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InHarmoniques n°8/9, novembre 1991: Musique recherche théorie
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La création musicale contemporaine n'est pas à l'abri des abus réactionnaires. L'analyse de Carl Dahlhaus se situe résolument du côté de la critique adornienne. Les compositeurs pratiquent l'interdit qui semble revenir au galop. L'observation historique de Dahlhaus est prompte à localiser les contradictions et menaces qui pèsent sur la création.Croire ou ne pas croire à l'esprit du temps relève d'une même difficulté. L'idée d'une substance spirituelle qui pénétrerait globalement tous les domaines -- du comportement économique jusqu'au style des meubles, des formes d'expression religieuse jusqu'aux techniques de la composition musicale -- est aujourd'hui si peu considérée qu'on conçoit mal comment, autrefois, elle a fonctionné. En effet, la thèse inverse -- soutenant que la conscience est déterminée par l'être social -- avait le dessus. Mais son application fut si limitée dans la littérature marxiste critique et soumise à tant de réserves qu'il est finalement difficile, dans la pratique scientifique, d'établir une différence radicale entre celle-ci et les principes des historiciens non marxistes. Ces derniers tentent de réévaluer l'impact relatif des facteurs socio-économiques et idéologiques à chaque événement historique. Par ailleurs expliquer la nature entre les différences techniques compositionnelles et leur rapport aux processus extra-musicaux, nous mène dans une jungle de termes stéréotypés qui ne suggèrent que trop bien la conception de l'esprit du temps : un esprit marqué par la régression, faisant des siennes autant dans la musique et la création poétique que dans le comportement social et politique. Peu importe si l'on parle de la simplicité, ou de la beauté, de la sensibilité, ou de la subjectivité : il s'agit d'une attitude de réappropriation qui se cache bel et bien derrière une pseudo-nouveauté, brandissant l'étendard d'une nouvelle simplicité ou d'une nouvelle subjectivité. Néanmoins, de tels alibis terminologiques ne pourront pas dissimuler plus longtemps le dépit à l'égard d'un passé immédiat, provoquant un retour à un passé plus lointain. Ceux qui dédaignent la nouvelle subjectivité l'assimile à l'ancienne intériorité -- mal déguisée cette fois-ci -- dont les motifs ont persisté : la résignation politique, le désir de se couper du monde. En résumé, la tendance contraire qui prévalait dans les années 70 -- déférer la complexité musicale au résultat politique, ou inversement -- tendait paradoxalement vers son antonymie : une simplicité qui, vers les années 70, renonçait aux prérogatives politiques.
Certaines phrases de la Théorie esthétique de Theodor W. Adorno -- un livre édité (1970) à titre posthume -- semblent aujourd'hui rétrospectivement prophétiques. Adorno postule pour un « ensemble d'interdits », agissant tacitement à l'intérieur d'un choix de formes de réactions musicales propres à certains compositeurs. « Evidemment, il faut éviter d'hypostasier les interdits historiques, sinon, ils provoquent les tours de passe-passe -- en vogue dans le Modernisme à la Cocteau -- qui consistent soudainement à faire sortir du chapeau ce qui fut temporairement occulté, de le présenter comme nouveau, et d'éprouver cette violation du tabou comme partie constitutive du Modernisme ». En fait, les mêmes problèmes reviennent, et non leurs catégories pré-problématiques ainsi que leurs solutions correspondantes. Il semble que le Schönberg tardif ait affirmé que, désormais, l'harmonie n'était plus à l'ordre du jour. Sans doute ne pensait-il pas qu'un jour, il serait possible d'opérer à nouveau avec les triades qu'il avait -- par l'élargissement des ressources -- rejetées comme éléments exceptionnels démodés. Cependant, la dimension du simultané persiste dans la musique en général, réduite à sa simple manifestation : quelque chose sans importance et de virtuellement hasardeux. La musique fut privée d'une de ses dimensions, celle de la souveraineté de la consonance. C'est une des causes non négligeables de l'appauvrissement des ressources élargies. Il ne s'agit pas de restituer des triades, mais de rendre possible -- si se manifestent à nouveau des forces qualitatives s'opposant à la quantification absolue de la musique -- que la dimension verticale réapparaisse, que soient réécoutées et réanalysées les harmonies et qu'elles trouvent des attractions spécifiques...
