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Pierre Boulez, musicien de l'ère industrielle

Hugues Dufourt

InHarmoniques nº 1, décembre 1986 : le temps des mutations
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L'auteur remercie la fondation Paul Sacher d'avoir autorisé la revue InHarmoniques à reproduire cet hommage à Pierre Boulez qui a été écrit à l'occasion de l'ouverture du musée Paul Sacher, le 28 avril 1986, et publié dans, l'ouvrage collectif « Komponisten des 20. Jabrhunderts in der Paul Sacher Stiftung », édité par Hans Jörg Jans, © 1986, Paul Sacher Stiftung, Basel. Ce volume réunit les analyses et les commentaires que des musicologues du monde entier développent autour de la collection de manuscrits musicaux qui est exposée au musée Paul Sacher. Parmi ceux­ci figurent les textes autographes de plusieurs oeuvres de Pierre Boulez. Cet article pose les premiers jalons d'un bilan historique.

Comprendre Boulez en son siècle, c'est analyser les raisons qui font du compositeur un homme de rigueur dont le dessein musical, aussi obstiné que systématique, l'a transformé aussi en essayiste, en polémiste et en théoricien; en homme de culture mais aussi en musicien de simple pratique; en pédagogue comme en organisateur de la vie musicale; enfin en chef d'orchestre hors pair.Où trouver le principe unificateur de cette activité qui n'est ni composite ni électique, mais dont le caractère multiforme est exceptionnel? Boulez incarne d'une manière exemplaire et quasiment prototypique la volonté de rénovation qui caractérise les hommes de sa génération. Dès l'après­guerre, il aura donné une réalité et un style effectifs à cet état d'esprit général. Boulez a toujours été parfaitement explicite sur la nature de ses choix. Ils consistent à instaurer de nouvelles normes et de nouvelles pratiques dans toute l'extension et dans tous les registres du « domaine musical ». Dès l'origine, Boulez a donné la priorité à une action volontariste. Moderniser, c'est s'en prendre aux archaïsmes. Boulez ne s'est jamais beaucoup étendu sur ses impressions de jeunesse ni sur ses années d'apprentissage, mais il conduit son intervention comme si le monde qu'il avait pu connaître représentait l'anti­modèle par excellence et comme s'il s'agissait d'en prendre l'exact contre­pied. L'activité moderniste de Boulez a donc puisé ses raisons d'être dans les équivoques et les échecs d'un passé. Saisir la logique de cette activité, c'est comprendre l'avenir qu'elle construit et le passé qu'elle refuse. Il s'agit donc d'analyser dans quelle société Boulez a grandi, dans quel climat culturel il a pu se former et de quel apprentissage il a pu bénéficier. Or, au lendemain de la première guerre mondiale, l'opinion pas plus que la classe dirigeante ne sont disposées à admettre ni à comprendre que l'Europe doit parvenir à un nouveau stade de sa formation sociale si elle tient à vivre en paix.

La France de 1920 est un pays stagnant. Elle croit toujours que son ordre légitime est celui des notables et des propriétaires et craint que le développement d'une classe ouvrière ne soit la source d'une instabilité dangereuse. La France recule devant les nécessités de l'industrialisation. Dès 1920, l'idée d'une société classes moyennes ne sont disposés à accepter l'intégration des intérêts de la classe ouvrière ni sa protection sociale. Encourager la paresse ouvrière? Flatter son goût de la jouissance? Les esprits distingués font l'unanimité quand ils réfutent les revendications égalitaires. Ainsi la France de l'entre­deux­guerres se reconnaît­elle dans ses archaïsmes, elle les érige en valeurs nationales.

