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Logique du matériau (1970/1980, un bilan)

Hugues Dufourt

Le compositeur et l'instrument, Ircam, Paris, 18-23 février 1980
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La musique de ces dix dernières années suscite encore bien des perplexités. On lui concède une réelle capacité d'innovation dans le domaine instrumental. Mais c'est pour lui retirer du fait même toute portée théorique, voire toute originalité stylistique. On invoque l'éclatement du langage, son foisonnement anarchique, pour déclarer que nous traversons une période de transition peu propice aux révélations. Selon les experts, l'investigation des nouvelles ressources sonores, qu'il s'agisse de l'orchestre, du synthétiseur ou de l'ordinateur, traduit un malaise et sanctionne en tout cas la faillite d'ambitions plus élevées. Symptôme d'indigence, marque de résignation ? Le parti pris technologique suppléerait à l'impuissance de créer et de raisonner. Faute d'envergure théorique, le compositeur paraît aujourd'hui retranché dans une manipulation de signaux sonores inexorablement muets et indifférents. L'insignifiance nous dit-on, est la rançon de la soumission. Le progrès technologique suscite ses fonctions de propagande et secrète ses utopies d'avant-garde. La musique intégrée est donc vouée par avance à la neutralité et à l'indétermination des machines à messages sur lesquelles elle se calque. Floue, atone, elle est à l'image d'une génération qui s'ensable. On nous l'aura assez dit : nous sédimentons gentiment.

Rassurons nos experts. Rien n'est joué. Les théories ne manquent pas. Eux, par contre, ont manqué la théorie. Ils dressent un constat d'absence tout en déplorant, et pour cause, de ne plus s'y retrouver. La critique s'est crue habilitée à porter un jugement sur des oeuvres dont elle a méconnu la rationalité spécifique. Si les compositeurs s'orientent depuis plus de dix ans vers la recherche de nouvelles associations instrumentales, ce n'est pas par hédonisme assez vain, ni sous l'effet de quelque contrainte obscure, mais bien de propos délibéré. Le travail du matériau sonore est devenu une nécessité théorique. Il y a trois raisons à celà. En 1970, la scission du sonore et du musical était totale. Les musiciens emportaient avec eux le formalisme, les règles de la syntaxe, les lois de la combinatoire, mais ils n'avaient plus prise sur un monde sonore en pleine effervescence. De leur côté, les électroacousticiens libéraient les puissances du son, en réabsorbant dans de larges trames le bruit, les sonorités complexes et le raz de marée des mixtures inharmoniques. Mais, sans accès à l'écriture, ils ne pouvaient formaliser intégralement leurs opérations ni par conséquent contrôler leurs trouvailles. Tel était le dilemme : ou bien une écriture condamnée à fonctionner à vide, dans l'autarcie de ses systèmes formels ; ou bien une production sonore effective, mais frappée d'une inintelligibilité de principe. Voilà qui justifiait nos préoccupations d'alors. Comment maîtriser les nouvelles sonorités par l'écriture ? Comment rendre à l'écriture son statut opératoire ?

Une deuxième raison nous conduisait à l'étude du matériau. Elle tenait au prodigieux essor de la pratique instrumentale dont les principes et les techniques se sont renouvelés dans leur base. L'épreuve de l'analyse acoustique fut sans doute décisive car une « virtuosité scientifique » est née de cette confrontation. Les interprètes se soucient désormais de savoir avec précision sur quels paramètres acoustiques ils agissent afin d'en contrôler sciemment l'effet. Ils ont ainsi introduit de nouveaux concepts et de nouvelles classes de sons (sons résultants, sons multiphoniques ou « fendus » etc.). Ils ont également inventé des procédés originaux de fusion ou d'hybridation entre les dimensions du son que l'on estimait jusqu'alors bien distinctes (mélanges de timbres, voix et son, souffle et grain... ). L'instrument monodique dispose ainsi d'un registre de relations polyphoniques interne au son lui-même. Il s'agit bien sûr d'une polyphonie accordée à une matière instable, vacillante et fugace. La lutherie, pour sa part, ne cesse d'affiner sa facture pour répondre à ces exigences de précision. L'instrument traditionnel s'est donc résolument engagé sur la voie des synthèses artificielles. Mais en disloquant les données « naturelles » sur lesquelles reposait encore la théorie musicale, les instrumentistes ont provoqué une véritable crise. Car il ne subsistait plus aucune cohérence entre l'héritage culturel, sapé dans ses assises, et les contraintes propres au nouveau matériau. Les instrumentistes nous proposaient implicitement un ordre de propriétés et des catégories qui n'étaient plus compatibles avec les codes d'hier. Il y avait là un conflit irréductible qui supposait la conversion à une autre mentalité. Il a bien fallu se résoudre à des révisions sans compromis. L'avenir commençait avec la logique dénudée du matériau. Composer signifiait d'abord supprimer, c'est-à-dire dire renoncer aux associations d'un ordre révolu.

