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Hauteur et timbre

Hugues Dufourt

InHarmoniques nº 3, mars 1988 : Musique et Perception
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Dans la diversité des éléments de l'univers musical, le timbre est resté longtemps un de ceux qui s'est dérobé le plus radicalement à l'analyse. Jusqu'à une date récente, les considérations des théoriciens étaient maigres et éparses, les vues courtes, les aperçus rares. On s'accordait à reconnaître au timbre musical un pouvoir suggestif immédiat. On demeurait dans l'incapacité d'en établir le statut théorique réel. Pour ce faire, des précisions analytiques et des interrogations de principe auraient été indispensables. Elles faisaient défaut. Les musiciens ont consigné l'expérience qu'ils avaient du timbre dans des corpus techniques, des traités d'instrumentation ou d'orchestration. Ce faisant, ils ne dépassaient pas le stade de l'observation empirique. Ainsi le timbre faisait-il l'objet d'un discours qui n'excédait pas l'ordre de la recette de métier, de la trouvaille pratique ou de la description comparative érudite. Il se présentait comme une qualité pure.
Dans l'histoire de la musique occidentale, la fonction d'une telle qualité s'est montrée d'âge en âge plus déterminante. Depuis le XVIIe siècle, le timbre a surdéterminé de façon irrépressible les autres dimensions de la musique, en particulier le rythme et la hauteur. L'importance toujours grandissante du timbre dans notre culture était déniée, sirion refoulée quand, se désavouant elle- même, la connaissance que nous aurions pu en avoir préférait les vérités latentes aux évidences articulées. La contradiction qui a longtemps existé entre les faits musicaux et la représentation de la musicologie restait inconsciente d'elle-même. Elle a fondé la légitime puissance des chefs d'orchestre, ces dispensateurs charismatiques des timbres. Ainsi apparaît-il que la question de l'histoire et du statut du timbre musical fait partie de ces paradoxes autour desquels la musique occidentale s'est constituée. Dans l'histoire de la musique occidentale, le timbre joue un rôle aussi déterminant qu'occulte, comme si la fécondité d'une telle catégorie pouvait s'alimenter de la méconnaissance dont elle fait l'objet.
Le mouvement général de son histoire dans notre civilisation est cependant celui d'une lente désoccultation. La science et l'art contemporains du timbre, si caractéristiques de notre époque, ont parachevé et mené à son terme une émergence historique irrépressible. Mais la musique occidentale n'a pas pu non plus évoluer en direction d'un pur langage des timbres sans opérer une mutation radicale. Celle-ci a eu lieu aussi bien dans l'ordre du discours musical lui-même que dans le domaine de l'interprétation scientifique du phénomène sonore. La représentation d'un monde du timbre exigeait un dépassement de nos modes traditionnels de pensée, supposait des moyens nouveaux et des attitudes mentales différentes. Mettant en oeuvre une nouvelle puissance de discernement et introduisant de nouveaux types d'assemblement, l'avènement d'un art du timbre contribue de son côté à inaugurer une nouvelle ère de la rationalité musicale. A l'intérieur d'une histoire de la fonction du timbre, la phase contemporaine constitue donc une unité complexe dont les différents moments doivent être analysés dans leur interdépendance. Pour comprendre une telle phase, il importe de la même façon de ne pas la dissocier des étapes qui la précèdent et la déterminent car l'histoire du timbre est faite des différents âges d'un devenir unique. Aussi bien dans le domaine de l'évolution des instruments de musique que dans l'ordre des enjeux de civilisation dont elle est le signe, la question du timbre renvoie à des considérations d'histoire longue. Celles-ci requièrent une approche d'ensemble et débouchent sur des problèmes indivis. Pour restituer le mouvement historique réel et la signification des phénomènes interdé pendants qui ont permis l'avènement de la science et de l'art contemporains du timbre, nous définirons les caractéristiques fondamentales des différentes périodes de la musique occidentale en décrivant le mode d'intégration plus ou moins restrictif qu'elles ont pu pratiquer à l'égard de l'élément du timbre.

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L'évolution récente de la musique occidentale de la hauteur vers le timbre ne peut se comprendre si on ne la rapporte à ses origines, c'est-à-dire à l'univers de la théorie musicale antique, qui est exclusivement une théorie des hauteurs. Certes, dès l'époque la plus reculée, on s'est interrogé sur la nature du son et on l'a assimilé à un mouvement. On présume que la vitesse de propagation, la qualité et l'acuité d'un son dépendent de la vivacité de l'impulsion qui est à son origine ainsi que de la rapidité du mouvement de l'air. Les Grecs distinguent le son musical du désordre naturel des bruits. Ils décrivent les qualités d'uniformité et de régularité qui les opposent l'un à l'autre. Mais l'Antiquité ne dispose pas de l'appareil scientifique ni de l'outillage mental qui lui eussent permis de dépasser le niveau de globalité d'une telle description. Elle n'est pas parvenue à fonder une acoustique physique établissant la fréquence d'une vibration et le rapport que celle-ci entretient avec la longueur d'une corde vibrante. La description des phénomènes vibratoires n'intervient qu'avec l'avènement de la science expérimentale, au début du XVIIe siècle. Elle sera l'oeuvre de Galilée, de Descartes, de Mersenne et de Huygens. L'acoustique de l'Antiquité a réalisé cependant un travail scientifique réel. Elaborant une métrique de la hauteur, elle exprime les intervalles musicaux par des rapports de grandeurs sur le monocorde et décrit les relations entre les principaux intervalles (octave, quarte, quinte) par des moyennes proportionnelles. L'acoustique et la théorie musicale antiques ont repéré les déterminations et les caractères du nombre dans l'ordre sensible. Assimilant celui-ci à un Logos en acte, elles ont construit une représentation du son d'ordre mathématique ou arithmétique qui réduit celui-ci à ses caractéristiques de hauteur.
Les Pythagoriciens partent de la constatation qu'il existe une correspondance entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son qu'elle produit. Les rapports entre longueurs s'expriment par des rapports de nombres. La géométrie du monocorde permet ainsi de mettre en correspondance ces nombres et les intervalles entre les hauteurs qui résultent de la mise en résonance des différentes longueurs de corde. L'ordre musical s'articule désormais en une série de hauteurs distinctes dont les intervalles se divisent selon des proportions. Il est transcrit par les Pythagoriciens dans un système de rapports (comparaison quantitative entre deux grandeurs de même espèce), de proportions (égalité de deux ou plusieurs rapports) et d'équations de proportion (qui établissent la permanence d'un rapport caractéristique). L'émission des instruments qui déterminent la matière même de la sensation est assujettie de son côté à des conditions d'invariance et de précision. Les Pythagoriciens associent donc le son au nombre et à la proportion au point de voir dans les conditions logiques de la combinaison les conditions causales de la détermination des hauteurs. Le son musical est considéré comme un produit de la mesure. L'affirmation des Pythagoriciens selon laquelle tout est nombre constitue moins une mystique qu'une révolution intellectuelle. Celle-ci identifie les intervalles à des rapports numériques, donne un fondement mathématique à leur définition et fait dès lors correspondre les sons et les nombres. Le progrès de la raison consiste en une telle conquête qui, projetant l'ordre auditif des intervalles sur le dispositif spatial du monocorde, assimile les intervalles aux segments de droite et permet leur identification aux unités ou aux fractions numériques. Avec les Pythagoriciens, la pensée grecque fondait la science musicale comme une arithmétique. Mais la constitution de l'harmonique pythagoricienne n'aurait pas été possible sans le truchement de la géométrie et c'est à juste titre qu'on a observé le caractère déterminant de la transposition visuelle. L'intervention des Pythagoriciens consiste, comme l'écrit Valéry, dans le fait d'avoir « divisé les impressions de l'ouie ». Une telle entreprise de discrimination du sensible et d'adaptation de la sensation à la mesure supposait un relais sensoriel car, même aidée de la mémoire, l'impression auditive reste naturellement évanescente et fugace. La transcription visuelle de données d'ordre auditif procure à l'intelligence humaine une nouvelle puissance de discernement, une fois que celles-ci sont à la fois fixées, différenciées et rapportées à des grandeurs dont l'intellect peut méditer à loisir les agencements. La division du monocorde, l'élaboration de graphiques et de diagrammes ont fait entrer la science des sons dans l'univers de la rigueur et de la nécessité mathématiques. Dans le même temps, l'étude des sons, de leurs intervalles, des systèmes qui les associent et des tons ou des genres qui peuvent les organiser cultivait désormais l'oreille dans le sens de la différenciation, de la délimitation et de l'articulation du monde de la hiérarchie des hauteurs.
Une telle révolution intellectuelle s'est faite par étapes. Dans son livre Les débuts des mathématiques grecques [1], M. Szabo estime que la théorie des proportions s'est élaborée en trois temps. Elle a pris naissance en musique, s'est appliquée ensuite à l'arithmétique puis enfin à la géométrie. La période la plus ancienne serait celle d'un travail sur l'état originel du monocorde. La deuxième aurait transformé celui-ci en une sorte de règle graduée qu'un curseur pouvait diviser en douze parties. On appelait canon l'instrument qui produisait à la fois la vibration et sa mesure. La troisième période aurait généralisé la théorie des proportions musicales des nombres entiers, l'aurait transformée en une arithmétique et aurait appliqué cette théorie des proportions numériques aux grandeurs géométriques. De là les mathématiques d'Euclide. En l'état actuel des connaissances, une telle chronologie ne peut proposer aucune datation précise, mais elle décrit l'ordre et les différents moments du processus selon lequel l'intuition s'est dégagée des habitudes de l'appréhension directe et de la remémoration pour accéder peu à peu aux critères formels de la loi. Selon M. Szabo, rien ne permet de mettre en doute que le canon ne soit une invention des Pythagoriciens. Or l'instrument qui articule matériellement la musique et la mathématique permet à l'art des sons de franchir une étape décisive car la vue a pu suffire d'abord pour définir les intervalles. Le canon, qui les quantifie, transforme le son en nombre et ouvre l'ordre musical à la généralité de son organisation possible. La découverte de l'isomorphie du son et du nombre fait des Pythagoriciens les fondateurs de l'acoustique et de la théorie musicale européennes. Mais les Grecs articulent le sensible et l'intelligible sans les dissocier, ils ont appris à penser l'abstrait à partir du concret. La terminologie grecque appelle donc intervalle la distance qui sépare deux sons, et celle de leurs points de repère sur le monocorde. Ensuite, l'intervalle désigne aussi la section de corde vibrante qu'il faut retrancher pour obtenir la consonance supérieure. Par extension, il signifie les rapports de longueur entre les sections de corde qui donnent le ton des consonances. Par transposition sur le canon, il symbolisera pour finir «  les numéros des sections de cordes interceptées, c'est-à-dire des nombres entiers [2]. Désormais, l'intervalle est cette « symphonie de deux segments inégaux du monocorde [3] » , qui s'exprime immédiatement par deux valeurs numériques sur le canon.
