanence perceptuelle lorsqu'on passe d'un son à un autre. Grâce à lui, nous n'entendons plus des sons différents comme des événements séparés et indépendants, mais comme liés par une relation forte, permettant la création de motifs mélodiques ou rythmiques issus d'un matériau cohérent. Cela dit, si l'instrument est un concept assez neutre du point de vue esthétique, un potentiel sonore contient déjà in nuce la trace d'une poétique, sinon d'une esthétique.

Voilà déjà deux étapes importantes dans le travail en synthèse. La première consiste à ne plus penser que l'on fabrique tel ou tel son, pour admettre que l'on crée tel ou tel potentiel sonore [2] . La seconde est liée au potentiel qui ne peut se concevoir sans avoir une idée du projet compositionnel. Ici, l'imagination du compositeur, ainsi que son habileté technique - lui permettant, entre autres, d'incarner son rêve dans un produit concret - sont un guide irremplaçable. Par exemple, lors de mon premier stage à l'Ircam (été 1982), puisque je connaissais déjà la synthèse, je produisais des essais relativement sophistiqués. Mais, si je maîtrisais les techniques, j'étais incapable de juger les sons que j'obtenais ni, par conséquent, de les améliorer. Lorsque j'ai vraiment abordé la composition de Traiettoria... deviata [3] , en Italie, j'ai pu immédiatement discerner les sons utilisables de ceux qui ne l'étaient pas et comment il fallait les développer. Cette reconnaissance musicale, due à une perspective de composition, est essentielle pour l'approche de la synthèse. On peut toujours lire des traités d'orchestration, analyser des partitions. On peut se former un goût, une expérience, un acquis. Mais sans une pensée musicale et une connaissance approfondie des techniques, un compositeur aura du mal à s'exprimer avec la synthèse.

Y a-t-il séparation, complémentarité ou antinomie entre ces deux mondes ? Où se trouve le lien avec la CAO dans cette démarche liée à la synthèse ?

Créer un potentiel sonore cohérent avec les prémisses du compositeur - que je viens d'aborder - n'est plus, à proprement parler, un problème de synthèse au sens strict du terme, mais un problème de contrôle. Imaginons encore que le compositeur, une fois parvenu à maîtriser ces premières étapes techniques et théoriques, veuille gérer, dans son oeuvre, des relations entre plusieurs potentiels sonores différents, une sorte de polyphonie nouvelle. C'est très plausible ; dans Contrasti [32] , par exemple, j'en emploie une dizaine. Avant de gérer ces relations, il lui faudra trouver des représentations adéquates, à la fois des potentiels et des relations. C'est à nouveau un problème inverse. Cela peut paraître quelque peu artificiel. C'est strictement impossible de penser quoi que ce soit sans en avoir une représentation préalable, ne fusse que pour soi-même. Je voudrais insister sur le changement qui survient entre créer un potentiel et gérer des relations entre des potentiels représentés ad hoc. Dans le premier cas, nous sommes encore assez proches de la technique de synthèse. Le potentiel est certes une entité sonore plus abstraite qu'un son, mais, tôt ou tard, on devra spécifier en détail la relation que celui-ci entretient avec la ou les techniques de synthèse qui le réalisent concrètement. Souvent, plusieurs potentiels différents partagent la même technique de synthèse. Les potentiels de Contrasti, par exemple, n'en utilisent que deux [4] . De surcroît, dans tout Traiettoria, l'identité d'un potentiel est due moins à la technique de synthèse en elle-même qu'à la nature des relations entre plusieurs morceaux sonores courts utilisant des techniques différentes. Dans le second cas, à l'inverse, nous sommes dans un domaine fréquemment très loin d'une technique donnée, bien qu'on n'ait pas encore coupé le lien avec la nature sonore du matériau de synthèse et ses contraintes intrinsèques.

Gérer des relations entre potentiels, en trouver les représentations adéquates est une tâche cognitive complexe. C'est un problème de CAO à part entière. Aujourd'hui, indépendamment de l'angle de départ choisi, un problème de synthèse soulève presque tout de suite des enjeux de CAO, même s'il s'agit d'une approche particulière de la CAO peu exploitée lors du travail dans la musique instrumentale. C'est une question complexe, qui engendre de nombreuses implications dans d'autres domaines de la composition et dont je n'esquisserai que quelques aspects.

Travailler avec des potentiels sonores implique un changement d'attitude vis-à-vis de la nature même du matériau musical traditionnel. Autrefois, surtout dans le cas d'une approche structuraliste, on distinguait le matériau abstrait, ou neutre, de sa réalisation sonore, ou description. Le premier étant le site de l'écriture et de la véritable réflexion compositionnelle, la seconde ne constituant qu'une des nombreuses applications liant le premier au monde acoustique. On comprend très bien dans les écrits et les esquisses des compositeurs de cette époque que l'action spéculative est presque entièrement concentrée sur l'étude des propriétés du matériau abstrait, au point qu'il est tout à fait imaginable de générer une pièce entière en partant d'un matériau de base très restreint, grâce à la force de déduction de la logique compositionnelle. C'est même une preuve de talent que d'y réussir !

