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Entretien avec Philippe Manoury

Jean-Pierre Derrien

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Philippe Manoury, 8, novembre 1995
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Quand on est né en 1952 et que l'on pénètre, à vingt ans, dans un domaine extrêmement encombré par la génération très présente des Boulez, Stockhausen, Xenakis et autres, comment devient-on compositeur ?

Je devais avoir douze ou treize ans lorsque j'ai commencé à composer. Je ne savais même pas qui étaient Boulez, Stockhausen et Xenakis. Mon univers se résumait à quelques pièces de musique classique que je connaissais par mes études de piano : les oeuvres de Chopin, quelques sonates de Beethoven et de Mozart, un univers très réduit dans le temps. Ensuite, toujours grâce au piano, j'ai découvert Debussy, Ravel, Bartók et Stravinsky. J'ai élaboré plusieurs essais en composition sous ces influences vers l'âge de quinze ans. Ce n'est qu'un ou deux ans plus tard que, par l'intermédiaire de Gérard Condé, j'ai découvert la musique de l'école de Vienne ainsi que quelques pièces contemporaines. Il m'a présenté à Max Deutsch, ancien élève du Schoenberg de l'époque viennoise, avec lequel j'ai commencé à travailler. Parallèlement, l'activité musicale parisienne - puisque j'habitais Paris et je crois que c'est important - m'a permis de connaître la musique de mon époque. Il y avait les concerts organisés par Maurice Fleuret au Théâtre de la Ville, les SMIP et surtout, chaque hiver, les concerts de Stockhausen. J'ai découvert Mantra à sa création, Hymnen, Momente, Gruppen, Carré. Les concerts de Stockhausen étaient, chaque année, mon «Woodstock» personnel, de véritables chocs. Je les attendais avec impatience et c'est une chance de l'avoir vécu. A cette époque, j'ai également eu la révélation de la musique électroacoustique. Il y a eu aussi quelques concerts donnés par Boulez avec le BBC Symphony Orchestra. Je me rappelle surtout de la création d'Eclats-Multiples, avec Michel Beroff au piano, concert dans lequel Boulez a également dirigé Amérique de Varèse et la version pour orchestre à cordes de l'Opus 5 de Webern. Je me souviens de ce concert comme quelque chose de très important pour moi, parce que Boulez, qui vivait à New York à cette époque-là, ne dirigeait presque jamais en France. On ne disposait que de disques. De ce fait, je le découvrais surtout par ses partitions et ses livres. Je connaissais son oeuvre surtout d'un point de vue théorique, ce qui n'était pas le cas de Stockhausen qui venait régulièrement à Paris. Ces deux types de fréquentations, l'une théorique, l'autre vivante, ont finalement orienté très fortement mes choix de jeune compositeur.

Les livres de Boulez ont-ils été des outils que vous avez pu immédiatement utiliser ?

Absolument pas. D'ailleurs il me semble impossible de les utiliser ainsi sans faire du sous-Boulez, ce qui est arrivé à plusieurs personnes. Cependant, cela m'a fortement marqué d'un point de vue intellectuel et méthodologique, cela m'a enseigné une certaine éthique de la composition et une manière de concevoir la musique que je ne connaissais pas, ce qui est à mon sens plus important que les techniques mêmes. Mon rapport à la composition était très «romantique» : en composant de manière intuitive, comme tout débutant sans métier réel, j'ai acquis certains réflexes et une certaine méthodologie de pensée qui m'a permis de découvrir des horizons différents de ceux issus de mon éducation. Le recours à la pensée structuraliste et la place de la technique dans l'invention ont été les principaux outils intellectuels que j'ai retirés de ces lectures.

Mais ces outils intellectuels différents de ceux de la fin du siècle, à l'époque où vous êtes arrivé à la composition, ne devait-on pas les apprendre au conservatoire?

Je n'étais pas au conservatoire. Je n'y suis allé que bien plus tard, en 1974. Je vous parle des années 1969-1970, lorsque j'avais dix-sept, dix-huit ans. J'ai fait ce travail moi-même. Évidemment, des gens m'ont aidé, mais je reste persuadé que l'on apprend à composer tout seul. D'ailleurs, aussi loin que je puisse me souvenir, j'ai commencé à écrire la musique au moment où j'ai appris à la lire, vers onze ou douze ans. L'écriture et la lecture me sont venues presque simultanément.

Qu'avez-vous appris au conservatoire ?

