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Les cités d'invention
A propos de Duo en résonance et Richiamo

Eric De Visscher

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Ivan Fedele, n° 9, juin 1996
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L'on se souviendra combien Arnold Schoenberg, dans un texte repris dans Le Style et l'idée, s'évertuait à opposer le style à l'idée. A la logique permanente et rationnelle de cette dernière - «une idée ne peut jamais mourir» -, Schoenberg oppose le style «qui est une qualité propre à une oeuvre (et qui) découle de facteurs naturels distinctifs de l'artiste [1]». Au-delà de la simple querelle entre intuition et rationalité, entre ordre et liberté, entre éphémère et permanent, c'est à une véritable dialectique de la création que Schoenberg semble vouloir nous mener.

Bien des années plus tard, Brian Ferneyhough reprend à son compte cette dualité entre l'organisation stricte, due à la structure même du matériau, et la «névrose créatrice» qui traverse tant le compositeur que l'interprète. Cette tension est poussée à son paroxysme dans le cycle d'oeuvres dont le titre, emprunté à Piranèse, est lui-même emblématique : les Carceri d'invenzione.

Une pareille vision où l'exigence moderniste de créativité est poussée à son paroxysme, où le créateur se trouve quasiment enfermé dans sa «prison d'invention», ne pouvait mener telle quelle qu'à une impasse. Pour toute une génération de compositeurs plus jeunes, elle cède aujourd'hui la place à une vision plus souple, plus ouverte de la création.

Ivan Fedele fait assurément partie de ces compositeurs. Dans un article intitulé  Art, style et écriture », Fedele répond, sous forme de boutade, à Schoenberg en terminant son article par : «Désolé, Monsieur Schoenberg, mais le style est l'idée !» Il considère, tout comme ses illustres prédécesseurs, que cette question est essentielle, car elle vise à «conjuguer un principe d'organisation au principe de la liberté». Au terme de prison, il préférera cependant la notion de cité.

«Je préfère plutôt la métaphore de "cité d'invention", moins claustrophobique, plus humaine et, probablement, plus heureuse pour décrire ce que j'entends par style. J'imagine toute mon expérience humaine, et en particulier celle de compositeur, comme la construction, dans le temps, d'une ville dont je suis l'architecte et l'ingénieur.

«Une cité ne vit que si elle se transforme dans le temps, parce que tenant compte du temps et de l'expérience.

«Une cité ouverte, réceptive, qui filtre les cultures environnante et plus éloignée selon son caractère propre et en en retirant un enrichissement continu.

«Une cité moderne qui ne refuse pas la confrontation avec les modèles les plus significatifs du passé et qui cherche en ceux-ci, au-delà de sa propre histoire, les archétypes architectoniques qui peuvent l'aider à devenir toujours plus "unique" en son genre [2]

Voilà donc un compositeur qui cherche manifestement à sortir d'un certain enfermement conceptuel dans lequel certains de ses prédécesseurs auraient voulu le contraindre. Le style selon Fedele, c'est donc avant tout un espace et ce concept traverse sa pensée compositionnelle. Espace conceptuel d'abord, ou mise à plat de tous les apprentissages, expériences, influences, rencontres, découvertes acquis depuis toujours. Au lieu de penser cette accumulation en termes temporels (accumulation, évolution, voire progrès), Fedele l'imagine en termes d'étendue, de zones prenant racine, d'espaces aux caractères divergents, mais cherchant à se souder, à se joindre les uns aux autres. Cette métaphore de la cité d'invention rappelle le travail d'un écrivain, italien comme Fedele, qui a longuement et merveilleusement exploré tant de villes imaginaires. C'est évidemment des Villes invisibles d'Italo Calvino qu'il s'agit, car elles offrent à bien des égards des parallèles surprenants avec la cité du compositeur.

Cette ville serait-elle Phyllide, là où «tu prends plaisir à observer combien sont différents les uns des autres les ponts qui enjambent les canaux (...) ; quelle variété de fenêtres ouvre sur les rues (...) ; combien de sortes de pavements couvrent le sol (...). A tout endroit, la ville offre des surprises au regard (...). "Heureux celui qui chaque jour a Phyllide sous les yeux et n'en a jamais fini de voir ce qu'elle contient", t'exclames-tu, au regret de devoir quitter la ville après n'avoir fait que l'effleurer du regard [3]

La ville est donc ce lieu d'enchantement, qui a ouvert ses portes à des expressions venues de cultures et de milieux si divers et donnant lieu à des objets, des formes, des idées qui se chahutent, se bousculent, s'entrechoquent, s'opposent parfois, mais ne peuvent que s'enrichir.

Là se crée tout un réseau d'échanges qui induit des parcours, des passages, des chemins à suivre. Idée éminemment musicale, qui ne peut que rejoindre la thèse de Fedele, par exemple dans cette autre ville :

«A Sméraldine, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent. Pour aller d'un endroit à un autre, tu as toujours le choix entre le parcours terrestre et le parcours en barque : et comme à Sméraldine le chemin le plus court d'un point à un autre n'est pas une droite mais une ligne en zigzags ramifiée en variantes tortueuses, les voies qui s'offrent aux passants ne sont pas simplement deux, il y en a beaucoup, et elles augmentent encore si l'on fait alterner trajets en barque et passages à pieds secs [4]

Ce réseau, on peut donc l'explorer, ce qui implique du temps. On comprend bien comment le musicien Fedele a été fasciné par l'idée de ville, car elle joint l'idée d'espace et de temps. Non seulement chaque objet, chaque portion de la ville possède l'histoire de sa sédimentation, non seulement la ville s'est créée avec du temps, non seulement la découverte de la ville se fait dans le temps, mais en plus la ville fait aussi appel à des paramètres forcément temporels et, pourrions-nous dire, musicaux : la mémoire, par exemple, qui caractérise, toujours chez Calvino, la ville de Zora :

«Zora a la propriété de rester dans la mémoire endroit après endroit, dans la succession de ses rues, et des maisons le long des rues, et des portes et fenêtres des maisons, bien qu'elle n'y déploie aucune beauté ou rareté particulières. Son secret est dans la façon dont la vue court sur des figures qui se suivent comme dans une partition musi-cale, où l'on ne peut modifier ou déplacer aucune note [5]

Le concept de ville, tel que nous le retrouvons dans cette rencontre inattendue entre Calvino et Fedele, contient donc des éléments de réseau, de parcours et de mémoire. Il révèle donc avant tout une pensée spatiale - et la musique de Fedele est essentiellement caractérisée par cette spatialité.