Genèse en acte d'une rationalité entièrement novatrice, la pensée pythagoricienne n'a pas assimilé la qualité sonore à la géométrie, puis au nombre, sans opérer à chaque étape des transformations intellectuelles au sein de son économie. Il importe à présent de décrire le mouvement progressif de cette conquête qui, partant du matériau sensible, a construit peu à peu une théorie de son organisation. L'esprit humain s'est d'abord libéré de la singularité sensible des sonorités en les identifiant chacune à l'énoncé particulier d'une quantité. En comparant terme à terme ces quantités, il a intégré ensuite en un seul tout la singularité solidaire de toutes ces déterminations. En chacune de ces acquisitions originales, une nouvelle synthèse de la conscience appréhendait un nouvel aspect de la rationalité intellectuelle et définissait un niveau spécifique de sa légalité.
La première de ces étapes réfère la qualité sensible au repère spatial qui lui correspond. Projetant la singularité de l'espace auditif dans l'univers de la représentation géométrique, elle repère les propriétés d'ordre et de mesure dans la pure qualité des déterminations sensibles. La transposition du son en grandeur spatiale permet le transfert des lois de transformation spécifiques de l'espace à l'ordre sonore. Synthétisée dans le schéma géométrique, l'hétérogénéité auditive prend une homogénéité fonctionnelle, tandis que la correspondance qui s'est instituée entre homophonies et grandeurs quantitatives rend les grandeurs qualitatives des intervalles audibles susceptibles de composition et de transformation. La mutation de l'espace mimétique ou physionomique des hauteurs en un espace intellectuel composé de figures et de liaisons réversibles repose sur une opération de projection et de conversion qui définit, sur le plan du contenu comme sur le plan de la méthode, une double conquête rationnelle.
Mais les différenciations que permet la transformation des distinctions qualitatives de la perception en grandeurs spatiales ordonnées restent sommaires. Celles-ci sont liées à l'objectivite visuelle et aux habitudes de la mémoire. Elles s'émancipent difficilement des schèmes de l'assemblage. L'introduction de l'arithmétique dans la réflexion pythagoricienne constituera la troisième étape de ce processus de rationalisation de l'univers des sons. Au cours de cette troisième étape, le recours au nombre supprimera l'adhérence aux relations d'extériorité qui caractérisent l'expérience visuelle. Dans la puissance de relation de son principe unificateur, le nombre produit les différences. Au lieu de s'en tenir à quelques-unes, il comprend la diversité des figures. Contenant leur procédé d'engendrement, il permet de les multiplier systématiquement. L'intégration des propriétés de l'espace dans celles du nombre constitue une mutation non moins radicale et non moins considérable que la transformation de la qualité sensible en élément géométrique. Cette première transformation supprimait la contingence des places et des rangs au profit de la consistance des parties et des opérations. Avec la considération du nombre, l'opération métrique introduit une conception fonctionnelle de l'identité qui, dépassant l'intuition statique et terme à terme d'un rassemblement des parties géométriques, permet leur construction différentielle. Dans leur réflexion sur la musique, les Pythagoriciens ont découvert les relations d'itération numerique et de composition métrique qui définissent l'ordre de l'entendement. En utilisant systématiquement les lois de l'espace intellectuel pour construlre l'ordre musical, ont-ils stérilisé l'art grec, comme le leur reproche Aristoxène de Tarente ? Réduit aux seuls repères auditifs, l'esprit se satisfait des similitudes intuitives. En transposant les impressions de l'oreille dans le domaine spatial, les Pythagoriciens ont à la fois démultiplié les pouvoirs de l'esprit pur et ceux de l'invention musicale.
L'opération qui convertit les qualités extensives de l'espace en fonction relationnelle découvre la loi de composition des figures puis par l'arithmétisation, s'émancipe des conduites d'ajustement auxquelles restreint la géométrie, consiste à utiliser les caractéristiques du monde abstrait des liaisons et des relations pour penser la diversité des déterminations empiriques.
La conquête historique des Pythagoriciens est faite autant de la découverte de l'abstrait que de l'invention qui consiste à utiliser ses propriétés pour différencier le sensible. Sur ce double plan, l'intervention du nombre est déterminante. Or, comme le décrivent aussi bien l'épistémologie que la psychologie génétique ou l'histoire de l'art, celle-ci ne consiste pas en une simple projection des schémas de la quantité, puisque ceux-ci, de toute façon, ne préexistent pas à leur découverte, mais en une transformation progressive de l'espace sensible qui, par l'ajustement, les comparaisons et les transferts, prépare l'esprit humain à poser les relations de l'entendement dans la spécificité de leur ordre, puis à les inventorier. Ainsi s'est développée la science musicale des Pythagoriciens, qui est passée de l'examen intuitif des hauteurs à la possibilité de leur engendrement rationnel par la position de cet ordre que les Grecs appelleront Logos. Un ordre dont la fonction discursive, comme celle du nombre, règle la diversité en même temps qu'il permet de l'engendrer. L'échelonnement des intervalles ouvre dans son fait même, la possibilité d'un ensemble de regroupements ord~naux et quantltatifs. A partir du moment où ils étaient rendus comparables entre eux par l'intervention de la quantification qui les specifialt tout en les mettant en correspondance, les intervalles devenaient susceptibles des multiples différenciations et appariements que rendent possibles les opérations de disjonction et de conjonction. En faisant correspondre pour la première fois la hauteur, le nombre et l'espace en une métrique spécifique qui donnait prise sur le matériau musical, la synthèse pythagoricienne de l'espace et du nombre n'a pas obéré le développement de l'art, elle a légué à la musique occidentale la détermination qui devait permettre son histoire ultérieure.
Le paradoxe de la synthèse pythagoricienne tient aux limites qu'elle impose à la fécondité de sa découverte, autrement dit à l'usage restrictif qu'elle fait de la puissance du nombre. Emboîtés les uns dans les autres et obéissant à une relation de type transitif, les intervalles pythagoriciens s'engendrent entre eux comme des rapports de rapports. Ceux-ci forment une suite ordonnée selon la formule n+I / n, où n prend successivement la valeur de la série des nombres entiers. Au principe de l'ordre et de la sériation, l'harmonie est cette procession de l'unité à travers ses différences, telle que l'invention des rapports permet de la décrire. Du fait de cette invention, les Pythagoriciens ont dégagé l'esprit de sa sujétion aux similitudes intuitives qui fondait à l'origine le monde de l'Un. Ils démontrent la dynamique interne de la catégorie de l'identité. Mais jamais ils n'appréhenderont sa dialectique, car ils ne savent en engendrer la détermination que sur un mode réitératif. L'exploration de l'abstrait se limite à la description de ses caractéristiques initiales. De la même façon, la métrique pythagoricienne reste prisonnière de la commensurabilité qui est à la source de sa découverte. Elle se satisfait de cette conception encore et seulement simultanée des rapports spatiaux et des rapports de nombre qui a permis l'étude des rapports de consonance. Les Grecs appréhendent dans une même intuition les longueurs et leur métrique. Ils ne savent pas encore les dissocier. Ainsi n'ont-ils inventé la rationalité et découvert le pouvoir différenciant des règles abstraites qu'en utilisant de façon restrictive leur mobilité et leur souplesse. En ne s'émancipant pas de ce trait paradigmatique de la pensée grecque, les Pythagoriciens se sont interdit, dans le domaine empirique, de pouvoir décrire l'objectivité physique des phénomènes acoustiques. Dans la dimension de l'abstrait, une telle coalescence entravait d'autre part toute émancipation du nombre.
Et pourtant, comme on l'admet communément, le pythagorisme a constitué la première vision scientifique du réel puisqu'il parvient à articuler les agencements phénoménaux et l'objectivité logique, qu'il a transformé la musique en un monde pensable et l'a proposée à la raison à titre de structure exemplaire. Avec les Pythagoriciens, la systématicité discursive de la pensée est devenue le principe d'organisation du divers. Pour permettre cette qualification de l'hétérogène selon les traits d'organisation de l'homogène qui intégrera les particularités de la qualité, du nombre et de la quantité, l'introduction d'un principe d'ordre et de mise en forme systématique est indispensable. Il consiste à délimiter, à sérier et à hiérarchiser les différences et les ressemblances. Dans leur réflexion sur les intervalles et dans la détermination du système de rapports qui permet de les engendrer selon leur hiérarchie, les Pythagoriciens ont ainsi introduit dans l'univers musical les médiations primordiales qui permettent de penser l'articulation du divers. Ils ont de la sorte défini et transmis à la postérité ce moment originaire de la raison que décrivent aujourd'hui, chacune dans leur domaine propre, les disciplines qui analysent par quelles opérations se construit la pensée sur le plan ontogénétique (psychologie génétique), par quelles médiations se relient l'espace plastique et l'espace intellectuel (esthétique et histoire de l'art), ou quelle est la relation épistémologique de l'intuition sensible et de la notion. Unissant indissociablement le travail d'autoconstruction de l'esprit, l'invention d'un art et la promotion d'une science, la synthèse historique des Pythagoriciens appartient tout entière à l'ordre du schématisme.
Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, qu'il s'agisse de science ou d'art, il semble que l'intelligence ne parvienne en effet à poser les déterminations de la composition quantitative qu'en faisant précéder une telle conquête d'une phase qui la prédétermine et l'oriente. Celle-ci consiste en une sorte de saisie intuitive des composantes d'une totalité, saisie qui en appréhende la diversité selon des catégories à la fois ordinales et transformationnelles de symétries et de dissymétries, de groupements et de délimitations mutuelles. Piaget a décrit par quelles opérations d'assimilation et d'accommodation pareilles différenciations peuvent fonctionaliser peu à peu les éléments de l'appréhension. Celles-ci définissent une étape de l'intellection qui est intermédiaire entre l'appréhension des qualités et leur mesure, entre les considérations d'ordre intuitif et la pensée du nombre. Une telle étape projette, coordonne et conjugue. Elle opère une synthèse dont le travail d'organisation prépare la mise en relation adéquate de l'ordre intuitif de l'expérience avec ses propriétés logico-numériques. L'harmonie grecque, ou metrique des proportions, a ajusté la composition des intervalles en mettant en oeuvre des propriétés de transitivité, de réversibilité, des réquisits logiques d'itération, de commutation et d'associativité et cette clause de la continuité géométrique qui articule l'activité opératoire à ses paradigmes abstraits. Définissant les propriétés relationnelles des intervalles et des nombres, eile se situe tout entière dans l'élément du schématisme, elle se meut dans son étape intellectuelle et en inventorie l'efficacité spécifique. Ainsi la pensée grecque découvrait-elle la fonction organisatrice du Logos, elle l'a appelée harmonie car le Logos instaure une summetria dans la multiplicité des différences. Dans ce moment décisif de l'histoire de la pensée organisatrice, la raison saisit la similitude qui existe entre la disposition qualitative et la discursivité numérique en une opération spécifique qui définit autant l'harmonie des Grecs qu'elle décrit un trait permanent de son acte. Les Grecs se sont arrêtés à ce moment qui les enchantait, ils se sont absorbés dans la contemplation de cette convertibilité qu'ils découvraient entre la relation concrète et sa formulation en loi fonctionnelle.
Une telle articulation des figures aux opérations numériques ne résulte pas d'une application simple et directe du nombre à la qualité mais est constituée de cette coordination de l'ordre à la mesure que permit la considération pythagoricienne des proportions. Celle-ci conjoint le sensible et l'intelligible en organisant l'un et en saisissant l'autre tel qu'il se projette dans une figuration possible de son ordre. Le moment harmonique de la raison a été l'invention historique des Pythagoriciens. Il reste aussi la caractéristique permanente du mode de pensée musical qui, dans un travail se développant à la fois dans l'ordre prospectif et dans l'ordre réflexif et dans la dimension du concret aussi bien que dans celle de l'abstrait, engendre constamment la détermination objective par l'intégration formelle. L'activité musicale utilise en transformant. Dans sa recherche de la convenance qui est aussi une démarche d'appropriation, elle distingue en même temps qu'elle connecte, elle juxtapose tout en incluant, elle transpose en permutant. Pareilles opérations caractérisent ce qu'on pourrait appeler le moment musical de la raison. Celui-ci décrit en même temps qu'il symbolise, il invente la sémantique par la syntaxe. Comme l'invention musicale, l'harmonie grecque découvre la summetria, c'est-à-dire le principe de commensurabilité entre des ordres de réalité hétérogènes. Elle suppose avant cela une saisie des fondements de l'analogie qu'elle instaure. L'harmonie désigne la synthèse qui institue une communauté entre les registres de l'existence et une participation entre leurs éléments. Une telle synthèse a rendu possible le développement ultérieur de la pensée discursive et lui a été indispensable. En conjoignant par l'harmonie l'unité et l'altérité, l'identité et la différence, les Pythagoriciens ont fait accéder la musique à l'ordre d'une mesure des grandeurs. Pour la première fois, les données de l'expérience physique et les déterminations de la géométrie étaient mises en correspondance. L'articulation de ''empirique à l'abstrait définit l'ordre de la théorie. Elle montre en quoi le pythagorisme constitue la première vision scientifique du monde dans le moment même où il identifie la musique et le cosmos, l'intelligibilité numérique et l'ordre du sonore.
Les Pythagoriciens ont pensé que, dans l'identique constitution du monde et de la musique, l'harmonie et le nombre définissent la substance de toute chose. L'harmonie conjugue l'un et l'infini, la limite et l'illimité. Dans sa considération des rapports, elle ajuste des grandeurs inégales mais commensurables et réfléchit la conformité des éléments au tout, soit leur limitation mutuelle. L'harmonie donne aux tensions la forme constitutive d'un système, elle introduit le réquisit architectonique d'une intelligibilité solidaire. L'identification de la musique et du monde résulte ainsi d'une résolution des antinomies. Au principe du musical comme du cosmos, l'un articule les dissemblables, conjoint les contraires et les convertit en un ordre de rapports unis. Une telle conception révèle un changement très profond dans la mentalité grecque. La pensée archalque se représente le monde comme un conflit de forces. Pour la pensée grecque du Logos, une raison des choses surmonte les différences car les oppositions entre unité et multiplicité, entre immobilité et mouvement ou entre être et devenir sont susceptibles d'une transition interne.
Dans un état qui est antérieur au VIe siècle avant J.-C., la pensée archaique est essentiellement centrée sur le Mémorable. Elle développe son récit selon le schème de la généalogie qui, impliquant l'énumération et la répétition, garantit les conditions de sa remémoration, mais enferme la représentation dans un régime d'oppositions qui fige l'épopée dans la contemplation d'un universel affrontement des contraires et la rend prisonnière du dilemme qui oppose éternellement la différence brute et l'indifférence radicale. Le pythagorisme montre comment les contraires peuvent à la fois s'articuler et rester distincts. Se supposant mutuellement, ils se conjuguent dans l'unité du tout. Ce fut, pour les Grecs, un grand travail de l'esprit que d'apprendre la considération du rapport qui médiatise les oppositions par le jeu de la relation et conjugue les dissemblables sous la considération de l'Un. Telle fut la pensée de l'harmonie qu'inventèrent les Pythagoriciens.
« L'harmonie en tout naît des contraires. Car l'harmonie est unification d'éléments mélangés, consentement de desseins divisés », écrit Philolaos [4]. Ainsi le règne de la raison met fin à une dualité à la fois inéluctable et incompréhensible. Il marie les irréductibles en pensant leur participation réciproque et instaure donc une union paradoxale des contraires dont l'harmonie est la puissance de résolution. L'architectonique consiste à résoudre les tensions dont sont grosses les asymétries et les dissimilitudes en un rapport de convenance et d'équilibre sous la considération du tout. L'introduction de la mesure concilie les opposés et résout les contradictions. Le processus de rationalisation de la pensée, radicalement nouveau, qu'instaure le pythagorisme dans le domaine de la musique et de la théorie du monde, n'a donc pas consisté à abolir les oppositions du mythe mais à les intégrer en les transposant.
Par son sens du calcul raisonné, l'harmonie des Pythagoriciens devait imprimer un changement profond au sein des structures de la musique grecque. En quoi la nouvelle conscience des Pythagoriciens constituet-elle, comme on le dit couramment, une sorte de période de transition entre un état archaique de cette musique et son état classique? Dans son moment d'origine, la musique grecque se confond avec l'élément rituel des cultes. Elle est constituée de mélodies traditionnelles ou nomos, sortes de chants rituels immuables fondés sur autant d'archétypes mélodiques. Ainsi que le rappelle Louis Gernet, le mot nomos désigne d'abord la généralité des « règle(s) impérative(s) émanant de la collectivité [5] ». Le nomos signifie couramment la coutume, la loi, la tradition ou la convention. Étymologiquement, il s'agit d'un « principe de répartition ». En musique, un schème d'expression à la forme rythmico-mélodique définie constitue une telle convention. Celle-ci s'impose au chanteur en fonction des sonorités rituelles et du caractère spécifique du genre qu'elles requièrent. Dans ses réitérations savantes ou monotones, la musique archaique s'attache essentiellement à recommencer, à reLaire, à ne rien laisser au hasard. La reprise oriente l'action vers la possession toujours mieux maîtrisée des moyens. Elle tend au dépouillement, à l'élimination des écarts. Ainsi le nomos n'a-t-il d'autre fin que la prolongation de l'effort dont il est l'expression et le soutien. Puissance essentiellement monotone et unilatérale, le nomos impose la contrainte et la réitération. Son exercice instaure la même et perpétuelle identité. Il cultive donc essentiellement la faculté de l'attention . Avec l'introduction des harmonies, une telle musique était destinée à tomber peu à peu en désuétude. Elle le fera au cours des Vie et Ve siècles.
A l'époque hellénistique, les théoriciens réduisent l'harmonie à l'échelle modale. A l'époque archaique, l'harmonie recouvre une signification beaucoup plus large. Chacune, dira Platon, a sa physionomie propre. Les unes sont austères et solennelles les autres martiales et résolues, les unes pacifiques et persuasives, ies autres conviviales et relâchées. Qu'elles proviennent de Grèce ou d'Asie Mineure, les harmonies ne désignent donc pas seulement la disposition des intervalles dans l'octave ou l'accord de l'instrument, elles comprennent le choix des hauteurs, l'allure mélodique, les inflexions caractéristiques, la couleur, l'intensité, le timbre qui composent les éléments distinctifs des traditions d'expression musicale dans une même aire géographique et sociale. La diffusion des harmonies a évincé la musique traditionnelle. Elle comcide avec l'apparition de la virtuosité instrumentale, le développement d'un style figuré et l'intervention de nombreuses innovations dans la technique de composition.
Les nouvelles échelles modales de l'harmonie sont en effet plus mobiles, leur articulation est plus déliée. Elles permettent un renouvellement de la structure et des modes d'exécution de la musique. Un tel renouvellement de la pratique a permis la couquête d'un pouvoir expressif autonome de la musique à la période classique, au Ve siècle avant J.-C. Celui-ci accompagne la profonde transformation des mentalités dont la culture grecque a été le lieu au moment où le mot harmonie en vient à désigner conjointement l'ordre cosmique et l'ordre musical.
