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L'analyse du passé, probabilité de la création?

François Decarsin

InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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Les expériences du passé conditionnent en grande partie l'évolution présente, elles se manifestent par la mémoire positive à laquelle se réfère Nietzsche dans La Généalogie de la morale. La mémoire volontaire devient alors obstacle à l'habitude en intégrant les événements antérieurs capables d'enrichir le futur sans pour autant le reproduire. Elle n'intervient qu'après l'oubli, opération première, nécessaire à qui veut éviter la répétition sclérosante, « table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles [1]. »

Ces rapports au passé revêtent actuellement une acuité particulière (outre les problèmes « d'authenticité » d'interprétation et la diffusion facilitée de l'héritage culturel), ils semblent dépasser la simple confrontation conservatisme/modernité. Quel sens attribuer à la mémoire lorsqu'on évoque la mort des avant-gardes, la post-modernité, le néoromantisme, et faut-il seulement lui en accorder un? Le passé n'apparaît-il pas plutôt, dans ces cas-là, privé de trajectoire et dilué en un immense réservoir dans lequel on puise sans souci de l'histoire, du style d'une époque, en produisant cependant du nouveau au sens strict, mais détaché de la notion même de modernité? S'agit-il là d'un refuge, ou moins péjorativement de l'expression d'inquiétudes favorisées par l'éclatement de la création en multiples directions dans cette deuxième moitié du siècle? Et, sans s'étendre sur la diversité de toutes ces recherches, on ne peut que rappeler qu'elles vont du rejet de tout système à son individualisation, ou, dans les cas extrêmes, à sa légitimation par des lois naturelles, sociologiques, perceptives, etc.

Mais au-delà de ces constats de mises en question de la nouveauté, de perte d'un éventuel consensus, peut-on s'interroger sur leur originalité esthétique? Faut-il voir dans ces redéfinitions de la modernité l'expression de la spécificité d'une période historique précise, éventuellement y chercher l'esquisse d'une réponse ponctuelle en deçà du simple refus des normes antérieures? Ou bien, la création artistique reflète-t-elle une autonomie de pensée, sans être totalement indépenctante du contexte, et pose-t-elle en termes voisins les mêmes questions quel que soit le moment? Il serait absurde de nier les traces clcs secousses et virages d'une époque dans les oeuvres qui lui sont associées, même si ces marques demeurent mal maîtrisables et non uniformes; mais à quel degré d'élaboration de la création ce poids du collectif, indéterminable, hermétique, intervient-il? L'oeuvre manifeste-t-elle l'immuabilité de problèmes compositionnels dont seule la formulation serait datée, presque « anecdotique », et que certaines circonstances révéleraient en favorisant un ou plusieurs types cte réponses? L'analyse du passé pourrait alors dans ce cas, éventuellement démêler la part de chaque composante, voire autoriser quelque prospective. L'émergence de plus en plus forte de l'individu incite pourtant à renoncer à ces possibilités, non à cause de l'imperméabilité du créateur à son contexte, mais en raison de la complexité de ses rapports à un système collectif comme nous le verrons.

Cette question de l'efficacité d'une mémoire dans la création en appelle une autre concernant la notion même de modernité et le sens due peut prendre cette mémoire dans une évolution. L'histoire se déroule-t-elle d'une manière linéaire, téléologique, dans laquelle le nouveau n'est que progrès, ou présente-t-elle des retours, un temps cyclique pour qui le nouveau signifie alors différence et non plus nécessairement évolution? Il semble là aussi plus sage de se méfier de l'apparence d'une amélioration tout à fait incontestable au niveau matériel, technique, physique, etc., pour remarquer que la création par exemple ne s'est pas toujours inscrite dans une perspective déterministe, et que l'iconoclasme traduit plus le rejet de cette trajectoire qu'une sympathie pour le conservatisme, accordant ici aussi la priorité aux exigences individuelles sur la contrainte d'une esthétique à respecter.
La question de ces deux philosophies de l'histoire pourrait sembler curieuse tant la culture qui nous enveloppe (aussi bien chrétienne que marxiste) induit en général un temps irréversible; pourtant l'analyse du passé d'une part en situe les limites selon les époques, et aujourd'hui même, des interrogations aussi éloignées que celles des astrophysiciens sur l'évolution de l'univers (est-il en expansion ou fermé [2]?) recoupent un peu le même problème et incitent tout au moins à reconsidérer la définition de la modernité.

1. Existe t-il un sens à l'histoire

1.1 Deux philosophie de l'histoire

L'approche de ces deux philosophies de l'histoire reste intimement liée à la mise en oeuvre de deux conceptions du temps. L'une repose sur un temps en mouvement qui ordonne les événements dans une succession linéaire (passé, présent, futur), telle que la définit P. Fraisse:

« Grâce à la mémoire nous pouvons reconstituer la succession des changements vécus et anticiper les changements à venir. L'homme acquiert ainsi un passé et un avenir, c'est-à-dire un horizon temporel par rapport auquel son action présente prend tout son sens [3]. »

L'autre, peut-être plus complexe, ou plus spontanément étrangère, s'appuie sur la notion de circularité et de cycles se répétant périodiquement. L'avenir, appelé à reproduire le passé, perd alors toute incidence hiérarchique par rapport à celui-ci; la dynamique précédente au sens de progression ou de régression, se fige alors en immobilité, proche de la perte d'horizon temporel des schizophrènes:

« Ils ne vivent ni dans le passé, ni dans I'avenir, mais dans I'intemporel, ou, si cette expression semble équivoque, dans un présent statique, qui néglige autant I'actuel que ce qui n'est plus ou ce qui sera [4]. »

Cette dernière orientation, bien que support d'autres cultures, est restée marginale dans le monde occidental, mais il faudra tout de même attendre le XVIIIe siècle pour que la notion de progrès de l'histoire s'applique à l'ensemble des activités humaines.
En effet, dès le haut Moyen Age deux temps ont coexisté, comme le montre en détails K. Pomian à qui nous empruntons les principaux éIéments de cette étude [5]. Seule l'histoire sacrée se caractérise par un temps linéaire, irréversible; le temps profane demeure cyclique, soumis à la multiplicité des états dont les phases ne coïncident pas, apogée pour certains, destruction pour d'autres.