Non pas que le compositeur italien soit le premier à s'y intéresser : l'histoire de la musique recèle des traces de nombreux compositeurs qui ont cherché à intégrer cette dimension. Mais c'est évidemment la musique du XXe siècle qui a manifesté une volonté de prise en charge de la notion d'espace sonore : que l'on songe à la disposition de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók, à Déserts de Varèse, à Gruppen et Carré de Stockhausen, aux premières oeuvres de musique concrète et, après, à tout le développement de la musique électroacoustique qui a visé, selon les termes de Jean-Claude Risset, à créer un espace virtuel ou «illusoire», car créé par l'audition et «creusé par la musique» : «L'espace illusoire est une construction mentale, une projection conceptuelle au sein de laquelle l'esprit situe les sources virtuelles en termes desquelles il interprète l'expérience auditive [6]

Mais, ce faisant, les compositeurs ne font-ils pas que reconnaître l'inéluctabilité du fait que tout espace est construction ? Ne visent-ils pas à mettre en évidence cette «idéalité» de l'espace, dont nous parlait déjà les philosophes ? Le Dictionnaire philosophique de Lalande définit ainsi l'espace : «Milieu idéal, caractérisé par l'extériorité de ses parties, dans lequel sont localisées nos percepts, et qui contient par conséquent toutes les étendues finies

Où il est donc question de perception, mais aussi de construction, car en maintenant le terme «idéal» dans sa définition, Lalande veut bien montrer que l'espace «n'est pas une chose ni une sensation, mais une production ou une construction de l'esprit». Notons au passage que le même dictionnaire nous donne une définition tout aussi «idéelle» du temps, portant la même insistance sur la notion de construction mentale et prenant appui tant sur Leibniz («l'analogie du temps et de l'espace fera bien juger que l'un est aussi idéal que l'autre») que sur Kant («le temps est une représentation nécessaire, qui s'étend à la base de toutes les intuitions»).

Devenu donc une construction, l'espace se prête non seulement à toutes les manipulations créatrices de la part de l'artiste, il révèle surtout sa vraie nature. Et oriente notre perception vers cette «artificialité», vue non pas comme un manque, mais au contraire comme un potentiel d'invention.

Bien entendu, l'espace n'est pas seulement présent dans l'espace créé par les haut-parleurs des électroacousticiens : il pénètre la pensée musicale de fond en comble, que ce soit dans l'écriture et la notation, dans la disposition des musiciens sur une scène, dans la pensée de la forme, dans la représentation des phénomènes acoustiques...

Si les compositeurs aujourd'hui sont, pour la plupart, imprégnés de la pensée spatiale, est-ce pour mieux échapper à une certaine inéluctabilité du temps ? Ou est-ce parce qu'ils ont du mal à accepter également cette artificialité du temps musical ? Tel semble être l'avis du même Jean-Claude Risset : «Les représentations spatiales, inhérentes à la partition, à l'enregistrement, à la visualisation du son, constituent des supports intellectuels essentiels - pour se livrer au travail de l'écriture, pour se dégager de l'emprise tyrannique du temps, pour jeter sur le projet musical un regard synoptique. Ce n'est sans doute qu'en jonglant spatialement avec le temps qu'on peut arriver à donner l'impression - musicale - de maîtriser le temps qui nous emporte [7]

Cette impression quelque peu désabusée de Risset peut s'expliquer par l'ampleur du problème, auquel des générations de musiciens et de théoriciens n'ont cessé de se confronter. La solution la plus plausible consiste en l'acceptation de l'artificialité du temps également ; au lieu de donner une impression de maîtriser le temps, comme le suggère Risset, ne s'agit-il pas plutôt d'accepter, comme pour l'espace, l'inéluctabilité de sa facticité, de sa construction et d'utiliser cette artificialité à des fins créatrices ? N'est-ce pas la solution adoptée par de nombreux compositeurs, du dernier Beethoven à Mahler et, pour citer des exemples contemporains marquants, de Luigi Nono à Morton Feldman ?

Revenons à Ivan Fedele qui, sans être un théoricien de la forme ni de l'espace-temps musical, nous propose des réponses à ces questions qui lui sont propres et que nous retrouverons dans Duo en résonance et Richiamo.

Une fois le réseau spatial imaginaire constitué, le compositeur parcourt la ville en vue d'y trouver les éléments constitutifs d'une oeuvre en création : «Si la métaphore de la cité rend bien l'idée d'un milieu ambiant complexe tel que celui d'un créateur, la métaphore du voyage peut être tout aussi efficace pour décrire le parcours inventif qui mène à l'oeuvre. En fait, qu'est-ce qu'une oeuvre musicale, sinon un voyage, un parcours que l'on entreprend dans cette ville virtuelle. Et combien de parcours pourrais-je suivre dans cette cité si particulière ? Beaucoup, énormément, un nombre infini, mais toujours dans l'environnement de cette cité, qui les rend, même pour cela, stylistiquement homogènes [8]

Le choix du parcours s'effectue de manière directionnelle, donc en fonction d'un objectif fixé au départ, mais s'autorise tous les détours et toutes les digressions que l'auteur veut se permettre. Comme dans la cité aquatique de Calvino, il existe donc de nombreux parcours pour atteindre un même objectif, et le compositeur peut constamment choisir :