On m'avait présenté Michel Philippot qui y enseignait la composition et dont j'avais suivi une conférence sur des travaux de formalisations musicales effectués sur ordinateur. L'informatique musicale était une discipline encore balbutiante. J'avais envie d'en savoir plus. Pierre Barbaud, un des pionniers de l'informatique musicale, venait souvent dans la classe. Il m'a ensuite invité à travailler à l'Inria, un centre de recherches scientifiques dans lequel j'ai effectué mes premières armes dans le domaine de l'informatique musicale. Nous travaillions sur cartes perforées ! Finalement, j'étais allé au conservatoire un petit peu pour voir ce qui s'y passait et pour entrer en contact avec des instrumentistes, ce qui ne s'est guère produit. Cependant, mis à part la personnalité de Philippot, qui m'a montré des méthodes de composition à partir d'éléments probabilistes que j'ai utilisées dans plusieurs de mes pièces à l'époque, mon passage au conservatoire n'a pas été une grande révélation. Je pense que ma personnalité de musicien et mes choix étaient déjà très formés. J'avais auparavant déjà étudié de manière approfondie l'analyse, l'harmonie et le contrepoint. J'avais également participé à plusieurs festivals, tels ceux de Royan et de Metz. Je ne veux pas dire qu'on n'évolue plus ensuite - cela serait dramatique -, mais je pense qu'il y a un moment, dans la jeunesse, où l'on arrête ses choix pour une assez longue période. Ce n'est qu'ensuite que l'on peut se remettre en question. Le conservatoire est probablement arrivé trop tôt et trop tard à la fois. C'est pourquoi je n'en garde pas un souvenir impérissable.

Pourquoi avez-vous fait vos études classiques de musique après avoir commencé la composition ?

Par curiosité et par envie. Je pense que l'essentiel pour un compositeur est, avant tout, le désir. Attendre d'avoir un métier entre les mains pour commencer à composer me semble suspect. Il faut qu'il y ait un désir d'écrire de la musique même avec deux ou trois bouts de ficelle, sans métier. Cela est absolument indispensable. Il s'agit cependant d'une condition nécessaire mais non suffisante pour être compositeur. À ce sujet, je regrette beaucoup que l'on ait énormément délaissé cet aspect de l'écriture musicale après 1968. Cela peut paraître «vieux jeu», mais je ne connais pas d'autres moyens pour une formation solide de l'oreille. Je crois que Berio a dit que le contrepoint est la meilleure discipline pour relier le crayon au cerveau en passant par l'oreille. Cela peut aussi devenir une prison, tout dépend de l'imagination des gens. Mais l'étude des techniques classiques développe l'écoute interne, apprend à écouter des intervalles, des accords, à imaginer mentalement ce que l'on écrit. Il existe peut-être d'autres moyens à découvrir, mais je n'en connais aucun. Lorsque je rencontre certains étudiants, je m'aperçois qu'ils lisent très peu de partitions et que leur pratique de la musique passe davantage par le disque que par la lecture. Cela est surtout vrai chez ceux qui viennent du monde électroacoustique et désirent écrire pour des instruments. Ils sont les victimes d'une énorme scission, que l'on a volontairement entretenue, entre les pratiques de studio et celles de la table. Je me bats sans arrêt contre elle. Je me souviens très bien, lorsque j'étais au conservatoire, du mépris réciproque qui régnait entre ces deux populations. C'est dramatique. Beaucoup d'étudiants d'aujourd'hui subissent les conséquences néfastes de ces querelles de clocher et il faudra des années avant de pouvoir les surmonter. Je me demande parfois quelle réalité sonore provoque chez eux la lecture d'une partition, quelle est la dimension de leur écoute intérieure. Cela constitue un grand danger parce qu'un compositeur désireux d'écrire une partition ne peut le faire qu'avec une écoute intérieure très formée, sinon comment entend-il ce qu'il écrit pour orchestre ?

D'autres moyens d'expression, comme la peinture, nourrissent-ils votre imagination ? Parce qu'il est très frappant, par exemple, qu'un écrivain comme Claudel ait profondément modifié le théâtre, d'une part, par sa connaissance de l'Extrême-Orient et, d'autre part, par l'influence d'un autre art, en l'occurrence la musique de Wagner. Quelles sont les personnes, les oeuvres qui vous ont, au moment où vous commenciez à composer, aidé à nourrir votre imagination ?

La littérature a eu beaucoup d'importance. Il y a eu, au début, Baudelaire, par ses oeuvres et ses critiques. Je crois que c'est en lisant ses textes que j'ai aussi compris qu'un artiste était quelqu'un qui avait une langue à travailler, qui devait se soucier du problème de la forme, de compréhensibilité et cette idée ne m'a jamais quitté. Quand il écrivait : «Il est impossible qu'un artiste ne contienne pas un critique», cela m'a fortement impressionné. Je devais avoir à l'époque quinze ou seize ans lorsque j'ai lu ses critiques sur la peinture, sur les salons, sur Delacroix et sur Wagner. Dans un autre domaine, je m'étais beaucoup intéressé aux films d'Orson Welles, particulièrement à ses idées de narrativité placée dans le désordre avec un procédé de flash-back que l'on trouve dans Citizen Kane et que j'ai retrouvé ensuite dans le livre Big Money de Dos Passos. D'ailleurs, j'avais commis une pièce intitulée Puzzle - que j'ai un peu oubliée maintenant - qui était provoquée par cet apparent désordre de présentation des choses. Des plasticiens, comme Pollock, m'ont aussi directement influencé dans la recherche d'une certaine image sonore : le non-contrôle, un geste totalement spontané et non prémédité, qui s'interpénètre avec des couches apparemment plus ordonnées. Mais, chez Pollock, il recèle une violence interne très forte. C'est certainement ce qui fait la différence avec beaucoup d'autres, je n'ai aucune explication à cela d'ailleurs. Mais il m'a directement influencé dans les pièces que j'ai écrites à l'époque, dont l'une, Numéro cinq, est très dure et très violente. Elle déchaîne des flots de notes un peu à la manière d'une «giclure» chez Pollock. Pratiquement personne n'a aimé cette pièce. Je le comprends, mais il fallait absolument que je la fasse. J'ai composé ensuite Numéro huit (tous ces titres font référence à certains titres de Pollock) où un très grand orchestre me permettait de produire une sorte d'all-over sonore.

