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Le compositeur et l'instrument, questions

Jean-Pierre Derrien

Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1980, 1999


Sous ce titre qui manifeste un compagnonnage ancien se cache néanmoins davantage de questions qu'il ne semble. Il nous faudra tenter d'en suggérer quelques-unes.

Il arrive d'abord que l'écriture s'efforce à s'arracher à l'incarnation instrumentale en un geste qui, sans doute, tente tous les compositeurs, et cela ne peut être ni négligé, ni surestimé. Négligé, car on manifesterait ici, dans le meilleur des cas, que l'instrument n'est qu'un véhicule de l'invention, mais qu'il ne lui est ni cohérent, ni congénital. Le Ricercare à six voix de « l'Offrande Musicale » est-il bien l'oeuvre de papier de Jean-Sébastien Bach, ou l'oeuvre d'orchestre d'Anton Webern ? Encore là ne s'agit-il pas du puritanisme beethovénien s'insurgeant contre les limites du violon qui n'est, après tout, qu'un morceau de bois particulier sur lequel sont tendus des boyaux... Pas de surestimation davantage, car on envisagera aussi, à l'inverse, un compositeur qui ne soit que l'obligé de l'instrument. Dans le meilleur des cas, Chopin et son seul piano.

Entre une oeuvre sans instruments, et un instrument sans oeuvres, aux seules malhabiles, trop habiles mains de l'instrumentiste, la distance est grande qui ne se résoud que par le métier, soit ce qui s'apprend des pouvoirs respectifs du compositeur et de l'instrument, et de la volonté du premier de s'approprier le second, ou non.

Le rappel de l'histoire moderne s'impose puisqu'aussi bien nous ne remonterons cette semaine que jusqu'à Schoenberg et Varèse. L'attention à l'instrument n'a pas toujours existé en tant que principe fondamental (parmi d'autres) de l'attitude du compositeur. Il s'agissait alors d'une affaire de possibilités matérielles de goûts, donc de la rencontre du particulier (l'oeuvre) avec les conditions générales de son apparition. Le lieu économico-social de la musique est si primordial qu'on ne saurait lui échapper : on ne saura jamais faire en effet qu'avec ce dont on dispose. Et la musique ne s'incarne pas d'une seule manière. On peut se risquer à corriger ainsi les interprétations mystiques et idéalistes d'une démarche comme celle du dernier Bach : puisque tous les instruments se valent pourquoi préciser ? Mais on retombe dans l'ornière à considérer les exceptions comme « l'Ode Funèbre », BWV 198 et le « 6e Concert Brandebourgeois » qui font voisiner « l'Ode Funèbre » dans des fonctions différentes, donc exclusives, viole de gambe et violoncelle. L'instrument n'aurait-il donc à cette période guère d'autre privilège que celui de sa tessiture, incontournable ?

On peut sans trop de difficultés suggérer que c'est encore l'éconimico-social, autant que le développement spécifique (expressif) de l'écriture musicale (*) qui fait basculer le musique de chambre aristocratique du XVIIIe siècle vers la musique d'orchestre bourgeoise des salles de concerts du XIXe siècle.

Ce qui se manifeste d'abord c'est le dépérissement des familles instrumentales qui faisaient le charme gourmand des pièces renaissantes ou baroques ; pour chaque famille on va se réduire, au mieux, à un soprano, un alto, un ténor et un baryton. Ce qui s'accompagne d'une extension du nombre et donc du volume sonore de l'orchestre. Par un mouvement inverse, pendulaire, on va progressivement différencier les pupitres : clarinettes et cuivres chez Berlioz, Wagner, Liszt, aux orchestrations centrifuges. Mais le romantisme, c'est aussi les symphonies de Schumann...

Moralité, s'il se peut : le mouvement n'est pas toujours dans le même sens, mais à l'époque baroque comme à l'époque classique ou romantique, un mouvement pendulaire de différenciation-indifférenciation, de simplification-complexité. La seule évolution discernable semble être néanmoins vers une volonté de rendement expressif. La gesticulation guette, et pas seulement le virtuose qui sait, aussi aller lentement et piano, figure bourgeoise du concert autrefois mondain, aristocratique, devenu plébéien.

Notre exploration s'efforce à recenser les différentes méthodes d'approche d'une réalité. Il n'est donc pas certain que les voies les plus fécondes historiquement et esthétiquement soient, quant à notre question, les plus pertinentes : Partch, donc, à côté de Schoenberg. En clair, si l'on réfléchit à cette improbable rencontre, il se peut que l'un des deux partenaires ne soit pas à la hauteur de la rencontre, souhaitée ou simplement subie.

