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A la recherche d'une voix perdue

Philippe Depalle, Guillermo Garcia, Xavier Rodet

Résonance nº 8, mars 1995
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1995


Sollicitée par les sociétés Auvidis, producteur du disque, et Stephan Films, producteur du film de Gérard Corbiau, l'équipe analyse/synthèse de l'Ircam travailla plusieurs mois durant à la résurrection d'une voix mythique : celle du castrat Farinelli, star musicale de l'Europe du XVIIIe siècle. Une technique inédite a été développée pour l'occasion. Récit de l'aventure.

Le 21 avril 1922 Alessandro Moreschi, dernier des castrat que l'Occident ait connu, mourait à Rome. Soliste à la Chapelle Sixtine, il avait enregistré entre 1902 et 1904 une dizaine de morceaux totalisant moins d'une heure de musique, léguant à la postérité l'unique témoignage audible d'une voix demeurée légendaire. Hélas ! la faiblesse technique (et artistique...) de ces enregistrements, gravés sur des cylindres de cire, permet seulement à l'auditeur contemporain d'apprécier l'esthétique du chant, sans qu'il soit possible d'en extraire de véritables données acoustiques.

Une pratique ancestrale

Apparue en Chine douze siècles avant Jésus-Christ, la castration se répandit tout au long de l'Antiquité. Propagée par l'intermédiaire de l'Inde, elle fut connue de l'ensemble de l'Orient ancien, de l'Égypte à la Perse, ainsi qu'en Grèce et à Rome. On la retrouve à la cours des 'Abbâssides de Bagdad et, du Ve au XIIe siècles, dans l'Empire Byzantin, où les castrats furent souvent utilisés dans les choeurs de l'Église chrétienne d'Orient, quoique la castration fût condamnée lors du Concile de Nicée en 325.

Dans l'Europe occidentale, l'interdiction faite aux femmes à partir du Ve siècle de chanter dans les églises amena à confier les parties hautes des choeurs d'abord aux enfants, puis, étant donné le développement architectural des cathédrales, à des ténors chantant en voix de tête, les fameux falsetistes, aujourd'hui appelés hautes-contres. C'est à la Renaissance que ceux-ci furent peu à peu remplacés par des castrats. Ils devaient connaître un succès durable. Avec l'essor de l'opéra, la castration trouva en effet un développement considérable : on estime que 3 à 5 000 garçons étaient castrés chaque année au XVIIIe siècle. Recherchés de toute l'Europe musicale, les castrats connurent au tournant du XIXe siècle un déclin inexorable.

Considérations anatomiques

La fascination exercée par les castrats provient en grande partie des caractéristiques extraordinaires de leur voix : une ample étendue (plus de trois octaves, du fa2 à l'ut5), une parfaite homogénéité dans le passage des registres, une puissance vocale exceptionnelle, tant dans le grave que dans l'aigu, et une agilité sans pareille, qui en faisaient de véritables acrobates vocaux, capables d'enchaîner trilles et cascades, et de produire des sauts de grands intervalles avec une aisance époustouflante. Ces caractéristiques, conséquences de l'émasculation qu'ils avaient subie vers leur huitième année, s'expliquent à la fois par la souplesse de leur larynx et l'extrême petitesse de leurs cordes vocales (de 14 à 18 mm, alors qu'elle est de 20 à 25 mm chez l'homme et de 15 à 20 mm chez la femme). Étant en outre d'une taille généralement supérieure à la moyenne, les castrats se trouvaient dotés d'une capacité thoracique peu ordinaire : on sait que Farinelli pouvait tenir un son durant plus d'une minute, et dérouler, avec une aisance déconcertante, des phrases musicales d'une longueur extrême.

Pourtant, les caractéristiques anatomiques n'expliquent pas totalement ces surprenantes prestations vocales. En effet, l'ablation des testicules était opérée sur des enfants déjà remarqués pour la beauté de leur voix et pour leur qualité musicale. Après cette première sélection, les castrats suivaient en outre jusqu'à l'âge de 15 ans un entraînement musical intensif, pouvant aller jusqu'à dix heures par jour.