Maintenant que vous avez un métier et une oeuvre, si vous deviez enseigner la composition à quelqu'un qui est dans le même état que vous à l'époque de vos quatorze-quinze ans, où vous commenciez sans métier mais avec des impressions fortes, que lui conseilleriez-vous comme méthodes de travail ? Comment fabrique-t-on son outil ?

Lorsqu'on est jeune et que l'on désire composer, je crois qu'il faut réussir à se faire violence soi-même. Il ne faut pas avoir peur de tenir des positions extrémistes pour canaliser, parmi le flot d'informations qui nous parviennent, les éléments qui nous touchent et nous questionnent le plus. Si l'on n'a pas le courage de prendre des positions extrémistes à cet âge-là, il ne viendra pas plus tard. Il faut ensuite faire confiance au temps pour assouplir - je ne dis pas ramollir - ses propres conceptions. Finalement, il existe une chose qui me paraît importante dans le rapport aux autres arts : ce sont des concepts que l'on véhicule sans pouvoir les transposer directement dans la musique. Quand Claudel s'est inspiré de Wagner, il n'a pas récupéré tout l'héritage wagnérien... Un véritable changement de structure mentale s'opère. À partir du moment où l'on transporte un concept d'une discipline dans une autre, on se trouve en face d'un problème : il faut trouver le moyen technique pour plier le concept à sa propre discipline. Et c'est, à mon avis, là que résident des solutions intéressantes. Lorsqu'on éprouve un désir assez fort d'exprimer quelque chose, on n'a pas forcément un outil mental à sa disposition. Comme il faut que ces choses-là apparaissent - il y a même une certaine urgence intérieure -, on doit alors trouver la solution. En composition, je crois beaucoup aux solutions d'urgence.

Est-ce à dire que, pour les problèmes que vous vous posez, les difficultés que vous ressentez, vous éprouvez le besoin de consulter Richard Strauss, Stockhausen... ?

Cela joue en sens inverse. Ce n'est pas lorsque j'ai un problème de composition que je vais en trouver la solution dans d'autres partitions, c'est plutôt la lecture de partitions qui déclenche en moi des idées, des images sonores que je transforme ensuite jusqu'à les rendre totalement miennes. Par exemple, il y a une image qui me revient très souvent, que je ne cesse de développer et qui, je crois, va me tenir pendant longtemps : il s'agit d'un tout petit extrait de La Femme sans ombre de Richard Strauss. La première fois où apparaît le thème de l'ombre, il y a une superposition d'arpèges (fa, si bémol, do, fa, si bémol, do, fa, etc.), qui sont joués du grave à l'aigu avec plusieurs instruments. Cependant, la même matrice est jouée dans sept ou huit rythmes différents, ce qui donne une sorte de «moirure sonore» très évaporée et insaisissable. Cette complexité de textures m'a vraiment passionné. Il y a d'autres choses comme cela chez Strauss et dans le dernier Debussy. On détient un objet musical qui se démultiplie à l'intérieur de l'orchestre et ces superpositions en abîmes d'une même idée exprimée de manières différentes donnent naissance à des images sonores, qui, chez moi, sont très fortes. C'est ce genre de choses que je prends carrément chez d'autres compositeurs : des concepts généraux plus que des techniques. J'ai l'impression que plus j'avance en âge, plus mon contact avec les partitions s'agrandit. Lorsque j'ai composé Cryptophonos pour piano à l'âge de vingt ans, mon univers était beaucoup plus étroit : c'était l'école de Vienne, Boulez, Barraqué, Stockhausen, Xenakis. La fréquentation des opéras de Wagner et de Strauss, des symphonies de Mahler, des oeuvres d'orchestres de Debussy ou de Stravinsky, que je ne connaissais que très superficiellement à l'époque, a considérablement développé mon imagination, tout particulièrement dans le domaine de l'orchestre. La musique plus ancienne, celle de l'époque baroque ou du Moyen Âge, m'est plus étrangère. Il faut passer par trop de filtres. La musicologie, les critères d'authenticité, les querelles sur l'interprétation, sur les tempéraments, sont des obstacles qui font que cette musique n'agit pas sur moi de manière directe. Cela viendra peut-être un jour, peut-être jamais, mais pour l'instant je ne suis pas prêt.

