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Le Cursus de composition et d'informatique musicale à l'Ircam

Omer Corlaix

Résonance n° 14, octobre 1998
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Le Cursus de composition et d'informatique musicale de l'Ircam existe depuis 1990. Il accueille chaque année une dizaine de compositeurs venus du monde entier, sélectionnés par un comité de lecture. Et il leur offre un regard unique sur l'interaction entre le processus de composition et l'utilisation des nouvelles technologies. Les oeuvres pour instruments solistes réalisées par les étudiants sont présentées lors de deux concerts, à l'automne.

Avec deux points de vue contrastés, Résonance tente de réfléchir sur cette pédagogie originale à tant d'égards. Le musicologue Omer Corlaix la situe dans l'évolution générale de l'enseignement de la composition à l'ère de l'informatique. Quant à Edmund Campion -- qui enseigne actuellement à l'université de Berkeley (Californie), où il est aussi compositeur en résidence --, il a suivi le Cursus de l'Ircam en 1993 : contacté par e-mail, il témoigne de son expérience.

Joyce Bee Tuan Koh (cursus 1997-98) et Brian Ferneyhough
Joyce Bee Tuan Koh (cursus 1997-98) et Brian Ferneyhough © Myr Muratet

Une formation d'un an

Destiné aux jeunes compositeurs sortant des conservatoires nationaux ou de leurs équivalents internationaux, le Cursus de l'Ircam propose un programme intensif d'une année, centré sur le maniement et l'intégration des nouvelles technologies dans le cadre d'un projet musical.

Les étudiants sont sélectionnés par un Comité de lecture international qui, renouvelé chaque année, évalue les candidatures. Au cours d'une première période de huit mois, ils suivent conjointement des cours de composition et des enseignements théoriques ou pratiques en informatique musicale. Une seconde période, de quatre mois, est consacrée à la réalisation d'un projet personnel -- esquisse ou oeuvre achevée --, destiné à être présenté en public dans un concert-atelier.

Au cours de l'année 1997-1998, outre l'encadrement des projets et les séminaires de composition assurés par Philippe Hurel, les étudiants ont pu assister aux cours ou conférences de divers compositeurs : Frédéric Durieux, Pascal Dusapin, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey, Magnus Lindberg, Philippe Manoury, Tristan Murail, Jean-Claude Risset et Marco Stroppa. Par ailleurs, les compositeurs Michel Fano et Thierry De Mey, ainsi que le vidéochorégraphe Norbert Corsino, sont intervenus dans le cadre d'un séminaire interdisciplinaire, ouvrant des perspectives sur la musique de film ou la danse.

Quant à l'enseignement de l'informatique musicale, il vise à former les compositeurs à la maîtrise de l'électronique en studio et en concert : analyse, synthèse et traitement des sons (avec les programmes AudioSculpt, Diphone, Modalys, Chant, FTS, Csound et GRM Tools) ; applications de la norme Midi ; programmation d'interactions en temps réel (avec Max) ; amplification, enregistrement, édition et mixage numérique (avec ProTools). La transmission de ces savoir-faire s'accompagne également d'un ensemble de connaissances sur les disciplines scientifiques concernées : acoustique instrumentale, acoustique des salles, traitement du signal, composition assistée par ordinateur...

Pour la saison 1999-2000, le Comité de lecture réunira Joel Bons (directeur artistique du Nieuw Ensemble d'Amsterdam), les compositeurs Philippe Fénelon, Brian Ferneyhough et Hanspeter Kyburz, ainsi que le chef d'orchestre David Robertson (directeur musical de l'Ensemble Intercontemporain).

Date limite pour le dépôt des candidatures : 15 décembre 1998. Renseignements : direction artistique de l'Ircam, 01 44 78 48 34.

