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InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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« Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. » Cet aphorisme lapidaire de René Char résume à merveille la situation de celui qui doit voler la substance nécessaire à son envol. Le jeune compositeur est un rapace et sa vie durant il demeure un prédateur tout à la fois conscient de ce qu'il emprunte sans vergogne - dettes dont il n'a pas le moins du monde l'intention de s'acquitter - de ce qui excite son imagination et pressent encore confusément comme l'écho de son futur; enfin, et c'est à la fois le plus dangereux et le plus pernicieux, inconscient de ce que sa mémoire lui livre de réflexes conditionnés par sa culture, à son propre insu. Les premières oeuvres d'un créateur sont avant tout un champ de bataille où il faut se frayer une route en expiant de vieux fantômes tout en les dépeçant de leur substance. Néanmoins, cette appropriation est sélective et hautement subjective; on pourvoit au plus urgent: chez l'un ce sera une idée formelle, chez l'autre des notions rythmiques, etc. Quelquefois, ce sera l'oeuvre d'un seul qui restera le modèle; alors que l'emprunt à plusieurs compositeurs permet au jeune postulant d'en faire son miel plus aisément, la référence à l'unique tournera vite à l'épigonisme . En définitive, ces appropriations relèveront plus de la béquille que de la réelle compréhension de la pensée du modèle et de ses implications. Mais qu'importe! aucune oeuvre ne peut naître ex nihilo et même si le sillon d'un langage unique se creuse toujours plus profond et devient l'ase central de l'invention - créant ainsi un réseau d'inter-références, une mémoire qui se mire en elle-même et auto-développe ses volutes proliférantes - cette invention, donc, se fera toujours en liaison avec une autre même si et surtout les relations en seront plus abstraites, en delors d'un contexte qui date inévitablement toute écriture mais non sa substance. Les mémoires multiples d'un auteur seront tôt ou tard créations et ces dernières, à leur tour, mémoire de la collectivité.
Pour ma part, les références - qui sont autant de révérences - sont nettes: Debussy, l'École de Vienne, Stravinsky, Messiaen, Carter Berio, Boulez et Stockhausen pour ne citer que les plus directes historiquement. S'il fallait resserrer encore ces modèles aux plus urgents je limiterai les sources à Debussy, Berg, Berio et Boulez. C'est de ces compositeurs que sont nés mes premiers travaux, puis une réflexion plus intense sur les problématiques auxquelles chacun me semble le mieux répondre. Parmi les premiers soubresauts d'oeuvres embryonnaires qui sont autant de recopies indirectes et d'assemblages hétéroclites, ces références deviennent de moins en moins inertes et font naitre un artisanat personnel, véritable relecture des modèles cernés, premiers étais d'un terrier kafkaien. Forme, Harmonie, Durée, Timbre sont les têtes de chapitres d'un legs que je me suis choisi à travers les compositeurs pré-cités; quel en est le bilan? mon bilan?
Symboliquement, je m'attacherai en premier lieu aux questions d'ordre formel car non seulement je ne puis me satisfaire des réponses actuelles - même celles qui sont parmi les meilleures - mais il m'apparait également que c'est par cette problématique de la forme que s'oriente une lecture nouvelle des domaines harmoniques, rythmiques et timbriques. Je ne veux pas pour autant en conclure que la forme prime et doit par conséquent se créer avant toute figuration; ce serait assurément faux et nous induirait à la penser comme une série de cases aux proportions variées qu'il nous faudrait remplir après coup. Les dialectiques de l'oeuvre sont autrement plus complexes qu'une suite de déductions logiques et chronologiques: je prépare mes domaines, j'organise mes processus puis j'emboite le tout et la forme naitra d'elle-mêine, comme par enchantement. Cette vision, fallacieuse s'il en est, ne rend en rien compte d'une réalité ô combien moins palpable. Si la forme est bien la résultante d'une multiplication de processus complexes, il n'en est pas moins vrai qu'elle semble le plus souvent être le résultat global d'additions de moments mis bout à bout qu'un tout désiré et assumé comme tel. C'est pourquoi l'enveloppe formelle doit être le carrefour d'une totalité et de l'instant, à la fois pré-établie et déduite. La construction formelle n'est-elle pas le lieu de confrontation des paramètres harmoniques, rythmiques et timbriques, la projection de son projet - véritable noeud d'instants privilégiés et mémoriels _ ainsi que la résultante de proliférations imprévisibles avant leur réalisation? La forme n'est-elle pas la cristallisation de l'oeuvre, la matérialité de structures déréalisables, et de la figuration? Hauteur, Durée, Timbre, ne sont-ils pas, alors, à envisager bien plus en inter-relations, en imbrications conséquentes qu'en domaines séparés que l'on agglomère après coup? I'écriture tend-elle véritablement à une synthèse dialectique des paramètres ou ne confond-elle pas cette synthèse avec un parallélisme, voire un conglomérat qui annibile les composantes de la figuration en une transcription?