Mais, dans la synthèse, cet état d'esprit ne peut plus s'appliquer avec autant d'efficacité, car il est extrêmement difficile de retrouver les mêmes paramètres contrôlant des matériaux abstraits. Qui plus est, quand on parvenait à les reconstituer, ils n'avaient plus la même pertinence structurelle. En fait, c'est le concept de paramètre même qui doit céder sa place à une caractérisation dynamique plus adéquate des attributs d'un matériau.

Prenons, par exemple, la hauteur. Dans la musique instrumentale, si ce paramètre prend plusieurs valeurs à l'intérieur d'une échelle donnée (do, ré dièse, si bémol, parfois il n'a pas de valeur unique, comme un glissando), sa nature intrinsèque n'est pas pour autant remise en cause. Cette invariance de la nature intrinsèque le rend neutre par rapport à un système compositionnel donné. À l'inverse, en synthèse, au-delà de ces diverses valeurs, c'est le concept de hauteur qui doit être revu. Il y a plusieurs façons d'exprimer la valeur de si bémol, indépendamment de sa couleur timbrique. Elles permettent une mise au point plus ou moins grande, en définissant leur niveau de clarté et de singularité perceptuelles à l'intérieur d'un réseau à multiples dimensions : un son harmonique (où la hauteur est sans équivoques) ; un son légèrement inharmonique (où la perception de la hauteur est déjà moins évidente) ; un son complètement inharmonique (dans lequel une hauteur principale, toujours existante, est noyée dans maintes autres hauteurs secondaires) ; un micromotif mélodique contenant une hauteur prioritaire parmi d'autres ; un bruit avec une bande passante étroite, etc. Autant de façons de réaliser le concept de hauteur. Avec chacune d'entre elles, on pourrait inventer des accords, des motifs, bref, tout ce qu'on sait faire avec des hauteurs.

Nonobstant cette indéniable complexité, comment l'acte de composition peut-il s'exprimer lorsqu'on travaille avec de tels matériaux ? Quelle perception réclament-ils? On parvient ainsi à une autre conception de la composition qui rebondit immédiatement sur la pratique musicale tout entière.

Votre approche n'est-elle pas trop schématique?

Le parcours du compositeur que je viens d'esquisser est volontairement schématique. Ainsi présente-t-il l'avantage de montrer séparément les différentes étapes. En réalité, tous ces processus mentaux sont plus mélangés et interagissent constamment entre eux. Cette interaction continue est une des principales sources de difficultés dans tout système de contrôle de la synthèse.

Est-ce la synthèse qui vous a conduit à la CAO, ou l'inverse, ou est-ce par commodité ?

Quand j'ai commencé à étudier l'informatique musicale au conservatoire de Venise, en 1980, il n'existait ni Midi ni Macintosh. Pour travailler, j'allais à Padoue. Le Centre de sonologie computationnelle (CSC) disposait alors d'ordinateurs dont l'interface utilisateur était très sommaire (on devait travailler au mieux en Fortran, au pire en Assembleur : des langages de programmation d'assez bas niveau !), mais qui étaient, néanmoins, parmi les plus puissants d'Italie. Au début, mon professeur, Alvise Vidolin, m'a initié aux différents aspects de la musique informatique, de la CAO à la synthèse.

Mon premier projet fut un projet de CAO. J'avais lu un article de Stockhausen sur la composition de sa première pièce électronique, Studie I (1953) [5] , pièce très algorithmique étendant les procédés de composition issus du sérialisme intégral à la synthèse additive du son. J'avais écrit un programme implémentant l'algorithme décrit par Stockhausen et qui générait la pièce de façon automatique, et, bien entendu, toute autre pièce ayant la même structure mais des paramètres de contrôle différents. Ce fut un exercice très pédagogique et riche d'enseignements. Tout d'abord, c'était captivant d'évaluer la distance entre la pièce générée par l'ordinateur et celle composée par Stockhausen lui-même. S'il y avait, bien sûr, une assez grande distance, on comprenait qu'il s'agissait bien de la même chose. Les deux versions paraissaient aussi plausibles et cohérentes l'une que l'autre. Cette expérience m'a permis de pousser une pensée formalisée jusqu'au bout et d'en apprécier les avantages ainsi que les limites.

Cependant, j'ai été vite attiré par l'emploi de l'ordinateur comme outil de production sonore. J'étais persuadé, je le suis encore, qu'il fallait passer par la remise en question de la nature du matériau sonore traditionnel pour élargir véritablement la façon de concevoir et de percevoir la musique, y compris la musique pour instruments acoustiques. Je ne croyais pas à l'application de procédés compositionnels classiques au contrôle microscopique du son. Je ne voulais pas non plus m'inspirer de la structure interne d'un son pour composer de la musique purement instrumentale. J'étais vraiment en quête d'autre chose : d'une autonomie artistique, poétique, intellectuelle et sonore totale de la synthèse, sans référence aucune à des structures ou à des matériaux sonores. Mû par une force irrésistible, je m'étais mis à chercher ailleurs, pour voir autrement et remettre ainsi en question les catégories fondamentales de la musique. Lorsque j'ai entrevu quelques racines de cette autonomie, j'ai retrouvé ses rapports multiples et passionnants avec la tradition de la musique instrumentale. C'est à ce moment-là que j'ai composé mon premier projet personnel abouti, Traiettoria, une oeuvre mettant en relation un instrument traditionnel, le piano, avec des sons de synthèse inventés et sans aucune référence avec la structure des sons du piano. Mon enjeu fut de considérer s'il pouvait y avoir, malgré cette fracture sur le plan acoustique, des relations fortes liant les potentiels sonores aux figures du piano afin de les exploiter jusqu'au bout.