Propos recueillis par Peter Szendy

Örjand Sandred (cursus 1997-98)
Örjan Sandred (cursus 1997-98) © Myr Muratet

Concevoir, produire et divulguer ont été les trois moments nécessaires de l'Ircam pour parvenir à trouver sa vitesse de croisière actuelle. La première période -- qui va de l'implantation du premier ordinateur, le PDP 10 en 1975, à la création de Répons de Pierre Boulez en 1981 -- fut celle de la constitution de l'Institut autour d'un aggiornamento réunissant des musiciens (compositeurs et instrumentistes) et des scientifiques. C'est la période proprement dite de « recherche musicale ». La deuxième était principalement axée sur la production d'oeuvres utilisant les techniques du temps réel et sur l'élaboration d'outils informatiques de mieux en mieux adaptés aux besoins des compositeurs. Elle prit fin avec la première session du Cursus de composition et d'informatique musicale, créé en 1990. La dernière période se caractérise, elle, par une ouverture tous azimuts de l'Institut ; l'inauguration des nouveaux locaux en juin 1996 marque l'extension des espaces consacrés à la pédagogie, tandis que la nouvelle médiathèque met à la disposition du public les savoirs accumulés pendant les vingt précédentes années. La pédagogie prend donc une place déterminante dans l'Ircam, ainsi que le révèle le Cursus [voir encadré]. De fait, la composition alliée à l'informatique aura permis d'inventer une pédagogie active : décentrée par rapport au modèle traditionnel de subordination de l'enseigné à l'enseignant, et fortement liée à un projet compositionnel.

Pédagogie ou didactique ?

Alors que l'Ircam inventait sa pédagogie, on pouvait constater que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'enseignement de la composition était dévalorisé. De plus, si le recul conjoint du structuralisme et du sérialisme à la fin des années soixante-dix laissait la composition sans soubassement théorique, l'informatique apparaissait comme une discipline impliquant des savoir-faire précis. Crise de légitimité pour la première, alors que la seconde devenait l'idiome de la modernité sociale : c'est ainsi que pédagogie et didactique ont pu en venir à s'opposer dans la transmission d'un savoir compositionnel confronté aux nouvelles technologies.

Toutefois, après une période de déstabilisation de la discipline compositionnelle, on est revenu, dans les années quatre-vingt-dix, à une réévaluation du lien maître-disciple. Ce lien est à resituer dans le contexte d'une nouvelle culture du « souci de soi ». De plus, la redécouverte du répertoire antérieur à l'âge classique se révèle être l'« instant obscur » de la modernité, en réintroduisant l'idéologie du Maître de musique, ainsi qu'en témoigne le succès du film tiré du livre de Pascal Quignard. Phénomène qui fut aussi accentué par l'émergence des musiques savantes provenant du Moyen-Orient et du sous-continent indien.

Une pédagogie sur le mode mineur

La musique baroque aura été, en fin de compte, l'utopie négative de la musique du XXe siècle, en dépit d'une utilisation rationaliste des sources musicales écrites et d'une réflexion organologique renouvelée sur l'instrumentarium ancien. La musique baroque se sera parée des vertus de la modernité, tout en prônant une sophistique en trompe-l'oeil de l'authenticité musicale. Parallèlement à ce mouvement, la musique n'a pas réussi à s'imposer comme « discipline » dans l'école ou, plus exactement, n'a pas su faire la part des choses entre sa composante ludique et le modèle disciplinaire hérité des Lumières, tel que le définit Michel Foucault : « Surveillance, exercices, manoeuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une manière d'assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces1. » Si, avec la création des écoles nationales de musique (ENM) et des conservatoires de région (CNR), la pédagogie musicale est certes redevenue un enjeu politique en France à partir de 19762, celle-ci reste, en cette fin de XXe siècle, handicapée par la faiblesse de son statut théorique.

Héritiers du modèle grec, nous ne pouvons pas renoncer à la paideia : au désir de former et d'éduquer. Mais la faiblesse des savoirs en amont déplace le centre de gravité vers l'aval, vers la pragmatique. La compétence du sujet à résoudre un problème est la résultante d'une pédagogie « faible », dont la didactique, qui succéderait ainsi à la pédagogie, serait le modèle.