Evidemment, il ne faut pas méconnaître la possibilité d'abus réactionnaires. L'harmonie redécouverte -- peu importe sa forme -- entraîne des tendances harmoniques (61-62). Que l'harmonie soit à nouveau à l'ordre du jour est sans doute une des caractéristiques les plus frappantes de la musique de ces dernières années, une musique se servant des triades dont Adorno prévoyait l'usage. Mais la manière de composer en do, ou d'exécuter une pièce entière avec un accord de neuvième de dominante comme son stable, n'est-elle pas rien d'autre qu'un tour de passe-passe réactionnaire, même si celui-ci déroge aux normes du Modernisme ? Ce qui revient, ne sont-ce pas des catégories tirées d'une tradition non-problématique, ou des problèmes se montrant sous un éclairage différent ? En fait, la prophétie d'Adorno (à savoir la redécouverte de la dimension verticale), doit-elle nécessairement s'accompagner « des abus réactionnaires » qu'il craignait ? Ce soupçon -- un lien entre l'harmonie restituée, dont le principe s'est généralisé, et les tendances harmoniques dans l'évolution de la société -- est-il une interprétation vulgaire à connotation marxiste ? Pour établir un jugement fondé au lieu de masquer nos sentiments derrière des termes stéréotypés, il nous faut partir de la technique compositionnelle et de leurs prémisses théoriques. Alors, nous pourrions nous poser la question de savoir en quoi consiste, après tout, l'interdit des consonances -- postulé par Schönberg et invoqué par Adorno -- et dans quel sens ceci entre en conflit avec la tendance à réutiliser des consonances. Schönberg exclut les consonances de la musique atonale, puisqu'elles suscitent chez l'auditeur l'attente des suites tonales ; une attente qui ne peut être réalisée dans le contexte atonal et qui laisse ainsi une tache blanche dans la composition. La consonance en soi ne tombe pas sous l'interdit. La consonance comme porteuse d'une fonction tonale, oui. Une dissonance typique, évoluant vers la tonique -- tel que l'accord de quinte et sixte de sous-dominante utilisé par Schönberg au début de la Pièce pour piano opus33a -- n'est pas moins touchée par le tabou qu'une simple triade. Abolir les consonances est l'effet d'un interdit de tonalité. Dans la mesure où nous réussissons à séparer la consonance de l'idée d'une fonction tonale -- peu importe qu'il s'agisse d'une quinte, d'une triade, ou d'un accord de neuvième de dominante qui, afin de représenter la série des partiels, fusionne en consonance --, nous transgressons formellement l'interdit, mais nous ne trahissons pas son objet. Quel préjugé erroné de penser que les consonances en tant que telles soient tonales ! Par conséquent, il est faux de parler de nouvelle tonalité au sujet de pièces telles que Dream House de La Monte Young, Stimmung de Stockhausen, ou In C de Terry Riley. La tonalité est a priori un système de fonctions, et ce n'est qu'en deuxième lieu qu'il représente un répertoire de sons. Edward Lowinsky qualifia la technique tonale chromatique -- poussée à son extrême en 1600 par Carlo Gesualdo -- d'« atonalité propre à la triade », (triadic atonality). Sa terminologie, bien qu'historiquement contestable, est basée sur la condition, a priori pertinente, qu'il est également possible de composer de manière atonale avec des triades, de même, qu'à l'inverse, il n'est pas exclu qu'une pièce indéniablement tonale consiste uniquement en dissonances.