Comme on le sait, le mot cosmos signifie l'idée d'un ordre arrangé selon des règles. Celui-ci confond en lui l'idée de beauté, d'équilibre et de justice. Ainsi se marque, au sein de l'accomplissement de la raison grecque dans le domaine de la connaissance physique, la connexion qui a pu exister entre la constitution de cette raison et l'institution de nouvelles pratiques et de nouvelles règles dans le domaine de la gestion des affaires publiques. Dans une analyse restée célèbre, J.P. Vernant a souligné comment la mise au point de nouvelles institutions sociales avait pu contribuer à la naissance d'un nouveau psychisme [6]. Pareilles institutions sont liées au monde de la cité, à l'usage du débat public et de l'échange contractuel. Dans le monde archaïque, le pouvoir appartient à un monarque tout-puissant chargé de recréer périodiquement l'ordre du monde et de dire le droit. La vérité émane de l'autorité divine de la hiérarchie et du secret. Avec la déchéance de l'ancien roi-devin et la mise au pas des factions tyranniques, la cité cherche un nouvel équilibre par le recours à l'ordre juridique qui définit, aux VIIIe et VIIe siècles, le monde de la polis. Désormais, les rapports de souveraineté laissent place aux relations d'égalité, de réciprocité et de symétrie. L'univers du pouvoir a changé de nature. Il confronte désormais des concurrents qui sont des pairs. Faisant cesser la violence, l'anarchie, la ruse et l'iniquité, la proportion qui règle les antagonismes sociaux au sein d'une même communauté définit une démocratie au sein de laquelle s'élaborent les nouvelles normes de la pensée théorique. La substitution du monde de la règle et d u droit à celui de la hiérarchie et du divin instaure le règne de l'harmonie. La pensée musicale occidentale a donc reçu son paradigme géométrique en ces temps où s'instaurait dans la vie sociale un ordre fondé sur la règle et sur la juste mesure. Elle est née au point de rencontre de l'innovation politique et de l'invention scientifique. La musique européenne est fille du Droit.

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L'empreinte laissée par la musique grecque subsistera tout au long du Moyen Age. La notion de hauteur comme celle d'harmonie s'applique à la mentalité musicale comme une loi d'airain. Elle exerce une fonction civilisatrice même aux âges d'injustice, d'arbitraire et de grossièreté. La perpétuation de cette conception des hauteurs dans la musique occidentale est comparable à ce que Hegel dit de la Dialectique. On peut considérer les deux mille ans d'harmonie qui conduisent à l'aube des temps modernes comme l'illustration d'une « violence de la Raison » exercée à l'égard de l'immédiateté du désir. L'harmonie rappelle, dans sa structure constitutive, qu'elle est à l'image de la société civile, du « système des besoins ». Elle illustre ce « système de dépendance universelle » qui aplanit la particularité, réprime le bon plaisir, discipline l'égolsme subjectif. Aussi bien pourrait-on dire, dans cette perspective même, que l'Harmonie est le travail de la hauteur, qui consiste à « réfréner le désir ». Sans doute faut-il évoquer le labeur et la peine. Mais le propre du travail est bien de former, et par là même de garantir la survie d'une société en la stabilisant. Il faudrait aussi observer que cette pensée géométrico-politique qui fonde la musique antique et médiévale trouve sa limite dans son mode même d'institution. La musique grecque procède d'une raison liée à l'argumentation, au pouvoir de l'homme sur l'homme. Celle-ci ne se préoccupe pas de couquérir le monde. L'invention technique y reste isolée, précaire, contingente. C'est un piège tendu à la nature dont elle détourne provisoirement le cours. La techniq ue tient de la ruse et du prodige, elle résulte d'une tromperie ingénieuse, d'un subterfuge qui suspend la loi naturelle sans pour autant remettre en cause un ordre écrasant au sein duquel l'homme ne dispose d'aucun pouvoir. L'invention technique n'est possible qu'au moment opportun. Elle est le fait de celui qui sait saisir la chance et s'empare de l'occasion décisive. Il n'y a pas, dans le monde antique, de véritable liberté technicienne.
Tout autre est la mentalité qui préside à l'essor de la musique instrumentale ainsi qu'à l'émancipation du timbre au XVIIe siècle. Curt Sachs soutient à ce propos que la dissociation de la musique instrumentale et de la musique vocale, la création d'un idiome instrumental autonome constituent le fait majeur de la période qui se situe entre 1400 et 1600. Aujourd'hui encore cette éclosion d'un art affranchi de l'imitation des techniques vocales demeure à bien des égards une énigme. De plus, l'évolution de l'art instrumental au Moyen Age et à la Renaissance semble s'avancer par étapes jusqu'à connaître, au terme d'une évolution séculaire, une mutation radicale avec le Baroque. Quoique préparée par des conditions progressives, cette brusque émergence de la musique instrumentale au XVIIe ne laisse pas d'apparaître comme une sorte de soulèvement, comme un phénomène singulier que l'histoire doit élucider.
Le principal problème que pose la musique au XVIIe siècle est sans doute l'intégration du timbre à la hauteur. Il s'agit là d'un fait de civilisation qui touche aussi bien la pratique musicale dans son ensemble que la connaissance scientifique proprement dite. Art et science franchissent un seuil collectif de transformation au-delà duquel les questions et les prises sur le phénomène sonore changent de nature. De nouvelles interrogations surgissent. On peut supposer que les conditions historiques qui rendent possible une physique de la fréquence sont celles-là même qui vont permettre l'éclosion d'un style instrumental. Il ne suffit pas, pour comprendre le phénomène dans sa totalité, de le rapporter à ce qu'en dit l'histoire de l'acoustique ou la musicologie. L'émergence du timbre au XVIIe siècle apparaît comme un fait global qui indique un changement d'attitude de l'homme devant le monde. L'avènement du langage instrumental, la naissance de l'opéra, la pratique généralisée de la basse continue sont contemporains des premières conquêtes de la science moderne. Celle-ci soutient que le monde n'est ni fini ni parfait, que l'homme n'en est pas le centre et que sa raison ne reflète aucun ordre. La musique baroque prend naissance dans un monde décentré, puis distendu, enfin disloqué par la mesure et le calcul. L'immensité de l'univers en forme la toile de fond. L'Harmonie n'est plus la loi des cieux. Pythagore n'avait rien inscrit au firmament. Les esprits les plus audacieux - Galilée, Descartes - promettent que la mathématique, la physique et l'astronomie finiront, en se composant, par nous livrer la clé de l'univers. Les lois de la mécanique ne sont-elles pas aussi celles de la nature? Mais il n'y a pas moins d'audace à soutenir avec Hobbes que l'homme n'a pas besoin de ces assurances pour étendre ses prises et qu'il peut se suffire d'une histoire dont le sens ne figure nulle part. Aussi le sujet de l'opéra baroque est-il cette humanité sans destin, prenant congé du monde éternel dans l'héroisme et la mélancolie. L'univers physique n'est que folie, indifférence, démesure. La contemplation y est rendue impossible. L'infini s'y substitue au cosmos. La mélancolie, dira Thomas Mann, traduit cet âge où la pensée l'emporte sur la vision. La nature elle-même, résignée, s'efface et se retire devant le théâtre du monde. Pour la première fois en Occident, la musique devient plainte. « On peut dire hardiment que toute expression est en définitive une plainte, comme la musique dès qu'elle se comprend en tant que mode d'expression, au début de son histoire moderne, se mue en plainte et en " lasciatemi morire ", en lamentation d'Ariane, en chant de douleur des nymphes, repris en écho [7] ». L'invention de l'harmonie, la naissance du mélodrame ouvrent une ère nouvelle dans l'histoire de la pensée musicale. Sans doute observera-t-on que la musique se conçoit ellemême, pour la première fois, comme fait historique, comme langage à la fois autonome et relatif. Mais pour qu'une telle mutation soit possible, il aura fallu que la pensée affirme à la fois que l'univers est radicalement contingent, que la création est un livre écrit en langage mathématique, et qu'elle est par conséquent susceptible d'être étudiée selon ses seules lois immanentes. Il aura fallu aussi que l'explication mathématique qui permet de commander à la nature des choses et d'étendre les sciences aux techniques s'applique au droit comme à l'organisation des sociétés. La musique, conçue comme pouvoir expressif, n'est envisageable comme telle qu'à partir du moment où l'homme ne présente plus aucune allégeance au cosmos patricien. L'âme moderne se forge aussi bien dans la libre disposition de soi, dans le volontarisme et l'égalité que dans l'idée que la maîtrise technique, instruite par la science, saura faire plier la nécessité naturelle et la soumettre à l'emprise de la volonté humaine. La musique comme expression n'est possible qu'au prix de ce déplacement de la violence qui s'exerçait sur l'homme et qui s'impose désormais dans une domination de la nature. Une même volonté collective est à l'oeuvre qui prétend convertir le monde en artifice et qui soutient qu'il n'y a pas d'esclave par nature. Au XVIIe siècle, machinisme et égalité devant la loi vont de pair. Il semble exister une solidarité de principe entre un entendement qui développe ses prises sur le réel et une existence qui prend en charge son destin effectif.
Manfred Bukofzer, dans sa Musique baroque, considère comme un trait caractéristique du style de cette époque les échanges, les transpositions, voire l'hybridation que l'on peut pratiquer entre la voix et l'instrument. « La transposition des langages est arrivée à un point qui semble en contredire le principe. Et paradoxalement, le traitement instrumental de la voix devient l'un des langages vocaux de cette époque. On retrouve le même paradoxe dans les jardins baroques, où l'on impose des formes géométriques aux arbustes et aux arbres [8]. » C'est dire à quel point l'expressivité baroque, voire le baroque entendu comme conquête historique de l'expression, est un produit de l'artifice. L'art du timbre qui caractérise le style baroque s'affirme d'abord par un affranchissement de l'imitation des techniques vocales. La composition instrumentale, la nouvelle virtuosité étendent l'espace sonore, atteignant des registres extrêmes qui rompent l'équilibre traditionnel des voix et permettent un art de la couleur, du relief et du contraste. L'analogie est frappante entre une voûte céleste désormais éclatée et un idiome instrumental parcouru à l'infini par un perpétuel dynamisme. Le groupe renaissant, que l'iconographie représente encore replié sur lui-même comme un reflet du monde fini, comme un miroir de l'ordre, cède la place aux masses chorales et aux dispositifs instrumentaux à la recherche d'un nouveau symbolisme du mouvement. La voix, qui était à l'image de la connaissance spéculative du monde, s'insère désormais dans un complexe d'instruments, d'accessoires mécaniques où l'homme n'entend plus imiter un ordre universel mais bien rransformer la nature par l'énergie et le travail. L'apparition de l'opéra comme l'éclosion de la musique instrumentale pose en définitive des problèmes similaires à ceux que soulève la formation de l'image mécaniste du monde. L'opéra n'est qu'un monde-machine. Les machines doivent être naturalisées, l'artifice étendu au cosmos, la technique identifiée à la nature, si bien qu'en retour, la nature ne se distingue plus de l'artifice qui met en évidence son mécanisme caché.