« Mais les cycles qui remplissent I'histoire profane se déroulent sur le fond des tendances linéaires. Vue par l'histoire sacrée, la sixième époque, celle de l'humanité présente, doit déboucher sur la fin du monde et le retour de toute créature à Dieu; une perspective de libération s'ouvre ainsi devant les hommes [6]. »

La Renaissance et la Réforme vont prolonger cette superposition d'un temps oscillatoire et d'un temps directionnel fondamental jugeant le Moyen Age comme un état de barbarie profonde et en tirant leur principal argument: après ces siècles de crise, l'homme doit retrouver la qualité des périodes antérieures en puisant dans le modèle artistique des anciens ou la simplicité du christianisme coriginel. Cependant « comme celui des humanistes, le temps cyclique des réformateurs coexiste (...) avec un temps linéaire et irréversible ponctué par les interventions divines [7] ». A ces notions s'ajcoute celle d'un temps stationnaire « d'un niveau indépassable (...) temps du savoir tel qu'il est en lui-même. Les oeuvres qui atteignent à ce niveau, qui participent de ce savoir, sont indestructibles et gardent pour toujours leur valeur de modèles [8] » au travers des normes qui ont une valeur éternelle.
Peu à peu, l'idée d'une histoire linéaire et cumulative va toutefois se répandre:

« Chaque présent sucressif profite des acquis du passé et y ajoute les siens, ce qui peut se poursuivre indéf niment pourvu qu'il n'y ait pas des obstacles externes [9]. »

Développée à l'origine à partir des seules sciences et techniques, cette conception va s'étendre progressivement à l'ensemble des activités humaines, la Révolution française constituant une étape importante pour l'intégration du politique à l'évoluton générale. On ne se réfère désormais qu'à un temps irréversible et en constante amélioration ainsi des théories de l'histoire aussi différentes que celles de Hegel et de Marx réunissent dans une perspective unique la diversité des civilisations:

« De l'héritage hégélien, Marx et Engels ne gardent (...) que ce qui leur était commun avec la majorité de leurs contemporains: la croyance en une histoire progressive et qui doit aboutir à une auto- êmancipation de l'humanité; selon eux les conditions en ont été préparées non pas par un espnt progressant dans toute la conscience de soi, mais au contraire en toute inconscience, par le développement des forces productives et de la division du travail [10]. »

Une vision du progrès aussi entière ne peut qu'imprégner l'univers artistique et on peut particulièrement en mesurer l'effet dans l'influence de Hegel sur la pensée allemande. Même si, par exemple, peu de compositeurs se réfèrent de manière explicite à sa conception d'un peuple chargé d'accomplir l'avancce irréversible de l'esprit humain, celle-ci a sûrement préparé l'acception d'idéologies de la modernité aussi axces sur l'avenir que celles de Wagner,ou de Schouberg. Mais même si ce type d'histoire cumulative qui s'est peu à peu imposé a marqué notre époque de son empreinte, les événements douloureux de ce siècle ont vraisemblablement porté un coup fatal à son expression positive universelle, bien que des penseurs comme Marcuse gardent l'espoir d'un affranchissement de l'identification culpabilisante à notre civilisation. On ne peut pourtant que s'interroger, sans forcément relntegrer des structures cycliques, ni remettre en cause la linéarité de la trajectoire, que rend légitime l'immense évolution technologique et scientifique, sur l'existence d'une évolution parallèle de l'individu et songer aux angoisses de Nietzsche pour qui « il reviendra éternellement l'homme dont tu es fatigué, I'homme petit [11] ».
On aborde par ce biais l'autre philosophie de l'histoire dont on ne peut fournir qu'une vue succincte tant ses manifestations sont variées. Périodicité de la Grande Annce chez les Grecs et particulièrement les Stoïciens; confusion de l'histoire et du mythe en Inde où on considère « le sens ultime de la vie comme atemporel et dans un certain sens a-historique [12] », Dans cette tradition:

« La cicularité du temps, et donc la répétition de l'histoire ne veulent pas dire que le temps est infini et que l'histoire est illimitée, mais exactement le contraire. La circularité est le symbole de la contingence, de la limitation ontologique et de la fermeture du temps et aussi de la clôture de l'histoire et du caractère non nécessaire des événements [13]. »

Autre vision, « relativiste et nihiliste de l'histoire », celle que propose M. Eliade, le rituel du retour constituant le seul antidote à « la terreur de l'histoire »; « les souffrances (...) n'ont pu être acceptées, précisément, que parce qu'elles avaient un sens méta- historique, parce que, (...) l'histoire n'avait et ne pouvait avoir de valeur en soi. Chaque héros répétait le geste archétypal [14]». Au XXee siècle, la mise en évidence de structures se modifiant très lentement (par Braudel par exemple) repose le problème en d'autres termes en opposant la stabilité et la permanence au disparate des événements.
Que conclure alors de cette rapide évocation cle différentes inscriptions de l'homme dans l'histoire? Leur hétérogénéité semble bien tout d'abord difficilement réductible à une quelconque unité d'analyse: certains affirmeront que l'extension des possibilités technologiques induira une plus grande libération de l'homme, d'autres la contesteront au nom de l'utilisation qui en est faite. Cette diversité va se retrouver aussi dans les conceptions de la moclernité mises en jeu par la création artistique. L'oeuvre se construit-elle au sein d'une évolution téléologique prolongeant les acquis du passé, et qui la pousse toujours plus loin de manière irréversible ? Ou bien cette apparente trajectoire cache t-elle une immuabilité de structure, ou tout au moins n'intervient-elle que peu sur la qualité des productions artistiques comme le pensaient les hommes de la Renaissance? ll semble impossible ici d'aboutir à la moindre communauté de vue sur ce seul plan, le progrès technique manifeste, même en art, n'impliquant pas nécessairement une modification intrinsèque de langage; comme le remarque P. Ricoeur:

« C 'est précisément ce travail du concept qui est affecté d'une diversité originelle et spécifique, la plus retranchée et la plus inexpugnable peut-être. La pensée humaine n'a pas produit de système catégoriel universel dans lequel se serait inscrit un vécu temporel et historique lui-même universalisable. (...) Nous ne pouvons plus adhérer à une tradition sans introduire au coeur de notre allégeanre la consience critique de sa relativité par rapport aux autres traditions [15]. »

Aussi faut-il déplacer le problème des conceptions de la modernité (dont nous allons examiner les applications) vers celui de la nouveauté et de la non-répétition du passé. Que l'histoire ait ou non un sens n'empêche en rien l'originalité créatrice de s'exprimer. Celle-ci semblerait même d'autant plus autonome qu'elle se dégagerait d'orientations esthétiques fixées par une tradition prise comme repère; toutefois le risque d'exclusion brutale d'un héritage culturel demeure, et c'est bien dans le jeu permanent avec cette limite aux contours incertains qu'à chaque reprise se redéfinissent la nouveauté et le rôle de la mémoire dans l'invention, gelée uniquement par la répétition du même.