Si, d'une part, on peut difficilement parler d'une restitution de la tonalité pour le recours à des consonances (ne se souciant guère d'interdits révolus), et si, d'autre part, le soupçon d'un tour de passe-passe (affichant la mode d'avant-hier comme dernier cri) ne représente ni une compromission, ni un indice convaincant qui pourrait expliquer le phénomène, alors, il est concevable de chercher des explications dans l'histoire de la composition, histoire conçue comme problématique. Et il n'est certainement pas erroné de considérer que, pendant les dernières années, l'harmonie et le contrepoint étaient à l'ordre du jour, comme conséquence de la technique des polarités tonales. Il s'agit d'une technique qui, au moins partiellement, résulte de la transposition des expériences tirées de la musique électronique sur la musique instrumentale. Le fait que la préhistoire de la technique des surfaces tonales commence au XIXe siècle, qu'il est possible de citer des extraits d'oeuvres de Beethoven, de Wagner et de Mahler dans lesquels on retrouve cette technique, ne doit pas nous faire oublier que c'est la musique électronique qui est la prémisse décisive à laquelle la technique des surfaces tonales doit son actualité dans la Neue Musik après la Deuxième Guerre mondiale.
L'hypothèse (et le paradoxe) d'un renouveau de la réflexion sur l'harmonie et le contrepoint à partir du principe des polarités tonales des années 60, signifie techniquement que la construction sous-jacente à la tonalité suggérant l'impression de mobilité interne était tournée vers l'extérieur. Ce qui était latent -- la structure tissée par le compositeur, qui n'est pas perçue par l'auditeur et ne doit pas l'être -- se manifesta comme harmonie et contrepoint. Cependant, le processus du son stable demeura indemne -- en dépit des transformations importantes. En effet, les consonances et légères dissonances utilisées ne forment pas, à l'instar de la tonalité, un système d'accords différenciés dans leurs fonctions, mais elles constituent une sphère tonale dans laquelle les accords sont en osmose. Le lien entre les éléments sonores relève plutôt d'un champ que d'un système. (Qu'une telle sphère tonale puisse être basée sur une gamme diatonique à peine chromatique, n'est pas suffisant pour parler de mode majeur ou mineur. Il convient d'éviter ici l'idée d'un système fonctionnel suggéré par la terminologie.)
Faire apparaître à l'extérieur ce qui, auparavant, était latent -- à côté de la composition de modes d'improvisation, la valorisation de la musique mineure et le retour aux traditions périphériques -- appartient aux motifs fondamentaux et récurrents de l'histoire de la musique, et peuvent être la cause d'une évolution où le nouveau apparaît comme le résultat de l'ancien. Puisque les accomplissements dans l'histoire signifient la réalisation de certaines possibilités voisinant avec d'autres possibilités, il faudra s'interroger sur les problèmes -- la nouvelle technique peut être considérée comme leur solution -- liés à l'ancien procédé ; problèmes qui rendaient urgent le dépassement de la situation. La passivité esthétique à laquelle fut condamné l'auditeur par le principe des polarités tonales, fut finalement, après une décennie d'enthousiasme triomphant, ressentie comme une difficulté, une impasse dont il fallait s'extraire. Penser que le son n'est qu'un simple stimulus dont on fait passivement l'expérience -- comme la couleur en peinture, alors que la silhouette et le dessin construisent la forme -- est un des préjugés de l'esthétique ancienne radicalement révisés au XXe siècle, au point qu'on a nié leur part de vérité. L'association de la sonorité à la passivité ne peut pas entièrement être réfutée par l'objection que le son obéit à un principe formel : l'écoute active, en tant que processus, s'oriente essentiellement à partir de la structure motivique et ensuite à partir du son. En d'autres termes, il était quasiment impossible de rompre autrement avec la passivité esthétique -- induite par un mode de composition s'épuisant dans le domaine tonal (dont l'aboutissement extrême sera la chute dans un champ sonore ressenti comme un enfermement) -- qu'en restituant l'harmonie et le contrepoint qui structure le son de façon perceptible, le faisant ainsi apparaître comme un développement poursuivant son but, sans que l'idée de la sphère tonale ne soit