Il est tout à fait symptomatique que ce soit sur les questions formelles
qu'achoppent non seulement les oeuvres mais surtout les esthétiques.
Certes, on l'a assez répété, la forme n'existe pas en soi
et doit se déduire d'un matériau mis en jeu dans la figuration;
l'enveloppe formelle est tout à la fois le résultat de structures
de hiérarchies diverses ainsi que de perceptions et d'organisations de
l'écoute. Évidemment, cela ne veut pas dire que ces organisations
doivent se déchiffrer à première écoute. Les
oeuvres basées sur des a priori de l'enveloppe formelle et de la
perception font passer la figuration au second plan et réduisent
l'écriture au rôle de panneau indicateur: on « va » d'un
« point à un autre », puis de ce point vers le suivant par un
nouveau « trajet » qui, le plus souvent, nous conduit à une
agitation culminante, etc. Cette vision réduit l'écriture aux
schèmes larvés et appauvris d'un XXe siècle mal
digéré; une telle pensée, omnidirectionnelle, ne sous-tend
sa dialectique que sur deux pôles: ceux de la tension et de la
détente. En définitive, il s'agit bien d'une pensée
néotonale, un pis-aller devant les problèmes auxquels nous sommes
confrontés, un ersatz éminemment réducteur de l'axe
tonique- dominante. A la seule différence près que, dans le monde
tonal, il y avait un réseau actif de tonalités
épaulées par des degrés frorts et faibles; aujourd'hui,
une nostalgie amnésique ou inconsciente selon, n'offre guère que
des choix grossiers par lesquels, à force de directionnalités
appuyées, les oeuvres ne vont nulle part:
harmonicité/inharmonicité, son/bruit, fatras
polyphoniques/mélodies
rachitiques et toute la cohorte d'« images acoustiques », de
psychoacoustiques; bref, de la composition vu comme un dépliant
touristique à dominante néo-scientiste. Il est pourtant possible
d'éviter de tels poncifs inacceptables depuis des lustres et qui ne nous
font que régresser: penser la musique sous l'angle unique de la
perception, c'est bien réduire l'écriture au résultat
contraire de celui escompté; la lenteur du discours afin que l'on
perçoive les processus, l'asservissement de la figuration à la
restitution, font que l'oeuvre y perd son sens, se dissout dans le gestuel et
que ce qui devait servir d'aiguillage devient ennuyeux à force de
prévisibilité.