La troisième raison qui nous incitait à cette refonte est d'ordre historique. Il s'est produit depuis 1968 une sorte de réaction collective de rejet à l'égard des agencements purement formels de l'art. La musique s'était nourrie jusque-là d'un certain idéal architectonique, d'une imagination combinatoire, d'expériences critiques d'élaboration du langage. Elle parut soudain coupée de ses bases pratiques et rationnelles, comme un rébus allégorique, comme un code de signes rendu brusquement énigmatique. Le formalisme musical ne rencontrait plus aucun consensus. Privé de ses pouvoirs de communication, il était devenu lettre morte. Par contre, les intérêts se sont peu à peu concentrés sur les qualités distinctives du son qui ont été progressivement investies d'une puissance évocatrice directe. Tout s'est passé comme si la sensibilité auditive s'était repliée sur les conditions préliminaires de l'écoute. Les particularités du son sa plasticité, son grain, sa luminosité, son volume, ses moindres tremblements semblaient douées d'une force de suggestion immédiate et paraissaient aptes à éveiller chez l'auditeur tout un monde de résonances intérieures. De nouvelles affinités se sont ainsi créées entre les sons et l'oreille humaine. Comment, échapper à une mutation de la sensibilité aussi radicale ? A quoi bon vouloir relever des barrières mentales et sociales qui s'écroulent ? Il n'était nul besoin d'adjoindre un supplément expressif ou rhétorique au travail du matériau sonore puisque ce travail devenait par lui-même et lui seul significatif. La sensibilité collective réclamait une nouvelle esthétique de la sonorité. Cette révolution dans la perception requérait des techniques de production sonore appropriées et un nouvel art d'écrire. Car même lorsqu'elle s'applique aux aspects physiques du son, il n'y a pas de composition sans organisation ni structure.

La composition musicale a donc dû changer de mode de pensée et de méthodes de travail. L'instrument de musique est redevenu ce qu'il était depuis toujours : non seulement un véhicule expressif mais un moyen technique de recherche théorique. Puisque le son fait l'objet d'une composition synthétique, autant créer des structures acoustiques qui donnent à penser. Nous avons ainsi cherché à produire des sons inclassables, à l'intersection des techniques instrumentales traditionnelles et de l'électroacoustique. Ces sonorités singulières brouillent les vieilles grilles perceptives. Mais au-delà de cette visée polémique, il s'agissait d'inventorier, parmi la multitude des combinaisons possibles, celles qui étaient musicalement viables. Nous avons d'autre part entrepris de systématiser les combinaisons paradoxales (lutherie électronique, instruments à vent, percussion) qui désorganisent les associations instrumentales classiques et remettent en cause les entités théoriques sur lesquelles elles reposent. En redistribuant le bruit, l'énergie, les rapports de tension dans des configurations non canoniques, on crée des objets sonores insolites qui tolèrent aisément tous les phénomènes perturbateurs naguère rejetés comme parasites (battements, distorsion, sons résultants, sons additionnels... ). Nous avons également joué sur les échelles de grandeur, en transposant au plan de l'écriture instrumentale des observations faites au niveau microscopique. L'écriture musicale explore à sa manière les dimensions internes du son, dont les appareils d'amplification et de lecture lui donnent une image agrandie. A l'instar de la technologie électronique, elle s'exerce non plus sur les sons pris dans leur totalité, mais sur des détails considérablement grossis qu'elle agence à son gré (spectres, transitoires, etc.). Enfin, nous avons demandé à l'instrumentation classique de simuler les procédés de transformation électroacoustique (mixage, écho, réinjection, filtrage) ou les techniques de musique synthétique (phasing, écho décalé, modulation en anneaux, réverbération). Là encore, le transfert de modèle n'avait pas pour but la reproduction littérale, la simple copie. Il s'agissait plutôt de trouver avec les moyens propres de l'écriture des équivalents à ces opérations technologiques. Nous avons recherché dans l'électroacoustique une base d'analogies rationnelles qui ont servi de stimulant à l'invention musicale tout en lui permettant de conserver ses prises sur le phénomène sonore.

La création de sons nouveaux présuppose donc un renouvellement de la conception des êtres physiques. Mais elle participe aussi aux grandes décisions culturelles que prend la société. Nous sommes partis de l'idée que le son est un phénomène de civilisation. C'est une construction théorique et technique qui traduit certaines options esthétiques. Jusqu'au début de ce siècle, l'art occidental a recherché des sons épurés et stabilisés. Depuis, il s'est au contraire préoccupé de l'instabilité dynamique des formes acoustiques, d'où l'irruption de la percussion, l'éclatement de l'orchestre et l'explosion électroacoustique. Loin de rejeter les formes instables, on leur accorde désormais une sorte de privilège esthétique et théorique. En ce sens, les contraintes exercées par le matériau sur les formes musicales se sont considérablement renforcées. Les objets sonores sur lesquels nous travaillons sont des seuils, des transitions, des oscillations, des flux, bref des structures évolutives. Celles-ci sont bien caractérisées par leur allure globale, elles ne sont pas réversibles ni interchangeables, et leurs phases ne sont pas décomposables. Les concepts fondamentaux auxquels fait appel notre syntaxe sont des concepts mixtes qui consistent à dégager une variété de figures de la rencontre du continu et du discontinu. On parlera de différenciation, d'intégration, d'émergence ou de régulation. En empruntant certains outils mentaux à la biologie, à l'informatique ou à la cybernétique, la création musicale subit sans doute l'ascendant de ces disciplines de pointe. Nous ne voulons pas dire pour autant qu'elle se borne à reproduire, dans ses méthodes la technologie d'une certaine classe de machines. Ce que l'art demande à la science contemporaine, ce ne sont pas seulement, ni vraiment des processus opératoires ; ce sont des techniques de pensée qui lui permettront de poser, dans son ordre propre, des problèmes théoriques originaux.

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