Mais, au début, avez-vous éprouvé le besoin de vous servir des outils de la génération précédente : Boulez, Stockhausen, Nono, Cage, Kagel et Ligeti ? Ne vous êtes-vous jamais dit : «Je vais travailler à partir de Xenakis ou des sériels» ?

Mon petit lait a été sériel. Les deux figures qui m'ont vraiment marqué ont été Boulez et Stockhausen. Je trouvais ces deux univers extrêmement liés. J'ai eu des rapports beaucoup plus éloignés avec les autres compositeurs. Xenakis m'a beaucoup intéressé par son idée de la perception globale et ses conceptions probabilistes, mais son oeuvre n'a jamais eu, pour moi, la force de celles de Boulez et de Stockhausen. C'est un peu comme Varèse, ce sont des musiques qui peuvent être très fortes à la première écoute, mais elles ne gagnent pas toujours à être réécoutées car elles renvoient une image qui est finalement toujours identique. Il en est de même de Ligeti - dans une certaine mesure -, bien que la facture de ses partitions procède d'une écoute beaucoup plus développée. Je n'y vois pas un champ suffisamment vaste : il y a eu l'époque des micropolyphonies et des continuums, maintenant son langage a changé et il travaille surtout sur des polyrythmies. Il y a des choses très intéressantes, mais pour moi cela provoque une perception qui ne se renouvelle pas suffisamment. Kagel, non ! Le théâtre musical ne m'a jamais attiré. L'exemple des Sonates et interludes pour piano préparé de Cage m'a intéressé parce qu'il brise la continuité du timbre du piano, ce que l'on fait maintenant avec l'électronique. Mais, à l'époque, l'électroacoustique me plaisait beaucoup plus : pas la manière dont elle était utilisée au GRM [1] par exemple, mais les possibilités sonores qu'elle recelait comme je les avais perçues chez Stockhausen.

Justement, concernant l'électroacoustique, est-ce qu'à un moment, comme certains continuent de le penser, les sons produits par d'autres sources sonores que les instruments acoustiques vous ont paru intéressants à développer en tant que tels ou bien avez-vous éprouvé le besoin de lier les technologies, dont toutes celles de l'Ircam, à des instruments acoustiques de la tradition ?

Pour moi, le problème n'est pas les sons mêmes, parce que la manière dont la perception classifie les sons est finalement beaucoup plus complexe. Lorsqu'on écoute des sons, même s'ils sont fabriqués de manière totalement artificielle, on peut parfois les classer par familles identifiables. Mais le problème du son même ne m'a jamais préoccupé. Je m'intéresse surtout à son rapport à un langage. Je les ai utilisés avec des instruments traditionnels par envie de réintégrer les notions d'interprétation, ce qui me paraît être la chose la plus importante dans une musique qui, traditionnellement, en a été privée. Pour moi, la musique passe par un médium, l'interprète. Je suis un adepte du spectacle vivant.

Comment s'établit, pour un jeune compositeur débutant, la nécessaire communauté avec les interprètes ?

Au départ, elle s'établit de manière très violente et très agressive. Je me rappelle ma première pièce jouée en concert, au festival de Royan, en 1972 ou 1973. A cette époque, j'avais très peu de métier d'orchestration et j'avais écrit le matériel moi-même. Il était mal écrit, ce qui a provoqué de grandes tensions avec les instrumentistes. Quand on compose, on est toujours face à soi-même et puis, d'un seul coup, on rompt l'isolement et on se retrouve en face de quinze à vingt personnes, qui font du mieux qu'elles peuvent par rapport aux conditions données. Au début, le contact peut être très difficile. Je crois qu'il s'améliore si on réussit à garder un contact permanent avec le milieu instrumental. A mon avis, le danger est de n'avoir que des contacts épisodiques avec les instrumentistes ou avec les orchestres. Dans ce domaine, je crois beaucoup au pragmatisme. Un compositeur doit savoir bien écrire pour les instruments, même s'il écrit des choses difficiles, inhabituelles. La meilleure manière de pousser l'instrumentiste dans des régions plus lointaines est de maintenir avec lui un contact assez fréquent et de le faire en connaissance de cause, et non par désinvolture.

Une chose frappe dans votre catalogue : il y a eu beaucoup d'oeuvres extrêmement développées dans le temps, d'une part, et maintenant apparaissent des pièces très courtes pour solistes ou orchestres, d'autre part. Sont-ce deux directions de travail différentes que vous avez besoin d'explorer en même temps ou y a-t-il des choses intrinsèques à des propos très concentrés ?