Je suis revenu à la CAO beaucoup plus tard, avec Spirali [6] .Dans cette pièce, outre un travail sur l'espace, j'étais parti de l'idée d'un choral inventé, un peu comme Beethoven le fait dans le mouvement lent du Quatuor opus 127. Au départ, après avoir construit ma mélodie de choral, j'en avais réalisé quatre harmonisations, de façon assez intuitive, en faisant confiance à mon flair et à mes expériences de conservatoire avec les chorals de Bach. À la fin de cette première phase, je me suis retrouvé avec quelques centaines d'accords que j'ai utilisés comme un matériau de base que je ne voulais plus remettre en question. Il fallait cependant trouver un moyen de les utiliser dans la composition et de les développer tout en respectant leur nature. En effet, je devais retrouver le chemin d'une véritable pensée harmonique, d'une stratégie d'ordre supérieur reliant plusieurs accords entre eux. C'était une demarche complètement nouvelle pour moi.

J'ai réfléchi à la question, jusqu'à la formalisation d'un concept plus général de l'accord que j'ai nommé VPS, sigle de Vertical Pitch Structure (structure de hauteurs verticales), pour lequel j'avais défini un ensemble de caractéristiques descriptives [7] . Pour développer mon matériau de base, je l'analysais d'abord suivant le paradigme des VPS, puis je limitais quelques-unes des caractéristiques descriptives à l'intérieur d'un petit ensemble de valeurs pour chercher ensuite toutes les autres VPS qui satisfassent les limites de départ. C'étaient des VPS différentes, mais partageant toutes les mêmes caractéristiques morphologiques initiales. D'ailleurs, le titre Spirali (spirales) n'évoque-t-il pas, outre le mouvement dans l'espace, ce retour constant à un point de départ vécu chaque fois selon un niveau différent ? Avec ce procédé, j'ai construit plusieurs spirales de VPS, en choisissant, à chaque retour, une autre VPS dans le même lot.

Cependant, ce problème particulier ne peut pas être résolu avec une vision algorithmique fonctionnelle de la CAO, comme pourrait l'être le calcul d'une distortion spectrale d'un processus donné ou d'une distribution aléatoire de hauteurs. Il s'agit d'un problème de résolution de contraintes, dans lequel, après un réglage initial des valeurs admises pour toutes les caractéristiques définissant une VPS, on fait tourner la machine qui trouve un nombre imprévisible de solutions, parfois même pas de solutions du tout ! Ce procédé est aussi employé, en informatique, pour créer des systèmes experts.

Heureusement pour moi, à cette époque-là, Francis Courtot, qui réfléchissait à ce type de problématiques, travaillait à l'Ircam. Nous avons créé un prototype de résolution de contraintes des VPS en Prolog, qui m'a permis de travailler avec succès sur ce problème spécifique et de l'étendre plus tard à d'autres oeuvres [8] .

Qu'avez-vous trouvé avec la CAO que vous ne trouviez pas avec la synthèse ? Que cherchez-vous aussi ?

Je ne raisonne pas ainsi. Cette opposition n'a pas de sens dans ma démarche. En fait, ce qui me passionne dans ce domaine se trouve dans l'informatique. On réduit trop souvent l'informatique à la programmation, comme si cette dernière était un mal indispensable au travail du compositeur avec des ordinateurs. Pour moi, la programmation n'est qu'un outil, tout au plus pratique. La substance est ailleurs.

L'informatique est une activité intellectuelle, une discipline de pensée. D'après Minsky et Papert, elle nous fournit des outils mentaux pour concevoir des idées qui, autrement, auraient été trop complexes pour pouvoir être élaborées avec précision. Comme le définissent Abelson et Sussman [9]  : "Un langage informatique n'est pas seulement une façon d'exécuter des opérations, mais un véritable médium formel nouveau pour exprimer des idées concernant la méthodologie. Par conséquent, les programmes devraient être écrits pour être lus par des gens, et seulement accidentellement pour être exécutés sur des machines."

La dimension la plus importante est l'apprentissage des "techniques employées pour contrôler la complexité intellectuelle de systèmes de logiciels complexes, (...) en construisant des abstractions qui cachent les détails quand il le faut". L'informatique modifie radicalement notre "façon de penser et d'exprimer ce que nous pensons". L'essence de ce changement se situe dans l'émergence d'une "épistémologie procédurale, qui est l'étude de la structure de la connaissance d'un point de vue impératif". En d'autres termes, si "les mathématiques nous fournissent un cadre déclaratif, c'est-à-dire pour traiter des notions de "ce qui est (what is)", l'informatique nous en donne un autre pour traiter précisément de "comment le faire (how to)"". C'est, en effet, un problème philosophique ancien. Ce n'est pas un hasard si le livre d'Abelson et Sussman s'ouvre avec l'extrait de Locke qui est cité en exergue de cette interview.

On peut, bien entendu, discuter les fondements philosophiques de telles affirmations. Mais, d'un point de vue purement compositionnel, c'était exactement ce que je cherchais implicitement depuis très longtemps. Le compositeur est, lui aussi, plus concerné par des problèmes de poétique que d'esthétique, du moins lors de sa pratique.