1.2. L'art et le progrès

L'expression la plus constante de cette mise en perspective de l'art, et tout au moins de la musique, a son foyer principal en Allemagne depuis le XVIIIe siècle (époque à laquelle cette idée du progrès s'est généralisce comme nous l'avons vu). Selon les cas l'oeuvre reflète simplement l'évolution ambiante, ou le plus souvent en est l'initiatrice. Et d'autre part, plus on avance dans le temps, plus se renforce l'appartenance à une tradition, plus l'existence de racines culturelles se fait présente.
Pour les compositeurs du style classique par exemple, l'attachement au passé n'est pas une priorité dans la mesure où ce passé n'est qu'imparfaitement connu, et où surtout, les mutations cqui modèlent progressivement un nouveau mode de pensée rendent plus urgente l'élaboration d'un style en parfaite adéquation. l'affirmation de la forme sonate qui en est la matérialisation dans le domaine instrumental et la reconsidération des problèmes de la musique vocale sont deux nécessités qui effacent le rattachement immédiat aux prédécesseurs les principales traces d'un passé revivifié se retrouvant essentiellement dans l'application des règles d'écriture antérieures. La conscience d'une évolution domine avec force tant au niveau humain qu'artistique: combinaison des deux dans les oeuvres maçonniques par exemple ou vision d'un art en dépassement permanent dont Beethoven fournira l'accomplissement le plus abouti.
Du reste, si les compositeurs ultérieurs revendiquent un modèle esthétique à travers Beethoven, l'essentiel de leur projet consiste davantage à construire un avenir qu'à prolonger une tradition. Wagner le proclame avec conviction dans une lettre adressée à Liszt en 1852:

« Où l'artiste peut-il puiser ses créations si ce n'est dans la vie et cette vie n'a-t-elle pas pour lui sa valeur productive seulement quand elle le pousse à créer des formes nouvelles qui répondent à la vie.? Ce travail qui consiste à revenir sur des moments de la vie d'autrefois, est-ce la créer pour l'artiste? Que devient la source de tout art, si le nouveau n'en jaillit pas avec une force irrésistible ou ne s'absorbe entièrement dans des créations nouvelles? Créatures de Dieu, ne prenez donc pas ce travail d'ouvrier pour la production de l'artiste! Quelle suffisance, doublée de quelle pauvreté, ne trahit-on Pas quand on veut revenir ainsi sur des tentatives faites dans un autre temps  ! (...) Mes enfants, faites du nouveau  ! du nouveau et encore du nouveau! Si vous vous accrochez aux vieilleries, vous deviendrez la proie du démon de l'improductivité, et vous serez les plus piètres artistes du monde [16]! »

Cette déclaration dépourvue d'ambiguité, Brahms ne la reprendra pas à son compte et n'encourra pas pour autant le risque de l'improductivité prédit par Wagner. Avec lui en effet se dessine plus précisément la référence à une tradition: celle des structures formelles classiques sur lesquelles s'appuient ses symphonies et sa musique de chambre, celle d'une écriture polyphonique qui irrigue toute sa production. Mais si le souci de préserver des relations jugées fondamentales pour l'élabroration du discours musical confère au passé une importance plus profronde, il ne conduit pas pour autant à le répéter. Bien au contraire, il devient urgent pour le créateur de le repenser et de l'enrichir de ses projections personnelles; en l'occurrence, ce sera la complexité du tissu sonore sensible par exemple dans les quatuors OU l'orchestre, mais aussi une invention thématique particulièrement dense, hétérogène, assez éloignée du caractère fortement unitaire des cellules de Beethoven comme dans le premier mouvement du Quintette op. 111; par ailleurs, l'inspiration mélodique puise souvent bien davantage sa source dans la connaissance du folklore que dans des compositions antérieures. Il restitue ainsi à l'oeuvre sa place dans une trajectoire historique qui, loin d'exclure le changement, en fait le moteur essentiel.

C'est dans ce contexte que va s'inscrire la position de Schönberg qu'illustre également la pensée d'Adorno. Si « l'autorité du Nouveau est celle de l'inéluctabilité historique [17] », nécessité impérative de poursuivre l'évolution engagée (« personne ne voulait être Schönherg. Il fallait que quelqu'un le fût. Aussi est-ce moi [18] »), elle s opère au travers des acquis du passé par « le changement interne de la tradition elle-même [19] ».

Schönberg s'inscrit bien dans la lignée des langages de Brahms et de Wagner qu'il évoque fréquemment dans ses écrits, mais loin de reproduire leur cohérence, il la transforme selon une organisation propre dont Erwartung représente sûrement l'aboutissement. En effet, s'il emprunte à Brahms le sens du contrepoint, l'irrégularité des carrures, le rapport organique entre un motif et son accompagnement et s'il déduit de Wagner le caractère déstabilisant du chromatisme, la différation des résolutions, la dérivation des motifs par action sur les intervalles, enfin le flux sonore, la synthèse qu'il élabore est plus vécue comme une résolution logique que comme une rupture:

« Il y a une différence de degré entre la tonalité d'hier et la tonalité d'aujourd'hui [20]. »

Comme le remarque Adorno:

« En relayant la tendance de Beethoven et de Brahms, Schönberg peut se dire l'héritier de la musique classique dans un sens assez comparable à celui du rapport entre la dialectique matérialiste et Hegel [21]. »

Mais même si Schönherg justifie la nouveauté de son discours par l'enracinement dans le passé, le refus de la répétition comme geste fondamental et irréductible, incarne, en réfutant toute « liberté déterminée » dont parle Adorno [22], la part essentielle de l'acte créateur dans l'arbitraire du choix individuel resté intact:

« Pour fIXer l'intérêt de l'auditeur' la chose doit mériter d'être dite et ne doit pas avoir été déjà dite [23]. »

Ce lien entre techniques du passé et éclatement de la nouveauté ne présente au premier abord rien de très original, la création ne surgissant pas ex nihilo et s'appuyant en général au crontraire sur un apprentissage des pratiques antérieures. Mais si cette connaissance demeure indispensable et de toute manière difficilement contournable, elle ne justifie pas obligatoirement les productions à venir. Privilégier la continuité d'une pensée, indépendamment de tout conservatisme ou de tout nationalisme étroit, investit l'héritage culturel d'un rôle de repère et de guide contre les risques de sa transgression brutale. Mais quels critères d'appréciation peuvent déterminer l'établissement de valeurs à la fois suffisamment homogènes et préservant les nécessités d'une motation constante du langage? Existe-t-il seulement une unité de la tradition? Ne faut-il pas lui préférer l'unité de traditions nationales ou de courants artistiques? L'unité du système tonal par exemple recouvre-t-elle une unité réelle de mise en oeuvre? Et un de ses principes fondamentaux, la dynamique harmonique, n'a-t-il pas été remis en question en particulier par des compositeurs comme Liszt, Messiaen ou Bartoacute;k, Quant à la définition d'une tradition, elle va s'avérer d'autant plus délicate, que l'on examine maintenant l'application d'une philosophie de l'histoire non téléologique.