Une médiation en acte

La rapidité avec laquelle sont apparus les nouveaux outils informatiques dans le champ musical a bouleversé les rythmes de transmission des savoirs. La didactique apparaît comme la modalité de transmission la plus neutre par rapport à l'utilisateur des outils, en centrant l'approche sur la spécificité des contenus utilisés plutôt que sur le lien maître-élève. En cela, le Cursus mis en place par l'Ircam à l'adresse des compositeurs a déplacé le centre de gravité de la transmission des savoirs, articulé autour de la relation maître-élève, vers les contenus des outils (des logiciels) et vers leur utilisation dans le contexte d'une oeuvre.

Cette nouvelle phase, inaugurée par l'Ircam, ne s'est pas faite sans heurts ni polémique, ainsi qu'en témoigne une étude réalisée à la demande du ministère de la Culture par le sociologue Pierre-Michel Menger3. En effet, après une période de recherche intense pour construire les outils de base (les logiciels de synthèse sonore, de composition assistée par ordinateur et de spatialisation), l'Ircam a produit un corps spécialisé d'intermédiaires : les « assistants-tuteurs ». Ce corps de traducteurs entre les chercheurs et les compositeurs ajoutait à sa formation scientifique une bonne compétence musicale. L'assistant est devenu aujourd'hui le médiateur entre les outils informatiques et le projet compositionnel du musicien. Pivot de la pédagogie ircamienne, l'assistant a réintroduit le lien social au coeur de la technique. Il contrebalance la didactique de l'injonction (celle des logiciels et « didacticiels ») par une didactique de la suggestion. Avec cette nouvelle didactique musicale fondée sur le contenu des outils, le compositeur apprend à passer d'une connaissance déclarative de caractère formaliste à une connaissance procéduriale plus centrée sur l'application de ceux-ci à un contexte donné.

L'Ircam est parvenu, grâce au Cursus de composition et d'informatique musicale, à dépasser l'écueil que pouvait représenter une phase de légitimation centrée sur la création d'oeuvres de référence pouvant induire une esthétique. Qui, aujourd'hui, de Répons de Pierre Boulez au Métropolis de Martin Matalon ou aux Metallics de Yan Maresz, pourrait déduire une unité esthétique entre ces trois oeuvres ? La diversité des personnalités invitées à travailler à l'Ircam dans le cadre du Cursus est parvenue à brouiller les pistes initialement tracées. Nous rappelant ainsi que l'identité du « maître de musique » est en premier lieu la singularité d'une oeuvre, plus que toutes les procédures compositionnelles mises en oeuvre.

Le Cursus vu par Edmund Campion

Quand vous êtes arrivé au Cursus, quelle était votre formation ?

J'ai intégré le Cursus de l'Ircam à l'automne 1993, juste après avoir terminé mon doctorat en composition musicale à l'université de Columbia (où Tristan Murail enseigne actuellement). À Columbia, j'avais étudié les techniques traditionnelles de studio (montage de bandes, etc.), en utilisant des outils et des matériaux identiques à ceux dont disposaient les compositeurs de Columbia Princeton dans les années soixante et soixante-dix (Babbitt et Davidovsky). Le côté positif : j'ai appris à fixer clairement mon attention sur l'objectif musical ; le côté négatif : je n'ai rien appris sur la technologie même !

Qu'est-ce qui, selon vous, est spécifique à ce Cursus, au regard de l'enseignement dispensé, par exemple, dans les universités américaines ou au Conservatoire de Paris ?