Tout cela devint très clair pour moi pendant mon séjour au MIT entre 1984 et 1986. J'ai eu la chance de suivre les cours de Gerald Jay Sussman lui-même, ainsi qu'un cours d'Edward Smith sur la psychologie cognitive, discipline qui, aux États-Unis, est très liée à l'informatique. Ce fut une révélation, des véritables cours potentiels de composition ! J'ai pris soudainement conscience de la complexité des mécanismes de composition, que j'utilisais à l'époque de façon très intuitive dans des oeuvres comme Metabolai [10] ou Traiettoria. J'ai vécu ces moments intenses comme une véritable libération de l'esprit. Je me sentais enfin maître de promener mon intuition ailleurs, vers des domaines inconnus de l'expression musicale. Sans ce formidable brassage intellectuel, je ne pouvais pas imaginer mon évolution ultérieure, à l'Ircam ou dans des oeuvres comme Spirali, élet...fogytiglan, les opéras radiophoniques, ou encore les Miniature estrose [11] , ni, d'ailleurs, dans mes textes consacrés aux organismes d'information musicale ou aux problèmes de notation de la partition informatique de Traiettoria [12] .

Hélas ! cependant, la CAO ne peut pas encore m'aider dans ce domaine, étant donné l'état actuel de la recherche musicale, car elle ne m'offre pas d'outils suffisamment puissants pour élaborer ces idées avec la complexité qu'elles réclament. Pourtant, les outils informatiques existent dans d'autres domaines. Mais ils ne sont pas encore disponibles pour la musique. Ce n'est pas un unique problème de moyens ni de volonté politique. La gestion de morphologies complexes appliquée au monde poétique du compositeur reste un enjeu de formalisation très ardu.

Travaillez-vous avec les mêmes logiciels pour la synthèse et pour la CAO ?

Étant donné la forte interpénétration entre les concepts de CAO et de synthèse, dans l'idéal, j'aimerais beaucoup travailler avec un environnement informatique homogène, avec lequel je pourrais passer aisément (smoothly) d'une problématique de CAO à une problématique de synthèse. J'en ai déjà senti le besoin. Ainsi, dans Proemio, j'utilise souvent le paradigme des VPS pour le contrôle des sons de synthèse.

Pensez-vous à un grand système unique ?

Je ne crois pas du tout à un système unique et monopolisateur. On en a vu assez dans le passé. Je pense plutôt à une panoplie de systèmes dans un cadre intégré, pouvant tourner, dans l'idéal, sur des machines de puissances différentes. Chaque système doit être indépendant, efficace et bien adapté aux problèmes qu'il résout.

En fait, les choses ne se passent pas encore ainsi. Lorsque j'ai commencé à réaliser Traiettoria, à Padoue, j'utilisais Music V, un logiciel de synthèse classique fort bien connu. J'y avais ajouté une couche de contrôle personnelle assez élaborée. De telle manière, je ne communiquais jamais directement avec Music V, mais avec cette couche qui représentait ma façon de concevoir le contrôle de la synthèse. J'ai travaillé avec ce système entre 1981 et 1986.

Quand, en 1990, à l'Ircam, j'ai composé la musique pour Leggere il Decamerone [13] , j'ai repris l'idée de cette ancienne couche de contrôle. En ayant déjà acquis une bonne expérience dans ce domaine, j'ai pu la généraliser davantage, avec la collaboration de Ramon Gonzalez-Arroyo et Jan Vandenheede. Nous l'avons transformée en un véritable synthétiseur virtuel, une idée sur laquelle j'avais commencé de travailler lors de mon séjour au MIT. Cela consiste à définir un langage de contrôle de la synthèse indépendamment du synthétiseur concret - logiciel ou matériel - qui calcule les échantillons mêmes. C'est le synthétiseur virtuel qui se charge de préparer une partition compréhensible par tel ou tel logiciel de synthèse. Nous l'avons élargi à d'autres techniques de synthèse qui n'existaient pas à Padoue  [14] et implémenté sur des stations DEC en Lisp, un langage très puissant dans la manipulation de données symboliques. J'ai fini par lui donner un nom : Chroma.

Néanmoins, s'agissant d'un effort conceptuel assez important, je ne voulais pas que cette expérience reste isolée au domaine du contrôle de la synthèse. J'ai ainsi conçu un environnement général, dans lequel, outre Chroma, j'ai intégré aussi un système de types abstraits (appelé Puls) - j'avais appris à le réaliser aux Etats-Unis -, un système polymorphique [15] de manipulation des données (DG), enfin la possibilité d'y greffer des couches CAO, par exemple, les VPS. Vu de l'extérieur, cela paraît un gros travail en effet. Ce fut, certes, un effort dur et important pour nous tous, mais, finalement, assez rapide, car le vrai substrat liant tous ces systèmes entre eux n'était que Lisp lui-même.