I .3. « Le caractère résistible du Nouveau »

Contrairement au cas précédent, l'art ne se justifie plus en terme de progrès. La connaissance du passé, loin d'être niée, n'indique plus nécessairement la direction à suivre. A la notion d'évolution se substitue celle de différence, la nouveauté n'ayant d'autre légitimité qu'elle-même. Cette part constitutive indispensable à la création, ce « caractère irrésistible du Nouveau » qu'Adorno revendique [24], reste bien détaché de la notion même d'histoire, laquelle peut conditionner sa formulation mais non son existence. A moins de recopier le passé, la nouveauté quel que soit son statut est inéluctable:

« Même les compositions les plus importantes d'Anton Bruckner, pourtant peu suspect de modernisme, seraient restées sans écho, s'il n'avait pas utilisé le matériau le plus progressiste de son époque, à savoir l'harmonie wagnérienne, qu'ensuite il détourne paradoxalement, il est vrai de sa fonction. Ses symphonies semblent poser cette question: comment quelque chose d'ancien peut-il cependant être encore possible comme nouveau? La question témoigne de l'irrésistibilité du modernisme [25]. »

L'objet d'interrogation n'est alors plus la nouveauté elle-même mais le rôle de la mémoire, du passé dans la formulation de la nouveauté. comme l'analyse Boulez:

« Dans quelle mesure style et invention sont-ils compatibles avec l'expérience de l'histoire que chacun progressivement accumule durant son existence [26] ? »

L'affirmation d'indépendance envers une tradition ne signifie pas la méconnaissance des oeuvres antérieures, ni même la négation de leur influence, mais seulement l'absence de relation de causalité entre passé et présent, l'iconoclasme dans son expression la plus fondamentale. Le soutien logique d'un sens de l'histoire disparait; seul s'impose la spécificité du geste créateur, indifférent à une continuité devenue privée de sens. Boulez, en comparant Schönherg et Stravinsky, insiste sur la nature du clivage entre deux modes de rapports au passé:

« Les objectifs de Stravinsky, lorsqu'il s'attache à l'histoire, ne sont pas ceux d'un homme de tradition, tel Schönberg. Sa situation, au départ, s'avère fondamentalement différente. Nous avons affaire à un rebelle. Loin d'entériner l'héritage romantique, et de l'absorber jusqu'à l'exhaustion, il le rejette catégoriquement. (. . .) Loin d'assumer un héritage, il l'annihile [27]. »

S'il est un archétype de ce comportement iconoclaste, c'est bien Le Sacre du printemps qui le symbolise. Jamais aucune oeuvre de Schönberg ne s'est autant détachée de ce qui l'a précédée. Même Erwartung reste marquée par le style expressionniste de l'époque, empêchant son isolement d'un courant plus collectif. Alors que dans L'Oiseau de feu on pouvait mesurer l'influence de Rimsky- Korsakoff de la même manière que l'on retrouve Brahms et Wagner chez Schönherg, Le Sacre du printemps s'affranchit de toute référence. Il n'a ni antécédent, ni postérité directe, même si les traces de son empreinte sont nombreuses y compris chez Stravinsky. D'autres comportements bien qu'à des degrés sans doute moindres, témoignent de cette irruption soudaine de la nouveauté que ne peut soutenir une lecture basée sur des codes classiques; bien des compositeurs français ou russes, particulièrement, manifestent par la diversité de leurs exigences personnelles, des réticences de fait à une cohérence directionnelle de l'histoire.
Ainsi Varèse préfère organiser ses oeuvres sur des critères originaux comme le timbre et la vitesse en leur sacrifiant les principes formels hérités de Vincent d'lndy; Debussy également s'était dégagé de l'esprit dialectique par la juxtaposition des thèmes et le non développement du Prélude à l'après-midi d'un faune jusqu'aux Sonates (la première de ces oeuvres ayant été condamnée pour « absence d'idées » par Saint-Saëns!); de la même manière la profronde singularité des partitions de Moussorgsky (présence d'harmonies non fonctionnelles, prolifération non unifiée des idées) les ont maintenues dans une certaine marginalité qui n'est pas sans rapport avec le déni qu'elles imposent au sens de l'histoire.
Mais la violence de l'inscription dans le contexte ne demeure pas la seule caractéristique de cette non- directionnalité de l'évolution, la liberté du regard rétrospectif, ignorant l'ordre hiérarchique des époques, s'y trouve parfois associée. La chronologie des événements n'opère plus alors de sélection fondée sur l'enrichissement des composantes musicales, le passé s'étale, hétérogène, prétexte possible à tous les anachronismes. L'utilisation ponctuelle des modes anciens par Ravel, Debussy (Pelleas, la Mer) ou par Fauré n'occupe là qu'une place mineure, et l'on songe davantage au néo-classicisme dans ses citations textuelles ou ses références à un style, sans qu'il y ait d'ailleurs beaucoup d'uniformité de démarches. Alors que Schönberg cherche surtout dans le passé une caution et un équilibre excluant l'irrespect lorsqu'il compose des suites (op. 25, op. 29), des concertos (pour violon, op. 36, pour piano, op. 42), les oeuvres néo-classiques de Stravinsky ou de Prokofiev s'en démarquent dans l'ensemble par plus de distanciation dans ce jeu avec les souvenirs, voire par la dérision. Et il semble qu'aujourd'hui, ce même refus d'orienter l'histoire guide les préoccupations des mouvements post-moderne ou néo-romantique, en dépit du peu de similarité de leurs expériences respectives. « Dans le changement tout revient à nouveau. Non pas comme la même substance, mais comme une autre constellation substantiellement semblable [28] », écrit W. Rihm, qui définit ainsi le concept de mutation:

« Surmonter toujours a nouveau le découragement par un nouveau recommencement, sans théorie en tant que prétexte pour le non-exploré [29]. »