A l'autre hémisphère de cette vision se trouvent d'autres
académismes tout aussi acharnés: ceux de l'avant-garde pure et
dure, des formalistes de tout poil qui ne peuvent penser que par le
fétichisme
du nombre et de la « structure » - prononcer ce mot avec toute la
gravité et l'ennui nécessaires_jeunes vieux, ces censeurs de
l'écoute ne se remettent guère des années 50 alors que,
détail croustillant, certains n'ont pas vécu ces années
faute de n'être pas encore nés! Ainsi l'oeuvre ne droit être
organisée que par le biais des mathématiques de la linguistique
et de philosophismes fumeux; l'enjeu de l'écrituré devient alors
un structuralisme impérieux qui dicte au compositeur ce qu'il doit
écrire - n'imaginez pas une seule seconde qu'une décision serait
à prendre_: polyphonies serrées, surchargées dont il ne
reste qu'une globalité austère, statique et indirectionnelle. A
l'inverse du cas de figure précédent, l'écriture se
séparera définitivement de la perception quitte à ce que
nous soyons obligés - pauvres auditeurs - à nous boucher les
oreilles: la raison a des impératifs que l'oreille doit subir, à
moins qu'elle ne se démette.
Ces deux optiques, l'une simpliste, l'autre surmultipliée, posent le
problème de toute pensée procédurale qui, par un
mécanisme forcené ne fait que rejoindre le hasard par la
théorie des grands nombres dépersonnalise le choix et
désengage le compositeur de toute décision. Jamais une oeuvre ne
pourra se réduire à une algèbre, fut-elle complexe; pas
plus que le gestuel n'assurera aucune construction viable, la structure doit
endiguer la figure et le geste comme ces deux derniers peuvent engendrer la
structure. Sans vouloir faire de l'historicisme n'oublions jamais Debussy, plus
particulièrement celui d'lberia, dé Jeux et
des Etudes pour piano: ces oeuvres développent une liberté
qui se forge dans la discipline et une rigueur qui se fixe dans l'instant.
La problématique centrale de l'oeuvre d'aujourd'hui reste celle de
l'écriture et de la perception. Si la génération apparue
au crours des années 50 n'a souvent basé sa pensée qu'en
termes d'écriture, inversement, celle des annces 70 a établi la
sienne sur la seule perception. Ces deux antinomies qui font que les
compositeurs vont de l'écriture à la perception - quitte à
négliger cette dernière - ou de la perception à
l'écriture - en confondant alors composition et transcription -
symptomatisent les deux pièges que ma génération droit
écarter à tout prix. Sans vouloir appeler la voie du juste
milieu, il est primorclial d'agencer une organisation compositionnelle qui
évite toute réduction quelle qu'elle soit: il n'est plus possible
de proliférer son discours en dehors de toute conscience précise
du résultat pas plus que de réduire ce discours à un
processus trop clairement démonstratif. Il est temps au lieu
d'établir des bilans administratifs et de proférer des voeux
pieux, qu'une génération se dégage de ses
aînés et poursuive son chemin, assume ses choix et ses
nécessités. Pour cela il faut rompre avec les idées
simplistes et réactionnaires que l'air du temps voudrait nous
imposer; l'époque n'est pas encline à la spéculation, mais
à la restauration, ce qu'il faut crombattre. C'est donc pourquoi, au
lieu de se plaindre ou de pérorer, d'admettre ou de discourir, nous
devrons être les artisans d'une modernité et ce, sans
vanité ni modestie inutiles.
La grammaire tonale offrait une réciprocité tout à fait opérante entre les règles harmoniques et les principes formels. Ainsi, la forme-sonate est véritablement la stigmatisation temporelle de l'axe tonique-dominante, issue du schéma l-V-I. L'établissement d'une tonalité, sa suspension et sa résolution trouvent leur correspondance dans les principes d'exposition, de développement et de réexposition. La forme-sonate n'est qu'un exemple et mon propos n'est pas tant de forger des corrélations fumeuses entre un système passé et un présent, mais bien de cerner des principes en dehors de leurs contextes historiques qui peuvent alors nous guider dans nos recherches formelles. De ce point de vue, il est important de noter que tous les éléments de l'écriture classique concouraient simultanément et dépendamment les uns des autres à l'intérieur de la forme. A cet égard, l'exemple du 1er mouvement de la IIIe symphonie de Beethoven demeure exemplaire: le premier thème, plus qu'une mélodie est avant tout l'arpège de la tonalité principale; les durées de ce thème sont également très simples: une longue, une brève et trois brèves; le cor signalera par le timbre le thème principal, jusqu'à s'imposer quelques mesures avant la réexposition en dissonance de tonique thématique et timbrique sur un accord de dominante. On ne peut imaginer une organisation plus simple et, tout compte fait, plus abstraite: chaque élément est déréalisable à souhait et peut ainsi devenir l'objet d'un développement spécifique. Ce n'est pas un hasard si, avec ces éléments d'apparence simpliste, le 1er mouvement de cette symphonie est l'un des plus longs jamais écrits à l'intérie ur d'une forme-sonate rigoureuse.