S'il n'entre pas dans notre propos de revenir sur les fondements historiques du mécanisme, du moins est-il indispensable de souligner certains traits caractéristiques de la pensée moderne qui sont responsables de l'intégration du timbre à la hauteur, dans le domaine musical aussi bien que dans celui de l'acoustique naissante. On admet communément que l'originalité de la pensée moderne tient au fait qu'elle se situe au point de concours de la technique et du langage, conjuguant leurs pouvoirs qu'elle articule l'un l'autre et précise l'un par l'autre. Elle se fait une obligation d'écarter toute conjecture intellectuelle qui ne puisse se traduire en présomption opératoire. Pour elle, il n'y a pas d'intellection impraticable. L'action et la pensée n'acquièrent de valeur rationnelle que du seul fait de leur détermination réciproque. La rationalité proprement dite procède de cette exigence de convertibilité mutuelle et s'atteste par le mouvement de leur intégration progressive. La pensée moderne institue donc un ordre spécifique de contraintes qui, par la vertu de la représentation mathématique, prescrit à l'initiative technique de se formuler en une suite d'énoncés conditionnels, tandis qu'elle enjoint à la démarche réfiexive de construire sa loi et d'en rechercher le principe fonctionnel. L'exigence de précision discursive qu'introduisent les modernes inclut, dans son mode même de détermination, un principe de discrimination critique des catégories de l'information physique. Un système de physique est bien à cet egard un système d'équations de conditions et non une formule de géométrie appliquée. Le propos des modernes était de caractériser ce qui fait l'objectivité d'une transformation. Les relations de validité objective qui s'instituent avec la mathématique doivent une part notable de leur consistance au travail simultané d'organisation et d'analyse qui préside à l'articulation des variables fondamentales. Un système de physique mathématiquement élaboré est aussi bien un instrument d'information qu'un instrument de pensée. Le travail de la raison au XVIIe siècle n'est pas seulement unificateur, il est organisateur. Si l'on est convaincu que la science doit se constituer dans un cadre mathématique, c'est parce que la mathématique introduit précisément une liaison cohérente entre l'intégration conceptuelle et l'articulation expérimentale. Les distinctions qui permettent d'opérer sur les proprietes d'un système, d'établir la concordance mutuelle de leurs composantes, s'ajustent à celles qui permettront les transformations spatiales, les isomorphies, les transpositions. Valéry a consacré une part importante de son oeuvre à élucider la façon dont les Modernes s'étaient mis à penser : « Moderne - Théorie et pratique conjuguées. Grande nouveauté. Jadis - Métaphysique et empirismes. Or les mathématiques ont été le lien, ont fait la liaison à partir du jour où la mesure est devenue scientifique [9]. » La pensée moderne est systématique en ce qu'elle ne dissocie pas la technique de l'art de penser, la composition des pouvoirs de l'art de transformer, de distinguer, d'évaluer. La pensée systématique ne disjoint pas les conditions de l'action des conditions de l'intellection. Mise en oeuvre et mise en forme vont de pair. Elles se déterminent mutuellement. Ce qui ne veut pas dire qu elles puissent être mises d'office en continuité directe. Ce qui ne signifie pas non plus qu'il faille postuler une distinction totale entre leur régime respectif de contraintes. Valéry soutient simplement que le propre de toute visée systématique est de coordonner des actes et des notions. Cette coordination met aux prises deux types d'activité partiellement hétérogènes, partiellement convertibles dont le premier, d'essence technique, consiste à construire et à composer, le second, d'essence théorique, à réduire et intégrer. Leur appropriation réciproque constitue le prototype même de l'activité rationnelle. Elle dégage de chaque ordre de contraintes les seules caractéristiques compatibles et convertibles entre elles. Cet ajustement préalable de l'ordre et de la construction guide toute l'évolution ultérieure du système qui, pour compliquer ses actes, devra spécifier leur modèle d'organisation et leur type de consistance. Toute transformation effective s'assortit d'une transformation interne de la pensée, d'une réforme des manières de penser. Tout progrès dans l'efficacité a pour corrélat un effort de totalisation, d'intégration au niveau des notions fondamentales. Valéry a longuement insisté sur le fait que, pour parvenir à l'intelligence d'un phénomène physique, il ne suffit pas d'en distinguer et d'en ordonner les qualités. Il ne suffit pas non plus d'énoncer des généralités logico-empiriques. Il ne suffit pas davantage de plaquer des schémas géométriques sur l'expérience, en escomptant une adéquation immédiate du formalisme mathématique aux traits d'organisation de la réalité. Ce qui paraît décisif dans la physique moderne, ce n'est pas tant l'application de la mathématique universelle à l'expérience, que le recours au langage logico-mathématique comme au seul mode de constitution permettant une détermination fine et rigoureuse de nos pouvoirs par la combinaison de fonctions simples et distinctes. « La quantité, disait Valéry, est la qualité qui permet la possession de pouvoirs précis [10]. » « Cette idée conduit à essayer de tout réduire en opérations, c'est-à-dire au type de la quantité qui permet d'écrire des égalités [11]. » C'est exactement ce que Descartes entend par la notion de dimension qui n'est « rien autre chose que le mode et la raison d'après laquelle un sujet quelcouque est jugé mesurable » (règle XIV). L'objectivité de la transformation géométrique n'est définitivement assurée que lorsque la forme s'associe un système de dimensions homogènes selon lequel s'opère la mesure. L'introduction de la notion de dimension par Descartes traduit fidèlement cette double préoccupation qui marque chez les Modernes l'élaboration de leurs systèmes. En effet la notion de dimension ne s'en tient pas à la seule considération des grandeurs; elle affecte également les modalités du rapport de coexistence entre les grandeurs. Elle permet de comprendre comment la mathématique constitue en quelque sorte la médiation originaire entre l'opération et le symbole, entre l'action et le langage. Elle permet de saisir comment on passe d'un ordre de qualités à un système de relations en convertissant l'ordre en mesure et la qualité en détermination. Si le système constitue la forme initiale de l'intelligibilité et doit servir de base de départ, c'est parce qu'il nous procure la juste mesure de nos pouvoirs par l'exercice de leur coordination consciente. Le système nous introduit à l'intelligence des rapports de convenance objective tout en nous dotant de prises qui permettront d'en régler les transformations. La texture mathématique affermit nos prises par la coordination de principe qu'elle institue entre nos actes qu'elle regroupe et nos procédés d'expression symboliques dont elle assure la rigueur et l'objectivité des corrélations. Une science rationnelle, pour se constituer, réalise une sorte de compromis entre deux exigences initialement distinctes et concurrentes. La première, d'ordre technique, est, selon Valéry, « une composition pure de valeurs aussi pures que possible - d'où économie [12] ». Elle procède de l'élément à l'ensemble, terme à terme, point par point, de proche en proche. S'inspirant d'une méthode de composition progressive, elle aboutit à un agencement formel de concepts et d'opérations. La seconde, d'ordre théorique, ce qui revient au même, architectonique - s'attache au traitement de la totalité dont elle cherche à dégager les articulations, à déceler les rapports internes de convenance, et à fixer les garaories intrinsèques de validité qui lient les signes aux objets. Alors que le premier abord privilégie les facteurs techniques et constructifs aptes à la formalisation, à l'explicitation des règles, le second prétend spécifier les divers types de solidarité fonctionnelle qu'il rencontre dans la réalité, et tente d'en représenter, avec la nécessité de leurs liaisons, les formes de coappartenance. Un système ne se résume donc pas à la superposition d'un ordre d'implications à un ordre de conditions. Il ne s'explique pas non plus par la seule intervention du nombre dont les propriétés synthétiques et combinatoires ne suffisent pas à rendre compte du constant travail d'accommodement des conditions ni du constant effort d'ajustement, de révision, de condensation des notions. La rationalité d'un système tient à cette dualité de points de vue dont l'un - celui de la composition - est concentré sur les opérations de disjonction et de conjonction, tandis que l'autre - celui de l'intégration - cherche à mieux saisir les conditions de compatibilité et d'exclusion qui s'appliquent aux divers modes d'une même organisation. Ce qui est proprement moderne dans la science du XVIIe siècle, c'est son objectif d e détermination qui, conjuguant travail et langage, met la nature à distance, laisse libre cours au pouvoir séparateur de l'entendement, réduit les éléments de la nature à une diversité de variables fondamentales, et fait prévaloir le point de vue de la nécessité fonctionnelle dans le domaine de l'action comme dans celui de la connaissance.