Quand on est un jeune compositeur, gentiment apprécié, qu'on suit votre travail, qu'on regarde ce que vous faites - ce qui était mon cas au début -, on nous fait toujours des propositions de musique de chambre. Les gens se disent : «On va le tester sur un petit effectif et sur une petite durée. On lui demande une pièce pour neuf à douze musiciens qui va durer de dix à quinze minutes.» Cette habitude a fini par former des catégories, comme les dramatiques de télévision qui font cinquante-quatre minutes environ, qui sont devenues une norme dans les concerts de musique contemporaine. J'ai eu mon lot de ce type de pièces et la musique de chambre ne me passionne pas comme l'orchestre. Un jour, je me suis dit : «Ça suffit. Maintenant, je vais créer des pièces longues et il n'y aura que moi dans le concert.» Après tout, quand vous allez voir une pièce de Beckett ou d'Adamov au théâtre, on ne trouve pas en première partie une autre pièce de Tchekhov ou de O'Neill ! Zeitlauf et Aleph durent environ une heure et donc posaient des problèmes de forme différents, parce qu'elles faisaient intervenir la mémoire à une autre échelle. Pour structurer la musique sur plus d'une heure, il faut faire intervenir des éléments reconnaissables qui puissent servir de repères. Le fait d'écrire des petites ou des grandes pièces a exactement le même fondement : c'est une manière de m'exprimer différente de celle dont j'ai l'habitude. Ecrire des grandes formes était un défi, on ne m'en avait jamais proposé. Les pièces très brèves que j'ai réalisées ont posé à nouveau le problème de la forme et du contenu. On ne présente pas les éléments de la même façon selon que l'on envisage d'écrire une pièce courte ou longue. Pour une petite forme, il faut aller à l'essentiel et on a une réaction complètement différente lors de l'écriture. Mais le plus important - et je n'ai aucune explication à ce phénomène - est que certains éléments recèlent en eux-mêmes une idée du temps qu'ils vont occuper. C'est un peu comme un code génétique. Quelque chose me dit que telle ou telle idée se suffit à elle-même et mérite d'être insérée dans une petite forme, et telle ou telle autre nécessite un long développement. Je ne sais pas si j'ai beaucoup de qualités mais j'ai un sens inné pour ces choses-là. Mais, encore une fois, je ne peux les expliquer.

Vous avez essentiellement élaboré les pièces avec informatique pour des instruments solos, ensuite La Partition du ciel et de l'enfer, où vous utilisez un orchestre plus grand. Actuellement, allez-vous jusqu'à imaginer une pièce pour grand orchestre, auquel s'ajouteraient également les techniques que vous avez utilisées dans ce cycle que vous appelez Sonus ex machina ?

Oui, bien sûr. Je vais utiliser ces techniques dans l'opéra sur lequel je commence à travailler. Cependant, elles sont très liées à une individualité. En effet, on peut connecter de manière assez profonde et même assez sensible un ordinateur avec une flûte, avec un soprano ou avec un piano. On peut détecter des éléments très fins parfois et s'en servir ensuite. Mais on ne peut pas faire la même chose avec une collectivité comme un orchestre. On ne peut pas mettre un capteur sur chaque instrument, ce serait ingérable. Quoi qu'il en soit, je suis au départ un expérimentateur dans cette discipline. L'expérimentation est plus difficile lorsqu'on est confronté à une grande collectivité. Mais le choix du support ne me pose aucun problème : je suis aussi à l'aise avec un ordinateur qu'avec un orchestre, les deux aspects font partie de mon univers personnel. La complexité des textures que l'on peut obtenir avec un orchestre, avec superposition de couches, d'images sonores, trouve un écho tout à fait équivalent dans la musique de synthèse, où on peut travailler suivant un procédé analogue : à partir de sons assez épurés ou de sons qui en eux-mêmes n'ont pas de vie intéressante et passés par différents stades de traitement, on peut obtenir une complexité de textures très riche. Je conçois la musique de synthèse et la musique d'orchestre comme deux fantasmes, deux manières de travailler, qui correspondent assez naturellement à une certaine image sonore, à une certaine  fantasmagorie » que j'ai envie d'exprimer.

A propos de l'opéra, comment allez-vous travailler avec vos collaborateurs ? Travaillez-vous en équipe ?

Oui. Je travaille en collaboration avec Michel Deutsch, qui écrit le livret, et Pierre Stroesser, le metteur en scène. Cette collaboration me motive beaucoup et rappelle un peu la question que l'on se posait au début sur le rapport avec une autre discipline. Je pense que lorsqu'on est confronté à un autre médium, comme l'écriture, la littérature ou le théâtre, on est amené, du moins je l'espère, à se poser des questions musicales insoupçonnées. Par exemple, je pense que l'orchestration de Wagner et surtout sa conception motivique, extrêmement complexe, n'aurait pas été la même s'il n'y avait pas eu ce cadre dramaturgique. J'imagine que le final de la Walkyrie ou le prologue du Crépuscule des dieux, pour moi l'une des plus belles et des plus intéressantes orchestrations qui soient, n'auraient pu exister sans leurs supports dramaturgiques. Chez Wagner, très souvent, les innovations musicales ont eu, à mon avis, le rapport avec une autre discipline comme point de départ : le texte et surtout la dramaturgie. C'est ce que je recherche dans l'écriture de l'opéra : être confronté à des problématiques musicales que je n'aurais pas du tout abordées si j'étais resté dans le domaine purement symphonique.