Forme et grammaire étaient imposées alors qu'aujourd'hui
l'univers sonore est relatif: le compositeur choisit désormais son
matériau, le développe à cause et par ses qualités
intrinsèques tout en déterminant la forme qui - arbitrairement -
lui semblera la plus appropriée à son projet. De par son choix,
il imprime sa marque au matériau un peu à la manière d'un
peintre ou d'un sculpteur. Cette donnée irréversible nous induit
à penser l'oeuvre comme la construction et le développement de
son propre univers; tout ceci implique la nécessité de rendre ces
choix intelligibles et d'établir un réseau
référentiel entre les différents paramètres et
leurs figurations. La conscience de l'enveloppe générale et de
ses sections, le rôle prépondérant de la mémoire
sont alors à examiner autrement.
Debussy a été le premier à construire un discours à
partir d'une répartition non homogène de développements
où les structures s'enchevêtrent au lieu de rester
cloisonnées. Jeux, le second mouveînent
d'Iberia, mais également nombre d'oeuvres de Berg amorcent ce
type de développements qui sont comme souterrains et ressurgissent,
métamorphosés, mais rétroactivement assimilables à
leurs états précédents. Ces nouvelles conceptions ont
complètement renouvelé l'organisation de la forme, nous ont
conduit à renoncer à l'idée de variation et son
corollaire: le thème. Dorénavant, le développement
opère sur tous les
paramètres de l'écriture et permet ainsi d'organiser la
figuration sur ce que j'appellerai des thématiques structurelles. Par
cette terminologie j'entends tout ce qui modèle la figuration en une
entité regroupant tant les hauteurs que les durées, l'harmonie ou
le timbre d'une secticon de l'oeuvre. La mémoire de l'auditeur sera,
dès lors, irriguée par ces profils de temps dont chaque
élément s'intégrera ou non dans une série de
developpements continus.
Pourtant, l'amnésie semble avcoir frappé de nombreuses oeuvres
des années 50, qui, « à la limite des pays fertiles »,
offrent un univers sonore éternellement suspendu, paradoxalement en
constante variation. Tous les éléments de cette grammaire
ténue se réduisent vite à une globalité terne et
statique. Ces oeuvres-documents sont certes des passages obligés, des
degrés zéro de la composition mais qui ont perdu leur charge
d'explosante désormais figée. Même si cela fut
nécessaire pour rompre avec un passé pesant, Berio, Boulez, et
Stockhausen ont dû très vite réagir à moins de se
condamner à la surdité. L'utopie était de croire qu'il
suffisait de décider par l'écriture et que la cohérence
de l'idée serait garante de la validité acoustique. Nous savons
qu'il n'en est rien et que les lois acoustiques ainsi que celles de la
perception si elles ne sont réductibles à aucun principe
simpliste n'en sont pas moins des réalités qu'il est impossible
de transgresser. En marge de mon propos, je voudrais souligner que
l'idée d'une formule unique grâce à laquelle, par je ne
sais quel miracle, l'oeuvre serait cohérente les a poursuivis durant les
années 73-75. Ultimes résurgences d'un sérialime sur le
retour, Points on a curve to find, Rituel et Inori sont des oeuvres
écrites sur le principe d'un processus de répétitions
obsessionnelles. Même si les techniques.d'écriture ont pris de
l'ampleur, la figuration de l'allure, _on ne peut qu'être
gêné devant une réduction de la forme et du
développement qui, à force d'a-priorismes, n'est qu'une
démission, fut-elle élégante. Si nous revenons encore une
fois sur Jeux, il est frappant de const
ater le caractère hétérogène des
éléments rencontrés dans l'oeuvre alors que cette oeuvre
est pour le moins cohérente. Pourquoi ? sans doute parce que Debussy
n'était frappé d'aucune hémiplégie
esthétique et que dans son oeuvre l'oeil et l'oreille sont en
interaction cconstante: l'écriture, déréalisable de son
corps instrumental, s'appuie sur une perception de figures tandis qu'une
structure de timbre - comprenant à la fois le timbre instrumental et la
résultante d'une figuration complexe - stimule l'écriture. Ce
constant aller et retour entre corps acoustiques et figuration demeure un
modèle de même que cette vision de la forme, synthèse de
l'instant et de rigueur globale, où tous les éléments de
l'écriture convergent grâce a un vecteur temporel et
mémoriel.