Pour en repartir de Schoenberg et Varèse, sans formulaires intempestifs de respect usagé, ce qui nous frappe c'est que l'un et l'autre, pour avancer, éprouvent le besoin de simplifier. Non qu'ils n'aient d'abord pris en charge avec quelle force, malgré quelles coutures et scories « Amériques » et « Pelleas » ! l'instrumentation standard de leur époque. Mais vite, ils simplifient en allant donc soit vers ce qui sera le plus connu, le plus neutre, en tout cas le plus ductile (le piano pour Schoenberg) soit vers le moins connu, le plus déterminé, en apparence le moins ductile (la percussion pour Varèse). Deux types de démarches ni opposées, ni cohérentes l'une à l'autre, ni étrangères. A l'héritage d'en évaluer les pouvoirs généalogiques. Dans un cas comme dans l'autre on est en plein risque ; ce que sentira Busoni en voulant redonner de la « pâte » à une musique qui, voulant privilégier l'écoute de l'intervalle, se moque du piano des pianistes qui n'aime rien tant que l'abondance, voire l'épaisseur ; ce que sentira autrement Varèse, en dépouillant ses rares oeuvres orchestrales d'un surcroît de cordes, mais en se refusant à récidiver avec les seules percussions.

Si simplifier c'est réduire, jusqu'où réduire ? Jusqu'au simple morceau de bois frappé, au simple objet qui est là, par le hasard du monde, à côté, tout près, la casserole, le poste de radio.... Mais : l'écriture ? Si l'instrumentation post-romantique est abandonnée au profit de dispositifs chaque fois différents, c'est que d'autres urgences, sous la première, se font jour : harmonie, expression, forme, écriture donc. Pourtant, on ne quitte pas le vieux monde sans nostalgie aucune, sauf à vendre son âme au diable. Le Docteur Faustus de Thomas Mann, peut-être est-ce autant Schoenberg que Busoni, voire autant Brahms que Paganini. On ne fait donc pas l'économie de cette figure déjà entrevue, le virtuose. Plus dangereusement pour l'écriture, face à l'oeuvre, face à l'instrument, face au compositeur. Il y a de la victoire chez le virtuose (les compositeurs seraient donc des femmelettes, en proie à la fureur de l'inspiration et aux accrocs inévitables de leur biographie... ) et le dictionnaire de l'Encyclopédie nous assure que le virtuose est d'abord un « amateur des sciences et des beaux-arts, qui en favorise le progrès ». Aujourd'hui virtuose égale répertoire, et on aura raison de se méfier d'une telle définition. Cas de figure exemplaire : si l'interprète virtuose, c'est dire disposant d'une technique sans faille, refusait le puritanisme beethovénien pour faire profiter le chef-d'oeuvre de la profondeur de sa virtuosité ? Si le virtuose, c'était le compositeur. « La musique n'a pas d'existence hors la communication directe », écrit quelque part Pierre Boulez. Le musicien se voit donc contraint à être le virtuose de l'écriture (sauf à se complaire dans les prestiges fades de la tradition) tout autant que le virtuose de l'interprétation Mozart, Beethoven, Liszt, Wagner, Mahler, Strauss...

Parmi les formes les plus excessives d'une telle conjonction, il y a celui qui veut inventer la musique jusqu'à sa racine, inventer même des instruments. Mais à force d'être contraint, de s'être contraint à forger l'élémentaire, quelle énergie restera-il à décanter l'essentiel. Méfions nous de l'illusion des commencements absolus ! Pourtant, s'il y a bien une définition de l'essentiel, nous n'aurons pas ici fonction de gardien d'un improbable musée de la modernité. Le manque de l'un est sa force par rapport à la maîtrise de l'autre. Et c'est aux héritiers d'opérer la synthèse, si synthèse il doit y avoir.

Faut-il encore rappeler que les héritages ne se captent pas nécessairement en succession directe, et il est bien possible que les héritiers de Schoenberg et de Varèse ne soient pas encore nés. Reste ce jeu de miroirs inentamé entre l'instrument et le compositeur, logé dans cette médiation qui n'est tout-à-fait ni du côté de l'outil, ni du côté de la pensée, l'instrumentiste.

Reste inentamée la certitude qu'on ne normera pas de sitôt la fugacité multipliée de ce jeu de miroirs, seule certitude au seuil de ce cycle. Reste enfin à dire qu'ici et là, il sera question de « l'énigme amère », l'écriture.


Note

(*) Comment l'un et l'autre se rejoignent est une question cruciale, hors de propos néanmoins dans ce cadre.

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