«Quel que soit le choix que j'opère (composer c'est choisir), le plan de ma cité se configure toujours plus comme une trame solide sur laquelle j'ordonne, à chaque fois, le tissu de mon imagination, le matériau de mon oeuvre, la direction de mon voyage, me confrontant constamment à l'intention du projet, mais en même temps tendant toujours l'oreille vers tout ce que l'intuition (cette surprenante faculté qui synthétise expérience et sensibilité) peut me suggérer à chaque moment [9]

Voilà le mot lâché : l'intuition est en effet la faculté qui guide le compositeur, tant dans l'élaboration du projet de départ que dans sa réalisation qui s'exprime sous forme de parcours dans une trame préétablie. Mais l'intuition est une faculté de synthèse entre expérience - donc aussi rationalité - et sensibilité. Et l'on voit que ces deux aspects sont constamment présents chez ce compositeur, dans un parfait équilibre, ce qui fait dire à certains que Fedele est un compositeur «classique». Si classicisme il y a, il réside uniquement dans cette notion d'équilibre entre rigueur et liberté, entre sensibilité et rationalité, entre trame préordonnée et divagations créatrices. Le classicisme ne s'exprime jamais par une volonté de «retour à» ni par une adhésion à des formes préétablies. Au contraire : la forme, issue du parcours compositionnel, est constamment en recherche et ne se fixera définitivement qu'une fois l'oeuvre achevée.

Ce parcours - forcément temporel - dans un espace va donner lieu à la création d'une étendue s'inscrivant ou se déposant dans un autre temps, celui de l'oeuvre. Celle-ci apparaîtra alors dans un autre cadre spatiotemporel, celui de son interprétation et de son écoute. Comment ces trois cadres peuvent-ils s'intégrer ? C'est ce que nous allons pouvoir établir en examinant de plus près Duo en résonance et Richiamo.

Duo en résonance

Ecrit en 1991 et commandé par l'Ensemble Intercontemporain, Duo en résonance prend à bras le corps la problématique de l'espace. L'oeuvre se présente comme un parcours à travers la question de la résonance, concept éminemment spatial et finalement peu éloigné du concept de cité. Celle-ci n'offre-t-elle pas de multiples perspectives acoustiques, dans lesquelles les phénomènes de réverbération, diffusion et diffraction du son sont fortement mis en évidence ?

La spatialité se retrouve également dans l'instrumentation choisie : deux cors solistes et un ensemble de dix-neuf musiciens : quintette à cordes, quintette à vents entourés de piano et harpe, cuivres et percussions.

En regardant de plus près, on constate que cette disposition correspond déjà à une structuration de l'espace acoustique : les cordes, en première ligne, sont placées de gauche à droite, dans le sens aigu-grave, tandis que les vents sont placés dans le sens contraire (l'instrument le plus aigu, la flûte, se trouvant à droite). Les cuivres, en troisième ligne, possèdent une disposition symétrique: le tuba, au centre, est entouré des deux trombones et les deux trompettes sont aux extrémités de cette ligne. Enfin, le groupe percussions, harpe et piano - et nous verrons combien il s'agit bien d'un groupe homogène - entoure littéralement l'ensemble. La construction de l'espace sonore commence donc dans la mise en place du dispositif instrumental et donne ainsi à l'espace un rôle structurant : grâce à ses qualités spatiales propres, chacun des groupes possède aussi son articulation.

Devant l'orchestre, disposés de part et d'autre du chef, les deux solistes : l'originalité chez Fedele est de véritablement considérer les deux cors comme un seul instrument, car le matériau est fondamentalement le même pour chaque soliste. Constitués en une seule entité homogène, les deux solistes forment en fait «un grand cor stéréophonique».

Fedele introduit également, outre l'espace, la notion de temps dans cette stéréophonie, tant les effets d'écho, de renvoi d'un instrument à un autre y sont fréquents. Se souvenant des musiques spatiales des Gabrieli à la basilique Saint-Marc à Venise (qui faisaient également appel à des cuivres, nous y reviendrons à propos de Richiamo), Fedele a introduit de nombreuses figures mélodiques qui autorisent des mouvements d'échos, de battements entre sons voisins, de réverbérations lointaines. Afin que ces phénomènes sonores soient clairement audibles, il est nécessaire de bien mesurer la distance physique séparant les deux instruments solistes : cette mesure est particulière à chaque salle de concerts et doit être testée avant chaque représentation. Autre exemple de la prise en compte de l'espace dans la composition et dans l'interprétation de cette oeuvre. Dans la figure ci-contre, la distance entre les deux instruments est effectivement essentielle.


Figure no1 : Duo en résonance (mes. 36-37, cors 1/2). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Mais l'exploration de l'espace de résonance concerne aussi les relations entre le ou les instrument(s) soliste(s) et l'ensemble. Ici, Fedele exploite au mieux les multiples possibilités de transformation du son par une autre source sonore. Si une phrase du soliste est reprise par l'ensemble, on se trouve face à un phénomène de multiplication ou de passage à travers un kaléidoscope sonore. Si, au contraire, c'est une entité sonore provenant de l'ensemble qui se trouve répétée par le soliste, on entend alors un phénomène de synthétisation ou de réduction du phénomène sonore. Il peut également se passer des phénomènes de renvoi, où le matériau primitivement émis par les solistes se trouve transformé par l'ensemble, puis renvoyé aux solistes sous cette nouvelle forme due à la modification de certains paramètres. L'art de Fedele est précisément de maintenir une homogénéité et une continuité dans ces relations, qui fait que l'auditeur même attentif se trouve parfois bien en mal de déterminer exactement quelle est la source sonore de ce qu'il perçoit.