Comment décrire dès lors les conditions d'apparition de l'acoustique? Quelles connexions reliaient celles-ci à l'essor de la musique baroque? Palisca a indiqué, en 1961, à quel point l'art musical du XVIIe avait été imprégné de la science de l'époque [13]. H.F. Cohen adopte une attitude beaucoup plus réservée à cet égard [14]. On ne peut manquer de rapprocher cette confrontation de points de vue et de méthodes de la querelle qui avait opposé Grossman à Borkenau en 1935, au sujet précisément de la théorie de la naissance de la pensée moderne et de l'explication techniciste ou sociologique que l'on pouvait donner, à l'exclusive l'une de l'autre, de la formation de l'image mécaniste du monde. Dans un ouvrage récent «  L'esprit du mécanisme. Science et Société chez Frank Borkenau [15] », Christian Lazzeri, JeanPierre Chrétien Goni, Valeria e. Russo et Antonio Negri montrent à quel point il est devenu difficile de se satisfaire d'une explication purement techniciste de la naissance du mécanisme à laquelle Grossman avait donné la plus large autorité. La cosmologie mécaniste ne se réduit pas à une extension métaphorique de la théorie des machines. Il reste alors a reconstituer, à la suite de BorLenau, la chaîne de médiations, voire des contradictions, qui relie la dynamique sociale au concept philosophique. En ce qui concerne la musique, il serait du plus grand intérêt de réévaluer le rôle qu'a pu implicitement jouer la doctrine des Automates dans la formation de l'acoustique moderne. Car c'est à partir du moment où l'on a considéré le son comme un automate parfait, à l'instar de l'horloge, des moulins ou des fontaines artificielles, que l'on s'est mis à comprendre l'engrenage des mouvements qui déterminent simultanément la hauteur et le timbre. Encore une fois n'entre-t-il pas dans notre propos d'examiner les incidences de la manufacture capitaliste sur la genèse et les contradictions de la pensée mécaniste. Comment toutefois ne pas rappeler que l'automatisme fut l'obsession dominante de la pensée du XVIIe? Valéry, qui fut un témoin particulièrement averti de la science du XVIe siècle, disait que depuis cette époque notre civilisation généralise la création et l'usage de la machine cout en lui empruntant ses traits et sa structure. « Tout homme tend à devenir machine. Habitude, méthode, maîtrise enfin - cela veut dire machine [16]. » « L'éducation est prise de conscience, organisation, puis remise à l'automatisme [17]». Ainsi Valéry élargit- il considérablement le domaine et la portée de l'automatisme. 1l en radicalise également l'acception. Le terme même ne désigne plus seulement la classe des dispositifs de suppléance qui, en se substituant à nos gestes, à nos sens, à nos fonctions mentales, ont progressivement libéré l'appareil de production des astreintes et des limites inhérentes à l'échelle humaine. L'automate industriel nous procure, certes, la commande et le contrôle de systèmes complexes capables de coordonner des vitesses, des grandeurs, des dimensions, des paramètres technologiques sans rapport initial ni précédent naturel. Mais il ne suffit pas d'expliquer l'automatisme par l'autarcie et l'autonomie de fonctionnement des structures techniques. L'automate est pour Valéry, paradigme de la méthode. Il représente une sorte de projection de notre organisation mentale au travail, avec ce qu'elle a de spécifique, d'irréductible à la nature au sens large et de violemment contraire à nos dispositions naturelles. L'esprit : « Système de correspondance et de travail sur ce système [18]. » « Chercher une méthode, c'est chercher un système d'opérations extériorisables qui fasse mieux que l'esprit le travail de l'esprit, et ceci se rapproche de ce qu'on peut obtenir ou concevoir qu'on pourrait obtenir par des mécanismes [19]. » inversement : « L'automatisme supérieur consiste dans la construction de systèmes complexes pouvant être mis entièrement par une seule intervention qui suffit à déterminer toutes les transformations [20] ». L'automate fait plus que nous donner à observer des fonctionnements. Il entraîne littéralement l'esprit à ses propres procédés. Il a valeur d'exercice. Abolissant toute distinction entre fabrication et méthode, il rappelle à l'esprit humain qu'il lui est inévitable, indispensable d'acquérir ses conditions d'autonomie, de forger ses outils et d'en dégager le principe de constitution par le seul examen des composantes fonctionnelles de leur élaboration. La vertu exemplaire de l'automate tient au fait qu'il associe, dans la définition de son fonctionnement, la représentation des contraintes et la combinaison des possibles. L'automate nous montre ainsi comment s'articulent la technique et les techniques de pensée. Écartant d'emblée l'à-peu-près des représentations et des images, il ne laisse précisément subsister, dans l'identit&eacut e; d'un programme, que la stricte coincidence entre les règles d'exécution des tâches et leur formule théorique de construction et de prévision. L'automate établit une liaison directe entre l'opération et les faits, entre le déterminisme précis et la cohérence implicative. Et pourtant l'automate n'est pas réductible au statut d'une logique appliquée, il ne se résout pas en un simple aménagement des consignes destinées à coder et transmettre une information. Il exhibe, dans son agencement même, le difficile ajustement des fonctions d'abstraction, de formalisation et de détermination objective. Il réalise la conjonction de l'effectif et du possible, du virtuel et de l'exact. Valéry était pleinement conscient de l'étendue et de la nouveauté des problèmes théoriques que soulève, partout où elle est introduite, cette technique de transgression des conditions initiales. Le passage d'un agencement conscient à son expression formalisée modifie radicalement la nature des liaisons mises en oeuvre, remet en cause l'ordre qui les fonde et contraint au réexamen critique des significations catégorielles qui lui sont attachées. C'est bien le propre de l'abstraction que de nous permettre de suLordonner la construction à sa loi, d'opérer sur des opérations, et d'établir une solidarité de principe entre la nécessité des procédures opératoires et la validité des critères logiques qui en garantissent les liens de cohérence. L'art de penser est un Art d'inventer en ceci qu'il consiste dans « la recherche de la nécessité des phénomènes par l'usage délibéré des puissances de l'esprit [21] ».
Cet art d'inventer au XVIIe siècle présuppose que la nature ellemême soit réductible à une forme complexe d'artifice douée d'un principe autonome de mouvement.
Dire que le son est considéré sur le modèle de l'automate, c'est présupposer la vision mécaniste du monde qui tient la nature pour une vaste fabrique et ne fait pas de différence entre l'activité naturelle et le fonctionnement d'une machine, entre l'opération naturelle et le dispositif technique. Mais il faudrait également inverser les points de vue, et considérer que la nature propose dans le son l'artifice par excellence, le mécanisme préformé caractérisé par un haut degré d'organisation et une interdépendance des parties. L'instrument de musique tient de l'automate en ceci que le geste instrumental ne consiste pas à convertir simplement un type élémentaire d'action en un autre, mais à déclencher dans la nature un mouvement vibratoire hautement complexe et parfaitement intégré, dont la décomposition permettra de rendre compte à la fois des propriétés remarquables de la hauteur et du timbre. Le vocabulaire des musiciens l'atteste encore aujourd'hui : s'ils parlent volontiers de la texture du son, c'est bien en référence non pas simplement à des figures géométriques, mais à un assemblage interne, à une configuration propre qui introduit le point de vue de la totalité, et fait de la disposition des parties la condition de fonctionnement du tout. L'accent est mis sur l'intégration, sur la liaison réciproque des parties et l'unicité du mouvement sollicité. La conformité du mouvement des vibrations à la structuration du tout définit la perfection du mouvement vibratoire que constitue le son harmonique. Ce qui rapproche le son de l'automate, c'est bien ce modèle d'autorégulation par lequel le processus favorise sa propre reproduction, maintient sa propre coordination et permet de stabiliser un processus dynamique dans la permanence d'une forme. D'une certaine manière, l'acoustique classique retiendra de son mode de constitution ainsi que de sa première fascination pour l'automate, un certain nombre de notions valorisées que l'acoustique contemporaine remettra en cause non sans peine. L'étude de la vibration confortera par exemple les Modernes dans l'idée que la nature est une succession de configurations instantanées de la matière. Dans cette optique prévalent comme critères d'intelligibilité les valeurs de conservation, d'immutabilité, de régularité, d'équilibre. Le son est assimilé à la permanence d'un ordre et à la conservation de ses constantes. La simplicité des notions est encore un gage de leur vérité, l'invariance des lois une garantie de leur réalité. L'écart, l'irrégularité, l'altération ne prendront de signification décisive qu'avec l'apparition de l'informatique musicale et de la psychoacoustique qui lui est liée. L'acoustique classique se fonde sur la perfection immuable des lois de la nature. Comme le dit Pradines, à propos de la musique classique précisément, « l'esprit de conservation est aussi la loi de la matière [22] ». Voilà pourquoi l'oreille s'enchante de percevoir le son et la musique comme un enchaînement de rapports harmoniques qui atteste l'ordre secret de la nature, lequel est une négation de la dissonance ou du désordre des bruits. «  L'oreille serait ravie de percevoir au moins confusément cette espèce d'ascension régulière dans l'immobilité, de périodicité instantanée, que constitue la superposition des octaves dans la disposition, en effet profondément mystérieuse des sons [23]. » Ce que nous apprend l'intégration de la hauteur et du timbre, selon les classiques, c'est la perfection de la composition harmonique des sons. La causalité du tout harmonique sur lui-même représente le meilleur gage de la stabilité, de la régularité, de la constance et de l'invariance au coeur des choses.
C'est au XVIIe siècle que sont jetées les bases de l'acoustique, discipline scientifique à laquelle Sauveur donnera son nom en 1701. Benedetti, Vincent et Galileo Galilei, Beechman, Descartes, Mersenne, Huygens, Newton, Sauveur chercheront à décrire le vibrations en termes physiques et mathématiques. L'acoustique naissante fonde l'idée de fréquence, décrit les modes de vibration d'une corde vibrante élabore une théorie quantitative des modes de propagation des ondes sonores dans l'air, et jette les bases d'une interprétation du timbre entendu comme la résultante d'une superposition d'harmoniques. C'est a Benedetti, Vincent Galilée et Descartes que l'on doit une première interprétation physique de la notion de hauteur et une tentative de description des consonances selon des caractéristiques physiques. L'idée de fréquence sera la principale conquête du XVIIe siècle. Et l'on s'avise qu'elle ne détermine pas seulement la hauteur d'un son, mais son timbre. Sauveur mettra en évidence la connexion entre les noeuds et les harmoniques et fera ressortir l'importance des harmoniques dans la composition de tout son musical. Comme l'observe Sigalia Dostrovsky, la notion de noeud n'était pas triviale dans le contexte de la mécanique de l'époque [24]. Qui pouvait supposer, observe Fontenelle, qu'un corps en mouvement puisse également présenter des points stationnaires ? Plus difficile encore était d'admettre la simultanéité de ces différents modes vibratoires. Sauveur montrera que cet étagement d'harmoniques détermine le timbre, donnant ainsi une assise scientifique à un phénomène que connaissaient bien les facteurs d'orgue. Avec le son, la nature semble produire un automate paradigmatique. Celui-ci permet d'élaborer une science d'invariants physiques, soulignant la régularité et la constance du phénomène périodique. Il comprend le timbre et la hauteur dans une même unité théorique et laisse entrevoir à quel point la structure harmonique du timbre concourt à la détermination de la hauteur. Il se présente comme une totalité articulée, une organisation dont l'harmonie fournit la clé des rapports de la partie et du tout. L'acoustique des XVIIe et XIXe siècles ne fera que renforcer la perfection de cet édifice théorique, qui intègre le timbre à la hauteur.