Qui plus est, il ne faut pas penser à une espèce de super-projet, avec un cahier des charges prédéfini et intégrant tout. Cet environnement s'est déroulé par étapes successives. Au fur et à mesure que j'acquérais une certaine expérience lors de la réalisation d'une pièce donnée, j'analysais ce qui me paraissait digne d'intérêt. Je le généralisais, le formalisais et l'introduisais dans la couche utilisateur de mon système. Ainsi, Proemio contient les meilleurs potentiels sonores, choisis parmi tous ceux qui composaient la musique de Leggere il Decamerone, l'oeuvre qui le précédait. Pendant très longtemps, Chroma était en perpétuel mouvement, selon mes besoins. Aujourd'hui, après quelques années d'expérience, j'observe que les couches inférieures ne bougent plus. C'est un tassement tout à fait normal.

Chroma, représentant avant tout la réponse formalisée à quelques-unes de mes principales exigences dans le contrôle de la synthèse, s'est montré suffisamment général pour être utilisé par d'autres compositeurs. Il a engendré le matériau de synthèse utilisé par Philippe Schoeller dans sa récente pièce, Feuillages.

Vous avez travaillé avec beaucoup de machines et de langages différents. Comment avez-vous géré cette multiplicité de rapports ?

Ce n'était pas un choix, mais une contrainte gênante que j'ai dû subir malgré moi. En fait, c'était un des problèmes les plus épineux et coriaces à digérer dans mon travail avec l'informatique. Lorsque j'ai inclus dans Chroma des couches de CAO telles que la gestion des VPS, j'ai dû prendre une partie de ce que Francis Courtot avait fait en Prolog sur Macintosh et la réimplémenter en Lisp. Il y a eu gaspillage de temps et d'énergie, à cause de la diversité des environnements. D'où des doublures de fonctionnalités qui sont très frustrantes pour un compositeur.

Aujourd'hui, par exemple, à l'Ircam, si je souhaite faire de la CAO graphique à un certain niveau de complexité, je suis pratiquement obligé de travailler en Lisp avec des Macintosh. Mais si je désire appliquer ces résultats dans un contexte temps réel, alors il me sera conseillé de passer à la station musicale de l'Ircam, elle-même résidente sur une machine NeXT. Enfin, si je veux continuer à utiliser Chroma, alors me voilà plongé dans l'univers des stations DEC, des machines très puissantes et rapides, mais un tout autre monde ! Qu'il n'y ait pas de malentendus : ce n'est pas un problème lié à l'Ircam ! Je l'ai vécu dans tous les centres importants où je suis allé. Qui plus est, aujourd'hui, c'est beaucoup mieux qu'il y a quinze ans ! C'est pourtant loin d'être satisfaisant.

Bien sûr, je pourrais me limiter un peu et tout faire sur mon Macintosh chez moi. Mais, mis à part quelques exemples isolés, peut-être utiles à des fins pédagogiques, je ne pourrais pas exprimer ne fusse qu'une seule des idées qui ont donné naissance à tout ce que j'ai fait dans la synthèse des sons.

Le libre arbitre du compositeur est-il plus grand avec la CAO qu'avec la synthèse?

Le libre arbitre est le résultat d'un équilibre subtil dans les relations multiples que la puissance créatrice d'un compositeur - liée, entre autres, à la nature de ses idées, à son degré d'inspiration, à sa sensibilité - entretient avec la technique (qui lui permet de donner forme à cette puissance) et le produit final, soit une partition, une bande ou tout autre support produisant du son. C'est un problème complètement distinct des machines ou des logiciels.

Vous disiez que le travail sur la synthèse enrichit l'écriture musicale et l'orchestration traditionnelle. Dans quel sens le fait-il ? La CAO joue-t-elle également sur ces paramètres ?

Une des dimensions essentielles de la composition que j'ai apprise en travaillant avec la synthèse par ordinateur fut la gestion du déploiement du matériau sonore dans le temps. Comment décrire la nature de son évolution avec des critères plus précis et plus rigoureux qu'auparavant ? C'est une problématique cruciale, me semble-t-il, de la musique d'aujourd'hui. Elle nous donne une sensibilité tout à fait extraordinaire vis-à-vis du matériau musical. Pourtant, du point de vue théorique, elle n'a été traitée que très rarement par les compositeurs de musique instrumentale - on retrouve ce type de préoccupations dans le concept de figure chez Bryan Ferneyhough. C'est une affaire très complexe, puisqu'elle renvoie directement à des questions de représentation de connaissances telles qu'on les retrouve dans l'intelligence artificielle et qui nous poussent à élaborer des catégories musicales alternatives aux approches classiques de la composition [16] .

Un domaine dans lequel j'ai appliqué cette problématique avec des résultats fructueux est l'orchestration. Dans la première Etude pour Pulsazioni [17] , j'ai expérimenté une technique d'orchestration nouvelle : la Klangfarbenharmonie. Elle consiste à animer l'image acoustique d'un accord unique - tels sa texture globale, son grain, le niveau de rugosité et d'homogénéité, l'équilibre des timbres, la vitalité rythmique interne, son entropie ou la quantité de désordre intrinsèque, etc. - par un contrôle très fin de la durée de chaque intervention sonore, du registre et des modes de jeu propres à chaque instrument, et du profil dynamique (nature des crescendi et des diminuendi, étendue des variations, vitesse des changements, etc.). Dans la Klangfarbenharmonie, ce qui compte, en effet, est beaucoup moins l'évolution de chaque partie instrumentale isolée que la nature des relations qu'entretiennent les éléments entre eux.