C'est de cette trame, où tous les paramètres de l'écriture
se synthétisent, s'interpénètrent, s'interpellent et
agissent de façon conséquente les uns sur les autres par
thématiques structurelles, que l'oeuvre peut, sur une Iongue
durée, tresser sa forme sans encombre. ce synthétisme ne veut pas
dire amalgame, ni parallélisme. Là où je serai le plus
sévère avec mes ainés c'est bien sur le fait d'avoir
examiné les paramètres séparément puis de les avoir
agglutinés arbitrairement sans qu'il y ait une quelconque
responsabilité entre ces paramètres. Cette
analyse provient d'une lecture de Webern qu'il m'est impossible de partager.
Webern a effectivement repensé le développement formel et
thématique en l'attribuant à d'autres composantes du discours:
prémices de ce que j'appellerai les thématiques structurelles. La
cohérence de cette organisation de l'écriture, qui a
véritablement influé sur ses conceptions de la série, lui
faisait voir en cette dernière le centre de convergence de tous les
paramètres. La série fournissait à la fois
l'élément déréalisable et donc manipulable, ainsi
que le moyen par lequel toutes les composantes de la figuration articulent le
développement. Nous sommes alors bien loin du sérialisme
intégral et des affres d'un structuralisme borné.
Alors que Debussy opérait par une fragmentation du discours, un
développement asymétrique et une forme vécue dams le
temps, Webern prend conscience d'un nouvel espace sonore délivré
de l'opposition horizontal/vertical et n'a plus vu dans le matériau
qu'une façon de donner structure à l'oeuvre et d'organiser ses
différentes hiérarchies. Ceci implique que, pour Debussy, la
structure globale sera liée à un matériau mobile en
constante évolution: l'oeuvre n'oppose plus un côté
statique (exposition des thèmes) et un autre dynamique
(développements) et opère sans symétrie
(réexposition). Il faut alors traverser l'oeuvre pour en saisir son
offrande, sa clef. D'où une répartition successive au cours de
laquelle les éléments constitutifs prennent une importance
fonctionnelle variable. Pour Webern, la répartition fonctionnelle de la
série aura pour effet de réduire l'articulation du discours au
seul matériau; conception radicalement neuve de l'organisatiron.
L'élément polyphonique devient alors l'éIément de
base d'où la suppression des notions de vertical et d'horizontal: Webern
considère ainsi chaque phénomène sonore (registre,
durée, silence) comme indépendant et interactif tout à la
fois. Quant au timbre, Debussy conçoit l'orchestration et
l'instrumentation sur une base acoustique alors que Webern vise une liaison
contrapuntico-instrumentale où le timbre souligne le caractère
structurel des figures.