Dans un premier temps, une telle arriération met le pays à l'abri de la crise des années 30. Dans un deuxième temps, c'est la dépression, le déficit et le chômage. Dans ce climat de faillite générale, on accuse le développement économique, on s'en prend aux libéraux, aux étrangers et aux puissances d'argent. Les années 30 voient se généraliser le simplisme violent des engagements, leur éclectisme saugrenu et leur radicalisation aberrante. Dans son ensemble, l'effondrement économique aura revigoré les tendances rétrogrades, malthusiennes, anti-urbaines et anti­industrielles dans lesquelles les historiens américains, tels Stanley Hoffmann, R.O. Paxton ou Richard F. Kuisel voient à juste titre une revanche des minorités où s'annonce la guerre civile. Du fait de son impuissance technique et économique, de son refus des réformes et de son retard démographique, la France des années 30 est un pays arriéré. Elle vit repliée sur elle­même, craint le monde extérieur et la menace ouvrière. Dans la France des années 30, le mode de vie est étriqué, le genre de vie décent et pauvre, mais on est prêt à endurer toutes les privations pour préserver cet ordre désuet et suranné auquel il n'existe pas de substitut viable. L'anxiété croît. Le discours des élites n'a pas changé et l'on n'en connaît pas d'autre. Combien de temps l'invocation du principe d'autorité et le souci obsessionnel de préserver la communauté nationale de la corruption des puissances d'argent serviront­ils de dérivatifs? Dans les années 30, on veut chasser de la patrie les intellectuels déracinés et les banquiers métèques, tous fauteurs de matérialisme. La classe éclairée a transformé sa stérilité en école de contemplation et met sa dignité à cultiver la spiritualité et le mystère. Une véritable régénération nationale ne consisterait­elle pas à élever l'idéal populaire au­dessus des préoccupations matérielles et à prêcher partout la conversion? Les années 30 croient à la valeur suprême du passé, elles rêvent d'authenticité agricole. Le machinisme attente à la dignité de l'homme. Ainsi la France des années 30 s'enfonce­t­elle dans la haine de l'intelligence, dans le ressentiment universel et dans le dégoût de soi. Prenant ses peurs de classe pour un respect des traditions, son incurie pour un savoir­faire et sa hantise du mouvement historique pour un bon sens millénaire, la France du conservatisme a choisi la démission historique, cependant que d'autres volontés de sursaut national se définissent, elles aussi, comme un redressement moral et comme une conversion spirituelle. Avoir quinze ans, en France, en 1940, c'est vivre dans un pays qui compte quarante millions de pétainistes.

Un tel pays a la culture qu'il mérite. Une culture qui propose ses choix en forme d'impasse comme l'expression de la distinction et du raffinement de l'esprit. Dans les années 20, la nonchalance caustique de Satie généralise une « gaieté retrouvée » qui refuse la lourdeur et le sérieux de l'expression pour lui préférer les espiègleries d'une ascèse minaudière et la dérision désinvolte d'une frivolité qui s'encanaille. Satie, comme Milhaud, Honegger, Hindemith, Poulenc ou Auric, présente d'autre part le retour au passé comme une solution d'avenir. Ainsi, avec la bénédiction de Cocteau et de Busoni, la vague néoclassique qui fut l'esthétique dominante de l'entre­deux­guerres s'étendra à toute l'Europe. Le néo­classicisme remet au goût du jour la Suite de danse et le Concerto grosso. Mêlant la préciosité au dilettantisme, ne connaissant de référence qu'ironique, sa coquetterie syncrétique et moqueuse multiplie les dans l'oeil complices qui s'enchantent de suscister la connivence à l'aide de la boiterie. Sous le masque emperruqué de la raison classique, le néo­classicisme développe son narcissisme, son culte du rien et sa fuite éperdue dans l'irréel. Se prenant lui­même pour un stoïcisme à l'antique, le néo­classicisme agite son esthétisation du révolu et sa célébration pleine d'une morgue faussement ingénue comme s'il s'agissait, bien que rudoyant, parodique et frisant volontiers le badinage libertin, d'un idéal anti­tragique et optimiste. Le propos restaurateur du style néo­classique expose tous les égarements vindicatifs d'un monde qui tourne le dos à ses nécessités et suscite par contrecoup cette valorisation de l'archaïque et du barbare cet immoralisme prétendument exubérant et cette dureté primesautière qui ne devraient tromper personne. Mais les années 20 ont retenu de la guerre une sorte de leçon d'impuissance à la fois cruelle et disciplinaire. L'idéal est un rappel à l'ordre. L'entre­deux­guerres multiplie les fétiches misérables et croit aux idées à proportion de leur absurdité. Le contenu artistique d'une époque dont Stravinsky fut le chef de file consiste à présenter un idiome parodique et fantomatique comme la charte d'un équilibre et d'une stabilité virile retrouvés. Le contrepoint est­il raboteux, l'harmonie éraillée, l'enjouement factice, et la forme d'un simplisme provincial? Doutant du présent, redoutant l'avenir, le néo­classicisme retourne le classicisme en imaginant que les célébrations grinçantes de la classe supérieure pourront servir de leurre à la morosité impuissante des uns et conjureront l'agitation des autres, comme si l'ironie désabusée, la hargne monotone et l'alacrité imperturbable d'un art qui ne croit pas à ses propres tours pouvaient valoir comme une solution d'avenir. Fondé en 1936 par Yves Baudrier, André Jolivet, Daniel Lesur et Olivier Messiaen, le groupe «Jeune France » a l'ambition de sauver la musique du dessèchement spirituel et de la dureté mécanique et impersonnelle des temps. Cet épisode néo­romantique, qui coïncide avec la durée du Front Populaire, ne renouvelle pas fondamentalement les valeurs de l'ordre musical établi.