Apres mes premiers essais, limités dans Étude pour Pulsazioni à des accords isolés, j'ai étudié, dans le Ve mouvement d'élet...fogytiglan, quelques mécanismes d'enchaînement d'accords, tandis que, dans in cielo in terra in mare, j'ai appliqué cette technique à l'écriture pour groupe vocal à huit voix. Actuellement, je travaille sur des polyphonies de Klangfarbenharmonie dans une pièce pour orchestre que j'écris pour Radio-France.

Mais là encore, hélas, la CAO ne peut pas m'être d'une grande aide pour l'instant ! Bien que de nombreux compositeurs l'utilisent, je n'ai jamais cru à une aide domestique pour l'orchestration, sauf pour des cas d'école presque inintéressants, car, avec des échantillons instrumentaux fixes et discrets, je ne pourrais jamais travailler sur les modes de jeu ou sur différents profils dynamiques qui sont des phénomènes continus, souvent instables et essentiellement liés à la nature physique de l'interaction entre instrument et interprète. Or c'est tout ce dont j'aurais réellement besoin. Pour les cas d'école, mon expérience et les études que j'ai faites me suffisent amplement.

Quelle différence faites-vous entre notation et représentation ?

Une notation est un code, formé par un ensemble de symboles avec une sémantique prédéfinie. C'est quelque chose qui, d'habitude, peut prendre une forme physique, comme les symboles écrits sur du papier à musique, et qui servent surtout à communiquer des idées, à autrui ou à soi-même.

Une représentation est plus complexe et plus difficile à saisir en quelques mots. D'après Palmer [18] , une représentation est "une chose" qui est à la place d'"une autre chose", un modèle de la chose qu'elle représente. Cette description implique l'existence de deux mondes reliés entre eux, mais fonctionnellement séparés : le monde représenté (represented world) et le monde représentant (representing world), dont le but est de refléter quelques aspects du monde représenté selon certaines modalités.

Une représentation est, en fait, un système à cinq volets : le monde représenté, le monde représentant, les aspects du monde représenté qui sont modélisés, les aspects du monde représentant qui en permettent la modélisation et, enfin, les correspondances entre ces deux mondes. C'est bien plus complexe qu'une notation, quoiqu'il y ait des relations constantes entre notation et représentation.

Pour le compositeur, il importe que toute représentation efficace établisse une distinction entre les dimensions essentielles et contingentes du monde représenté, pour n'en modéliser que les aspects les plus saillants. Il faut donc que le compositeur s'interroge sur ses priorités poétiques. Quels sont les aspects les plus importants et comment seront-ils utilisés ? Quel sont les rapports entre les diverses composantes d'une oeuvre ? Quelles conséquences auront-ils sur les aspects susdits ? Sans cette enquête préalable dans l'imaginaire du compositeur, il ne peut pas y avoir de représentation adéquate.

Qu'avez-vous réalisé avec la CAO que vous n'auriez pas pu faire autrement ?

D'emblée, je répondrai tout, parce que l'effet de chaque expérience de CAO sur nos connaissances est toujours permanent. Plus en détail, dans le domaine de l'harmonie, par exemple, j'ai utilisé l'ordinateur pour la gestion des VPS dans Spirali et, surtout, dans élet...fogytiglan. Dans les Miniature estrose, les concaténations de VPS sont calculées à la machine selon des procédés de pattern matching.

Dans la deuxième Etude pour Pulsazioni et dans élet...fogytiglan, il y a aussi une recherche sur le temps, jusqu'à la formalisation du concept de pivot temporel [19] . Dans les opéras radiophoniques, j'ai exploité ce concept comme un critère structurant lors de la composition par mixage sonore assisté par ordinateur. Cependant, ces dernières applications sont restées, pour l'instant, sur le papier, par manque de logiciels et de matériels adéquats pour les réaliser.

Est-ce un outil ou une machine immédiatement opérationnelle et accessible pour le compositeur ou faut-il passer par un apprentissage théorique et pratique de longue haleine, comme c'est souvent le cas pour la synthèse ?

Pourquoi avoir peur de l'exigence ! Rien n'est opérationnel tout de suite, sauf, peut-être, les banalités. Personnellement, je suis pour une utilisation de l'ordinateur sans compromis faciles, motivée par la nécessité de pousser les limites de ma pensée musicale. Les utilisations gadgets ne m'intéressent guère.

Je vois mal comment un système de CAO, aussi simple soit-il, ayant pour ambition d'étendre les techniques de la composition et de devenir ainsi une espèce de prothèse intellectuelle du compositeur, puisse se concevoir sans que ne se produise une symbiose profonde entre celui-ci et le compositeur lui-même. Mais comment atteindre cet objectif si le compositeur ne sait pas communiquer avec une machine ou si le système ne tient aucun compte des besoins et des modalités de pensée du compositeur ?

Même si la tâche n'est pas simple, face à cette panoplie d'environnements, tantôt mal coordonnés ou peu compatibles, il faut une fois pour toutes ne pas avoir peur parfois d'établir un contact plus intime avec la machine ! Le risque est grand de rester des débutants perpétuels, les environnements et les machines évoluant plus rapidement que la capacité du compositeur à les assimiler. Je me demande s'il n'est pas mieux de bien maîtriser un environnement un peu obsolète, au lieu de poursuivre inlassablement la dernière nouveauté du marché.

A quelle méthodologie avez-vous recours pour composer en CAO ?