L'espace joue également un rôle dans la détermination de la forme de l'oeuvre : celle-ci est clairement constituée en quatre parties, dont deux principales (I et III) et deux «commentaires» (II et IV). Ces quatre espaces sonores possèdent chacun leur «ligne de force» clairement identifiable, pour utiliser une expression de l'auteur. Définir ces sections en termes d'espace et non temporels permet de les concevoir comme quatre moments simultanés, évoluant parallèlement dans le temps. Du fait des nombreux renvois d'une section à l'autre, on peut effectivement penser que les quatre sections forment des trajets parallèles, mais c'est notre attention perceptive qui nous fait passer d'une section à une autre. Comme si, en nous promenant dans une ville, nous passions d'un quartier à un autre, en revenant parfois à un quartier précédemment visité ou en évoluant à la frontière entre deux quartiers.

Ces quatre sections se présentent, brièvement répertoriées, comme suit :

Section I

La première section est la plus longue. C'est également ici que sont introduits la plupart des concepts acoustiques liés au phénomène d'espace et de résonance, dont nous avons parlé jusqu'ici.

La section est précédée d'une introduction qui balise le registre ou l'espace acoustique dans lequel la pièce, dans son ensemble, se meut. Les clarinettes entament une ligne fort ornementée, à la fois mélodiquement et rythmiquement, bientôt suivies par la clarinette basse qui pose la limite inférieure de cet espace : cet instrument se trouve délicatement ponctué par des gongs et des claves, qui en modifient le timbre et la forme rythmique. L'espace supérieur de cette introduction se trouve formé, quelques mesures plus loin, par des longues tenues d'harmoniques aux cordes, alors que les cuivres soutiennent la clarinette basse. Le spectre est peu à peu rempli, tournant cependant autour des tenues d'une seule note, le sol. C'est sur cette note qu'apparaissent les deux instruments solistes, en parfait écho l'un de l'autre : si l'un des cors effectue un portamento, le second en fait autant à la mesure suivante. Les longues notes des deux solistes, tenues mais cependant variant constamment en forme rythmique précise, se trouvent reprises de manière condensée et nettement plus violente par les cordes (des «jetés» furieux, suivis d'harmoniques se terminant par un glissando), combinées à de brefs motifs rythmiques par les flûtes. Piano, harpe et vibraphone occupent quasiment le même rôle durant la pièce (à l'exception de la deuxième section), celui d'un soutien rythmique et d'une ornementation quelque peu baroque : une sorte de basse continue, soutenant le déroulement temporel et l'évolution harmonique. Celle-ci bouge de manière graduelle, explorant différents centres tonaux, ou plutôt différents spectres qui sont décortiqués par tous les instruments - chacun de ceux-ci ayant son propre mode d'intervention.

Fedele utilise, pour bâtir son harmonie, différentes formes de constructions d'accords, allant d'accords symétriques (polarisés et construits donc sur des intervalles similaires selon que l'on se dirige vers le grave ou l'aigu), d'accords-timbres nés d'une superposition de différentes combinatoires autour d'une échelle donnée...

Graduellement, le spectre harmonique semble progresser vers le haut, mais cette stabilité harmonique est souvent interrompue par des insertions dont le contenu est totalement étranger aux accords dominants. Fedele introduit ainsi des changements de gestes instrumentaux, ainsi que de couleurs, par exemple aux mesures 63 et 64.

Le changement de texture était cependant déjà amorcé lorsque, dans le deuxième tiers de cette section (mes. 44), Fedele introduit un motif rythmique, d'abord dans les flûtes, ensuite essentiellement dans les cordes.


Figure no2 : Duo en résonance (mes. 44-46). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Ce regain d'activité rythmique (alors qu'auparavant la forme restait plutôt de nature statique) crée avant tout une tension supplémentaire, qui nourrit la progression tonale et spectrale. Alors que la texture se densifie, les parties solistes se complexifient également, donnant lieu à une multitude de figures rythmiques et mélodiques, qui se retrouvent réfractées dans tout l'orchestre. De façon similaire, les solistes reprennent des figures de l'ensemble, mais en les intégrant dans une linéarité quasi continue (du fait du passage constant d'une phrase d'un instrument soliste à l'autre, leur donnant ainsi une autre dimension spatiale).


Figure no3 : Duo en résonance (mes. 73-76). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Dans les mesures dites de  dialogue », l'interaction se trouve encore plus marquée, car ces figures traversent maintenant tout l'espace acoustique, au niveau aussi bien des timbres (on les retrouve au piano, dans les cuivres, les bois) que du spectre.


Figure no4 : Duo en résonance (mes. 98-100). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
La dernière partie de cette section (à partir de la mes. 102) réintroduit les figures rythmiques (notes pointées), tandis que s'inscrivent des ponctuations verticales entre différents groupes instrumentaux. Graduellement, la tension diminue et le concept d'écho revient sous une forme plus traditionnelle, celui de la répétition du même allant en s'éteignant : c'est dans les jetés du violon que cet effet de «délai» se remarque le plus.

Alors que de nouvelles formes de diffraction du son apparaissent (mes. 136-139), la texture se raréfie peu à peu ; les cordes optent pour de longues notes tenues, soutenues par une ornementation, allant en diminuant, de la harpe et du piano.

