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Musiques yiddish : tradition et formes

Maurice Delaistier

InHarmoniques n° 2, mai 1987: Musiques, identités
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On entend couramment employer l'expression « musique yiddish », et ce à propos de choses assez différentes les unes des autres. Aussi est-il intéressant de décrire les formes musicales que cette expression recouvre, et d'analyser ce qu'elles ont de spécifique. Pour ceux qui ne seraient pas forcément familiers de cette tradition, rappelons d'abord que le yiddish est la langue qui fut1 parlée par les communautés juives établies depuis le Moyen Age le long des bords du Rhin et du Main, puis dans toute l'Europe centrale et orientale. Ces communautés furent appelées ashkénazes, d'un terme hébreu qui signifie Allemagne, les Juifs établis sur le pourtour de la Méditerranée étant appelés sépharades, du nom hébreu de l'Espagne. Le yiddish était la langue de la vie quotidienne, l'hébreu restant celle des textes sacrés -- ce yiddish fut forgé à partir du moyen-haut-allemand ; aussi, tout naturellement, le vocabulaire du yiddish est-il d'origine germanique, mais avec un apport assez important de mots d'hébreu -- il s'écrit d'ailleurs en caractères hébraïques et de droite à gauche -- et pour une moindre part de termes d'origine russe, polonaise, roumaine, hollandaise, et même latine. Langue étrange : en l'entendant parler, on pourrait jurer de l'allemand, à cause des mots, mais la saveur, le génie de la langue sont tout autres. L'allemand, avec toute sa musicalité, avec tout le charme qui lui est propre, peut facilement sembler un peu guindé, angulaire, trop sérieux. Le yiddish, avec les saveurs si diverses des mots qui le composent, avec son absence de réelle grammaire codifiée (ce qui n'a pas empêché une abondante littérature de voir le jour) a quelque chose de plus joueur, de plus tendre, de plus bariolé et bizarre aussi ; écoutons un peu de yiddish : « Ich lib nit » (je n'aime pas) on se dit, « bon ça, ça me dit quelque chose... » -- « ... meïn baalabous » (mon propriétaire) alors là tout d'un coup le choc d'un mot hébreu de baal (le maître) et beit (la maison) apporte comme une dimension millénaire à cette simple phrase, avec l'ombre projetée par le mot baal qui évoque pour nous le dieu Baal des Phéniciens. C'est comme si on assistait au choc de deux images qui semblaient condamnées à vivre loin l'une de l'autre, et que voilà soudain rapprochées par la vertu de la langue : c'est presque une sorte de définition de la poésie. Et ce genre de déclic quasi surréaliste se produit tout le temps (Kafka ne dit-il pas : « ...des migrations de peuples traversent le yiddish de bout en bout... ») et contribue à donner au yiddish son parfum si particulier.

Venons-en à la « musique yiddish » : si l'on entend par là toutes les formes musicales produites par la communauté ashkénaze cela renvoie, comme on le verra, à des genres assez divers. Commençons par la source : à l'origine, une base commune aux traditions musicales ashkénazes et sépharades : les rites de la synagogue orientale. On sait que quand la communauté juive du Yémen est arrivée en Israël -- communauté restée pendant deux mille ans hors de tout contact avec Juifs et Chrétiens -- elle apportait avec elle un répertoire conservé intact depuis la première diaspora. Or -- ainsi que le note Albert Jacques Bescond : « ...Certaines mélodies de ce répertoire étaient identiques à celles des Juifs lithuaniens et permettaient de retrouver la ligne mélodique authentique à travers les altérations que l'influence germanique avait fait subir au chant ashkénaze. » C'est donc dans la Bible qu'il faut chercher la source du matériau musical propre aux Juifs. Car la Bible, depuis les temps les plus reculés, était chantée en public lors de l'office. Les intonations employées pour cantiller les textes sacrés -- appelés ta'amine -- ont été conservées dans la mémoire collective du peuple juif et transmises oralement de génération en génération, aussi bien chez les Ashkénazes que chez les Sépharades. De même les modes, les gammes spéciales utilisées pour chanter les textes. Parmi tous les modes relevés par le professeur A. Z. Idelsohn dans sa monumentale et précieuse somme sur la musique juive, citons les principaux, qui vont nourrir par la suite une grande partie du matériau mélodique des formes musicales sacrées et profanes créées par les communautés juives : -- « le mode des Prophètes » (ainsi nommé car il servait à la cantillation du livre du même nom) ; il est constitué de l'addition de deux tétracordes identiques (deux cellules de quatre sons) : ré mi fa sol + la si do ré (et l'on verra d'ailleurs plus loin que des cellules de quatre sons se retrouvent très souvent dans les chansons juives.). Cette gamme est la même que l'ancien mode grec phrygien et correspond également au premier mode grégorien ainsi qu'au mode arabe bayati. Cette équivalence avec le grégorien ne doit pas nous étonner : on sait en effet que l'Eglise primitive recrutait ses chantres parmi les Juifs convertis -- eux-mêmes la plupart du temps d'anciens « chazzanim » c'est-à-dire des chantres de synagogue.
-- L'« Adonoy moloch » : do ré mi fa sol la sib do ré mi (qui correspond au mixolydien)
-- L'« Ahavoh Rabboh » : ré mib fa# sol la sib do ré