La conjonction Debussy-Webern, seuil essentiel de toute modernité
musicale, est restée bien plus un désir qu'une
réalité efficiente: au lieu de concevoir cette conjonction comme
une brèche à travers laquelle le geste et la licence
s'engouffraient, il fallait tendre vers une dialectique s'instaurant à
chaque instant de la composition entre une organisation globale rigoureuse et
une structure momentanée d'improvisation vitrifiée. Quelques
oeuvres de Berio (Epifanie, Coro, Requies) et de Boulez (Pli selon Pli,
Éclats-Multiples, Répons) me semblent correspondre à cette
conjonction.
Sans pour autant établir une liste exhaustive, on pourra simplifier les
conséquences primordiales et fondamentales des apports conjugués
de Debussy et de Webern, puis de Berio et de Boulez:
Mais brisons-là la litanie des réprimandes et des louanges, la distribution des blâmes et des récompenses! Laissons cette manie de l'impuissance que sont les bilans et les constats à ceux qui sans cesse les font et les refont: le radotage précoce n'est pas le but de ma génération qui doit avant tout s'affirmer par l'acte. Il nous faut rompre avec nos prédécesseurs, refuser la hantise du parrainage. Ni reniement, ni revirement, mais au contraire la certitude que si chaque génération vole à la précédente ce qui lui est nécessaire, c'est pour la relire à sa façon: l'engendrement et l'héritage artistique ne sont pas un legs génétique relevant de l'hérédité. Le lien entre générations est fragile, subjectif et capricieux; il n'est pas certain que l'ainé approuve le cadet, pas plus que la lecture que ce dernier fait de son prédécesseur soit judicieuse. Qu'importe si ce n'est l'étincelle prométhéenne. Je crois très sincèrement qu'il faut rompre avec cette vision quasi biblique cle l'histoire musicale qui voudrait que de Beethoven naissent Wagner, puis Schönberg, puis Webern, puis Boulez, etc. Cette analyse, rassurante de prime abord, qui voit en toute nouvelle génération une relation de cause à effet objective est pour le moins absurde et, tout compte fait, terrifiante. Heureusement il n'en est rien: chacun est libre de faire à sa guise avec ce qui le précède et le suit. L'écriture a ses méandres qui n'ont pas l'évidence de la filiation et l'héritage ne se fait pas avec la facilité que l'on peut mettre à reprendre un commerce familial. Seules restent les oeuvres, dernières marques tangibles d'une quelconque prégnance; seront-elles entendues? le méritent-elles? rien ne le prouve et combien de chefs-d'oeuvre resteront sans suite? Ceux de Ravel et de Bartok sont des exemples frappants de ce point de vue. Valéry nous dit: «Je n'ai pas voulu dire mais voulu faire et que c'est cette intention de faire qui a voulu ce que j'ai dit. » Dont acte.
Afin d'éclairer au mieux mes desiderata, voici une liste de propositions
d'engendrements harmoniques:
1) d'un accord fixe on pourra:a) prendre chacune de ses notes comme crête supérieure de points d'arrivée de phrases d'inégales longueurs. A chaque arrêt, il sera possible d'appuyer ce dernier par une tenue trillée ou agitée d'un trémolo comme signe de l'élément à repérer. Autant de notes privilégiées, autant de points d'arrêt potentiels dont chacun va, au fur et à mesure, tracer une reconstitution de l'accord choisi. Cette reconstruction sera plus sensible que l'on aura pris soin de respecter, à chaque arrêt-signal, la hauteur « objective » de chaque note de l'accord final. Egalement, il sera judicieux d'amener tous les points d'appui par des figures déduites des intervalles constitutifs de l'accord vers lequel on se dirige; il se crée de la sorte une relation verticale/ horizontale tout à fait perceptible.
