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Les difficultés d'une prise de conscience théorique

Hugues Dufourt

Le compositeur et l'ordinateur, Ircam, Paris, 17-21 février 1981
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L'une des conséquences patentes de l'informatisation du domaine musical est que le compositeur ne sait désormais plus où se mettre. Sa condition va changer. Déjà sa mentalité est en voie de conversion. L'accès direct à la pensée formalisée lui assigne de nouvelles tâches, lui impose de nouvelles exigences intellectuelles et ne peut manquer à terme de modifier profondément sa sensibilité. La musique rompt avec une tradition vocale et instrumentale multiséculaire. Elle rompt même avec sa propre notion. Hier elle vivait d'une combinaison d'écriture et de techniques du corps. Aujourd'hui, un nouvel appareillage, qui supplée aux fonctions cérébrales, s'interpose entre le cerveau et l'oreille. Les machines logiques prennent peu a peu le relais, la relêve de la mémoire, du geste et de la parole. Ainsi dépossédé, privé de ses prises, le musicien ressent très vivement l'effet déstabilisateur de la science et de la technique sur sa propre culture. Sa perception, sa pratique, ses repères théoriques, son langage semblent soudain décentrés, frappés d'inertie. Il lui faut franchir un seuil dans l'abstraction et maîtriser un nouveau code de l'expérience. Le problème que l'ordinateur pose au compositeur n'est pas d'abord d'ordre spécifiquement musical, mais avant tout culturel et philosophique. Il implique une refonte complète des rapports de l'abstrait et du concret. Le musicien, le musicologue, l'auditeur doivent bien se rendre à l'évidence de ces changements sans aller pour autant jusqu'à la maladie de l'adaptation.

L'emprise de la science sur les représentations est telle qu'elle façonne la nouvelle image du monde. L'univers humain ne peut plus s'élaborer sans un maniement de signes, sans des codages précis et la mise en oeuvre de systèmes formels. Les conditions de l'action sont constamment soumises à un réaménagement fonctionnel. Aucune opération ne peut s'effectuer sans le préalable du calcul, de l'organisation mathématique, sans l'emploi de concepts à structure conditionnelle. Pour la première fois depuis le XVIIème siècle, on assiste à la réintégration réciproque de la culture artistique et de la culture scientifique. L'une et l'autre obéissent, dans leurs procédures, aux mêmes impératifs structurels ; chacune recourt à des moyens symboliques et opératoires qui n'ont plus rien de commun avec les représentations intuitives. Dans un cas comme dans l'autre, on s'accoutume à opérer sur un ordre de propriétés fonctionnelles cachées, sous-jacentes à leur manifestation de première apparence. Accepter ce décalage de principe entre le schéma de construction, qui ne retient plus rien du geste instrumental, et son résultat sonore, c'est en un sens accepter de dépouiller la composition musicale d'une part de ses facteurs subjectifs. Pour produire de la musique avec les automates, il faut sans doute s'astreindre à travailler à un niveau plus élevé d'abstraction, ce qui veut dire renoncer à tous les attributs traditionnels de la musique. Le travail du musicien consistera plutôt à exploiter les possibilités objectives de la science et de ses machines qu'à prétendre leur imposer le sceau d'une contribution personnelle.