Ce mode est le même que celui qui est supposé avoir été introduit en Grèce en l'an 800 sous le nom d'Aulos. Ce n'est pas un mode biblique, la seconde augmentée n'existant pas dans les gammes bibliques, mais il a eu par la suite une grande importance. A peu près quatre-vingts pour cent des chansons juives, sacrées ou populaires, reposent sur ces modes. Au cours du temps, et au gré des influences extérieures que vont subir les Juifs ashkénazes, ces éléments millénaires, sans jamais disparaître, vont subir des modifications, et ce aussi bien dans la musique religieuse que dans les chansons populaires. On peut par exemple parler de l'influence exercée par les troubadours allemands -- les Minnesänger -- dont certains étaient d'ailleurs juifs, qui apportèrent un style parlando-déclamatoire, peut-être d'ailleurs lui-même influencé par le style arabe « tartil ». On peut aussi mentionner les modernisations de style apportées au début du XVIIe siècle par le compositeur juif italien Salomone Rossi aux formes musicales de la synagogue : plus grande individualisation des parties du choeur, allant jusqu'à huit voix distinctes. Modernisations qui parvinrent d'ailleurs aux oreilles des communautés d'Europe de l'Est et influencèrent leurs propres formes, surtout en ce qui concerne l'harmonie. Penser par exemple à l'apparition progressive de la note dite « sensible » en harmonie classique, qui peu à peu fera prendre à certains modes anciens la silhouette des gammes majeures-mineures. Et de même que certaines chansons juives allaient être influencées par le Lied allemand, de même, au XIXe siècle, ce qu'on appelle la « chazzanouth », c'est-à-dire l'art du chant, souvent improvisé, des chantres de la synagogue, allait être influencé par la musique d'opéra et par sa virtuosité. Tout cela voisinait avec autre chose d'apparemment plus inattendu : en effet -- est-ce par le biais de l'immigration en Europe de l'Est de certains rabbins venus d'Espagne ? -- on ne peut s'empêcher de relever la parenté troublante qu'il y a entre certains passages de chazzanouth et le flamenco. C'est du reste dans cette chazzanouth qu'il faut peut-être déceler la présence la plus ancienne d'un des éléments majeurs quant à la spécificité de la phrase juive ashkénaze : je veux parler de l'ornementation. Une ornementation très particulière, dont je n'ai personnellement entendu nulle part d'équivalent, et que l'on va retrouver à l'oeuvre aussi bien dans la musique de synagogue la plus solennelle que dans la plus humble des oeuvres On peut voir cela comme une manière très spéciale d'utiliser ce qu'en théorie musicale occidentale classique on appelle les « petites notes ». Si nous prenons par exemple une formule de cadence qui revient très souvent dans la musique classique occidentale :

Figure 1
la petite note (désignée par une flèche) qui précède le do va être sans complication particulière ; on fera simplement une gentille et rapide petite note (le degré de rapidité dépendant du style du morceau et du passage du morceau où se trouve localisée la petite note).