abandonnée. L'explication, fondée sur l'histoire interne de la composition, valable pour justifier l'harmonie restituée (une harmonie qui ne craint guère les consonances, sans pour autant tomber dans le piège de la tonalité fonctionnelle) suffit peut-être pour rendre nul et non avenu le reproche de tour de passe-passe ; cependant, elle n'est pas suffisante pour expliciter la tendance à la simplicité, à la réappropriation et au recours aux consonances distinctes pratiquées par des compositeurs de l'avant-garde mais aussi dans le jazz des années 70. Si nous comparons le jazz d'un Miles Davis où d'un Chick Corea avec le free-jazz d'un Coleman ou d'un Brötzmann -- comparaison plausible bien que fragile --, nous sommes frappés par l'usage du beat continuel et pertinent, la tendance à l'exposition de la virtuosité instrumentale. Nous constatons le retour à une harmonie (sa simplicité fait acte de démonstration) dont les consonances intactes contrastent bizarrement avec les dissonances agressives et sourdes des années 60. La référence à l'esprit du temps -- qui, loin de fournir une explication, en nécessite une -- est aussi peu pertinente que nier ou réduire au pur hasard les analogies entre les évolutions dans le jazz et dans les avant-gardes influencées par le groupe des Californiens. On ne peut éviter la confrontation avec des catégories reléguées au passé : du Simple et du Beau. Un retour au purement beau -- raillé par l'expression hégélienne du « ah et oh de l'âme » -- surgit avec une telle urgence qu'on ne pourra plus se contenter de lui répondre par un haussement d'épaule nonchalant.
L'idée du beau, justification dans l'ancienne esthétique d'un intérêt pour les choses ne remplissant pas de fonction théorique ou pratique, fut remplacée dans la critique du XXe siècle par le concept de Kunstcharakter, comme s'il suffisait d'affirmer qu'une chose soit de l'art pour justifier son droit à l'existence. Certes on peut voir dans la thèse d'Adorno du Erkenntnischarakter de l'art majeur, de même que dans l'engagement en musique, une tentative de justifier l'art autrement que de manière esthétique : théoriquement ou pratiquement. L'art pour l'art -- thèse qui soutient que l'art existe sans justification esthétique, théorique ou pratique -- fut dominante. L'idée du beau, sous-tendant la motivation anthropologique de l'art, fut sapée, mais -- ainsi le pensaient les adeptes du principes de l'art pour l'art -- elle n'avait pas à être remplacée par une épistémologie ou une politique servant d'ersatz ou de support. Soumettre les données établies --telle que l'institution art -- à un examen préliminaire (ou exiger une légitimation qui sous-entend certainement le goût de la destruction) avant de les accepter, entérinent les habitudes intellectuelles en vigueur ces dernières années. On peut interpréter le retour de l'idée du beau comme un recours à la justification essentiellement esthétique de l'art, à un moment où l'explication théorique, tentée par Adorno, ne dépassait pas les limites étroites d'un cercle d'initiés, et où l'explication pratique trouva sa limite dans le dilemne de la musique politiquement engagée, exigeant de sacrifier la complexité à l'effet ou inversement. Le retour du beau, l'utilisation insouciante des consonances qui, il y a encore quelques années, aurait qualifié péjorativement une oeuvre de la Neue Musik, s'accepte comme un résultat compositionnel, une conclusion résultant d'une contrainte sourdement ressentie : celle qui consiste à légitimer la musique autrement qu'à travers son Erkenntnischarakter (trop vague), ou qu'à travers sa fonctionnalisation (inutilisable sans une réduction Kunstcharacter). En d'autres termes, c'est l'idée du beau qui crée la pratique du beau ; et la mise en avant de cette idée est l'aboutissement d'une situation où non seulement le principe de l'art pour l'art -- soumis à l'impératif de légitimation -- ne dérange plus, mais où les fonctions théoriques et pratiques de la musique ont largement perdu de leur attrait comme raison d'être de l'art. Il va de soi que l'aversion grandissante contre la musique dite politique sous-tend des motifs réellement politiques. Cependant, les explications politiques ne suffisent pas pour élucider la totalité du phénomène. Le caractère obsolète de la thèse d'Adorno du Erkenntnischarakter (musique dominante, persistante, exigeante) ne peut être déduit politiquement.