Le néo­classicisme procède des obsessions conservatrices de l'époque, de ses fascinations régressives. Il fonde son consensus factice sur l'intolérance sociale et sur la peur du changement. Les années de jeunesse de Boulez sont celles du déclin économique et culturel d'une France figée dans son refus de l'histoire, dans ses illusions et son fanatisme régressif. De là la guerre civile larvée qui se déclare avec le Front Populaire et se poursuit par la collaboration. Ainsi s'explique qu'en 1945, l'autodidacte soit modernisateur. La volonté de Boulez d'en finir avec le conservatisme culturel et l'affectation d'apolitisme, son refus d'une tradition musicale faite de fuite, de routine et de mesquinerie chauvine trouveront partout en Europe le soutien sans réserve des réformateurs décidés à rebâtir l'Europe sur des fondements rationnels.

Selon ses propres déclarations, la vie musicale de l'âge industriel ne pouvait plus trouver ses fins ni ses modèles dans le rite ou la tradition. Elle ne pouvait pas davantage s'en tenir aux usages, moyens et codes expressifs hérités de la civilisation agricole. La vie musicale européenne devait cesser de nourrir des rêves de société primitive, elle devait répudier la nostalgie funeste, sinon suicidaire, d'une ère antétechnologique. Boulez se fera, en musique, l'interprète d'une exigence collective de rénovation et de modernité. Son attitude est celle d'un planificateur et d'un technologue. Planificateur, Boulez l'est par une volonté délibérée d'organisation sociale et la conviction que cette volonté ne pourra s'affirmer qu'en fonctionnalisant les conduites humaines. ll ne s'agit pas de réduire ou de déshumaniser le fait humain, mais au contraire d'en servir les caractéristiques par la recherche d'un optimum, par la prévision et la coordination des divers registres de l'action, par le souci de l'esprit d'ensemble. Technologue, Boulez l'est dans la mesure où il a appliqué à tous les aspects du métier musical des normes de réflexion, d'élucidation théorique, d'ajustement, de précision, voire de calcul, qui constituent l'un des traits distinctifs de la rationalité des sociétés industrielles contemporaines. Du fait même, Boulez se démarque des avant­gardes qui l'ont précédé, dont il ne partage ni la marginalité exubérante, ni les postulations utopiques. Il ne manifestera d'autre part aucune prédilection particulière pour les processus de décomposition des formes d'expression traditionnelle. Il aura peu d'égards, en dépit des quelques allusions à Joyce, pour l'ésotérisme, les raretés de langage et les insignifiantes préciosités qui feront le tout­venant du formulaire académique petit­bourgeois l'après­guerre. La mutation des années 50 ne se réduit pas au seul domaine du langage ou du style. Elle affecte la pratique musicale dans sa totalité, touche aux conditions de son exercice, aux modalités de sa diffusion. La réorganisation de la vie musicale au cours des années 50 impliquait des choix (le nature politique. Elle mettait en cause une conception globale de l'avenir de nos sociétés et requérait une redéfinition de la fonction de l'art dans le régime industriel. Celle-ci impliquait la transformation de la profession musicale et de son enseignement et le règlement les problèmes que pose la communication esthétique face à la consommation de masse. Si l'on en juge à la persévérance de son action et la constance d'un effort soutenu depuis plus de quarante ans, Boulez s'est fixé comme tâche fondamentale cette réinsertion de la musique dans l'histoire, qui suppose, au plus haut degré, une orientation et une volonté politiques. Et le terrain spécifique de l'affrontement entre l'art et la politique, c'est l'institution. Boulez