Que ferait un 'hazan d'un pareil ornement ? Ecoutons un vieil enregistrement (Yossele Kosenblate, Althaus de Nicolaev par exemple) : la petite note -- pourtant déjà brève -- va être encore raccourcie ; le son du ré n'ira pas en continu jusqu' au do, il y aura un infime silence, une respiration ; et juste avant cette respiration notre 'hazan ajoutera souvent un minuscule glissando comme un très bref petit dérapage de la note. (Interprétation toute personnelle : je suis tenté de voir dans cet infime glissando à peine audible un écho très assourdi et à échelle microscopique de la sonnerie du shofar2.) J'y ajouterai que très probablement le chantre -- influencé en cela par le souvenir instinctif de certaines figures musicales très anciennes -- ne chantera pas un ré tout droit mais très légèrement (et merveilleusement) trop haut, comme une sorte de note neutre dans une gamme arabe, ou ce qu'on appelle les notes « bleues » dans le blues, ce qui pourrait s'écrire éventuellement :

figure 2
On va retrouver ce type d'ornement à l'oeuvre dans toutes les situations de la phrase ; aussi bien en tant que « petite note » que comme lien entre deux fragments, ainsi dans ce Nigoun (Mélodie sans parole) qu'interprète le grand clarinettiste Gyora Feïgman :
figure 3
Il va y avoir une très légère respiration entre le la (indiqué par la flèche) et le si qui suit, ce qui va produire une impression de petit halètement d'un quart de seconde ; ceci fait bien sûr sans aucune sécheresse. Souvent les 'hasanim raffolent de ce genre d'ornements et en inondent la phrase ; la mélodie devient alors comme criblée de petits sanglots, d'infimes déchirements, de brèches, elle donne presque l'impression d'être en relief.

On ne peut parler de musique juive sans évoquer le hassidisme, tradition qui est aussi un grand vivier musical, surtout en ce qui concerne les motifs et le rythme. Le hassidisme, mouvement spirituel né au XVIIIe siècle en Pologne sous l'impulsion d'Israël Baal-Shem-Tov -- le Maître du Saint-Nom, né en 1700, se proposait d'insuffler au judaïsme un nouvel élan, en mettant surtout l'accent sur la quête de la joie mystique. Pour les hassidim, il est impossible à l'être humain de franchir la distance qui sépare le plus bas degré de spiritualité du plus haut sans passer par tous les états intermédiaires. Un maître hassidique dit que : « Si quelqu'un qui n'a jamais vu l'intérieur d'un palais se trouvait tout à coup confronté à la splendeur de son centre, il ne pourrait pas en ressentir pleinement la gloire, n'étant pas passé par les corridors. » Dès lors l'approche de la joie est quelque chose de très important, et la musique hassidique se donne pour but de faire franchir peu à peu à l'homme toute la distance qui le sépare de Dieu. Chaque mélodie retrace un peu dans sa structure l'image de ce parcours ; ainsi en est-il des chants hassidiques rythmiques qui reposent sur des structures de une à trois périodes, chaque période comprenant huit mesures. Les motifs mélodiques sont d'abord construits sur des intervalles courts -- seconde ou seconde augmentée -- puis se dilatent tandis que le temps s'accélère et que les périodes se soudent les unes aux autres en une sorte de boucle perpétuelle qui peut durer des heures, sans un mot. Car pour les hassidim le mot « finit » la mélodie, la limite dans le temps ; selon le maître Schnéour Zalman de Ladi : « ... les chants des âmes, quand ils volent dans les plus hautes sphères pour s'abreuver à la source royale, doivent être de purs sons, sans mots. » Aussi les chants hassidiques sont-ils le plus souvent ponctués d'onomatopées : « Daï, daï », « ya, ya », etc., ces chants obéissent parfois à la forme du Lied (A.B.A.A.B.C.A.) et à celle du Rondo. Ce qui est caractéristique c'est d'abord le rythme :

figure 4
Ce qui est frappant dans ce genre de période typique de huit mesures, et que l'on retrouve dans de nombreux chants, c'est l'espèce de balancement produit par l'appui fait sur les premiers temps des mesures impaires (flèches).