De ce fait, la collaboration avec un écrivain et un metteur en scène nous permet de nous accorder rapidement sur le type d'univers que l'on veut exprimer, sur les conséquences qu'une idée de l'un d'entre nous entraîne sur le travail des autres. On essaie de faire autant que possible des choses ouvertes. On se voit régulièrement tous les quinze jours pour confronter ou affiner nos propositions. Le fait qu'il y ait un metteur en scène ne signifie pas qu'il faille que la mise en scène soit totalement impliquée dans la composition, comme l'a fait Berg, par exemple. Je pense que c'est une erreur. C'était peut-être pour lui une manière de fonctionner, un élément catalyseur, un peu comme lorsqu'il incluait des éléments numérologiques. Ce sont des excitants, rien de plus. Il faut laisser une certaine latitude, une assez grande liberté quant à la situation à présenter. Le travail en équipe ne réduit pas la part personnelle de chacun. Ce n'est pas une oeuvre collective comme on les faisait dans l'après-68. J'ai une grande habitude de ce mode de fonctionnement car j'ai travaillé à l'Ircam pendant près de dix ans avec le mathématicien Miller Puckette, et notre collaboration a été extrêmement fructueuse pour tous les deux.

Et plus précisément, comment travaillez-vous sur cet opéra ?

Nous sommes partis d'un cadre assez général suscité en partie par l'impression qu'avait donnée le Prélude qui a déjà été créé. Nous nous sommes mis d'accord sur un univers assez oppressant et instable : un univers dans lequel les relations de causalité ne sont pas explicites, où tout peut exploser à n'importe quel moment, où quelque chose d'assez dangereux peut créer une tension assez forte. Quand le livret sera écrit, je commencerai à composer la musique. Il est sûr que le livret sera encore modifié : certaines décisions ne pouvant être prises qu'au moment où l'on écrit la musique. C'est comme cela que doit se construire un opéra. Mais le plus important est que ce que j'ai envie de dire en musique trouve sa nécessité. La seule chose que je puisse dire pour le moment est que cette oeuvre se déroulera dans une seule coulée sans séparation entre les actes ni les scènes, et cela pendant une heure et quarante minutes.

D'un point de vue général, comment fonctionne la vie musicale : la transmission du savoir musical, l'interprétation musicale, les commandes ?

Concernant les transmissions du savoir musical, et même plus généralement les transmissions de la culture musicale dans la capitale - je ne peux parler que de Paris parce que j'y vis -, je pense que quiconque souhaite être informé sur le domaine musical ou le celui de la recherche musicale dispose de suffisamment d'informations, de concerts et de conférences pour être guidé. Le problème est beaucoup plus dramatique en ce qui concerne la culture musicale, la culture générale. Je suis vraiment persuadé qu'une certaine culture se perd. La musique tend à tenir un rôle de divertissement et cela m'effraie. Je n'ai rien contre la musique de divertissement, mais j'ai l'impression que notre société, avec ses nombreux problèmes à résoudre et sans amélioration en vue, considère le divertissement comme un antidote à ses problèmes - mais il faudrait demander à des sociologues qui ont un réel intérêt pour la musique, ce qui est rare. Plus la société s'enlise, plus on lui distribue cet antidote de divertissement dans lequel la musique joue un rôle très fort. Il y a une surconsommation musicale de divertissement et les gens acceptent difficilement que la musique puisse être aussi le fruit d'une réflexion et d'une démarche intérieure, ce qu'ils reconnaissent plus facilement dans le domaine de la littérature. Quand on lit un livre, on ne cherche pas obligatoirement un plaisir immédiat et on peut concevoir qu'il soit le résultat d'un cheminement intérieur. La fonction de divertissement associée à la musique finit par étouffer toutes les autres. La culture musicale occupe une place trop faible dans les médias, pas tant à la radio qu'à la télévision, qui est infiniment plus puissante. Même une chaîne comme Arte ne se préoccupe pas beaucoup de la culture musicale actuelle. Le problème se pose aussi au niveau de la critique. Les critiques n'ont plus la culture musicale pour critiquer. Ils ne critiquent plus d'ailleurs, parce qu'ils n'ont plus de points de repère. Ils connaissent la musique du passé, mais ils n'ont pas de culture musicale actuelle. Personnellement, je n'écoute pas seulement de la musique contemporaine, j'écoute aussi du rock'n'roll (anglo-saxon exclusivement). Certains éléments intéressants me questionnent, parce que ces musiciens utilisent des instruments électroniques et des techniques que j'ai également utilisés - très souvent avant eux d'ailleurs -, et que cela m'intéresse de voir comment ces techniques-là s'appliquent maintenant dans un domaine plus commercial. Je pense qu'il existe un réel problème de transfert de la culture musicale vers le public. Les gens n'ont plus de points de repère, ils ne savent plus du tout pourquoi on fait tel type de musique et pas tel autre, d'où vient tel compositeur et où il va. Lorsque j'étais au Japon, j'ai participé à un festival qui présentait des musiques de différentes périodes et des musiques traditionnelles. L'organisateur de ce festival m'a expliqué que cette démarche était absolument nécessaire au Japon, parce que la plupart des gens n'avaient aucun point de repère historique. Cette démarche était très intelligente et devrait également être appliquée chez nous. Nous sommes loin d'être le pays cultivé que nous croyons être.