Section II

L'enchaînement vers cette section se fait par une note tenue par le tuba (avec sourdine) qui introduit déjà un monde sonore radicalement différent. Comme le visiteur découvrant de nouvelles cités chez Calvino, Fedele semble s'être laissé inspirer par des couleurs sonores orientales. Le groupe instrumental est réduit aux trois cuivres (deux trombones et un tuba), piano et harpe, et les deux instruments solistes. Les cuivres servent de «drone» ou de pédale tonique continue, mais leur sonorité se trouve modifiée par les articulations vocales (correspondant à des voyelles ou à des sonorités indiquées dans la partition), laissant ainsi entendre des harmoniques du son fondamental produit par l'instrument. Cette technique rappelle évidemment celle du «ohm» des moines tibétains, voire certaines polyphonies primitives obtenues en chantant et en soufflant dans un instrument. Enfin, les cors apparaissent eux aussi avec une sonorité nouvelle, celui du son bouché : au «gros son» du cor succède maintenant un filin aigu, fragile, se détachant du drone donné par les cuivres. Le va-et-vient d'un cor à l'autre réapparaît, cette fois encore plus clairement, du fait également de la réduction de l'effectif et de la délimitation spectracle claire entre les instruments : chaque instrument possède distinctement sa place dans l'espace acoustique. L'aspect «réductionniste» de cette section lui assigne également une fonction de commentaire sur la première section, dans la mesure où la plupart des éléments sont en fait déjà présents dans la première partie, mais en arrière-plan : le ribattuto du piano rappelle les cordes de la première section, le portamento des cors apparaît maintenant en avant-plan, etc. Fedele utilise ici une technique quasi cinématographique, proposant une sorte de «zoom» sur certains éléments qui, jusqu'à présent, accompagnaient le mouvement sonore, sans apparaître trop à l'avant-scène.

L'ensemble des caractéristiques de cette section, au demeurant statique mais relativement courte, apparaît dans l'exemple suivant.


Figure no5 : Duo en résonance (mes. 155-162). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Le seul élément nouveau, l'arrivée de la clarinette à la mesure 196, marque un changement de couleur, indique la fin de la section et la transition vers la deuxième grande partie de l'oeuvre, la troisième section.

Section III

C'est la flûte qui lance cette section, d'une phrase rythmique martelée, marquée ben staccato. Rejointe par les clarinettes, elle articule sa phrase nerveuse et entre bientôt en alternance avec les cordes. Ce jeu de répons entre deux groupes instrumentaux fait évidemment référence à la question de l'espace et de sa résonance, non seulement dans les rapports entre les solistes ou entre ceux-ci et l'ensemble mais aussi au sein même de l'ensemble. Les cuivres ponctuent cette agitation et préparent l'entrée des deux solistes, qui pénètrent cet espace déjà saturé avec la même force rageuse (mes. 234).

Cors et cordes se répondent à coups de glissandi furieux. De façon similaire, les solistes, au lieu de se répondre, se partagent des figures, au point de ne véritablement constituer plus qu'un seul instrument (mes. 245-246). La métrique de toute cette section se trouve soutenue avec insistance par le groupe piano, harpe, accompagné par le vibraphone, qui produit une sorte de continuum mécanique sous forme de quasi-ostinato en triples croches.

A noter également que dans cette section, comme dans les autres, on retrouve des éléments appartenant à d'autres sections : ainsi, les harmoniques chantés dans les cuivres de la section II réapparaissent ici, mais prennent une place moins prépondérante, du fait de la densité de la texture.

La deuxième partie de cette section maintient une force rythmique très marquée, Fedele faisant ici appel à des structures en hoquet : de courtes phrases sont alternées entre les instruments (comme dans le début de la section) ou une même figure se trouve répartie entre deux instruments. C'est ainsi que les deux cors solistes se partagent une alternance très rapide, faisant apparaître ainsi un va-et-vient rapide entre les deux extrémités de la scène.


Figure no6 : Duo en résonance (mes. 331-333). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
La transition vers la section suivante se fait comme, à la fin de la section II, sous forme d'une seule mesure répétée avec des instrumentations changeantes : la sonorité est d'abord constituée d'un violon, d'une flûte et d'un trombone. Les autres instruments, selon leurs qualités de timbre et leurs positions dans l'espace de l'ensemble, s'y ajoutent peu à peu. La couleur de cette transition rappelle quelque peu la section II, mais la tension qui la marque rappelle également la première partie de l'oeuvre.


Figure no7 : Duo en résonance (mes. 347-349). © 1991 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Section IV

Cette section - la plus courte, presque une coda - débute sous forme de clin d'oeil aux clichés instrumentaux liés au cor : dans une ambiance sonore presque sirupeuse, les cors déploient paresseusement une phrase mélodique, au son ample, s'étirant comme provenant du fond des bois. Pour paraphraser Liszt, c'est «ce que l'on entend dans la montagne», et l'allusion à une certaine utilisation romantique du cor est très explicite.

Malgré des éléments discordants (trémolos, glissandi...), le mouvement maintient cette sérénité et peu à peu liquide toutes les aspérités du discours spectral et harmonique pour se transformer en un long unisson construit sur la note la. Les cuivres lancent un dernier crescendo sur cette note, dont les cors solistes se font cette fois l'écho. Ceux-ci poursuivent leur tenue du la, s'autorisant parfois quelque sauts d'intervalles mais revenant toujours à cette note, et se retrouvant finalement seuls à poursuivre cette exploration acoustique. Seules les flûtes se mettent à orner cette sonorité et terminent le mouvement, d'une manière similaire à son début, par une sorte d'ornementation se suffisant à elle-même.

Richiamo

On pourrait dire que Richiamo commence là où Duo en résonance se termine... L'unisson final de cette dernière oeuvre se trouve repris, après une introduction donnée par l'électronique, un demi-ton plus haut dans un unisson joué par les trompettes et soutenu par deux vibraphones.

Richiamo représente donc bien un prolongement et, pourrait-on dire, un approfondissement de l'oeuvre précédente. En apparence, Richiamo semble plus simple : l'instrumentation est réduite à sept cuivres, deux percussions et des sons électroniques diffusés sur six haut-parleurs (cette partie électroacoustique est actionnée par un claviériste sur scène ; par la suite, Fedele a également réalisé une version où la bande peut être actionnée de la salle et suivie par le chef au moyen d'un click-track). Fedele vise donc à une grande homogénéité de timbre, mais parviendra cependant à dégager une étonnante variété de couleurs. Ce rapport entre homogénéité et variété est d'autant plus frappant que chaque son dit électronique provient en fait d'échantillons de sons pris sur les instruments de la scène et assemblés par des procédés de synthèse granulaire dont la mise en place fut différente pour chaque accord.