Autre exemple :

figure 5
Ce phrasé rythmique, on pourrait presque dire qu'il évoque irrésistiblement une posture du corps, une tête qui oscille, des bras qui se tendent ; là-dessus se greffent une myriade de petits motifs mélodiques insistants et tournoyants, revenant sans cesse. Dans les deux exemples cités plus haut c'était la syncope qui était utilisée, mais on trouve aussi beaucoup la figure deux brèves -- une longue (symbole 1) ou son contraire (symbole 2) Comme on l'a mentionné plus haut, ces motifs sont fréquemment construits sur de petits intervalles, comme en témoigne cette formule de cadence mille fois plus utilisée :
figure 6
Par ses rythmiques, la musique hassidique évoque une sorte de marche ; et il me plaît assez de penser que les motifs rythmiques dont j'ai parlé plus haut ne sont pas autre chose que des motifs de marche militaire (volés aux cosaques ?) mais détournés, adoucis et refondus dans la phrase juive ; la marche dont il est maintenant question ne propulse plus le corps en avant pour un assaut dans l'espace, elle le fait tourner sur lui-même dans le temps, en une spirale sans fin qui l'aspire. Et on connaît l'histoire de cette mélodie de berger qu'entendit un jour un maître hassidique, en Hongrie, et dont les mots étaient les suivants :
Wald, Wald, vi gross bist du Forêt, Forêt, comme tu es grande
Ros, Ros, vi veit bist du Rose, Rose, comme tu es loin
Wenn Wald nicht azoï gross geven  
Si seulement la forêt n'était pas
si grande
Wenn di Rose nicht azoï veit Si seulement la rose n'était pas si
geven loin
Ces mots furent bien vite transformés par lui tout en gardant la même mélodie en :
Golus, golus vi lang bist du Exil, exil, comme tu es long
Schechina, Schechina vi veit bist du   Présence Divine, Présence Divine
comme tu es loin
Wenn di Golus azoï lang Si seulement l'exil n'était pas si
geven long
Wenn di Shechina nicht azoï veit Si seulement la Présence Divine
geven n'était pas si loin
Et bien sûr, tous ces éléments millénaires ou récents, tradition orale, harmonie classique, chants de bergers, musique militaire, opéra 'hazanouth, flamenco, hassidisme, tout cet extraordinaire bouillonnement d'éléments va se retrouver à l'oeuvre dans l'énorme masse de chansons produites par la communauté ashkénaze depuis des siècles, qu'elles aient surgi mystérieusement du vieux fonds populaire ou qu'elles aient été écrites par un auteur identifié. Comme dans toutes les traditions, les textes des chansons ont trait à tous les aspects de la vie, avec un accent particulier mis sur les thèmes de l'exil bien sûr, et de sa vieille complice, la nostalgie. Est-ce un effet de cet exil, de ce déracinement, cela vient-il de l'implantation essentiellement urbaine des juifs, mais je ne sens pas passer dans les chansons juives (ni dans les 'hazanouth, ni dans la musique hassidique d'ailleurs), un sentiment de la nature, de l'espace, une ivresse du vent. Cela est frappant si on écoute l'une après l'autre une chanson juive et une ballade irlandaise par exemple. Les chansons juives ont l'air de se dérouler dans un lieu abstrait, traversé par des saveurs. Elles sont terriblement charnelles, mais elles renvoient plus à des situations qu'à l'épaisseur des choses. Peut-être qu'à force de vivre dans des pays qui ne sont pas ressentis comme les vôtres -- et avec la peur diffuse que peut-être on vous en chasse un jour -- cela finit-il par produire le sentiment que la vraie maison est ailleurs. Abraham Heschel dirait non plus dans l'espace, mais dans le temps. Et dans ce temps-là, bien sûr, qu'il y a l'odeur des fruits, la chaleur de la cuisine, la voix qui chante « ai liou-liou » avant qu'on s'endorme et même le « baalabous » qui vient réclamer le loyer ; mais avec un sentiment très subtil qui plane sur tout cela qu'on pourrait appeler un sens aigu de la fragilité des choses et qui apporterait avec lui la fine pellicule d'une distance. Là je pense au Talmud et à ces commentaires brassés pendant des siècles et aux commentaires des commentaires des commentaires, comme si les points de vue les plus opposés pouvaient tous être vrais en même temps. On connaît l'histoire de ce Rabbin que deux paysans viennent consulter pour un différend : on introduit le premier qui explique son cas ; le Rabbin dit : « Tu as raison. » Puis arrive le second qui parle à son tour et le Rabbin, l'ayant écouté dit : « Tu as raison. » Arrive une troisième personne, qui s'étonne de ce que le Rabbin puisse donner raison à la fois aux deux paysans et le Rabbin, là encore, lui répond : « Tu as toi aussi raison. » Alors, cette distance, ce léger décollement à la réalité -- je pense à tout ce tournoiement de vie quotidienne qui flotte dans l'espace, dans les tableaux de Chagall -- je dirais même ce dédoublement. Un thème cher à Gustave Meyrink et à Singer, tout cela constitue évidemment un terrain très propice à l'humour. Pas un humour sous forme d'instants de drôlerie épars çà et là, mais bien plutôt une sorte de climat qui accompagnerait presque à chaque instant la perception qu'on aurait des choses. Ce climat, on le retrouve bien sûr dans beaucoup de chansons comme un parfum répandu, comme une subtile ambiguïté dans l'expression, dans ces mélodies qu'il faut chanter « Triste en ayant l'air gai » ou « Gai en ayant l'air triste ». Mordechaï Gebirtig, grand poète yiddish, n'écrivait-il pas : « Le Poète... que je reconnus à sa bouche rieuse et à ses yeux pleins de larmes » ? Si je prends par exemple une chanson (fort connue) comme Az der Rebbe singt (Quand le Rabbin chante) :
figure 7
On retrouve là des traces de ce mélange de matériaux plusieurs fois évoqué, mélange d'une mélodie à laquelle le mode mi fa# sol la si do ré mi donne un petit parfum archaïque, et d'une structure harmonique relativement classique avec ses allers et ses retours entre tonique, sous-dominante et dominante, quoique l'emploi fréquent de la sous-dominante soit peut-être lui aussi d'origine archaïque si l'on peut dire ; on se souvient en effet que certains modes bibliques étaient construits par adjonction de deux tétracordes, ce qui n'est peut-être pas sans rapport avec l'existence des cellules thématiques de quatre sons, qui se retrouvent si souvent dans les chansons juives les plus différentes, ni avec l'emploi très courant de l'accord du 4e degré.