a toujours travaillé dans un cadre institutionnel, qu'il ait entrepris, non sans heurt, de réformer l'institution existante ou , à défaut, d'en créer de nouvelles. De la fondation du Domaine Musical en 1955 à son engagement à la station de radio du Sudwestfunk de Baden­Baden en 1958, Boulez forge ses propres outils et met au point son projet de politique artistique et de formation culturelle. Invité à la Musikakademie de Bâle ,1960­1966, ainsi qu'à l'Université Harvard en 1962­1963, il dispense un enseignement qui accorde une large part à un programme d'instruction pratique. Conseiller musical de l'orchestre de Cleveland en 1970­1971, chef principal de l'orchestre symphonique de la BBC à Londres de 1971 à 1975, directeur musical de l'orchestre philharmonique de New York de 1971 à 1977, Boulez s'attellera aux problèmes de l'interprétation musicale, à ceux de l'élargissement et de l'actualisation du répertoire, comme à ceux de la présentation de la musique à de nouveaux publics. Ses fonctions de chef d'orchestre et de directeur musical l'amèneront à se confronter aux problèmes spécifiques que pose la socialisation de la musique à l'heure des moyens de communication de masse, qu'il s'agisse de diffusion radiophonique, de gravure phonographique, ou des divers documents audiovisuels . Il n'est nullement paradoxal de soutenir que c'est sur le chapitre de la diffusion musicale que Boulez entrera en conflit le plus marqué avec les détenteurs du pouvoir, qu'ils soient américains ou européens. Boulez s'est, à ce propos, constamment battu contre deux dangers: celui du marché, qui impose ses normes, sinon sa normalisation, ses catégories et ses monopoles; celui de l'intervention étatique, qui a tôt fait de créer ses commissions de censure ou ses mécanismes de blocage. Afin d'éviter ce double écueil de la standardisation et de la marginalisation, la diffusion musicale devait à la fois changer d'échelle de circuits, de structure et de mentalité. La création de l'IRCAM en 1975 et de l'Ensemble InterContemporain en 1976, la nomination de Boulez au Collège de France en 1976 marquent, sous la forme d'une consécration officielle un tournant dans la politique musicale française dont l'institution affirme de nouvelles visées. Symbole d'une transformation économique et sociale emblème d'une société industrielle où la recherche se substitue à la tradition, où la planification élimine les derniers vestiges du corporatisme l'IRCAM s'inscrit dans un ensemble de réformes structurelles dont l'enjeu reste néanmoins aujourd'hui encore une véritable modernité démocratique. C'est à cet ensemble de changements institutionnels que l'on peut mesurer l'emprise que Boulez a exercée sur son époque. L'importance historique d'un artiste ne se mesure, en effet, ni à l'acuité de sa conscience critique, ni à la simple radicalité de ses prises de position, ni à la seule originalité de son inspiration. Elle suppose une pensée entièrement formulée, une expression aboutie, une capacité de traduire ses idées par des actes et une persévérance sans faille dans la volonté de changer la culture et les mentalités. Cette ténacité et cette endurance, Boulez les possède au plus haut point, parfois jusqu'à l'emportement et l'obstination. Ces capacités individuelles, que ses détracteurs s'empressent de dépeindre comme les traits d'une personnalité envahissante, sont soutenues par la conviction que la réalisation artistique est une réalisation de la conscience politique que la liberté humaine ne s'affirme pas par la négation du réel, mais bien par une mise en forme de la pratique dont les normes et les contraintes sont celles de l'action médiatisée par la culture scientifique et technique.