Ces implications particulières de la mémoire, et leur vraisemblable liaison à un climat général d'inquiétude ne constituent pas toutefois la composante essentielle de l'absence de déterminisme et de linéarité; l'autonomie du langage manifeste de façon bien plus aiguë les limites de la déduction à partir de racines culturelles sans prendre systématiquement le sens d'une contestation iconoclaste, et reste particulièrement sensible dans la variété des systèmes d'écriture proposés.
L'infiltration de la gamme par tons dans la tonalité montre bien le seuil d'indépendance envers un héritage donné, bien que ses origines restent délicates à cerner (Liszt, Borodine, Moussorgsky?). Étrangère par nature à toute théorie tonale, elle s'appuie rigoureusement sur des objets admis par la tonalité, des accrords de quinte augmentée qu'elle détourne ensuite par n'on- résolution et translation diatonique essentiellement, ou par progressions de secrondes parallèles. Les échelles mélodiques de Bartok (gamme acoustique et surtout gamme section d'or) ou les modes à transpositions limitées de Messiaen acquièrent également toute leur légitimité dans l'acception individuelle cle l'idée de système, même si ces deux compositeurs relativisent la singularité de leur choix par une intégration sous-jacente des habitudes liées à la tonalité. Et quoique Schönherg ait revendiqué la logique cle l'aboutissement à la série, il est permis de s'interroger sur la réalité de cette continuité, dans la mesure où l'extrême contrôle des relations lui confère une cohérence tellement autonome qu'elle démarque flnalement cette technique de toute référence au précédent système (malgré la manipulation des mécanismes de l'ancien contrepoint).
Dans cette deuxième moitié du siècle, les modes d'organisation strictement personnels se sont particulièrement multipliés soit sur des critères musicaux: intégrer la technique d'autres cultures (Eiloy), soit sur des critères plus philosophiques: formalisation par l'art de lois universelles mathématiques (Xenakis), ou composition modelée sur des invariants mythiques (Mâche).
Le rôle de la mémoire dans l'élaboration du langage éclate donc sous la diversité des attitudes esthétiques, seul un discours engagé peut y répondre ainsi que le fait Boulez prônant « la prééminence de la découverte (...) sauvage » :

«On ne peut échapper à la connaissance de sa propre culture, et aujourd'hui à la rencontre avec celle des autres civilisations - mais comme il devient impérieux, le devoir de les volatiliser? Je louerai l'amnésie [30]. »
L'analyse du passé ne permet pas de choisir entre deux conceptions de l'histoire, ni d'évaluer rcellement sur ce seul critère la nouveauté des créations, aussi convient-il cle chercher maintenant si l'étude des rapports entre initiative individuelle et contexte collectif fournit plus de certitudes.

2. Quelle est la part de détermination collective et d'initiative individuelle dans la création ?

2.1 L'air du temps

Il faut prendre ici le terme comme désignant une tendance faisant coïncider, de façon particulièrement sensible, les préoccupations individuellcs en les plaçant au-dessus de divergences esthétiques parfois radicales. Etant la plus voyante des manifestations du collectif, elle en permet une approche plus facile; le caractère généralement diffus de l'influence de l'environnement rendant habituellement délicate son étude et pouvant inciter à schématiser le phénomène. De telles cristallisations pourraient être comparées aux phénomènes purement conjoncturels (pour reprendre la terminologie de F. Braudel) ne mettant pas nécessairement en question les structures, c'est-à-dire les modes de pensée, dont l'évolution très lente mais souvent irréversible absorbe généralement les écarts parfois spectaculaires.
En ce sens, des « excroissances » de l'évolution musicale du XXee siècle comme le glissement dans le néo-classicisme ou, plus tard, la substitution de principes aléatoires aux traditionnelles méthodes de déduction et d'élaboration de l'écriture, se présentent bien comme de pures manifestations de l'air du temps, parce qu'elles impliquent des esthétiques totalement divergentes dans un même réseau d'attitudes alors que le concept d'école évoque davantage des convergences de préoccupations entre individus (un archétype pourrait être le post-webernisme puissant du groupe de Darmstadt autour de l950 par exemple).
Une des expressions les plus immédiates de l'air du temps des années 1955-1965 est sans conteste l'irruption du hasard dans l'écriture musicale, parce qu'elle reflète ce mouvement quasi généralisé vers l'abandon de l'ordre narratif ou figuratif sensible aussi bien dans la sculpture que dans la littérature. Dans le premier domaine cité, l'attitude de Calder (confier la vie profonde de l'oeuvre à son mouvement réel et non plus figuré, donc pluriel) se rapproche par exemple des théories de l'OU.LI.PO., lesquelles, tout en réfutant le label de littérature aléatoire, se basent entre autres sur la multiplication virtuelle des possibilités d'enchaïnements sémantiques proposée par les « structures abstraites des mathématiques contemporaines (...) tant à partir de l'Algèbre (recours à de nouvelles lois de composition) que de la Topologie (considérations de voisinage, d'ouverture ou de fermeture de textes) [31] ». Quant au Nouveau Roman, même si l'écriture fige la pluralité en une seule rédaction, les roptures du récit renvoient également à la pluralité non explicitement développée des hypothèses multiples et parallèles...
L'adaptation des processus en chaïne de Markov (cherchée par l'OU.LI.PO.) renvoie évidemment à Xenakis; mais on sait que le hasard selon celui-ci n'a rien à voir avec la pluralité selon Stockhausen et Boulez centrée sur un chemin écrit, et encore moins avec le refus de toute intervention du compositeur sur un déroulement dont il perd volontairement le contrôle (Cage), ou avec le recours aux dés pour régir cette intervention (Donatoni). Pourtant tous ces compositeurs ont cherché dans les mêmes années à intégrer l'indéterminé - que l'argument ait été la formalisation de la nature ou l'oubli en elle n'empêche nullement la communauté réelle des comportements devant les contraintes devenues excessives de l'écriture et l'intérêt réside ici davantage dans cette communauté même que dans les moyens qui l'ont exprimée, leur degré d'engagement ou les résultats produits. Sans doute, fraudrait-il certainement interroger la nature du type de société dans laquelle cette parenté se manifeste; les réflexions de G. Deleuze à propos du capitalisme qui « ne cesse de fuir par tous les bouts » reviendraient vite à l'esprit:

« Ses productions, son art, sa science forment des flux décodés et déterritorialisés qui ne se soumettent pas seulement à l'axiomatique correspondante mais font passer certains de leurs courants à travers les mailles [32]

La relativité du phénomène aléatoire dans les musiques d'Europe de l'Est (la Pologne exceptée) prendrait alors une signification plus precise.
Le phénomène néo-classique semble par contre plus nettement limité aux mutations de l'écriture musicale. Si la trajectoire de Picasso dépasse cette simple donnée esthétique, les volte-face de R. Strauss (1910), Prokofiev (1917), Stravinsky (1920) et Schönberg (1925) sont en effet bien plus significatives de l'air du temps, dans la mesure où il n'existait comme précédemment, aucune similitude d'esthétique avant ce rassemblement (il est d'ailleurs curieux de remarquer que les dates d'adhésions respectives reflètent assez bien les sensibilités diverses au concept de modernité, de progrès). Quant à la nature même du besoin proprement dit, on ne peut que se référer à la réflexion d'Adorno:

« On fait comme si l'ordre devait être, justement, imposé à la liberté, comme si cette dernière devait être jugulée, alors que la liberté devrait s'organiser elle-même, en cessant de se plier à une règle qui, lui étant extérieure, mutile ce qui demande à se formuler librement [33]. »

Le fait que le rattachement à l'histoire comme besoin de sécurité se reformule périodiquement, en adéquation avec les hésitations stylistiques, n'implique pourtant pas nécessairement le « rappel à l'ordre » auquel semblent avoir spontanément obéi des inventeurs ayant derrière eux les transgressions les plus spectaculaires de la première moitié de ce siecle.
Tout comme l'irruption du hasard, un tel glissement demeure donc finalement un moule abstrait, vide, le seul point commun entre tous ces facteurs étant la nécessité de s'y référer et nullement le moyen choisi. Mais on peut transposer ce concept d'air du temps ailleurs que dans ce siècle, et deux exemples de cette dimension du collectif s'imposent alors: l'épanouissement de la forme sonate, et la parenté de démarche entre Liszt et Wagner, antérieure à la connaissance réciproque de leur musique.

On sait que, dans le premier cas, la forme sonate s'impose autour de 1775 comme l'aboutissement d'une période d'incertitudes, et comme un mode de pensée privilégié. De même que le hasard a pu être revendiqué comme antidote à la surdétermination, ce type de rédaction est légitimé par un certain nombre de circonstances, et notamment l'évolution de sens des proportions, comme l'a souligné C. Rosen.
Si « on ne peut définir la notion de style que de façon purement pragmatique (parce que) sa fluidité et son imprécision sont parfois telles qu'elle en perd tout objet [34] », la forme sonate reste la référence fondamentale par rapport à laquelle on peut évaluer les écarts et les avancées individuelles dans une période bien délimitée. Mais c'est principalement la soudaineté et la netteté avec lesquelles elle s'est imposée (que l'on pense à l'équivalence de fait entre tous les modes d'écriture avant elle, la fugue exceptée) ainsi que la ponctualité de son apparition qui demeurent ses caractéristiques les plus remarquables.
C. Rosen a souligné combien déjà Schubert, en échappant aux catégories (classicisme, romantisme), « manifeste bien la résistance du matériau historique aux généralisations même les plus nécessaires [35] ». Du reste, cette puissante référence stylistique ne survivra qu'au prix de révisions assez radicales jusqu'à ce que la finalité même de son principe - l'équilibre dialectique - disparaisse pratiquement. Même Brahms, chez qui elle est la plus réactivée, la détourne par de nouveaux critères (facture et fonction du thème, incidences du timbre, multiplication d'éléments motiviques parallèles); la thématique abandonne ici, selon les termes de Boulez, sa fonction strictement « architecturale » pour devenir proprement « narrative » [36].
On se trouve donc bien obligé de considérer cette règle collective comme également isolée, bien que fortement privilégiée pendant quelques années (jusqu'à régir - chez Haydn - l'ordonnancement de la mise en musique des textes religieux lorsque la motivation spirituelle faisait défaut...), car, au-delà de la profonde originalité de ses implications individuelles, elle demeure une conjonction véritablement exceptionnelle.
C'est exactement un type voisin de conjonction stylistique qui va se réaliser entre Liszt et Wagner dans le rejet similaire, mais non concerté des principes de l'écriture dialectique, en dépit de leur commun amour pour Beethoven. Au-delà de leurs relations effectives (qui s'installent prrogressivement autour de 1848), peut-être peut-on en trouver une origine dans la transcription d'opéras de l'époque marqués davantage par la virtuosité que par la rigueur classique, ou dans la lecture des écrits romantiques pour Liszt. Cette irruption originale d'un nouveau mode de déroulement comulatif, basé sur la différation et le flux continu, n'en reste pas moins un autre exemple de convergence entre deux cheminements par ailleurs fort distincts l'un de l'autre.
L'écart entre le cadre collectif et la diversité des esthétiques personnelles, qui se mesure d'autant mieux que la dimension collective est évidente, situe pourtant bien les limites de celle-ci. La réalisation individuelle ne s'emboite jamais parfaitement dans l'enveloppe générale, et tout regroupement en tendance reste en fin de compte abstrait, fictif. Ce parallélisme rappelle celui mis en évidence par Lévi-Strauss à propos des structures mythiques, « raylons privés de tout foyer autre que virtuel [37] ». De la même manière, l'air du temps aurait un « caractère d'objet doté d'une réalité propre, et indépendante de tout sujet [38] ». L'unité du collectif apparaitrait alors comme une référence plus ou moins distincte de cette invention individuelle dont nous allons analyser maintenant les rapports à une autre forme d'organisation générale, le système.

2.2. Organisation individuelle et création

La position d'un compositeur par rapport à un système (que celuici soit un ensemble de conventions relevant d'une époque ou bien son système propre) n'est pas immédiatement évidente, mais on peut au moins déjà savoir ce que n'est pas un style personnel. Même une communauté stylistique comme celle de l'âge classique ne s'est pas laissé réduire à des propriétés caractéristiques générales; c'est bien ce que soulignait C. Rosen en remarquant que:

« Le style d'un auteur ne se définit pas par ses tournures les plus courantes mais par ses réussites les plus grandes et les plus individuelles(...) la notion de style de groupe est une fiction, une tentative pour créer un ordre, une construction de l'esprit permettant d'éclairer l'évolution du langage musical sans se laisser rebuter par la masse des compositeurs secondaires (...) qui (...) s'accrochent à certaines habitudes héritées du passé (...) et jouent avec des idées dont ils n'arrivent pas tout à fait à dégager la cohérence [39]. »