Cette mélodie (As der Rebbe singt) est assez triste, avec cette espèce de couleur plaintive introduite par le do à la 3e mesure sous l'accord implicite de sous-dominante, mais le retour périodique du petit motif rythmique de quatre croches qui commence la chanson, avec son phrasé léger, donne à la mélodie un allant qui tempère les choses. Ce petit motif commence la chanson sur un intervalle de quinte ascendante :

figure 8
et la termine sur le même intervalle à l'envers :
figure 9
Il donne -- là encore -- l'impression d'une sorte de petite danse immobile, d'un tournoiement où on pourrait entendre le bruit des pas, obstinément ; c'est une mélodie qui semble porter un poids sur ses épaules ; et en même temps le soupir qui suit la plupart du temps ce motif en ayant l'air de toujours l'interrompre, est comme une sorte de pied de nez.

On prend maintenant ce « nigoun » recueilli par le grand compositeur israélien André Hajdu :

figure 10
est-ce gai, triste, mélancolique, drôle, nostalgique, énergique ? A la fois tout et rien de tout cela ; il faut trouver d'autres mots, d'autres catégories esthétiques ; c'est comme si on évoluait hors du monde des sentiments, dans une sorte d'énergie « pure », hypnotique, vibrante, électrique qui simplement et au sens fort réveille.