L'oeuvre de Boulez est,dès l'origine, marquée par un certain purisme. J'entends d'abord par là le tempérament de l'adolescent dont la fulgurance des intuitions le porte aussitôt aux résolutions extrêmes, le pousse jusqu'à l'intransigeance au souci perfectionniste. Ce purisme caractérise déjà les années d'apprentissage de Boulez et l'application sans relâche qu'il met à l'assimilation du métier de musicien. Boulez a voulu, avant tout, assumer les diverses obligations de la carrière professionnelle, qui suppose rigueur et compétence, discernement et culture, mais aussi ouverture à la vie quotidienne, ainsi qu'une forme de disponibilité aux exigences de la vie sociale. Puriste, Boulez l'a été également ­ ce en quoi il rejoint l'esprit de son époque ­ par sa conception de l'art qui considère que la valeur esthétique de l'oeuvre ne se sépare pas des conditions techniques de sa réalisation, que l'expression esthétique est avant tout formulation d'un sens inscription du sens dans la structure, détermination de structures dont les possibilités formelles orientent la découverte de significations nouvelles, guident ou infléchissent les visées organisatrices de la conscience. Boulez se distingue de ses devanciers immédiats, Debussy ou Webern, par la confiance qu'il accorde spontanément aux formules abstraites, aux propriétés d'une configuration, aux directives intrinsèques de la forme. Cette assurance nouvelle tient à la conviction que la formalisation, la technique de construction apportent à l'expérience une cohérence, une nécessité qui, sinon, lui feraient défaut. La sélection des matériaux, le primat donné à l'idéal de la construction pure répondent à l'idée que l'agencement formel guide notre compréhension, oriente nos investigations, donne une structure aux mouvements de notre esprit. Il ne saurait y avoir de production effective, de connaissance véritable, ou de création authentique sans la médiation originaire d'un ordre. A l'instar des esprits de son temps, Boulez estimait que, dans le domaine du langage comme dans celui de la pratique musicale, ce qui est pensable ne l'est qu'en vertu du rôle totalisateur d'une architectonique initiale, d'un système de correspondances et de symétries fonctionnelles. Ainsi l'organisation pose­t­elle à la raison des problèmes spécifiques. L'institution de la pensée sérielle a répondu à l'idée qu'un langage musical devait s'édifier sur une articulation de signes, sur un ordre préalable aux significations, en apportant un sens aux contenus qu'elle informe sans pour autant en être tributaire. D'un point de vue historique, cette prétention visait surtout à abolir les deux langages en miroir de la tradition, d'une part le langage codifié de l'expressionnisme schonbergien qui assimile l'expression musicale à un « style de la catastrophe », ­ d'autre part l'effort anxieux de préservation qui caractérise le néo­classicisme. Rejetant les paradigmes révolus, le langage sériel prétendait à la fois se dégager de l'histoire immédiate et s'affranchir de l'idée même de contenu signifié. Le purisme sériel consistait donc dans l'ambition d'élaborer un système capable d'assurer sa propre génération formelle et de fonctionner comme une totalité close, susceptible de préciser son sens et de compléter ses significations à mesure que s'articule et se développe la logique de ses structures immanentes. La pensée sérielle s'est donc définie par un style opératoire, qui s'éloignait aussi bien de la généralité des codes de la culture que de la particularité des intuitions ou des expériences personnelles. La musique sérielle s'est donnée comme une syntaxe formelle, en possession de ses raisons génératrices. La fondation de la série généralisée s'assortissait de présupposés rationalistes sur l'autonomie du formel. Elle nourrissait corrélativement une ambition de thématiser son projet, de parvenir, à l'image de l'axiomatique, à une explicitation catégorielle complète. Puriste, Boulez l'a donc été aussi par le style d'une oeuvre qui ne se sépare pas de sa critique. Je ne parle pas simplement du fait que la musique et les écrits se complètent mutuellement, qu'ils forment un tout indissociable dans une sorte d'accomplissement de la conscience de soi. Je veux dire que Boulez considérait comme un impératif historique la tâche qu'il s'assignait de parvenir à l'élucidation des propriétés, des ressources et des conditions à la fois structurales et référentielles du langage musical.

Boulez a soutenu que le sérialisme procédait du mouvement de notre culture, qui va de pair avec l'extension progressive du registre de ses opérations. Mais le sérialisme va également dans le sens d'un dépouillement. et d'une mutation des références de la pensée. Les consignes de séparation, de netteté, de rigueur, de précision croissante, de dénombrement exact, de généralité et de contrôle traduisent les impératifs d'une culture essentiellement tournée vers l'abstrait. Boulez a soutenu que le sérialisme tirait sa légitimité de sa nécessité historique. Le langage abstrait et purifié de la série généralisée correspondait à un stade historique du langage musical où celui­ci, parvenu à un moment critique de son évolution, a du se comprendre lui­même, instituer à la fois les normes d'intelligibilité de son histoire et les conditions de son propre dépassement. Boulez a considéré cet essor