Les structures formelles dont dispose actuellement le musicien sont d'une cohérence particulièrement contraignante, d'une souplesse et d'une autonomie bien relatives. La principale difficulté consiste précisément à passer d'un langage général des machines, d'une logique appliquée à un langage musical proprement dit. Il y a là deux écueils à éviter : le rejet massif et défensif de l'ordinateur au nom d'une musicalité fictive ; ou au contraire l'assimilation hâtive de la musique à une logique mécanisée, à un formalisme technique ou à une simple promotion esthétique de l'acoustique. La composition musicale ne se réduit ni à l'usage de purs systèmes implicatifs ni à la seule organisation des formes sonores. Les possibilités d'élaboration d'un langage musical se situent sans doute à égale distance de ces deux pôles et toute la difficulté est d'en concevoir les intermédiaires structuraux. Les obstacles qui guettent cette démarche sont de deux ordres. Le premier tient à la mentalité du musicien, à qui les nécessités techniques et théoriques du fonctionnement de l'ordinateur imposent une conversion de ses attitudes intellectuelles. Comment parvenir, sans modèle, de l'abstrait au concret ? Comment anticiper sur ce qui est précisément inimaginable ? Comment produire un résultat qualitatif satisfaisant, ou du moins pertinent, par la seule prescription quantitative ? Il est douteux que l'on puisse surmonter ce type de difficulté par la seule pratique, c'est-à-dire, en multipliant les heures de solfège informatique, pour la bonne raison que l'on ne saurait guère reconnaître les solutions aux questions que l'on ne s'est pas posées. Or toutes les combinaisons logiquement envisageables ne sont pas musicalement viables. Quels sont alors les remaniements théoriques, les restrictions supplémentaires à apporter à la théorie de l'ordinateur pour obtenir des techniques et des concepts spécifiquement musicaux ? On ne peut pas se passer d'idée directrice, ce qui ne veut pas dire qu'il s'agisse d'idée fixe ni d'idée préconçue. Cela signifie simplement qu'on ne progressera guère en avançant à tâtons. Et dans le cas de l'informatique, tâtonner, c'est formaliser à l'aveuglette, sans une conscience explicite du problème d'ensemble ; c'est programmer sans atteindre le nécessaire ni saisir le décisif. Le fait nouveau, c'est que la pensée contrôle la formation de ses règles opératoires. Le problème nouveau, c'est qu'il faut donner un sens à ces organisations, c'est-à-dire les unir et les spécifier, les différencier et les intégrer, ne pas les laisser dans l'équivalence ou la juxtaposition. On ne peut pas prédire ce que sera une théorie générale de la musique sur ordinateur. Mais on sait déjà que l'on travaille sur des systèmes de relations, que l'on a affaire à des solidarités fonctionnelles, que l'on cherche à simplifier les procédés, à dégager les similitudes d'organisation, afin de rendre ces dernières mutuellement convertibles et susceptibles d'être ensuite rapportées à une même loi. L'idée dominante, c'est que la maîtrise de l'abstrait engendre la diversité réelle, permet même de déceler des aspects du réel insoupçonnés. Partout s'accomplit un travail de condensation, de décantation, seul vraiment producteur des différences et des variations.

Le second obstacle, qui n'est d'ailleurs pas propre au musicien, tient au fait qu'en déléguant ses fonctions aux machines, l'intelligence entre en conflit avec elle-même. L'ordinateur résulte d'une convergence de théories et de techniques partiellement compatibles, partiellement irréductibles, mais jamais tout à fait congruentes. Le musicien traite d'objets mixtes, techniques et symboliques, qui de ce fait ne sont pas dénués de conflits de structure. Il est très difficile de distinguer, dans cette forêt d'interconnexions techniques et conceptuelles, l'adventice du fondamental. On est plongé dans un faisceau de conditions qui n'ont pas toutes la même valeur ni le même degré d'élaboration. Comment éviter les interférences de significations ? C'est précisément dans ce genre de situation que l'on peut se convaincre que l'exercice de la pensée abstraite n'est pas entièrement réductible à une technique logique. Peut-être même les meilleures chances d'un progrès ne sont-elles pas du côté de la formalisation pure.

La confrontation et la coopération des techniques et des théories aboutissent plutôt à un optimum rationnel, fait de compromis, de résolutions ou de coïncidences partielles. Il faut s'attendre, au sein même du processus de théorisation, à un déplacement constant des axes de la recherche -- déplacement dû pour une part au renouvellement des instruments théoriques et pour une autre part aux nécessités de la coordination des perspectives et des modes de formalisation. Voilà pourquoi on ne saurait aborder la question des rapports du compositeur à l'ordinateur de manière trop restrictive ou unilatérale ; inversement, on ne saurait non plus verser dans des généralisations intrépides.