Ce jugement renvoie bien à la question de la relativité des systèmes et surtout à la fonction décisive de l'initiative individuelle qui s'exprime toutefois différemment suivant le contexte où elle s'inscrit. En effet, sa marge est d'autant plus réduite que le système est en cours d'élaboration ou de consolidation, la création d'une référence forte et solide, limitant logiquement le principe même de la transgression sans toutefois exclure l'écart comme nous allons le voir par exemple avec Bach, Boulez ou Webern.
La position de Bach face au système est bien celle d'un consolideur portant à leur degré maximum d'épanouissement et de maïtrise des règles aux potentialités encrore inexplorées jusqu'à lui. L'adéquation entre invention et rigueur de la prescription est complète, mais il serait hâtif de conclure pour autant que seule la stricte application de ces règles en a été la condition, l'académisme, qui par définition n'en est que la reprroduction exacte, permettant de mieux mesurer par comparaison, I'existence d'un écart, mal situable mais réel, entre ces deux composantes. Peut-être cette originalité individuelle s'exprime t-elle en l'occurrence par l'insertion de crontraintes extérieures aux pures exigences de la déduction. On connait le rôle des cronstructions symboliques liées au chiffre trois, les thèmes en croix, la fréquence des citations du nom de Bach, le plaisir manifeste pris à la cronstruction de figures acrobatiques, de récurrences plus sensibles à la lecture qu'à la perception, le jeu même avec ces codes comme la présentation cléjà ornée de fac,on pléthorique d'un thème pourtant destiné à être varié (Variations Goldberg).
De la même manière, Wehern participe à la réalisation aboutie d'un système qu'une trop forte transgression ébranlerait. Mais si le mode de distribution des douze sons ne nie pas la permanence de la série, l'organisation de groupements privilégiés la contourne en installant des polarités qui la rendent sensible, et parallèlement, l'insertion de figures dictées là aussi par des contraintes extérieures (le carré magique par exemple) exprime tout comme chez Bach, l'écart par rapport à ce que serait une mise en jeu strictement réduite de la série initiale.
C'est aussi dans le cadre d'un système puissant dont il faut respecter les mécanismes sans freiner l'imagination selon une « dialectique de la loi et de l'accident [40] », que va se situer Boulez. S'il rend compte avec précision des différentes étapes de l'élaboration (choix d'objets, façonnement, mise en jeu...), il introduit, à un dernier stade, le concept d'enveloppe « qui individualise un développement et permet de lui donner un profil particulier dans le déroulement de l'oeuvre [41]. » A côté de ce paramètre (qui peut être le tempo, le registre, etc.), il accorde au signal (une note, un accord) la fonction première de faire percevoir « les points d'articulation où la forme change de trajectoire, où le sens se modifie [42]... », et à l'aura - cette hétérophonie mobile, souvent provisoire - le rôle d'une « force d'appoint ». C'est précisément dans ces dimensions, issues d'une réflexion éminemment contrôlée, que se cache tout ce qui échappera à cette réflexion: raptures de densité, compression des événements, irruption de résonances, autant de brèches dans le prévisible, le concerté, qui vont parfois jusqu'à donner à l'accessoire une fonction prioritaire.
Dans ces différents cas, la cohérence du système reste d'autant plus nécessaire que les compositeurs sont les garants de sa validité et qu'ils préservent les impératifs de l'imagination sans pour autant le détruire. L'état d'un système déjà solide et éprouvé va au contraire permettre une plus grande liberté de contestation au créateur qui, sans se soucier alors de sa stabilité évidente, va le contraindre parfois avec force, à évoluer de l'intérieur, l'initiative individuelle s'inscrivant ici essentiellement dans l'écart. Ainsi Beethoven va-t-il malmener l'équilibre classique, et des compositeurs du XIXe siècle vont-ils miner certains fondements d'un système ayant fourni tant de preuves de sa vigueur, comme le système tonal.
Les distorsions extrêmes des cadres formels, auxquels l'invention de Beethoven se rétère pourtant sans cesse, se jouent dans la molécularisation de l'énoncé par les silences, dans l'inversion des priorités harmoniques, la nature des accords et surtout leur durée (par exemple prolongation de l'équivoque par renforcement des harmonies suspensives - septième diminuée - jusqu'à ce que cette équivoque devienne plus active que la perception de la courbe globale) ou dans le recul sensible de fonctions stabilisantes comme les répétitions. Quant à la suite de l'évolution du système tonal, il n'a pas fallu attendre très longtemps pour que les fêlures se dessinent, principalement dans les esquives des grands schémas comme la triade harmonique. Certains énoncés se révèlent en effet rehelles à toute globalisation de ce type dès les premières oeuvres de Liszt, et même de Chopin: la cadence parfaite n'est plus la référence du parcours formel total mais l'essentiel se situe plutot dans les inserts fortement modulants ou les translations (chromatiques ou diatoniques) qui privent les fonctions polarisantes, attractives, de leur efficience originelle sans que la cohérence du système tonal soit niée, c'est le système tout entier qui est devenu un nouvel objet, entièrement différent de celui que le XVIIIe siècle avait investi de ces fonctions élémentaires.
Parvenu à ce moment de la réflexion, on peut s'interroger sur l'enseignement fourni par l'analyse du passé, et l'éclairage qu'elle propose des mécanismes de la création. On a vu de quelle manière le sens donné à l'histoire infléchissait la conception du nouveau mais non sa légitimité, et renvoyait pour cette question à une réponse individuelle. Et c'est bien cette dimension individuelle que nous avons voulu également dégager de l'influence du collectif d'une part ou de la contrainte rigoureuse d'un système d'autre part. Sans nier le reflet d'elle-même qu'impose une époque, ou la nécessité organisationnelle la spécificité de l'oeuvre ou de la démarche nous a paru chaque fois se heurter à toute tentative de généralisation difficilement compatible avec l'oeuvre sans élagage de ses composantes.
Cela n'interdit pourtant en rien à la connaissance du passé d'être active, même s'il faut manier avec prudence les comparaisons. Certains problèmes esthétiques permettent parfois de construire des ponts entre des périodes différentes (comme le rapport au système) mais il semble délicat d'établir des catégories fixes sans pour autant exclure une partie des créateurs qui ne s'y conformeraient pas.
Aussi, avant de conclure sur les domaines de l'incertitude peut-on évoquer la multiplicité des approches avec la remarque de Boulez: « Peu m'importe que l'analyse soit fausse si elle est productive [43]. »