de la pensée abstraite, qui domine notre époque et marque l'avènement du sérialisme, comme l'événement culturel par excellence. Une pensée qui appréhende ses conditions génératrices se donne par là même la faculté d'acquérir une liberté d'ordre supérieur. Sans doute la pensée abstraite désigne­t­elle ainsi une disposition permanente de l'esprit humain. Elle définit le mode d'expression spécifique de la conscience, la forme que prend chez l'homme l'action concertée. Mais c'est plus précisément au sein de la tradition européenne que ce type d'activité a trouvé son expression la plus accomplie et que l'affinité essentielle de la recherche et de la réflexion a été portée à un degré éminent. L'exercice de la pensée abstraite est devenu à proprement parler un art d'apprendre. Son régime a ceci de remarquable qui ne s'attache qu'aux conditions et qu'il est lui­même exclusivement soumis à des relations de condition. Il désigne une discipline de l'esprit qui, pour toute opération, en cherche la loi de combinaison, la règle de formation, la formulation logiquement exacte et la notion pleinement élucidée. L'oeuvre sérielle ne dépend pas d'une décision vertigineuse ni d'un pari spéculatif. Elle répond à une exigence historique de sélection dont le but était de surmonter les discordances techniques et stylistiques propres à la confusion de l'époque. Aussi bien obéit­elle à l'ambition d'une rationalité créatrice qui sait que c'est en donnant à son activité un caractère systématique que l'homme lui permet de s'outrepasser elle­même et de changer de rang. Boulez s est constamment interrogé sur cette aptitude du système sériel à se transformer lui­même par le seul jeu des substitutions auxquelles il se prête et des condensations de relations qu'il induit. En quoi consiste cet art d'excéder ses limites? Quelles en sont les opérations mentales? Toute construction théorique s'apparente, à l'instant de la machine, à un assemblage. Elle est assujettie aux mêmes contraintes de discrimination et de conservation qui, sans égard à la signification, stipulant l'utilisation combinée de fonctions simples et distinctes. Quand Boulez fait allusion à la composition sérielle comme à une machine de l'esprit, il relève l'intérêt qu'il y a, pour le travail artistique, à prendre appui sur un montage d'automatismes. Il veut dire que l'esprit se donne par là les moyens d'assurer des tâches d'abstraction et d'analyse dont la complexité et le niveau d'élaboration ne sont pas immédiatement à sa portée. Il veut dire également qu'en ramenant la formulation d'un problème ou de son procédé de résolution à un ensemble fini de transformations, on provoque l'initiative créatrice à spécifier sa forme. Mais Boulez ne veut pas dire que les démarches de l'esprit consistent à se conformer à des schèmes d'organisation préétablis. Les procédés de composition musicale sont des procédés d'engendrement synthétique. Les premières figures sonores, issues des tableaux de permutation ou de transposition, se réfléchissent dans un système formalisé qui les détermine. Et c'est précisément grâce à cet aménagement fonctionnel que la pensée musicale peut poursuivre la différenciation et la généralisation corrélative de ses modéles initiaux. Ainsi en vient­on à l'idée un peu fruste, mais non point fausse, d'une oeuvre musicale qui progresse en raison de la mobilité de ses repères, de la relativité de ses caractères et de l'ambiguïté de ses significations.

Aussi, loin d'être insolite, cette orientation de la musique vers l'abstrait reflète­t­elle l'une des tendances les plus profondes de notre civilisation. La musique sérielle s'est conçue dès l'abord comme le point d'aboutissement de la tradition occidentale, dont elle concentrait les forces qui en avaient soutenu l'évolution. Elle en représentait également le point critique à partir duquel commençait une révolution radicale de la pensée et de la sensibilité. Boulez s'est moins soucié que certains de ses contemporains, tels Iannis Xenakis, Pierre Barbaud ou plus tard Jean­Claude Risset, de pénétrer dans la complication du dessein rationnel de la science de son époque. Il était plutôt attentif, semble­t­il, à ce qu'implique pour la culture l'extension indéfinie des processus planifiés, et pour l'économie interne de la pensée, l'art de penser selon des règles de transformation. A cet égard, la pensée musicale de Boulez n'est pas entièrement isolable de son contexte. Elle n'en n'est pas non plus tout à fait tributaire. Sans doute l'édification de la musique sérielle s'insère­t­elle dans un projet culturel global dont les assises technologiques et industrielles tendent à mettre en évidence le rôle des techniques de l'information, la spécificité des procédures logiques de la décision, le caractère systématique d'une science qui s'axiomatise tout en élargissant le domaine de ses correspondances. Mais Boulez estimait que l'art musical, étant assuré de ses fondements historiques, détenait l'initiative et participait à cette décision culturelle plus qu'il n'en procédait. L'importance prépondérante qu'acquiert dans notre culture le registre des symboles proprement dits, conditionne l'évolution de la pensée musicale sans en compromettre la spécificité. Boulez pouvait ainsi estimer, en 1945, que la révolution dans les idées musicales s'inscrivait dans la continuité d'une histoire