La structure formelle, claire, rappelle également Duo en résonance : la pièce est formée de quatre sections (plus équilibrées que dans Duo), dans une alternance parfaite agité-calme-agité-calme. Le langage harmonique semble lui aussi réduit : les instruments se partagent un matériau commun, qu'ils extraient d'accords de différents types produits par la bande.

Mais la partition ne livre pas tous les secrets de l'oeuvre et Fedele touche ici aux limites de ce que notre notation occidentale permet de décrire. La difficulté de transposition du sonore à l'écrit se trouve ici mise en évidence au niveau des spectres harmoniques : pour chacun des accords que l'on entend sur la bande, Fedele s'est efforcé de noter dans la partition les composantes harmoniques essentielles de chacun des accords électroniques. Transcription bien entendu incomplète, qui ne rend que très mal l'originalité et la richesse de chacun de ces spectres. Et qui bien entendu - mais cela nous le savions depuis bien longtemps - ne nous dit rien sur les timbres de ces spectres, ni sur l'intensité de chacun de ces composants.

En revanche, l'élément totalement absent dans la partition et qui pourtant conditionne tout le devenir de la pièce, c'est évidemment l'espace. Plus que dans aucune de ses oeuvres, Fedele s'est efforcé de faire entrer l'espace comme la composante primordiale de Richiamo. Cela se remarque dès le premier abord dans le choix de l'instrumentation et dans la disposition des musiciens, encore plus inhabituelle et plus étudiée que dans Duo en résonance. Fedele a ainsi opté pour une parfaite symétrie. En prenant autour d'un instrument central (le tuba), trois paires d'instruments identiques (deux trompettes, deux cors, deux trombones), puis en plaçant derrière les cuivres deux percussionnistes dont l'instrumentation - identique - est positionnée en miroir ; enfin, en créant autour du public un autre espace acoustique, symétrique lui aussi car formé de six haut-parleurs disposés deux à deux de part et d'autre du public.

Au sein de cette disposition, des formes spatiales se dessinent qui influenceront l'écriture proprement dite. Ainsi, les cor 1, trombone 1 et trompette 1 forment un triangle qui croise celui formé par les trois autres instruments identiques.

On le voit, Fedele a planté les axes principaux de sa ville : on pourrait dire, en apparence, qu'il s'agit même de deux cités, tant la séparation entre l'espace de la scène (celui des musiciens) et celui du public (entouré par les haut-parleurs) semble claire. Mais cette apparence est trompeuse, dans la mesure où Fedele a doublé les haut-parleurs 1 et 2 par deux autres haut-parleurs situés derrière la scène, qui englobent ainsi l'espace de cette dernière dans le milieu acoustique global. Ensuite, c'est précisément grâce à tous les mouvements que le son peut effectuer dans cet espace que celui-ci se retrouve réunifié. La pluralité des parcours au sein des haut-parleurs, entre instruments et entre partie électronique et instruments est telle que l'on se retrouve bien dans un seul espace, dont les lignes de fuite et les axes de perception sont constamment changeants. Bien entendu, Fedele s'est souvenu de Gabrieli, de Willaert ou des autres spécialistes des cori spezzatti. Mais, là où les polyphonistes de la Renaissance n'utilisaient qu'une spatialité à deux dimensions (un mouvement directionnel situé perpendiculairement par rapport à l'axe du public), ici nous nous trouvons face à un espace aux dimensions virtuellement infinies.

Comme dans Duo en résonance, la structure formelle articule également des mouvements spatiaux spécifiques.

Section I (mes. 1-85)

En artisan bâtisseur de cités sonores imaginaires, Fedele construit son espace acoustique en y introduisant le mouvement. Ainsi, le début de l'oeuvre, purement électronique, balise ce lieu en présentant des accords en diffusion totale (le son se retrouve sur les six haut-parleurs de manière égale, donc absence de mouvement) ou en rotation. Celle-ci, qui figure parmi les mouvements du son les plus élémentaires (on pense au son qui voyage d'une source sonore à une autre), peut être soit complète, soit partielle, selon que le son passe par tous les haut-parleurs ou par une sélection. Mais ces différences primaires induisent déjà une qualité sonore qui va de pair avec ces mouvements. Les accords statiques (les premiers de l'oeuvre) marquent une sorte d'explosion primitive, mais étouffée et donc statique, partant d'un centre imaginaire et se répartissant vers la périphérie. Les accords en rotation sont spectralement plus riches et se déploient également plus longuement dans le temps : mouvements dans le temps et dans l'espace sont donc étroitement liés.

Ayant construit cet espace, Fedele y place peu à peu ses pions sonores et l'achèvement de cette mise à plat du lieu correspond à l'entrée des instruments (mes. 20). Un unisson relativement court, sur si bémol, lancé par l'électronique et repris par les trompettes - une entrée qui rappelle donc singulièrement Duo en résonance -, bien vite accompagné par les vibraphones et ponctué par des accords électroniques. L'électronique intervient de façon plus discrète, formant ce que le compositeur appelle des «fausses résonances» : des sons qui semblent être la résonance du son instrumental mais qui, par leur profondeur spectrale et leur mouvement spatial, en élargissent le champ perceptif. Le spectre s'élargissant, les autres instruments s'y rajoutent. Percussion et électronique ponctuent ce déroulement relativement linéaire et cherchent précisément à en dégager toute la profondeur : une manière pour le compositeur de montrer combien l'espace est véritablement multi-dimensionnel, même lorsque le discours musical est relativement simple. C'est à la mesure 42 que le premier geste instrumental vif apparaît, soutenu par une augmentation de dynamique et agissant comme un catalyseur/déclencheur d'une sonorité électronique dont le développement spatial est particulier : si le fondamental et les premiers harmoniques de ce son proviennent des haut-parleurs 1 et 2 (ceux situés donc à l'avant de la salle et derrière la scène), bien vite les harmoniques supérieurs glissent vers l'arrière de la salle, créant ainsi cet effet acoustique que Fedele appelle «résonance de rebonds».