Mais il n'y a pas lieu de se dissimuler non plus la radicale nouveauté des mouvements de pensée que l'informatique introduit dans la musique. Et à ce propos, on a le sentiment que le concept est en retard d'une révolution sur la réalité. En effet, jusqu'à présent, deux types de recherche ont été menés, avec leurs élaborations respectives, sans grand souci des recoupements. On a travaillé d'une part à la synthèse du son, d'autre part à la genèse des formes. La première voie conduisait à une comparaison terme à terme entre les paramètres physiques du son et leurs équivalents sensibles. Si une telle entreprise était historiquement nécessaire, si elle demeure fondamentale en psychoacoustique, elle ne saurait en revanche offrir à la composition musicale que des horizons limités. A l'inverse, sur la seconde voie, on a cru pouvoir traiter des problèmes de composition musicale d'un point de vue purement formel et syntactique, sans trop prendre en considération les contraintes de la production sonore. Là encore, c'était s'exposer au risque de méconnaître l'apport spécifique de l'informatique à la musique. Cet apport se traduit par de nouvelles possibilités opératoires, mais il s'assortit également d'exigences méthodologiques précises et d'une mutation des références théoriques. Ce qu'on a jusqu'à présent implicitement refusé, au nom du vieux dualisme de la forme et du son, c'est l'extension sans restriction de l'informatique à la musique. Si tout le concret perçu par l'oreille est sous-tendu par des relations abstraites, on ne voit plus la raison de maintenir une distinction entre une composition musicale qui porterait sur les sons et une composition musicale qui porterait sur les formes. Sur ce point, l'informatique musicale n'a pas encore accompli sa révolution copernicienne. Si on a pêché par excès, c'est d'un excès de timidité. Au fond, la difficulté majeure tient à la conjonction inextricable de deux types de problèmes. L'un a trait au sens que prend le résultat du calcul pour l'oreille humaine. L'autre porte sur la nature des relations formelles qui peuvent s'instituer entre la synthèse du son et son traitement syntactique. Jusqu'ici on a cru pouvoir résoudre les problèmes de la musique informatisée en négligeant celui que pose leur intrication mutuelle. Mais à vouloir traiter les problèmes séparement, parfois même au nom de la rigueur scientifique, on risque de faire entrer de force une problématique nouvelle dans un cadre conceptuel périmé. Mieux vaut renoncer aux vestiges d'une pratique musicale anachronique, à ses répartitions révolues, pour adopter d'emblée un point de vue à la fois plus unitaire et plus différencié. On se préoccupera d'une réalité arborescente, avec ses réalités d'échelle, ses structures d'ordre et les propriétés spécifiques à chaque palier d'organisation. Pour que l'on puisse concevoir de nouvelles relations spatiales et temporelles entre les éléments physiques du son, pour que l'on puisse imaginer des structures dont la complexité ne soit pas dépourvue de sens à l'audition, pour que l'on puisse créer une grande variété qualitative avec un petit nombre de constituants élémentaires, il faut remplir deux condition : la première est l'abolition de l'échelle hiérarchique des êtres musicaux, qui réapparaît insidieusement, subrepticement, transposée et dissimulée, dans l'organisation même de la recherche ; la seconde est l'élaboration d'une théorie des degrés d'organisation, d'une théorie de la complexité qui prennent en charge les relations de la quantité à la qualité.

Mais survient aussitôt un autre péril. L'informatique a-t'elle bien l'acoustique qu'elle mérite ? L'ordinateur a joué dans la connaissance des sons un rôle d'abord auxiliaire, puis constitutif. Il a permis la saisie d'objets acoustiques qui avant lui demeuraient hors d'atteinte ; il a révélé la complexité de ces objets en levant les obstacles numériques que leur transcription rencontrait. D'abord employé comme outil technologique à des fins de simulation, l'ordinateur est devenu un outil théorique à des fins de synthèse. On a donc changé d'échelle dans l'appréhension des objets, on a changé d'ordre de grandeur dans l'appréhension des niveaux de complexité, mais ces transformations n'ont pas entraîné de modification décisive dans notre conception des sons. L'ordinateur a permis de réduire la redondance des formes acoustiques produites par la voix et l'instrument ; il les reconstitue, les restitue, débarrassées de leur surcharge. Mais on n'a guère exploré les possibilités techniques et théoriques que nous offrait, dans le domaine de l'acoustique, l'accès à l'infiniment petit. Le musicien attend encore sa table de Mendéléev des éléments acoustiques. Il ne peut se satisfaire de concepts à la fois sophistiqués et sommaires tels que ceux de fréquence et d'amplitude. On sait que l'on peut maîtriser divers ordres de complexité, mais on leur applique encore des concepts flous, mal élucidés ou problématiques, comme la notion de timbre par exemple. Autrement dit, nous avons le complexe, mais il nous manque le simple, le texte élémentaire sans lequel il n'y a pas de prise. On est allé chercher du côté du langage humain des solutions métaphoriques alors qu'il fallait sans doute questionner la physique et son « rationalisme de l'énergie ». En clair, l'unité de l'acoustique se situe peut-être dans le domaine microscopique et pour en identifier les constituants, peut-être faut-il également s'affranchir de la complexité des formes acoustiques que nous avons créées à notre échelle. C'est alors à la physique que la musique devrait emprunter ses outils et ses modèles.