Avez-vous une idée de ce qu'il faudrait faire pour remédier à ces manques ?

Oui, deux idées, qui sont peut-être des utopies, mais il en faut. D'une part, on devrait plus se préoccuper des compositeurs vivants que des compositeurs morts. Cela devrait être un réflexe naturel : ce qu'une société produit devrait questionner davantage les gens que ce qu'elle produisait autrefois. D'autre part, cesser de séparer la musique de répertoire et la musique contemporaine. A mon avis, la meilleure façon de toucher les gens est de les surprendre et non de les préparer en leur disant : «Attention ! Vous allez écouter de la musique du XXe siècle. Cela va être difficile.» On a tenu ce discours pendant très longtemps, j'y ai même participé quand je faisais des animations musicales à l'Ensemble Intercontemporain ou dans d'autres structures. Je n'y crois plus guère. Présenter aux auditeurs lors d'un concert classique une pièce qu'ils ne connaissent pas - encore faut-il qu'elle soit bien choisie - susciterait beaucoup plus d'intérêt qu'un discours pédagogique, si bon soit-il. Je crois beaucoup à la révélation, au choc, car c'est comme cela que ça s'est passé pour moi. Les oeuvres ont une empreinte plus profonde si on ne les attend pas, si on est confronté à elles d'un seul coup. Cette révélation finit par interroger.

Vous composez, vous enseignez un peu. Comment organisez-vous ces activités ?

En ce qui concerne l'enseignement, j'exerce à Lyon un jour par semaine. Pour la composition, j'essaie de planifier, de me garder des plages de temps plusieurs semaines à l'avance. Quant aux finances, c'est effectivement très difficile parce que ma musique ne rapporte pas beaucoup d'argent. Mais il y a les institutions. Beaucoup m'ont reproché d'être porté par les institutions, mais tous les compositeurs de ma catégorie le sont, sauf ceux qui ont une fortune personnelle - je n'en connais pas un seul. On ne peut pas faire autrement : il n'y a pas beaucoup de gens fortunés qui acceptent de soutenir un créateur ; quant au mécénat d'entreprise, il n'est pas le fruit d'un intérêt artistique mais d'une image de marque vis-à-vis d'une clientèle.

L'institution est l'expression de la communauté ou de la collectivité. Ce n'est pas un monstre abstrait.

Bien sûr. J'ai été aidé par des institutions comme l'Ircam, l'Ensemble Intercontemporain et, maintenant, l'Orchestre de Paris. Il y a également l'enseignement et les conférences qui me permettent de vivre. En ce qui concerne les commandes, il n'y a pas de rapport direct entre l'argent qu'on peut recevoir et la quantité de travail à fournir. Je voudrais revenir sur une idée importante. J'ai l'impression que, pour beaucoup de personnes, les compositeurs sont des gens morts ou des gens vivants qui font de la variété. En tout cas, c'est ce qui ressort des médias. Je pense que le grand public ne sait plus ce qu'est un compositeur.

La solution réside-t-elle dans l'enseignement ou la télévision ?

Les télévisions à vocation culturelle devraient faire ce travail, mais elles sont entre les mains de gens qui n'ont pas non plus de culture musicale. Comment se souvient-on d'une civilisation si ce n'est par sa culture et par ses guerres. Ce que nous savons des civilisations anciennes se limite souvent à cela. Notre culture n'est ni meilleure ni pire qu'une autre : elle est le reflet de ce que nous sommes. La culture a toujours été ce qui permettait de prendre le pouls d'une civilisation et de la situer. Diderot disait que, pour voir où en était la civilisation, il fallait considérer sa langue. Dans le domaine de la musique, on peut se demander quelle est la place du sonore. Notre monde a changé, les relations s'en trouvent modifiées, pourquoi voudrait-on que la musique ne se modifie pas également ... L'environnement sonore quotidien interfère avec mon travail. Le fait de pouvoir échantillonner des sons concrets avec un ordinateur, de pouvoir les retravailler pour qu'ils deviennent des objets musicaux fait partie de mon quotidien de musicien. Je ne me promène pas pour autant dans la rue avec un micro pour prendre n'importe quel son. A mon avis, un musicien est quelqu'un qui peut capter des éléments sociaux actuels, les sons que la société produit, et qui doit parvenir à les transformer en une forme artistique, à les faire changer de sens. C'est une confrontation entre son histoire personnelle et le monde dans lequel il évolue.