Figure no8 : Richiamo (mes. 41-43). © 1994 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Le dernier accord électronique de ce geste sonore est de type «pyramidal», c'est-à-dire fondé sur une superposition d'intervalles qui, en partant du grave vers l'aigu, deviennent de plus en plus petits. Ce type d'accords revient fréquemment dans la pièce, construits soit à partir du grave ou de l'aigu (les intervalles les plus réduits se trouvant alors dans le grave) ou même superposés : à chaque fois, la spatialisation de ces accords est totale, c'est-à-dire qu'elle occupe tout l'espace acoustique de manière homogène. Et la résonance s'étale dans le temps - on dira à ce sujet que Fedele est passé maître dans l'art de laisser du temps à l'espace, donc de laisser le son se déployer dans toute son étendue. Fedele utilise d'autres accords pyramidaux, en opérant une sélection d'intervalles et en s'autorisant (ou éventuellement en s'interdisant) des répétitions à l'octave de certaines notes.

Les gestes instrumentaux et le jeu sur le timbre et les dynamiques des cuivres - gestes eux-mêmes extrêmement mobiles - se trouvent donc renforcés et complétés par l'électronique et sa spatialisation. Un exemple apparaît à la mesure 50, où chaque son électronique se trouve lié à un instrument : son 48 au tuba, son 49 au trombone 2, son 50 au trombone 1 et son 51 au cor 2. A chaque fois, le son électronique provient du coin opposé à l'instrument visé et se dirige vers celui-ci.


Figure no9 : Richiamo (mes. 50-51). © 1994 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Il existe ainsi d'autres exemples de gestes spatiaux récurrents qui finissent par induire une perception spatiale toute particulière : certains mouvements sont mémorisés par l'auditeur et entrent dans ce que l'on pourrait appeler son vocabulaire de reconnaissance. Tout comme il reconnaît des gestes instrumentaux, des rapports de timbres ou de constructions harmoniques au cours de l'audition de l'oeuvre, il mémorise aussi des formations ou des mouvements spatiaux.

Cette section connaît une intensification de l'activité qui ne cesse d'augmenter et qui culmine dans ses dernières mesures : on entend alors un geste instrumental complexe et très subtil dans sa dynamique, soutenu par une succession d'accords, tantôt symétriques, tantôt pyramidaux, suivis d'une longue résonance, d'où se dégagera un nouvel unisson dans le grave sur les deux cors.

Section II (mes. 86-135)

Cette deuxième partie rappelle celle de Duo en résonance : nous y retrouvons les mêmes caractéristiques quelque peu rituelles, les sons bouchés ou en sourdine, les longues pédales, à partir de sons chantés en même temps que soufflés, en particulier chez les trombones et le tuba. Cette fois, ce sont les deux trompettes piccolo qui, marquées lontano, émergent de ce drone en lente évolution. La partie la plus dynamique apparaît dans l'électronique, où Fedele a très précisément sculpté chaque sonorité, y intégrant de subtils effets de phasing et de battement, ainsi que des techniques de filtrage appliquées différemment dans le grave ou dans l'aigu. Fedele considère, pour ces accords, deux types de spatialisations : les accords au spectre large bénéficient d'une diffusion sur l'ensemble de l'espace, tandis que les accords plus dépouillés sont localisés sur des paires de haut-parleurs, plongeant ainsi l'auditeur dans une alternance entre sons stéréophoniques et espace sonore global.

Les percussions - résonnantes : cloches-tubes et gongs - jouent un rôle de lien entre les cuivres et l'électronique : tantôt en étroite synchronisation avec les instruments, tantôt avec les accords électroniques, elles ponctuent le discours de l'un et de l'autre. Elles renforcent également à la spatialisation car, bien que situées à l'arrière des cuivres, elles contournent ceux-ci et se trouvent souvent en étroite relation avec les deux haut-parleurs situés à leurs côtés. Elles renvoient donc, mais colorés par leur timbre propre, les sons qui traversent ces haut-parleurs vers l'auditeur.

Section III (mes. 136-259)

Après une courte transition où les deux vibraphones se partagent, en solistes, une partie virtuose, l'accumulation des résonances de ces instruments mène à un accord pyramidal, construit à partir de l'aigu, dont le spectre se mélange justement au vibraphone, puis s'en dégage progressivement. Les cuivres interviennent alors staccatissimo et tout comme dans Duo en résonance nous avons ici une troisième partie quasi scherzando : du fait de la plus grande homogénéité des timbres et de la disposition spatiale des instruments (le double triangle évoqué plus haut), l'interaction entre les instruments se joue plus au niveau de l'espace qu'à celui d'une vision contrapuntique ou même d'une structure harmonique. On se trouve face à des va-et-vient de sonorités dans un espace pluridimensionnel : une véritable profusion de directionnalités, savamment organisée.

La partie électronique soutient et relance constamment le mouvement des cuivres, que ce soit par de larges accords pyramidaux ou par ce que Fedele appelle des accords-timbres : des accords dont la constitution est uniquement guidée par un souci de couleur et non par une justification de rapports intervalliques. Un exemple d'un tel accord apparaît dans la figure ci-dessous.


Figure no10 : Richiamo (mes. 234-235,accord électronique). © 1994 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Des interactions plus subtiles entre l'électronique et les instruments interviennent également lorsque de courts gestes instrumentaux sont entendus de façon anticipative sous forme électronique, puis repris par les instruments, ensuite repris simultanément par les deux. La spatialisation intervient également dans ce jeu d'illusion, car l'anticipation électronique intervient dans le fond de la salle et, suivie de la version live sur scène, elle donne l'impression de voyager de l'arrière vers l'avant en se transformant en geste instrumental. Il s'agit là d'un mouvement induit, donc créé par la perception de l'auditeur, alors qu'il n'y a pas de réel mouvement acoustique ni passage d'un haut-parleur à un autre.