Si cette hypothèse se révélait valide, si elle était confirmée par l'épreuve, quels thèmes nous faudrait-il alors approfondir pour esquisser une théorie de la musique ? Ils sont au nombre de quatre :

  1. l'établissement d'une table de facteurs constitutifs à l'échelle ultra-microscopique ;
  2. une association de boucles conditionnelles permettant, selon certaines lois, de produire par émergences successives des systèmes fonctionnels pourvus de propriétés nouvelles, irréductibles à leurs constituants ;
  3. une hiérarchie de paliers d'organisation, définis par leur degré de complexité et l'ordre des propriétés globales qui lui est associé ;
  4. une loi d'interaction ou de réciprocité des connexions entre les différents niveaux d'intégration.

L'intérêt musical d'une telle hypothèse est qu'une fois mis en place ce système stratifié de conditions, il suffit, à l'instar de la vie, d'introduire d'infimes changements au niveau le plus élémentaire pour obtenir des conséquences de plus en plus accusées au fur et à mesure que l'on gravit l'échelle des niveaux d'intégration. La composition musicale se scinderait alors en deux opérations séparées, mais corrélatives : la définition d'une structure conditionnelle à grande échelle ; la composition proprement dite, qui se limiterait à réaménager l'agencement primitif. On peut doter ce niveau élémentaire de systèmes dynamiques, prévoir des fluctuations, des seuils, des ordres de transformation irréversibles, bref, on peut donner un rôle opératoire aux relations de symétrie-dissymétrie.

Dans l'histoire des conceptions de l'informatique musicale il est déjà possible de distinguer trois étapes, c'est-à-dire trois transformations dans la nature de notre savoir. L'informatique a d'abord désigné, aux yeux du musicien, la technologie d'une certaine classe de machines. En second lieu, elle a désigné, en quittant la surface pour la profondeur, une technique originale de pensée. Et maintenant, il semble qu'elle devienne, à un niveau fondamental et moins évident, l'agent d'une prise de conscience théorique collective. Autrement dit, l'ordinateur se fait psychanalyste. Mais de quoi avons nous donc si peur qu'il faille à ce point nous rassurer ? Il ne s'agit pas moins que des assurances fondamentales de notre existence, qui se dérobent peu à peu à nos prises. Ces trois étapes de l'informatique étaient pour la communauté musicale trois manières successives de larguer les amarres. Nous sommes obligés d'accéder à des intuitions nouvelles, de façonner un monde dont il faut capter les énergies. C'en est fini des privilèges historiques de l'action mécanique. Or s'il y a bien des lustres que ces privilèges ont été abolis dans les sciences, ils jouissaient encore d'une stupéfiante pérennité en musique, grâce à une lutherie qui n'avait toujours pas rompu avec sa tradition. Aujourd'hui, c'est chose faite. Du coup, les musiciens ont une vision différente du matériau musical, une vision dépouillée des schémas mécanistes, des images transitives de la causalité linéaire. Le musicien peut s'emparer des machines à transformer de l'énergie afin de libérer ses propres intuitions dynamiques. Voilà ce qui nous sépare d'Adorno, pour qui l'histoire de la dissociation progressive du matériau musical ressemblait singulièrement à la dégradation entropique de l'image du monde. Il s'agissait bien sûr, du monde du XIXème siècle, condamné au nivellement des différences, au retour à l'inerte, à l'uniformité dans le désordre. La science du XXème siècle nous a donné, dans les domaines de la connaissance de la vie et l'univers, des aperçus autrement saisissants ; les techniques de l'information permettent de coordonner plusieurs dimensions de la réalité ; les théories physiques nous convient à l'assimilation de concepts contradictoires (ordre-désordre ; continu-discontinu ; totalisation-répartition). Voilà pourquoi, sur la voie frayée par Varèse et Bachelard, le nouvel esprit musical est audacieux.

Hugues Dufourt

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