Cependant, le beau ostentatoire, tel Stimmung de Stockhausen, est soupçonné de kitsch chez les Modernistes orthodoxes. Et le kitsch, si nous cherchons à tout prix une formule pour ce qui relève de l'insaisissable, peut être défini comme le beau devenu laid ; comme le beau qui, puisque exclusivement beau, perd sa beauté. La dialectique entre le beau et le laid -- on ne peut mentionner l'un sans l'autre -- est ressentie comme un sujet qui révulse par son trop d'académisme et le poids de ses sophismes. Pourtant, il faut examiner la fonction du laid dans la Neue Musik pour comprendre le phénomène du purement beau tel qu'il se manifeste spontanément dans les consonances démonstratives, au lieu de le réduire à un simple phénomène de mode. Le concept du laid, parce que insultant, fut éliminé du vocabulaire des adeptes de la Neue Musik.
Déjà au XIXe siècle, une Esthétique du laid publiée par la chapelle hégélienne était moins considérée comme une justification de l'usage libre de cette catégorie que comme une tentative de confirmation du soupçon qu'il fut encore plus démodé de parler du laid que d'utiliser le mot beau sans sous-entendu ironique. Il est soit pédant soit désuet (sinon les deux) d'intituler le laid de laid. On peut éviter le terme, on ne peut nier le problème esthétique qu'il désigne ; problème que nous pourrions définir ainsi : le laid comme catégorie indispensable dans l'art, car si nous éloignons de force le laid, alors le beau -- en tant que kitsch -- devient son contraire, le laid.
La pertinence et l'urgence du problème apparaissent si nous prenons en compte les chemins choisis par la musique et l'art en général pour intégrer le laid. Certes, le fait que des compositeurs traitent la dissonance (qui correspond dans la musique au paradigme du laid)comme simple passage vers la consonance -- comme excentricité de celle-ci, comme l'antithèse éphémère mais prégnante qui met en valeur la restitution du beau -- est la manifestation d'intégration la plus simple mais non l'unique du laid ; autres possibilités : si, comme nous l'avons mentionné, le kitsch c'est le beau ressenti comme laid, alors la formule inverse, à savoir la perception du laid en tant que beau, représente une définition du pittoresque. (D'ailleurs, le beau pittoresque est justement plus enclin au kitsch que le beau académique : le laid qui est beau et le beau qui est laid sont assimilés). Pour schématiser davantage, disons que l'assimilation du laid sous le masque du pittoresque s'apparente au romantique. Une représentation du laid est réaliste, à condition qu'elle ne soit plus soumise au processus de sublimation, mais à la recherche du Kunstcharakter dans l'opposition au beau (soumis à la loi des canons). Réalisme signifie esprit d'opposition, à savoir critique et renversement. Il ne signifie pas forcément la réalité -- une partie de la réalité. Il traite un sujet exclu de l'art et qui refuse d'être intégré à la sphère du beau. L'art, ainsi le proclama Schönberg, ne doit pas paraître mais être vrai. Le réalismepartage avec l'art pour l'art -- né au milieu du XIXe siècle -- l'hypothèse que l'art ne recourt pas à l'idée du beau et à sa signification anthropologique correspondante.