Figure no11 : Richiamo (mes. 243-244). © 1994 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Section IV (mes. 260-304)

Graduellement, cette section mènera aussi à une réduction de l'intensité instrumentale, tandis que le champ harmonique et spatial continue à se remplir. Le mouvement s'ouvre par une série d'accords doublés, constitués de deux parties qui possèdent chacune leur propre mouvement spatial. L'harmonie se répand donc différemment dans l'espace et crée une perception radicalement différente des relations d'intervalles. Les instruments occupent dans ce début de section une place ténue, qui peu à peu s'agrandit, dès l'instant où de subtiles interactions entre cloches-tubes et électronique créent des interjections dans cette linéarité instrumentale. Cette interaction est savamment orchestrée par une transposition du champ harmonique des cloches vers l'aigu sous forme d'accords polarisés et s'étendant dans une certaine durée ; comme dans l'exemple ci-dessous, l'accord se construit peu à peu sous forme de résonances accumulées.


Figure no12 : Richiamo (mes. 268-269, percussion + accord électronique). © 1994 Edition suvini Zerboni, Milan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Dans la deuxième partie de cette section, l'entrée des trompettes piccolo rappelle la deuxième section, mais cette fois les instruments sont soutenus par un environnement extrêmement riche, donné par la percussion (trémolo sur les gongs) et l'électronique. Les autres cuivres ne font qu'apporter un léger soutien harmonique ponctuel et l'oeuvre se termine par cette même réduction qui caractérisait Duo en résonance. Mais, là où Fedele sentait le besoin d'ornementer cette raréfaction par des clarinettes (au début) ou des flûtes (à la fin), ici, il la laisse dans sa simple nudité. La prise en charge de l'espace, même dans cette partie finale, fait en sorte qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter du discours musical, le son et l'espace se suffisant.

Dans les notes de programme pour la création de Richiamo, Laurent Feneyrou écrit : «L'introduction et les quatres parties de l'oeuvre ne sont plus points ou lignes, mais apparaissent comme tierce dimension, image d'une profondeur où la musique ne se développe que dans le temps, dans le possible du choix [10].»

Il faut, on l'aura suffisamment fait remarquer, immédiatement y ajouter que, bien plus que le temps, c'est l'espace qui fait que la musique peut se développer. Le choix et la profondeur s'opèrent directement dans l'espace, dans le choix de la direction des sonorités, dans les parcours suivis par le compositeur. La multiplicité des directions est opposée à la linéarité du temps : cette obsession de Fedele caractérise les deux oeuvres présentées ici, et Richiamo représente une évolution remarquable par rapport à Duo en résonance. La prise en charge de l'espace se trouve ici beaucoup plus intégrée au discours musical et instrumental. Car, même si un travail très réfléchi est effectué sur la partie électronique de Richiamo, il ne fait pas de doute que Fedele est avant tout un compositeur de musique instrumentale et que sa pensée musicale est d'abord orientée vers le geste de l'instrumentiste.

Si la partie électronique a pour rôle de mettre en évidence cette spatialité inhérente à toute musique et, selon Fedele, à découvrir d'autres «cités d'invention musicale», il en découle que l'espace constitue une composante essentielle de l'élaboration de l'oeuvre (il forme donc, pour reprendre les termes du compositeur, à la fois le style - la cité - et le parcours effectué dans cette cité) : plus que le temps, c'est l'espace qui donne corps aux figures musicales, car c'est dans leur trajet, leur transformation par une autre source sonore, leur renvoi par un instrument identique, que ces figures peuvent véritablement se constituer. Elles deviennent des identités clairement reconnaissables, du fait de leur renvoi dans l'espace. C'est effectivement à ces mêmes conclusions qu'étaient arrivés les polyphonistes de San Marco, pour qui le phénomène d'écho était une manière de former des entités musicales clairement reconnaissables et itératives. Il ne s'agissait donc pas non plus, pour les Gabrieli, de simplement jouer avec l'espace, mais d'utiliser celui-ci pour créer des entités musicales. De même que Narcisse se trouve constitué par son image miroir, la figure musicale se forme dans son écho. L'originalité de Fedele est que, partant de cette donnée déjà ancienne, il y joint tout ce que le développement de la musique de ce siècle a apporté en termes de transformation du son (stratification, modulation de timbre, de rythme ou de texture, analyse et modélisation du spectre...) : la conséquence en est que la palette d'outils qui, à travers la propagation du son dans l'espace, permettent de constituer les figures musicales spatialisées est aujourd'hui beaucoup plus large que le simple écho mis en scène par les compositeurs de la Renaissance.

Notes

  1. Arnold Schoenberg, Le Style et l'Idée, Buchet-Chastel, Paris, 1977, p. 102.

  2. Ivan Fedele, «Arte, stile, scrittura», dans Società di pensieri, Bologne, 1994, p. 3.

  3. Italo Calvino, Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974, p. 108.

  4. Idem, p. 106.

  5. Italo Calvino, Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974, p. 21.

  6. Jean-Claude Risset,  Quelques observations sur l'espace et la musique aujourd'hui », dans Lien, numéro spécial  L'espace du son », Ohain (Belgique), 1988, p. 21.

  7. Idem, p. 22.

  8. Ivan Fedele : «Arte, stile, scrittura», dans Società di pensieri, Bologne, 1994, p. 4.

  9. Idem.

  10. Laurent Feneyrou, notes de programme, création de Richiamo, le 30 avril 1994, Paris, Ircam - Centre Georges-Pompidou, 1994.

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