qui, pour pouvoir poursuivre son cours, devait réengendrer ses propres conditions. En proposant un langage musical fondé sur l'institution de systèmes opératoires et l'exhibition leur loi génératrice, Boulez était mû par la conviction que la conquête de l'abstrait, dans l'art, doit donner forme à ces nouveaux registres d'expression. L'oeuvre ainsi conçue, peut se déployer selon une temporalité nouvelle, conditionnée précisément par ce rythme d'exploration et de réflexion, de synthèse et de critique. Si comme le déclare Thomas Mann « la musique est l'ambivalence érigée en système », on pourrait soutenir que l'ambivalence propre à l'oeuvre musicale de Pierre Boulez porte précisément sur les rapports de l'abstrait et du concret. Boulez était convaincu que l'essor de l'abstrait était gros de nouvelles possibilités expressives. Il nourrissait une défiance de principe à l'égard des régulations que propose la nature comme à l'endroit des modèles descriptifs et intuitifs qui donnent directement prise sur les réalités concrètes. Livrées à elles-mêmes, les ressources de l'action ou de la perception n'offrent qu'une diversité assez pauvre, des différences émoussées, des textures lâches et lacunaires. Les structures symboliques renouvellent les rapports de l'abstrait et du concret. Elles instaurent une diversité conquise par la pensée. Ainsi Boulez a­t­il mis l'accent sur l'originalité des constellations sonores qui pouvaient résulter de relations fonctionnelles complexes. L'artifice de construction montre comment une organisation accède à sa loi, comment la figure sonore se propose à l'intelligence auditive comme un mixte technique et symbolique, porteur de valeurs nouvelles. La création de nouveaux moyens de formulation était censée entraîner d'office un renouvellement complet de la fonction signifiante. Les tableaux à double entrée, les plans d'articulation paramétrique, la transposition d'un paradigme à plusieurs registres d'expression, les imbrications d'espaces structuraux, d'où résultent des pages d'écriture insolites et touffues, toutes ces caractéristiques du langage sériel à ses origines se comprennent par l'ambition que Boulez poursuivait d'élaborer une langue musicale qui se confondrait avec son propre processus de formalisation. La figure sonore signifie, dans son mode même de constitution, qu'une activité qui prend possession des conditions de son exercice ne se sépare pas d'une intelligence des rapports qu'elle met en oeuvre. Elle ne se dissocie pas d'une invention des règles quitte à modifier en cours de route leur signification, et, chemin faisant, à envisager un déplacement ou une condensation des principes sous lesquels elle opère. La figure sonore, c'est la création poursuivant la codification de ses traits essentiels. Elle ne fait qu'un avec le système de ses fonctions enchevêtrées, partiellement irréductibles, obligeant à un constant réajustement des schèmes organisateurs. Aussi bien la mise en oeuvre des nouveaux procédés d'abstraction donne­t­elle forme, constance, cohérence à des mouvements jusqu'alors inconcevables inimaginables. La musique de Boulez traduit une conscience aiguë des possibilités d'expression dynamique qui sont liées à ce nouvel usage des structures symboliques. La conquête d'instruments symbolico­opératoires a permis à la musique sérielle de reformuler notre expérience dynamique, de susciter de nouvelles intuitions du mouvement. Celles­ci sont manifestes dans la Deuxième Sonate, oùla texture contrapuntique, qui est, contrairement à sa vocation traditionnelle, expression de la violence, oblitère la perception des hauteurs par celle des rythmes, fait prévaloir des relations de dissymétrie et d'irréversibilité, des déterminations à caractère instable ou progressif des transitions insensibles avec les équivoques qu'elles engendrent et les marges d'incertitude ou de flottement qu'elles tolèrent. La Deuxième Sonate, point culminant d'une sorte d'expressionnisme sans sujet, n'est pas si différente, dans son projet fondamental, de la Polyphonie X ou du Premier Livre des Structures. Les musicologues ont cru apercevoir dans l'oeuvre de Boulez, une sorte de dédoublement qui, avec la Sonatine,le Visage Nuptial, le Soleil des Eaux,abonderait dans le sens d'une création, alors que la Polyphonie X, les Structures et le Livre pour quatuor feraient prévaloir une exigence plus stricte d'organisation. Cette distinction est pour moi un faux problème et passe à côté de l'essentiel. La musique de Boulez s'est en effet intégralement constituée sur des formes contradictoires, sur la tension unique de dimensions ou de prédicats contraires. Elle se présente comme un conflit de déterminations opposées: unité­répartition ; invariance structurale-dépendance fonctionnelle; équilibre interne­échange; ségrégation­fusion; repliement­étirement; auto­corrélation­dissémination. Le contrepoint est ainsi devenu une écriture de la turbulence. Certains types de mouvement oscillations, fluctuations, polarisations ­ acquièrent une signification privilégiée. Cet art tout d'équivoque se développe au sein d'une variété de formes mitoyennes qui, à la faveur d'écarts, d'incertitudes ou de distorsions, captivent l'esprit par la richesse de leurs connexions ou les paradoxes de leur structure et développent, au gré d'une complication raisonnée, le plaisir de l'intelligence.