Hormis l'assimilation romantique du laid comme pittoresque et l'opposition réaliste émancipant la revendication artistique de la justification par l'idée du beau, on observe une autre forme d'intégration du laid aux XIXe et XXe siècles -- formes que Susan Sontag appelle « nivellement en amont ». Ainsi, une photographie moderne importante doit essentiellement inclure la tendance à découvrir dans des sujets insignifiants, fades et usés, des motifs portés à la description. De même, elle ne recule pas devant l'excessif et le déplaisant, sans pour autant le voiler sous le masque du pittoresque. Sans aucun doute cette tendance, agie par un pathos démocratique symbolisé aux États-Unis par un geste rappelant Walt Whitman, rassemble sans distinction le beau et le laid, l'extraordinaire et le trivial ; le tout éclairé par une réalité fondée sur l'expérience sensible. Des compositeurs américains (Cage et d'autres), peu soucieux de la beauté ou de la laideur, cherchèrent des sons inexplorés que personne n'avait rendu perceptibles auparavant. Il n'y a pas de hasard. La générosité se retrouve dans Whitman : rien, pas même le son le plus plat ou le plus perçant, n'est exclu, car ce qui est réel est beau. Cela dit, on peut s'inspirer de cette idée généreuse qui embrase le médiocre et le laid pour l'intégrer dans une totalité indivisible, afin de restituer le beau devenu victime du Kitsch et des canons. Les bribes musicales évoquées et citées par Charles Ives trouvent exactement le ton, rappelant ainsi l'épithète beau présent dans la vie quotidienne : le « ah et oh de l'âme » de Hegel. Penser que l'expérience de la tradition américaine (de Ives jusqu'à Cage, en passant par Cowell) fasse partie des conditions psychologiques aboutissant de nos jours à un usage excessif des consonances, me paraît justifié. Autrement dit, la restitution des consonances a la même finalité que l'exploration inédite des phénomènes acoustiques des années 60 (bruits stridents, bruits de grattement ou évoquant le cinglant du fouet). Il s'agit d'utiliser une ressource quelconque qui attire nos sens spontanément, sans être freiné par des canons d'interdits, des considérations d'ordre historique, ou par un désaccord esthétique. L'utilisation insouciante du beau constitue la face cachée de l'iceberg constituée d'explorations audacieuses dans le domaine de l'acoustiquement laid : l'inverse d'une seule et même chose. De fait, on ne veut plus se laisser tyranniser par l'injonction : on ne peut tout estimer à tout moment !, injonction devenue pénible par son usage excessif (bien qu'elle soit certainement pertinente). Le fait de passer outre ou de renier les canons d'interdits -- un canon qui, en quelque sorte, définit la Neue Musik par ses impossibilités internes -- coïncide avec d'autres changements frappants, et bien que le rapport entre ce reniement et ces changements ne soit pas évident, la simultanéité des phénomènes permet de conclure qu'il en existe un.
Il va de soi que la lassitude et le déplaisir vis-à-vis de la théorie, très répandus en ce moment, l'aversion pour l'habitude de communiquer au public la base réflexive de la technique compositionnelle appliquée (comme s'il était possible d'en déduire le sens de l'oeuvre), bref -- l'aversion de parler, représentent le contrecoup de l'engouement pour les théories en cours dans les années 50 (par le jargon technique) et dans les années 60 (par l'empreinte politique). La vigueur de la réaction est cependant précaire. L'utopie comme absence de théories et de concepts, qui semble hanter les rêves éveillés de certains compositeurs, est nécessairement une illusion nocive. Celui qui se croit dépourvu de théories abrite dans son action musicale une théorie fragmentaire ; fragment cependant maigre et inconsistant, justement à cause du manque de réflexion. Et ce sont précisément ces compositeurs qui se méfient du maniement des catégories -- comme si la pensée sur la musique représentait un appendice superflu de la pensée musicale. Ils ne sont pas à l'abri des mots stéréotypés déformant ce qu'ils désignent. Les termes provenant d'un champ théorique peuvent être vérifiés ; il suffit d'analyser leurs contextes, leurs prémisses et leurs bases empiriques. L'absence de théorie (isolant et séparant les vocables, ouvrant grand les portes aux mots stéréotypés) nous condamne cependant à l'impuissance vis-à-vis des formules à la mode qui proclament une nouvelle sensibilité, une nouvelle subjectivité ou une nouvelle simplicité. Puisque les mots stéréotypés ne sont soutenus par aucune théorie qui formerait une base de discussion, il faut ou bien les accepter d'emblée, ou s'en distancier. Et on aurait tort de sous-estimer les dommages ainsi provoqués : les mots stéréotypés arrivent à peine à rendre justice aux efforts compositionnels aux noms desquels ils parlent ; ils laissent leur empreinte nocive sur une conscience qui ne peut lutter contre ses influences --, et il n'est même pas exclu qu'ils aient des répercussions sur la pratique musicale.