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En s'appliquant au timbre, toute l'économie de la rationalité acoustique se trouve engagée dans un nouveau procès de spécification. L'acoustique du XXe siècle constitue de nouveaux objets et introduit de nouvelles catégories pour les penser. Si l'on peut parler d'un progrès de la connaissance, on peut soutenir que celui-ci a consisté à substituer à la théorie classique de la vibration une théorie générale du signal incluant à la fois les vibrations électriques, acoustiques, et mécaniques. Ce faisant, le domaine vibratoire est investi d'une nécessité nouvelle, qui atteste la convenance objective des domaines reliés. Il acquiert une généralité plus étendue qui s'exprime par le fait des isomorphies, des transpositions, des transformations. Le progrès de l'acoustique théorique, de l'électrotechnique des débuts de ce siècle à l'informatique, est un progrès de l'acoustique vers sa propre axiomatisation. Il se traduit par un mouvement de généralisation de la pensée, de formalisation du savoir qui lui donne de nouvelles prises sur les structures de l'objet. Il a fallu franchir les étapes de l'électrotechnique, des communications électriques, de la théorie de l'information pour entrer en possession de structures physiques générales capables d'unifier les phénomènes vibratoires, de nous délivrer l'intelligence de leur formation et d'assurer la conversion réciproque des mesures. Cette extension de la connaissance des mouvements vibratoires s'accompagne d'un renouvellement notable de concepts propres à les interpréter. La connaissance modifie en même temps qu'elle élucide les relations qu'elle met en oeuvre. Un schème explicatif qui s'intègre dans une explication de portée générale se particularise et se spécifie du fait même. L'acoustique du timbre en ce sens est une spécification ultime, tardive, de l'acoustique théorique. La conquête de ce nouveau champ d'expérience implique un changement du sens des règles et des lois destinées à l'interpréter. La science du timbre implique une révolution dans la nature du savoir acoustique. L'acoustique classique se faisait du timbre une idée inexacte due pour une part à l'insuffisance de ses moyens d'observation, pour une autre à une conception caduque de ses schèmes d'explication. On pourrait même ajouter que la science des timbres du XIXe siècle restait largement tributaire de notions descriptives qui assurent la coordination entre les énoncés mathématiques et l'instrumentation technique. Ces notions étaient à la fois trop fluentes et trop rigides. A la fin du siècle dernier Helmholtz suggère que « les différences de timbre résultent principalement de la combinaison des différents partiels d'un son avec différentes intensités ». L'idée dominante est que l'identité du timbre tient à un invariant physique, le spectre en fréquence. Cette idée s'étaye sur la lenteur des moyens d'analyse sonore dont disposait le physicien de l'époque, et qui ne pouvaient donner d'un son qu'un spectre moyen, prélevé sur quelques périodes successives. Il faudra attendre l'apparition du sonographe, en 1940, développé pour l'étude de la parole, pour saisir le rôle que joue l'évolution temporelle du spectre dans la détermination du timbre. Certes Helmholtz avait déjà pressenti le rôle que jouent les facteurs temporels dans la définition du son. Stumpf avait, dans la première moitié de ce siècle, mis en évidence l'importance des transitoires d'attaque dans la formation du timbre. Mais l'observation de ces données n'est pas parvenue à battre en brèche un certain statisme dans les idées, qui assimilait le timbre à un spectre en fréquence à l'état stationnaire, et le son musical à un son absolument périodique. La perfection explicative que l'époque classique attribuait implicitement à la simplicité, à l'identité, à la conservation comme à la répétition a rempli, dans l'acoustique théorique du début du siècle, une fonction d'obstacle épistémologique. Ce préjugé théorique que l'on relève aussi bien chez Rayleigh (1895) que chez Bouasse ou James Jeans, peut se résumer à cette idée que ce qui est distinctif dans le son, c'est sa partie stationnaire. On est donc à l'opposé de l'idée contemporaine selon laquelle le son se caractérise par une évolution définie. La science des sons est une science de variables cachées, de corrélations entre des facteurs abstraits, qui n'apparaissent pas directement à l'observation et qu'il faut provoquer par des stratagèmes, des dispositifs expérimentaux particulièrement raffinés. Le timbre n'est plus assimilé à une constante physique, mais est considéré comme la résultante d'une relation fonctionnelle entre multiples facteurs. La science classique du timbre était une science rigide, tirant de l'inadaptation de ses moyens d'observation une sorte de supplément dogmatique. C'était une science relativement naive, bloquée dans un registre de formes figuratives. Les énoncés de l'informatique musicale sont au contraire des mixtes irréductibles de construction et d'information. Ses énoncés sont codifiés et explicités, si bien que l'instrumentation y est identiquement symbolique et technique. La formalisation du savoir n'y est pas dissociable de la détermination de l'objet. Inversement, l'acquisition de l'information est en même temps une refondation des principes. C'est une des constantes de l'oeuvre de JeanClaude Risset que de montrer que le mécanisme a fini par peser comme une idéologie sur l'évolution ultérieure de l'acoustique, car il continuait à rechercher des évidences apodictiques, et tendait à consolider un modèle d'intelligibilité périmé. L'idée que la physique des ondes est susceptible d'un traitement uniforme et méthodique devenait un handicap pour l'intelligence des phénomènes vibratoires. Toute question ne peut se réduire à sa transcription en une figure particulière de l'espace intelligible. On pourrait relever dans l'oeuvre de Risset, comme également chez Max V. Mathews et John R. Pierce, de nombreux arguments qui contredisent l'idéal classique du timbre et introduisent dans son interprétation une conception véritablement dynamique. Le son se conçoit comme un processus temporellement orienté, dont toutes les phases sont interdépendantes, dont les éléments interagissent entre eux au cours de l'évolution du processus. Les caractéristiques physiques sont orientées temporellement, et présentent de fortes dissymétries, sans être pourtant réfractaires à une mesure reproductible du changement. La compréhension du timbre dépend de l'établissement d'un domaine de corrélations fonctionnelles, et requiert l'étude des interactions entre variables interdépendantes. Pour les sons naturels, rappelons quelques principes établis par l'informatique musicale. L'enveloppe, ou l'évolution de l'amplitude au cours du temps, joue un rôle aussi important que le spectre dans l'identification du timbre. L'enveloppe spectrale, ou la structure des formants préserve l'identité du timbre. Celle-ci ne tient pas à la configuration du spectre, sorte d'invariant physique, mais à une relation évolutive entre le spectre et l'intensité. Pour les sons cuivrés, « la proportion d'énergie haute fréquence augmente beaucoup avec l'intensité [25] », Le spectre du son cuivré s'enrichit de hautes fréquences lorsque l'intensité augmente. Mathews a noté le rôle que joue le vibrato dans la définition du timbre du violon, auquel il impose une sorte de modulation aléatoire du spectre et de la fréquence. John Chowning est parti de ces principes pour synthétiser des timbres complexes par le moyen de la modulation de fréquence. A la suite de Stumpf, Mathews et Pierce ont établi que le timbre n'était en rien lié à la partie stationnaire du son, mais qu'il l'était par contre intimement aux transitoires d'attaque et d'extinction. Parmi les facteurs dynamiques qui agissent sur le timbre, il faut compter en outre l'ordre d'entrée des partiels, qui ne sont pas synchrones, le rôle de la rugosité, due au frottement de deux fréquences à l'intérieur d'une bande critique, les phénomènes de masque, de choeur, de saturation ou de distorsion. Rappelons enfin que dans le cas des sons de percussion, le spectre inharmonique varie au cours du temps. Des études récentes, menées par Stephen McAdams, portent sur les rapports de cohérence vibratoire de ces différentes composantes, montrant que le son se présente bien comme une totalité interactive dont les facteurs sont liés par une ordonnance. Les travaux de David Wessel sur la brillance, facteur de fission mélodique, et ceux de McAdams sur les facteurs de fusion et de ségrégation du son mettent en évidence, au sein de l'évolution de l'onde sonore, les rapports de l'ordre et de la transformation. Ils fixent les seuils de fusion, en deçà desquels les sons se stabilisent en une unité cohérente, et les seuils de ségrégation, au-delà desquels l'unité perceptive est rompue. Toute la psychoacoustique contemporaine est à la recherche de ces lois de solidarité au sein desquelles les transformations pratiquées sur le timbre et les distinctions qui permettent d'ordonner leurs propriétés se situent dans une sphère de coappartenance au sein de laquelle la cohésion perceptive est maintenue.