Mais de ce grand mélange d'éléments -- ce grand « mishmash », dirait-on en yiddish -- il arrive que telle ou telle chanson ne retienne qu'un aspect, en faisant parfois disparaître les autres. Ainsi, une chanson comme Baïtsche mir avec son rythme de mazurka et ses accents typiquement polonais :

figure 11
ou bien Crooke (Cracovie, en yiddish) sublime chanson, d'ailleurs :
figure 12
Mais avec des formules de cadence qu'un Chopin n'aurait pas désavouées :
figure 13
Dans Die dreï techterel (Les trois filles), c'est plus complexe : cela tournoie d'abord un peu comme une mazurka polonaise, très tonalement, avec de petits chromatismes mélodiques de passage :
figure 14
mais bien vite, sur les mots : « chpil Klezmorim, bazetz'di kale » ! (jouez musiciens, et que votre chant prenne possession de la fiancée !), arrive un passage de nature différente :
figure 15
Cette apparition du sib nous ramène soudain au « mode des prophètes », tandis qu'irrésistiblement on a envie de suspendre, de « tirer » très légèrement le tempo pour mettre ici en valeur les mots, en un style qui rappelle les « Minnesänger » déjà évoqués ; c'est un peu comme si au beau milieu de cette sorte de mazurka polonaise toute simple s'ouvrait tout à coup un autre espace, millénaire.

Il arrive aussi que certaines mélodies ne recèlent rien de tout cela. Ainsi, Shvartse Karshelech (Cerises noires) :

figure 16
qui a presque un petit côté anglo-saxon ; dans ce genre de cas, il n'y a plus que la musique de la langue yiddish pour situer la chanson, ou les traces, dans la manière qu'aura l'interprète de chanter, des phrases et des ornements dont on a parlé plus haut. De même, dans une chanson devenue mondialement connue par le biais de la variété anglo-saxonne, je veux parler de « Dona, dona », il faut bien reconnaître que la mélodie n'a pas de caractéristiques très précises :
figure 17
mais quand arrive le refrain :
figure 18
c'est comme si tout le petit peuple des berceuses yiddish se mettait à flotter dans l'air pour un instant, avec son cortège d'accords de sous-dominante et de tendres onomatopées.

En guise de conclusion de cette trop brève étude, on pourrait dire qu'à l'image de la situation du peuple juif, qui à la fois plonge ses racines dans le livre, et en même temps est profondément mêlé aux aventures les plus novatrices de la pensée occidentale, de même la tradition musicale ashkénaze offre l'exemple d'une osmose particulièrement équilibrée entre un matériau oriental millénaire et des éléments venus de la culture européenne. C'est sans doute une des choses qui contribuent le plus à lui donner sa saveur si particulière, son « tam » comme on dit en yiddish. Et cela me fait penser, je ne sais pourquoi, à ce son étrange qu'un jour le grand Gyora Feïgman produisit dans sa clarinette : un son comme un cri rageur, produit sans doute en serrant l'anche assez fort avec les lèvres, et qui semble, dans sa stridence, contenir en lui tous les sons bariolés des orchestres populaires juifs du shtet'l3 polonais : cuivres, cordes et bois mêlés, avec une sorte de rire diabolique en même temps, un peu comme si, au beau milieu d'une petite mélodie, le Golem passait sa tête. Et on dirait que ce son en éveille d'autres autour de lui, comme des harmoniques émergeant du temps, comme si tout à coup l'histoire devenait une nuit immense parcourue d'appels, les sons de Varèse et de Xenakis répondant à ceux d'avant la destruction du Temple, répondant aux sons du désert.


Notes

  1. J'emploie le passé car d'une part la disparition massive des communautés juives d'Europe centrale et orientale dans l'Holocauste, et d'autre part la relative « assimilation » de la génération d'après-guerre en Europe de l'Ouest ont eu pour résultat que le yiddish est aujourd'hui beaucoup moins parlé -- en tout cas par les jeunes -- exception peut-être faite par les communautés ashkénazes new-yorkaises et israéliennes. Ceci dit, un intérêt culturel certain s'est développé pour lui ces dernières années : on écrit, on lit en yiddish, il est enseigné à l'Université et un peu partout dans le monde ont lieu des spectacles nourris de contes et de chansons yiddish.
  2. Instrument dont on joue lors du Kippour (« pardon ») et qui annonce la fin de la cérémonie, avec un son glissando caractéristique, suivi de notes répétées.
  3. Bourgade juive.

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