Chez certains compositeurs, l'absence de théories -- objectif qui reste encore à atteindre -- coïncide souvent avec une aversion tenace contre l'hermétisme artificiel qui marqua pendant un siècle le Modernisme, dans la musique depuis le Tristan de Wagner, dans la littérature depuis les Fleurs du Mal de Baudelaire. Le soupçon d'élitisme qui touche tout ce qui est difficile d'accès -- le dénigrement du mot élite -- faisant son effet même chez des compositeurs qui ne sont pas adeptes de la musique politiquement engagée : au lieu de se réfugier dans l'ésotérisme, on s'adonne au non-artificiel et au trivial, sans splendeur (contrairement aux années 20) et nonchalamment vulgaire. On a l'impression que certains compositeurs cherchent carrément un argot de la musique ; une syntaxe musicale qui permettrait à tout le monde de s'exprimer musicalement. Ce qui fut annoncé dans les pratiques d'improvisation des années 60 -- des pratiques considérées comme un phénomène parallèle à la littérature protocolaire à la même époque -- s'accomplit dans l'idée d'un art non artistique, faisant autant fureur dans la poésie de ces dernières années que dans la musique. En quelque sorte, on promeut une activité qui, a priori, est ouverte à tous (au lieu de se fermer aux non-initiés), et dont les protagonistes souhaitent la disparition dans la masse. Cependant, le relâchement ou l'abandon de la revendication artistique est précaire dans la mesure où aucune raison d'être ne peut être identifiée sans recours à des justifications théoriques et pratiques. (La thèse du Erkenntnischarakter de la musique et la légitimation par l'engagement politique tombent en désuétude ; et l'intention sociopédagogique qui se dessine chez Dieter Schnebel reste apparemment un phénomène isolé.) Ainsi, les adversaires de l'institution art, manifestant leur dédain par des moyens musicaux, se retrouvent dans le dilemme de se référer à ce qu'ils combattent. Après l'échec des tentatives de légitimation épistémologique et politique, ils sont face à une alternative malheureuse : changer de métier, ou accepter la thèse caduque que le sens de la musique ne se donne pas pour moyen un but à accomplir, mais qu'elle est but en soi, égale aux étapes à travers lesquelles s'oriente l'existence humaine dans sa recherche de la dignité. En conséquence, il faudra se méfier de la dissolution de l'art, tendance aux allures fondamentalement démocratique. Il se peut que l'apparence du non-artificiel soit elle-même un moyen artistique. Cependant, le danger existe que les adeptes de l'art non artistique prennent leur thèse au pied de la lettre.