Carlo Broschi, dit « Farinelli » (1705-1782) compta sans doute parmi les castrats les plus célèbres de son temps. Admiré de l'Europe entière, courant les capitales, l'élève de Porpora connut une célébrité qui mua le personnage en légende. Réaliser un film sur une telle star vocale, c'était d'abord se donner les moyen de reconstituer les particularités saisissantes de cette voix perdue et hors de portée des performances humaines actuelles.

Un travail de fusion

Pour approcher au plus près de cette voix disparue et reconstituer ce qui la distingue des autres voix, l'équipe de l'Ircam a tenu compte des caractéristiques physiques du système de production vocale du castrat, de l'esthétique globale fournie par les enregistrements de Moreschi et des diverses descriptions écrites concernant le style et la technique vocale des castrats. Il est rapidement apparu que la reconstitution d'une telle voix ne pouvait être tentée qu'à partir d'enregistrement de chanteurs actuels. Plusieurs approches ont alors été expérimentées : à partir de voix de basse, de ténor, d'alto, de haute-contre et de soprano. En raison du très large ambitus de la voix de Farinelli, il est vite apparu intéressant de retenir deux voix, à condition qu'elles soient proches l'une de l'autre en terme de vibrato et d'articulation. Ainsi ont été finalement retenues celles du haute-contre Derek Lee Ragin et de la soprano colorature Ewa Godlewska.

Une fois les enregistrements réalisés, le travail de traitement s'est déroulé en deux étapes. Dans un premier temps, l'ingénieur du son Jean-Claude Gaberel a procédé à la reconstitution de la ligne vocale de chacun des morceaux à partir des enregistrements des deux chanteurs : la voix du haute-contre pour les parties graves, celle de la soprano pour les parties aigus. Particulièrement délicat, ce montage s'est souvent opéré note à note.

Ce montage achevé, l'équipe analyse/synthèse de l'Ircam en a récupéré le résultat, pour travailler à la nécessaire homogénéisation des timbres des deux voix. Selon les voeux du réalisateur et du conseiller musical du film, le timbre de la voix du haute-contre a alors été choisi comme référence. La voix de Derek Lee Ragin a néanmoins été traitée afin de lui restituer un caractère plus juvénile, en en retirant notamment les aspects bruités (souffle, rugosité, etc.), symptomatiques des voix adultes. La voix de la soprano a subi de son côté une modification de son enveloppe spectrale, de façon à la rapprocher au mieux du timbre de celle du haute-contre. Pour mêler au mieux le timbre des deux voix, l'équipe a recouru à la technique d'interpolation de formes, qui consiste à calculer le passage progressif d'un état à un autre.

Étant donnée la prédominance des voyelles sur les consonnes dans le chant orné de la musique italienne du XVIIIe siècle, seules celles-ci ont été traitées. Pour cela, une base de données regroupant l'ensemble des combinaisons voyelle/hauteur/intensité du haute-contre a été créée. Chaque voyelle chantée par la soprano a dès lors été transformée selon les critères de son correspondant trouvé dans cette base de données. Pour réaliser ces transformations délicates, l'équipe a utilisé certains programmes développés à l'Ircam (tel le vocodeur de phase SVP), ou mis au point spécifiquement pour l'occasion. Des traitements additionnels ont en outre été effectués pour produire certains effets : certaines voyelles longues ont été entièrement synthétisées à partir de programmes de synthèse mis au point à l'Ircam et de données de référence prélevées sur d'autres voyelles.

Le son numérique a été traité sur un ordinateur DEC Alpha 600, l'une des stations de travail parmi les plus puissantes, fourni par DEC France pour la réalisation du projet. Au total, ce sont 40 minutes de voix qui ainsi ont été transformées pour produire la bande son et le disque du film.

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