D'habitude, je procède en trois phases, selon la nature du problème. La première phase correspond à ce que j'appellerai une méthodologie locale ou quotidienne. Si j'ai besoin d'une fonction algorithmique ou par contraintes pouvant me rendre un service ponctuel et que je peux la programmer en quelques minutes, alors j'y vais, sans me faire trop de soucis pour la qualité ou la généralité de ce que je fais. J'ai gagné du temps, voilà tout, et je me suis épargné une tâche manuelle ennuyeuse. Je pratique cette méthode presque tous les jours quand je compose, soit sur mon Macintosh, soit, quand c'est une oeuvre que je réalise à l'Ircam, sur une station DEC.

Quand il s'agit d'un ensemble de fonctionnalités plus complexes, souvent lié aux besoins spécifiques d'une oeuvre entière, alors j'y réfléchis plus (quelques jours) et j'en fais un package intégré que j'utiliserai durant quelques mois. Qui plus est, lors du développement de la pièce, je pourrais demander à la machine des fonctionnalités que je n'avais pas prévues. Les quelques jours supplémentaires passés à concevoir mon package me permettent, d'habitude, d'économiser du temps pour étendre plus tard ses fonctionnalités. Par exemple, dans élet...fogytiglan, il y a un ensemble de stratégies compositionnelles liant par contraintes la structure d'intervalles du matériau harmonique (VPS) aux proportions temporelles de chaque mouvement et à la forme générale de la pièce.

Enfin, c'est la troisième phase, quand la problématique est beaucoup plus le reflet d'une poétique compositionnelle qu'un accident de parcours, alors j'y pense davantage (quelques semaines, parfois des mois). Si ma formalisation est satisfaisante, je construis un système beaucoup plus général, que j'utiliserai probablement dans différentes oeuvres. Souvent, du reste, dans cette phase, je me renseigne sur ce qui a été fait sur ce sujet. Je fais une petite enquête bibliographique et demande des conseils, voire l'aide de quelques scientifiques. Une fois le système implémenté, je le teste de façon plus approfondie, avec des situations abstraites, en imaginant des cas limites et des possibles extensions. Ensuite, quand c'est réalisable, je l'intègre à mon environnement informatique personnel. Tel fut le cas avec Francis Courtot pour les VPS ou encore pour Chroma.

La CAO prend-elle en charge des notions aussi subjectives et qualitatives que l'imaginaire du compositeur ? Autrement dit, vous aide-t-elle à choisir ?

Que l'on ne se fasse pas d'illusions : tout système ne peut être que partiel et subjectif. Je n'ai jamais cru à une prétendue objectivité de n'importe quel outil. Il y a forcément une partie de l'imaginaire du compositeur câblée à l'intérieur de tout système. C'est d'ailleurs ce qui en fait son intérêt et sa limite. Il faut gérer cette subjectivité à travers un effort de formalisation et de généralisation accrues. C'est un challenge pour tous, chercheurs et compositeurs.

Je suis avec intérêt les travaux du groupe de Représentations musicales à l'Ircam [20] . Il s'agit notamment de proposer une formalisation générale des structures musicales de base, implémentée sous la forme d'un noyau logiciel, capable de répondre aux préoccupations de compositeurs issus d'esthétiques très différentes. Cela formerait un microsubstrat identique partagé entre nous tous et une base de départ à tout procédé de personnalisation d'un système donné vers les besoins plus particuliers d'un compositeur ou d'un groupe plus restreint de compositeurs.

Une autre solution fort originale dans le domaine de l'informatique musicale me semble être représentée par les travaux entrepris par

Francis Courtot. Un système d'apprentissage automatique, une sorte de démon silencieux suit le travail du compositeur lors de son interaction avec l'environnement informatique. Il est doté de la capacité d'apprendre, en partie, la nature de cette interaction et de faire évoluer automatiquement le système utilisé vers une configuration plus adaptée au compositeur.

La notion d'assistance peut laisser sous-entendre que la composition devient une discipline désormais ouverte à qui voudrait la conquérir. Est-ce un malentendu ou une possibilité ?

On peut assister n'importe qui et faire aussi n'importe quoi, pourvu qu'on reste à un niveau technique. Mais la discipline de la composition ne se limite pas au maniement d'une poignée de techniques. C'est une activité bien plus complexe dont font partie non seulement les idées d'un compositeur, ses fantasmes formels, mais aussi ses pulsions émotionnelles, ses arcanes intimes. Sans parler du rapport que toute oeuvre entretient avec le milieu social, éthique et culturel dans lequel elle est conçue et évolue. C'est ce qui fait toute la beauté de l'art, son intérêt et sa complexité, sa charge propulsive et sa richesse humaine.

C'est ce niveau qui m'inspire et m'intéresse. La technique n'est qu'un moyen, parmi tant d'autres, pour pouvoir l'atteindre et en parler. Cela dit, il ne faudrait pas m'imaginer les yeux au ciel, une main sur le coeur et l'autre sur un clavier d'ordinateur ! Inspiration et technique sont étroitement liées par des rapports complexes et fertiles. Elles s'influencent. Si parfois je les ai séparées de façon quelque peu artificielle, c'est uniquement pour des raisons de clarté explicative.