Pour qu'une science du timbre soit possible, il a fallu la révolution que la téléphonie, l'électronique et l'ordinateur ont introduite dans l'acoustique physique. En remettant en cause les modèles de type mécaniste, ces disciplines changeaient à la fois notre approche fonctionnelle et nos modes de compréhension du phénomène sonore. C'est dire que l'acoustique correspond au statut d'une science plus opératoire. L'approche micrographique que seul permet l'ordinateur met en évidence des liaisons, des corrélations qui échappaient à la physique intuitive et que seule elle peut identifier, mesurer et valider. Ce faisant, l'acoustique numérique s'intéresse plus aux caractéristiques dynamiques du son qu'à ses caractéristiques structurales. Changeant d'échelle, elle change d'objet. Elle en vient à écarter, dans la considération d'un processus, les formes stabilisées, que l'on considère comme trop sommaires et accordées à des mesures trop élémentaires. Ce qui compte, c'est le processus, l'évolution temporelle, les transitions, les états mixtes, les seuils et les écarts, la totalité d'interaction. L'acoustique classique pensait le son en termes de structures géométriques, qui permettent les transpositions dans l'ordre de la forme, et obéissent à des lois de conservation et de transformation. L'acoustique contemporaine ne voit plus dans le son qu'une structure dynamique qui se conserve ou se restitue conformément à une loi qui régit la dépendance ou l'interdépendance mutuelle de ses éléments. Dire que l'acoustique devient plus opératoire, signifie qu'elle ne situe plus les critères de sa rationalité dans la conservation des modèles, mais bien au point de concours des modes de l'information. Les énoncés physiques se redéfinissent avec l'analyse des nouveaux objets. En se spécifiant, la structure des contenus renouvelle le sen s et la valeur des hypothèses. Il ne serait pas exagéré de dire qu'une science du timbre n'a été possible qu'avec l'abandon de l'acoustique classique. La connaissance du timbre suppose que l'on cesse d'accorder une valeur infotmative prééminente aux vibrations périodiques ou stationnaires. « Un son musical ne se réduit pas à un son périodique, déclare Jean-Claude Risset, et on pourrait presque dire qu'il n'est musical que dans la mesure où il n'est pas périodique [26] ».Le timbre ne peut être pris en considération en tant que tel qu'à partir du moment où l'on accorde à l'instabilité d'une structure plus de signification formative qu'à la stabilité même de cette structure. L'acoustique numérique est amenée à considérer que les situations intermédiaires entre des états stables ont plus d'intérêt que ces états eux-mêmes. Cette conviction s'est développée d'abord avec l'électroacoustique analogique qui, pour la première fois dans l'histoire, a ptoduit des signaux parfaitement réguliers. On s'est avisé que l'immutabilité de ces signaux, leur périodicité absolue engendrait une insipide monotonie. Cette conviction s'est muée en certitude à partir du moment où la synthèse numérique a permis de mettre en évidence la valeur significative des dynamiques fines du son. Les états stabilisés deviennent alors des repères idéaux permettant de délimiter la réalité des états transitoires du son. Le son se comprend comme une fluctuation entre des cas limites. L'acoustique classique a donc dû renoncer à ses critères analytiques traditionnels. Au lieu de stabiliser le son dans une forme et de le diviser en catégories distinctes et bien séparées, l'acoustique contemporaine en vient à reconnaître la valeur intrinsèque des états transitifs du son ainsi que l'intelligibilité des processus dynamiques. Les critères de la raison ne sont plus ceux de la composition et des équivalences. Rationaliser ne consiste plus à réduire mais à fonctionaliser. On s'attache désormais aux traits d'organisation, aussi fugaces soient-ils, qui rendent compte d'une qualité. A cet égard si l'acoustique classique est celle des hauteurs, l'acoustique contemporaine ne peut être que celle des timbres. Le son n'est plus réparti en catégories distinctes dont la hauteur est la principale. Il cesse d'être pensé en termes de conservation et d'agencement mécanique. Le son est considéré comme une totalité dynamique qui nécessite, comme telle, une compréhension fonctionnelle renouvelée. Les nouvelles constructions rationnelles supposent de nouvelles expérimentations. L'étape franchie par l'électronique, puis par l'informatique, ne consiste pas à nous proposer une connaissance élargie des déterminismes que nous offrait l'acoustique classique. Elle consiste au contraire à mettre en évidence l'inadéquation des schèmes mécaniques à la texture relationnelle des sons. Ce qui change avec la psychoacoustique issue de l'informatique, ce sont les conditions d'accès à l'objet et les conditions de son traitement fonctionnel. Celles-ci interviennent sélectivement sur des échelles de réalité et de complexité mieux distinguées. Elles supposent une mutation de la rationalité ellemême et de ses structures intrinsèques. Une description plus distincte, une intervention plus complète et plus sélective, une symbolisation plus exacte caractérisent une nouvelle étape de la connaissance. Il s'agit là d'un nouveau mode de totalisation de la rationalité, qui comprend l'organisation au point d'équilibre où ses possibilités se mettent mutuellement en question, où les modes d'information se recoupent. L'élargissement d'un champ de description et de compréhension implique donc une rupture vis-à- vis des modes de pensée précédents. C'est dans la mesure où la pensée scientifique n'en reste pas au stade d'une réflexion extérieure à son objet qu'elle est amenée à reconnaître une prééminence théorique aux formes instables, aux situations en devenir. L'acoustique classique en restait à un stade paradigmatique. Pour elle, la répétition indéfinie d'un acte inconditionné, toujours conforme à lui-même, garantit l'universalité rationnelle. L'acoustique contemporaine réduit ces invariances à des propriétés particulières. La structure de la rationalité devient indépendante de ses modèles intuitifs. L'acoustique contemporaine en vient à effacer, de par son développement formel, des différences qui tiennent au mode intuitif de l'accès aux structures: hauteur, timbre, intensité. Par contre, des différences qui tiennent aux règles opératoires et à la structuration de l'objet peuvent se manifester grâce à la formalisation. C'est ainsi que l'on est parvenu à dissocier le prédicat classique de hauteur en hauteur tonale et hauteur spectrale, donnant naissance aux paradoxes de hauteur. La formalisation précise ainsi des différences qui échappaient à l'intuition. Ce qui caractérise la nouvelle acoustique, ce n'est pas seulement qu'elle a un pouvoir d'intervention plus fin, des moyens de discrimination plus aigus, des catégories plus pertinentes pour embrasser le phénomène sonore. C'est qu'elle réalise une nouvelle concordance entre les spé ;cifications du concept rationnel et les articulations de l'objet. L'acoustique contemporaine embrasse dans un même mode opératoire des déterminations opposées du phénomène sonore, contrôlant à la fois la ségrégation et la fusion, la stabilité et l'échange, les transformations par transition et mutation, les correspondances symétriques et dissymétriques. L'acoustique du XXe siècle est une acoustique du timbre dans la mesure où elle parvient à exprimer l'interdépendance des facteurs qui définissent le son ainsi qu'à spécifier les particularités de son ordre constitutif. La psychoacoustique du timbre n'est donc possible qu'à partir du moment où cesse de prévaloir une physique géométrique qui inhibait les intuitions dynamiques de la connaissance. C'est pourquoi une acoustique du timbre ne pouvait être que tardive, car elle suppose un état de développement de la science qui permette à ses analyses fonctionnelles de comprendre et traduire les processus dynamiques. La science du timbre inclut, dans son économie, la considération du temps.
La production musicale suit une évolution comparable, beaucoup plus proche qu'elle ne veut en convenir du cours de la rationalité scientifique. Elle oscille entre deux poétiques, dont l'une est une poétique de la métamorphose, l'autre une poétique de l'artifice. La première consiste à imiter, en les transformant, les sons instrumentaux par l'électronique. Ainsi Risset transforme-t-il dans Inharmonique des sons de cloche en textures fluides. Ou bien elle consiste à l'inverse à simuler le son électronique par des procédés instrumentaux : le spectre du son de cloche est simulé à l'orchestre dans Gondwana de Murail, et se transforme peu à peu, par l'introduction de la porteuse en un son naturel de trompette. La simulation de l'électronique par ies sons instrumentaux était déjà courante chez Xénakis, Ligeti et les répétitifs américains. Il est possible, dans cette même optique, de reprendre, comme l'a fait Holler dans Arcus, des procédés analogiques sous forme numérique : enveloppe, ring-modulation, cross-modulation, filtre, réverbération. La poétique de l'artifice prend au contraire acte de la rupture que l' informatique musicale consomme avec le passé, et notamment avec le geste instrumental. Il n'y a, à mon sens, d'art du timbre qu'à partir du moment où l'écriture musicale est capable d'inclure, dans ses déterminations, des spécifications du son qui échappent à l'état conditionnel de la notation : dispositifs spectraux inhabituels, transitoires d'attaque et d'extinction, modulation de la sonorité, phénomènes d'interférence tels que les battements, les effets de masque, les effets de choeur ou de distorsion. A partir du moment où l'on trouve des oeuvres sciemment compos&e acute;es de telle sorte que ces phenomènes acoustiques soient non seulement utilisés et mis en évidence, mais musicalement transposés et intégrés à une expression musicale cohérente, alors, semble-t-il, on peut seulement parler d'un art du timbre musical. Il semble à cet égard que les perspectives les plus fécondes aient été nettement tracées par Risset lui-même, sans que leurs possibilités musicales aient été pour autant explorées jusqu'au bout. Pour reprendre sa propre expression une poétique de l'artifice consisterait à « travailler sur les indices de l'organisation perceptive en l'absence de leur cause physique ». Ainsi un vaste champ de possibles s'ouvre-t-il à l'imagination du compositeur qui pourra travailler sur l'espace sonore et les illusions de distance ou de mouvement, comme a pu le faire Chowning; sur la simulation de l'écho et de la réverbération, à la suite de Moorer; sur les paradoxes de hauteur et de durée à la suite de Risset; sur les modulations d'un timbre à la suite de Wessel; sur les textures et les limites entre la fusion et la fission forcée, comme McAdams. Il me semble qu'en partant de ces points de vue radicaux, que rien ne rattache au passé, la tâche du compositeur est de transposer ces modèles en un langage musical, c'est-à-dire de les accomplir en un geste artistique.

Notes

1 A. Szabo. Les débuts des mathématiques grecques, traduit de l'allemand par M. Federspiel, Paris, Vrin, 1977 (Budapest, 1969) .
2 Ibid., p. 146.
3 Ibid., p. 137.
4 In Henri Maldiney, Aitres de la langue et demeures de la pensée , L'Age d'Homme, Lausanne, 1975, p. 345.
5 Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 390.
6 Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 2e éd., Paris, P.U.F., 1969.
7 Thomas Mann, Le docteur Faustus, trad, fr., Albin Michel, Paris, p. 519.
8 Manfred F. Bukofzer, La musique baroque, trad. fr. J.-C. Lattès, Paris, 1982, p. 23.
9 Valéry, « Mathématiques », Cabiers II, p. 804. Nous citons Valéry d'après l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Gallimar: Oeuvres, 2 vol. 1975 et 1977. Cahiers, 2 vol., 1976 et 1974.
10 Valéry, Cabiers II, p. 858.
11 Ibid.
12 Cahier I,p. 360.
13 Palisca, C.T. «, Scientific. Empiricisme in Musical Thought ». in H.H. Rhys (ed.) Seventeenth Century Science and Arts, Princeton, New Jersey, 1961.
14 H.F. Cohen, Quantifying Music, D. Reidel Publishing Company, Dortrecht, Boston. Lancaster, 1984. pp. 252-253.
15 Christian Lazzeri, Jean-Pierre Chrétien Goni, Valeria e. Russo, Antonio Negri, « L'esprit du mécanisme. Science et Société chez Frank Borkenau », cabiers S.T.S., Paris, C.N.R.S.,1985.
16 Valéry, Cahiers I, p. 885.
17 Cahiers I, p. 344.
18 Cahiers I, p. 875.
19 « Descartes », Variété, Oeuvres I, p. 800.
20 Cabiers I, p. 907.
21 « Regards sur le monde actuel ». Oeuvres II, p. 1135.
22 Maurice Pradines, Traité de Psychologie générale, t. II, nº 1, Le Génie humain, ses oeuvres, Paris, P.U.F.. 1946. p. 393.
23 Ibid., p. 248.
24 Sigalia Dostrovsky, Early Vibration Theory: Physics and Music in the Seventeenth Century, Archives for History of exact Sciences, vol. 14 . nº 3. 1975. Springer Verlag. p. 206.
25 Jean-Claude Risset. « Synthèse des sons à l'aide d'ordinateurs », Technica, 419 (1981) , p. 78.
26 Jean-Claude Risset, « Son musical et perception auditive », in Pour la Science, nº 109, nov. 1986 , p. 34.

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