C'est ce qui me paraît fondamental : arriver à faire changer le sens des choses, qu'elles soient traditionnelles, culturelles, imaginaires ou un produit de leur rencontre. L'important est qu'un changement sémantique s'opère dans la mise en forme d'une oeuvre. Je pense que certains musiciens actuels le font. Par rapport à l'impact que peut avoir le cinéma - c'est évident que Wenders ou Kubrick ont une notoriété publique beaucoup plus grande que Lachenmann ou Stockhausen -, la musique demeure un art très confiné. Mais il est vrai que la musique est un art difficile en soi et très abstrait. Ce n'est pas aussi évident de dire «il y a de gros problèmes sur la planète, il faut faire quelque chose» avec la musique qu'avec le cinéma ou la littérature, parce que cela passe par une abstraction, par une poche de résistance assez dure.

Pensez-vous former une communauté, ressentez-vous une solidarité, une fraternité avec d'autres compositeurs, avec d'autres artistes ? Est-ce que les idées circulent encore ?

Oui, elles circulent. Mais il faut parfois forcer la circulation. J'ai toujours préféré collaborer avec des écrivains plutôt que de travailler sur des textes pré-existants. J'ai des contacts assez fréquents avec d'autres compositeurs. J'ai des discussions esthétiques, même avec des gens d'horizons assez différents, comme les compositeurs de la tendance spectrale tels que Marc-André Dalbavie et Philippe Hurel. Je m'aperçois que les gens dont j'étais très éloigné, comme Tristan Murail que j'ai connu au festival de Royan en 1972, me semblent maintenant plus proches. Nos musiques ont changé, se sont à certains moments rapprochées mais ne seront jamais identiques. Certaines conceptions de base ne se rejoindront jamais parce qu'elles proviennent de nos périodes de formation. La jeunesse laisse des traces indélébiles sur les personnalités. Mais, à un certain point, nos expériences se recouvrent. Naturellement, certains compositeurs tels que Emmanuel Nunes ou Magnus Lindberg, pour ne citer que ces deux-là, me sont plus proches car leur histoire ressemble plus à la mienne. Cela dit, les choses peuvent encore évoluer. Je n'ai pas tellement l'esprit de famille. Je préférerai toujours le mouvement à la conservation d'une famille de pensée. Je me méfie beaucoup de ces dernières car elles présentent, à première vue, un aspect confortable qui semble ne soulever aucun problème alors qu'une forêt peut se cacher derrière une apparente adhésion. Michel Foucault a dit un jour qu'il aimait décevoir. Je le comprends très bien. De la déception peuvent naître de nombreuses questions.

Y a-t-il des compositeurs beaucoup plus jeunes que vous qui vous surprennent, vous apprennent des choses, vous intéressent et vous attirent ?

Cela s'est produit, mais avec un compositeur plus âgé, Helmut Lachenmann, dont la musique n'était absolument pas connue avant que l'Ensemble Intercontemporain ne la joue en France. L'âge n'est d'ailleurs pas très important. Le problème réside dans le fait qu'il est assez difficile de trouver quelqu'un qui propose quelque chose de totalement inattendu. D'un côté, on retrouve des critères - je ne dirais pas nationaux - mais de culture. Certains compositeurs venant d'Italie, d'Allemagne, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, d'Amérique du Sud ou des pays de l'Est cultivent, chacun à leur manière, des conceptions facilement identifiables à leur propre histoire culturelle. Il en est très certainement de même pour nous, Français. Certains autres sont totalement apatrides et produisent des choses totalement indépendantes de toute spécificité culturelle. Des Anglais produisent de la musique acoustique, des Argentins font du sérialisme pur et dur, des Américains composent des musiques spectrales, etc. Les informations circulent actuellement si vite qu'on est tout de suite au courant de tout ce qui se fait. C'est peut-être une bonne chose, mais cela fait perdre sinon un peu de perspective, du moins une certaine fraîcheur de la découverte. Il est très intéressant de voir que, si des formes de pensée subsistent à l'intérieur des frontières, d'autres voyagent extrêmement rapidement. L'avion en fut le responsable. C'était une nouvelle forme éclatée du phénomène des voies romaines faisant circuler la culture grecque. Maintenant, les autoroutes de l'information deviennent les voies romaines. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste vis-à-vis de ce phénomène. Il produira le meilleur comme le pire. L'important est qu'un individu, quelque part, à un certain moment, sortira de toute cette masse d'informations et de sensations une chose inattendue. Un Joyce, un Kafka, un Bacon, un Debussy, bref, quelqu'un qui n'était pas prévu au programme.

Entretien réalisé le mercredi 19 avril 1995, Paris.

Notes

[1] Groupe de recherches musicales. Pierre Schaeffer a fondé en 1951, à Paris, le Groupe de musique concrète, qui devint le GRM en 1958.

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