Le Conservatoire et les studios électroniques de Columbia Princeton étaient des institutions où, dans les premières années de la musique électronique, des événements fondateurs ont eu lieu. Jusqu'à récemment, ces deux institutions se sont senties obligées de soutenir une pédagogie liée à leurs identités historiques. Au contraire, le Cursus de l'Ircam semble être fondé sur l'idée que la technologie évolue constamment et qu'il y a une responsabilité à couvrir, autant que possible, la totalité de son champ actuel. Au Cursus, j'ai pu bénéficier d'une formation en acoustique, en psychoacoustique, en synthèse sonore, etc. Tout cela était à peu près nouveau pour moi, et l'impact sur ma manière d'écrire la musique fut considérable.

Comment avez-vous « synchronisé », pendant le Cursus, le temps consacré à des « études générales » d'informatique musicale et celui consacré à votre projet musical, Losing Touch, pour vibraphone et électronique ?

Le Cursus a certainement ralenti ma production artistique. Je n'ai composé que cette unique pièce pendant une année. Il y avait tout simplement trop de choses intéressantes à explorer. J'ai adhéré à l'expérience et j'ai évolué en tant que compositeur. Pas de regrets !

Comment décririez-vous l'« interaction » entre les cours « techniques » et les cours « musicaux » (la composition) ? Comment les enseignants vous ont-ils guidé (s'ils l'ont fait) pour « coordonner » les aspects techniques et musicaux de votre projet ?

C'était une année particulièrement féconde, je crois. Du côté de la composition, nous avions des rencontres régulières avec Tristan Murail et Brian Ferneyhough. Un excellent équilibre entre l'esprit et le corps ! Je me souviens aussi des prestations de nombre d'autres compositeurs, notamment Marc-André Dalbavie, Frédéric Durieux, Magnus Lindberg, Philippe Manoury, Philippe Hurel. Du côté technique, nous avions les cours de Marie-Hélène Serra, Xavier Chabot, Mikhail Malt, Laurent Pottier et Alexander Mihalic, ainsi que des conférences d'Olivier Warusfel, Steve McAdams et René Caussé, entre autres. Mikhail m'a aidé à construire les modules de Patchwork [un environnement de « composition assistée par ordinateur » développé à l'Ircam] nécessaires à la création de Losing Touch. J'avais les idées et il m'a aidé à les adapter à l'environnement de programmation. Le projet a nettement pris un caractère de collaboration.

Je dois dire aussi que le Cursus m'a plongé dans la culture musicale toute vibrante du coeur de Paris. Il n'y a aucun équivalent aux États-Unis, pas même à New York. Ce fut une manière de m'ouvrir les yeux, de former mon identité de compositeur.

Vous allez travailler, dans les mois à venir, sur un projet chorégraphique avec François Raffinot. Voyez- vous dans ce projet « interdisciplinaire » une conséquence de votre expérience au Cursus ?

L'informatique musicale, particulièrement lorsqu'elle met en jeu l'interaction en temps réel, conduit logiquement les compositeurs à dépasser les frontières, à explorer des situations de collaboration.

Avez-vous rencontré des problèmes spécifiques au cours de cette année ?

Ce n'est pas vraiment un problème, mais il est vrai que le Cursus ouvrait trop de chemins à explorer pour une seule année. Tant que je me concentrais sur la composition musicale, je réussissais à rester productif. C'est comme un enfant perdu dans une confiserie : à vouloir tout avoir, vous risquez de ne rien avoir. L'informatique musicale est devenue une profession à part entière, qui, souvent, n'a plus aucun rapport avec le fait d'écrire de la musique. Jean-Baptiste Barrière était très conscient de ce déséquilibre, il essayait vraiment de garder vivante, au sein du Cursus, une approche compositionnelle. Néanmoins, les pentes qui mènent à la technologie sont escarpées, elles peuvent réduire la musique au silence.


Notes

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975.
  2. Lire la somme que constitue le numéro hors série de la revue Marsyas, consacré aux « Trente ans d'enseignement de la musique et de la danse en France (1967-1997) ».
  3. Pierre-Michel Menger, Les laboratoires de la création musicale, La Documentation française, 1989.

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