3. Domaine de l'incertitude

L'incertitude semble bien demeurer le lot de ceux qui s'interrogent sur l'évolution présente et future de l'art; la confrontation des expériences actuelles à celles du passé procure cependant de précieux éléments permettant peut-être de mieux délimiter les domaines de cette incertitude.
Et un des principaux reste bien cette irréductibilité de la multiplicité de la création qui impose le renconcement à toute catégorie unique d'évaluation: il serait vain de juger les choix de Stravinsky après 1920 en ne se prévalant que d'un type de cohérence dont Schönherg serait le seul dépositaire; tout au plus peut-on regretter que les oeuvres postérieures à la grande péricode russe se soient, pour un temps, dérobées aux promesses des premiers chefs-d'oeuvre. La perception d'une communauté objective de pensée ne peut s'atteindre qu'au travers de préoccupations aussi générales que la nécessité d'exprimer la nouveauté mais la réalisation se modifie fondamentalement par exemple de Stravinsky à Schönberg, Debussy ou Varèse.
D'autres questions aujourd'hui peuvent se comprendre en relation avec leur formulation dans le passé, particulièrement celle de l'existence de rupture et de continuité. L'analyse des quelques grandes mutations artistiques de l'histoire permet de vérifier que toute rupture n'est intégrée que si la continuité demeure simultanément (rupture signifiant ici abandon d'un principe fondamental pour un autre).
On a déjà opposé la suprématie d'un type de rédaction - la forme sonate - sur les genres précédents, le reccours à la fugue devenant du même coup une référence explicite à un certain archaisme scolastique; mais on sait que cette mutation s'est accompagnée d'une réelle continuité sur le plan de l'écriture stricte, avec notamment un maintien de la pensée contrapunctique déjà totalement éprouvée. Auparavant, la rupture opérée par l'abandon quasiment irréversible des structures rythmiques complexes du XIVe siècle n'avait nullement oblitéré la poursuite continue de l'évolution harmonique engagée au même moment. De même, au XIXe siècle, si c'est dans l'abandon définitif de la pensée dialectique par les romantiques que s'est consommée la rupture - la conception de la sonate (Liszt, Chopin, Schumann) en particulier ayant clairement exclu les fonctions structurelles du bithématisme - l'émergence du timbre, de la virtuosité et surtout la dramatisation de l'énoncé prolongent pourtant indiscutablement les avancées de Beethroven. Quant au XXee siècle, on ne reviendra pas sur la continuité de Schönherg avec Wagner et Brahms qu'il a si ardemment revendiquée.
Le problème de la mutation du langage musical conduit d'ailleurs à en aborder un autre, connexe, celui de l'intégration de la nouveauté, ou, en d'autres termes, de l'adéquation entre l'invention individuelle et les capacités d'absorption du milieu. Existe-t-il un degré, un seuil tolérable au-delà duquel le risque de la marginalisation l'emporte sur la possibilité d'une compréhension future?
L'analyse du passé nous renseigne au moins sur le décalage entre l'avancée individuelle forte et le temps d'assimilation d'autant plus long que les habitudes d'écoute sont mises en cause. De Beethoven répondant à Schindler qui s'interrogeait sur la fugue de la Sonate pour violoncelle et piano, op. 102: « Ça viendra ! » au célèbre « mon temps viendra... » de Mahler, l'inégalité des heurts a fait, à chaque fois la différence (Wagner et Verdi pouvaient-ils tous les deux, au même moment, être reçus de la même façon par un même public?). Le contexte culturel est sujet aux changements, voire aux modes (comme l'a récemment montré l'engouement pour les instruments anciens), et la cronformité à certaines de ses conventions reste un argument difficilement opposable à des créateurs qui, par nature justement les modifient. La distance par rapport à une tradition peut d'ailleurs s'apprécier à plusieurs niveaux et la nouveauté radicale d'un langage s'accompagner néanmoins d'une certaine facilité de réception. La musique de Xenakis en est un exemple, qui, bien que fondée sur des critères totalement étrangers à l'écriture musicale classique, se garantit de l'isolement par une immédiateté de séduction du matériau sonore employé et de l'énoncé global.
Et si l'on peut, éventuellement, déterminer les raisons ponctuelles des difficultés d'insertion dans les orientations du moment, liées à des contradictions avec elles, encrore faut-il restituer aux évolutions incontrolables de l'histoire la place qui est la leur.

Notes

1 F.Nietzsche , ma généalogie de la morale, Paris, Mercure de France, 1964, coll.Idées/Gallimard, P.76
2 « On constate l'existence de deux catégories d'espace-temps. L'une où il y a un commencement dans le temps et un agrandissement perpétuel de l'espace qui caractérise l'expansion de l'univers, et une autre dans laquelle il y a succesivement des périodes de contraction. C'est-à-dire des successions de commencements et de fins.(...) L'équivalent du retour éternel. » La relativité général. Entretien avec R. Omnès, l'espace et le temps d'aujourd'hui, Paris, Seuil, 1983, coll. Points Sciences, pp. 73-74
3 P. Fraisse, Psychologie du temps, Paris, PUF, 1967, p. 13.
4 Ibid, P.207.
5 K. Komian, l'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.
6 Op. cit, p 40.
7 Ibid, P.50.
8 Ibid, P.46.
9 Ibid, P.52.
10 Ibid, P.139.
11 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1947, Coll. le livre de poche, p. 253.
12 R. Panikkar, « Temps et histoire dans la tradition de l'inde », Les cultures et le temps, Paris, Payot/UNESCO, 1975, P. 89.
13 Ibid, P.90.
14 M. Eliade, le mythede l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, coll. Idées. p. 175.
15 P. Ricoeur, Introduction, les cultures et le temps, op. cit., pp. 31 et 40.
16 Correspondance de Richard Wagner et de Frantz Listz, Paris, Gallimard, 1943, pp. 166-167.
17 T.W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksiek, 1974, p. 35.
18 A. Schonberg, le style et l'idée, Paris Buchet/chastel, 1977, p. 86.
19 T.W. Adorno, op. cit., p.35.
20 A. Schonberg, op. cit., p220.
21 T.W. Adorno, Philosophie de la nouvelle, Paris, Gallimard, 1962, p67.
22 Ibid, P.122.
23 A. Schonberg, op, cit., p. 85.
24 T.W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 34.
25 Ibid, P.34.
26 P. Boulez, Points de repère, Paris, Ch. Bourgois/Seuil, 1981, p. 315.
27 Ibid, P.319.
28 W. Rihm, « Mutation » InHarmoniques nº 1, Paris IRCAM/Centre Pompidou/Ch. Bourgois, 1986, p. 176.
29 Ibid, P.174.
30 P. BOulez, op. cit., p. 323.
31 F. Le Lionnais, « la lipo. Le premier manifeste », La littérature potentielle, Paris, 1973, coll. Idées, p. 21.
32 G. Deleuze et F. Guattari, L'anti-Oeudipe,Paris, éd. de Minuits, 1972, p. 451.
33 T.W. Adorno, Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, p. 313.
34 C. Rosen, le style classique, Paris, gallimard, 1978, p. 20
35 Ibid, P.580.
36 P. Boulez, « le système et l'idée », InHarmoniques nº 1, Paris, IRCAM/Centre Pompidou/Ch. Bourgois, 1986, p. 66.
37 C. Lévi-Strauss, le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 13.
38 Ibid, P. 19.
39 C. Rosen, le style classique, op. cit., p. 23.
40 P. Boulez, « le système et l'idée », op. cit., p. 66.
41 Ibid, P. 101.
42 Ibid, P. 101.
43 P. Boulez, Quoi? Quand? Comment? Paris, Ch. Bourgois/IRCAM, 1985, p.275.

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