Si la tendance à nier la revendication artistique (par un abandon nonchalant, menaçant l'art plus qu'un dadaïsme tonitruant et polémique) nous semble fatale, l'expérience nous réconforte : dans les moments heureux d'un art qui se veut non artistique, la réalisation d'une idée se dessine à l'horizon, concept connu mais enseveli : l'idée du beau informel. Dans l'esthétique traditionnelle de l'époque classique, la catégorie du Beau fut toujours associée à la primauté de la forme, une primauté qui aboutissait à un formalisme avec une hiérarchie de règles, enfermant le matériau musical dans des schémas prédéterminés. En revanche, le nivellement en amont, tel qu'il est pratiqué par Cage, correspond à une esthétisation de phénomènes acoustiques qui, jadis ressentis comme extra-esthétiques ou non esthétiques et qui furent, pour cette même raison, éloignés des préoccupations musicales. Que le concept d'art soit démoli par l'arrivée tardive du dadaïsme en musique, ne signifie pas que la perception des bruits (introduits dans la musique par un coup de force) ne relève plus d'une perception esthétique. (L'esthétique, selon Kant, englobe l'art en ne s'y réduisant pas, de même que, à l'inverse, le concept d'art peut dépasser l'esthétique.) Libérer les bruits des contextes pragmatiques dans lesquels ils fonctionnaient comme signaux ou symptômes pour des processus naturels ou techniques nous ramène nécessairement à une esthétisation de la perception. Arraché de sa fonction signalétique, le phénomène acoustique se manifeste en tant que tel, c'est-à-dire avec son Kunstcharakter, caché dans la vie quotidienne. Il n'est pas nécessaire d'organiser un concert pour parvenir à cet isolement menant à l'esthétisation ; l'atmosphère d'un happening réussi est suffisant. Le processus de l'esthétisation sans intention artistique, à savoir maintenir le concept de l'esthétique en abandonnant celui de l'art, inclut implicitement l'idée du beau informel à l'origine de cette réflexion. Cette absence de l'art est aussi absence de forme : une absence de forme qui devient programme, ou tentative de rendre perceptible les caractéristiques naturelles des phénomènes acoustiques, cachés par une soumission à des principes de formes -- tentative donc de percer jusqu'à l'expérience de la matière pure par la destruction des catégories formelles. Par ailleurs, l'esthétisation de ce qui fut jadis extra-esthétique (utilisant le laid et les déchets acoustiques de la civilisation) en quête d'une restitution du Beau est compréhensible, peu importe la différence (d'ailleurs uniquement apparente) de ces deux opposés ; le laid, purement perçu comme qualité esthétique, est plus proche du Beau que des formes d'expression musicale qui tirent leur droit à l'existence de leur Erkenntnischarakter ou de leur fonction politique. Les deux cas (laid/beau) traitent du même domaine, à savoir de l'esthétique. Par conséquent, le laid non artistique, perçu esthétiquement à un niveau abstrait, peut être une étape préliminaire au beau informel.
Chaque tentative (même la plus fragmentaire et la plus timide) d'exprimer certaines transformations qui ont marqué la musique des dernières années relève d'emblée d'une seule et même prémisse à la pertinence douteuse : la musique consiste pour elle en tendances représentatives que l'on pourra résumer en une évolution linéaire ; une évolution où une direction prend le relais de l'autre, soit comme une conséquence, soit comme un revirement dans son contraire. Cependant, il se pourrait aussi que la distinction entre un courant de l'histoire et quelques traditions périphériques (un historien du temps qui abandonnerait cette distinction perdrait son orientation) soit caduque depuis longtemps. (Si, dernièrement, on déclare que Darmstadt est mort, c'est la manifestation que ce lieu est non seulement un centre spécifique mais représente le principe même du centre, frappé par la critique sans l'avouer : on est dépité, mais il n'y a pas d'alternative.) Si l'on oppose à la consonance (ce qui, il y a encore quelques années, aurait exclu un compositeur du courant de la Neue Musik) un provincialisme musical qui -- par manque de moyens -- ne parvient pas à devenir événement central (au sens polémique ou apologétique), il ne faut pas par crainte repousser ce blâme, mais l'accepter calmement pour le contenu de vérité. La conviction d'être dans le courant dominant serait en effet erronée. Cette critique n'est pas forcément fondée dans la mesure où une métropole trônant comme instance centrale sur les provincialismes éparpillés n'existe plus. En réalité, il faut s'arranger avec l'idée d'un monde musical divisé uniquement en provinces ; et comment savoir ou se passe la véritable histoire de la musique, même si certaines régions sont condamnées aux poubelles de l'Histoire.
Traduction de Beate Renner.
© B. Shott's Söhne.
Texte prononcé à l'occasion de la 29e Rencontre internationale de
musique à Darmstadt du 30 juillet au 15 août 1978.
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