Ainsi la conquête de la fluidité dans l'art de la détermination a­t­elle pu donner lieu à une nouvelle symbolisation du mouvement. Voilà pourquoi Boulez a toujours refusé d'assimiler le langage musical à un code, et de confondre les processus génétiques du sérialisme avec les consignes d'un dispositif algorithmique ou les mécanismes de la pensée aveugle. Le travail de la rationalité musicale est créateur, et ne saurait s'assujettir au caractère déductif et monotone de procédés éprouvés. Il résulte au contraire de la confrontation permanente de la pratique et de la réflexion et ne préjuge en rien de l'originalité radicale de la pratique. Est­il besoin de rappeler que la création implique à son principe une attitude présomptueuse et intrépide? Qu'il s'agit d'une initiative qui n'attend pas la prescription? La création requiert un pouvoir synthétique d'innovation qui n'est pas pour autant la dynamique d'un procès laborieux. L'art, pour Boulez comme pour tout créateur, est aussi action pure, ouverte à l'imprévisible comme à l'inattendu. Aussi une pensée organisatrice qui s'empare de la logique de ses propres démarches ne peut­elle jamais en rester à ce stade initial de la mise en forme, ni s'en tenir à cette pure représentation de la nécessité, à cette seule considération idéale de l'ordre. La réalisation musicale requiert pour s'accomplir des compromis de détail entre organisations concurrentes. Tout ajustement est confronté à une pluralité contraignante de conditions de réalisation aussi bien pratiques que théoriques. Il doit, pour s'effectuer, sacrifier une part de la généralité initiale de ses visées ou de ses procédures. C'est à ce niveau que l'art traditionnel de la composition retrouve, avec la plénitude de ses droits, sa notion complète.

Ce mode de constitution progressif et problématique qui caractérise la composition conditionne enfin, chez Boulez, une nouvelle idée de la forme musicale. Celle­ci ne se présente pas comme une totalité articulée, elle ne consiste pas non plus en un processus de récapitulation ou d'intégration complète. La forme musicale résulte de la différenciation de ses moments constitutifs, qui entretiennent entre eux des rapports d'exclusion mutuelle. La forme ne fait qu'un avec cette corrélation antagoniste de termes opposés, qui se précisent les uns par les autres et se spécifient à mesure qu'ils entrent en correspondance fonctionnelle. La forme est à la fois le drame de la structure et le mouvement de sa relativité dialectique. Elle exprime le progrès d'une détermination qui trouve peu à peu sa texture logique ou relationnelle, surmontant l'opposition inconsciente de ses contradictions qu'elle convertit en relations explicitées. Alors que le travail sur les figures sonores consistait à composer des résultantes, l'élaboration de la forme, chez Boulez, conjugue en quelque sorte la négativité et la structuration. Le Marteau sans Maître,Pli selon Pli, ÉcIat­MuItiples, aujourd'hui Répons, assument ouvertement, dans leur forme même, ce thème aussi bien hégélien que mallarinéen de la négativité créatrice. Je ne songe ni à l'échec ni à la démesure du Livre qui prétend s'égaler au Monde, comme son éternel et malheureux rival. Je songe plutôt au fait que Boulez a été, avant beaucoup d'autres à sa suite, le premier musicien qui ait conçu le problème de la différenciation en termes de structures fonctionnelles. Cachant l'art par l'art, l'oeuvre se cherche dans une apparente irrésolution, se resserre progressivement et s'affirme peu à peu dans sa complexité rigoureuse. Figure du Négatif, outrepassant ses différences, faisant retour à soi, la forme sérielle s'intériorise dans une sorte d'identité active et mobile. Sans doute est­elle à l'image de l'homme et de son destin. Aussi bien, l'oeuvre de Pierre Boulez témoigne­t­elle d'une époque qu'elle a incontestablement contribué à façonner et réussi à symboliser.

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