Cela signifie que la CAO, en nous aidant techniquement, peut non seulement nous délivrer de certaines tâches plus ou moins mécaniques, mais surtout nous révéler, indirectement, d'autres dimensions secrètes. Elle ne nous les livre pas, pour autant ; elle se limite à nous les présenter, souvent plongées au milieu d'autres solutions inutiles. C'est au compositeur de les voir, avec sa perspicacité et sa sensibilité. Et cette attitude essentielle, s'il peut l'aiguiser tout au long de sa vie, il ne peut pas, fondamentalement, la conquérir.


NOTES


  1. Texte cité par H. Abelson, G.-J. Sussman, dans Structure and Interpretation of Computer Programs. The MIT Press, Cambridge MA, 1985.

  2. Bien entendu, on peut toujours créer un seul son en tout ; ce serait le cas limite d'un potentiel réduit à une seule instance.

  3. Traiettoria...deviata, Dialoghi et Contrasti sont les trois mouvements de Traiettoria (1982-84), oeuvre pour piano et ordinateur réalisée au Centro di Sonologia Computazionale de l'université de Padoue. Contrasti est une commande de la Biennale de Venise pour l'Année européenne de la musique. Cette oeuvre est disponible en disque compact chez Wergo (WER 2030-2).

  4. Synthèse additive complexe (atteignant des densités de quelques dizaines, voire centaines de milliers d'oscillateurs simultanés) et synthèse formantique par modulation de fréquences (une modulante unique et plusieurs porteuses centrées autour des formants). À ce sujet, cf. J. Chowning, Computer Synthesis of the singing voice, Royal Swedish Academy of Music 29, 1980, pp. 4-13.

  5. K. Stockhausen, "Komposition 1953 Nr.2, Studie I, analisi", in La Musica Elettronica, testi scelti e commentati da H. Pousseur (textes choisis et commentés par H. Pousseur), Ed. Feltrinelli, 1976 (version en italien). Le texte original en allemand se trouve dans Texte I.

  6. OEuvre pour quatuor à cordes projeté dans l'espace, composée en 1987-1988, commande de la Società del Quartetto de Milan. Enregistrement en disque compact pour les disques Montaigne par le quatuor Arditti (parution prévue en 1994).

  7. Pour une liste des caractéristiques ainsi qu'une présentation plus complète des VPS, voir le texte de Francis Courtot dans ce même numéro.

  8. Une présentation plus complète de la démarche de Francis Courtot, ainsi qu'une bibliographie plus étendue se trouvent dans son texte dans ce numéro.

  9. Cf. note [1], pp. xv-xvi.

  10. Metabolai (1982), pour orchestre, est la première oeuvre du compositeur.

  11. élet...fogytiglan, tableaux sur "La Libertà" de L. Geymonat, oeuvre réalisée à l'Ircam pour ensemble de 11 musiciens éclaté dans l'espace, commande du Festival d'automne et de la Fondation Total pour la musique à l'occasion du Bicentenaire de la Révolution française. Trois mouvements sur sept existent à présent. Proemio (1990) et in cielo in terra in mare (1992), opéras radiophoniques pour récitants, ordinateur (avec des sons concrets et un groupe vocal à huit voix pour la seconde), réalisées à l'Ircam, commande de la RAI/RadioTre italienne (assistant musical pour le second opéra : Jan Vandenheede) ; Miniature estrose, 14 pièces pour piano solo, commande du Festival d'automne, dont la création complète sera donnée par Pierre-Laurent Aimard, le 9 novembre 1993, dans le cadre du Festival d'automne à Paris.

  12. M. Stroppa, "Les Organismes d'information musicale : une approche de la composition", in S. McAdams, Deliège, (ed.), La Musique et les sciences cognitives, Bruxelles, 1990. P. Mardaga, "Un orchestre virtuel : remarques d'une notation personnelle", in Le Timbre : métaphores pour la composition (textes réunis et présentés par Jean-Baptiste Barrière), Ed. Bourgois, Paris, 1991.

  13. Leggere il Decamerone, production radiophonique de la RAI/RadioTre. Il s'agit de la lecture intégrale du Decamerone de Boccace avec environ soixante-dix comédiens de cinéma et de théâtre italiens. Pour cette production, Marco Stroppa a réalisé, à partir de sons de synthèse, trois heures de "situations sonores" dans les studios de l'Ircam, avec Ramon Gonzalez-Arroyo comme assistant musical.

  14. En tout, elle contrôle les synthèses additive, formantique par fm ou fof, un échantillonneur et une banque de filtres.

  15. Le polymorphisme correspond à la capacité d'une fonction d'accepter des données sous des formats différents et de rendre un résultat cohérent avec les formats en entrée.

  16. J'ai commencé à formaliser ce sujet dans le texte sur les organismes, cité ci-dessus.

  17. Etude pour Pulsazioni (1985-1989), pour ensemble virtuoso (20 musiciens), commande de l'Ircam. Deux mouvements : Latent et Furieusement mécanique.

  18. S. E. Palmer, "Fundamental Aspects of Cognitive Representation", in E. Rosch, B.B. Lloyd, (éd.), Cognition and Categorization, Editions Lawrence Erlbaum Associates, 1978.

  19. M. Stroppa, J. Duthen, "Une représentation de structures temporelles par synchronisation de pivots". In Actes du colloque Musique et assistance informatique, MIM, mai 1990.

  20. Groupe coordonné par Gérard Assayag.

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