On remarquera le geste cadenciel puissant obtenu à l'arrivée sur
le dernier accord; en effet, celui-ci est l'addition de toutes les
étapes précédentes. Sa constitution est tout aussi
verticale que mémoriale.
b) fragment et groupes d'inégales densités eux-mêmes
distribués aux ensembles instrumentaux disponibles. Chaque point de
rencontre verticale reconstitue l'accord initial, sinon l'éclatement de
cet accord occupe l'espace des registres tout en particularisant chaque «
voix » d'une allure rythmique appropriée. Les tracés
divergents, les timbres opposés et les mètres contradictoires
évitent tout rapport d'octave et délivrent ainsi la polyphonie
tout en conservant une logique harmonique stricte.
c) contrepointer un accord par son double transposé selon un rapport intervallique qui évite toute doublure autre que l'unisson. Là encore les points d'appui des différentes phrases seront renforcés si les lignes convergent pour que l'accord dédoublé se retrouve à l'unisson. Ce que l'oreille percevait comme des agrégats similaires mais non identifiables - surtout si le tempo est rapide - devient infiniment plus préhensible lors de la rencontre des deux groupes harmoniques isomorphes:
d) déployer un accord sur lui-même. En effet, certains blocs harmoniques possèdent la qualité intrinsèque de pouvoir, sans redondance de hauteur, être présentés verticalement à la fois sous leur aspect original et renversé. Ainsi, à partir d'une note polaire, pourra se greffer un éventail harmonique exactement symétrique; la note centrale prenant le rôle de « fondamentale » supérieure et inférieure:
2) Une suite d'intervalles peut générer des groupes harmoniques déduits de chacun de ces intervalles. Une telle déduction offre l'avantage d'un ensemble fini de possibilités; possibilités strictes dans leur principe et souples dans la réalisation. Examinons la suite intervallique suivante:
Je peux déduire, à partir du premier intervalle (Mi bémol - Sol dièse), un agrégat uniquement tressé de quartes:
Le deuxième agrégat sera établi à partir de l'intervalle Mi bémol-La bécarre, soit un triton:
On procédera ainsi de suite, en déterminant les intervalles toujours à partir du Mib, pôle d'engendrement des blocs harmoniques.
3) L'organisation d'enveloppes de perception harmonique peut s'établir également par le biais de notes polaires.
a) en effet, si toutes les figures polyphoniques aboutissent sur une valeur longue, par opposition à des traits de valeurs brèves, il est possible de différencier deux plans: celui du trait rapide qui prendra valeur d'appoggiature multipliée, et celui de la note fixe, « réelle ». La note d'arrivée supérieure sera toujours identique - sorte de butoir perceptuel - à l'inverse d'agrégats toujours renouvelés bien qu'en réalité isomorphes structurellement.
b) Dans le même ordre d'idées, l'orientation de la perception se fera non plus en fonction d'une note polaire mais d'un agrégat fixe, gelé, duquel se déduiront toutes les figures de type scalaire: ces figures oscilleront d'une note de l'agrégat vers une autre, en échange.
Il n'est pas nécessaire de poursuivre cette liste de recettes,
l'important n'est pas le recensement administratif mais l'indication de
quelques engendrements logiques. A chacun les joies de la prolifération:
il est évident qu'aucune barrière n'entrave l'investigation
harmonique et je suis persuadé que ce domaine est l'un des plus
performant quant à l'organisation d'un discours. En considérant
ces phénomènes comme caducs - soit parce que l'on pense que
l'écriture est désormais séparée de la perception
ou que l'on estime que la verticalité doit être la traduction de
timbres complexes - on se prive d'un enrichissement durable de notre
vocabulaire.
Naturellement, cet axe de recherche n'est pas une fin en soi mais a vocation de
s'insérer dans une polyphonie. Il n'empêche qu'une pensée
polyphonique nécessite l'organisation d'un matériau harmonique
manipulable à souhait, suffisamment abstrait pour se plier aux
contorsions de l'écriture mais également concret pour aiguiller
la perception. Sinon, la polyphonie se trouverait anémiée
(lorsqu'elle doit rendre compte, soi-disant, de textures acoustiques complexes)
ou neutralisée (par une écriture qui la confond avec
l'accumulation
et la superposition). A cet égard, certaines pages de Messiaen et Carter
offrent des exemples où la polyphonie est tout à la fois
satisfaisante et problématique. Les grands tutti d'oiseaux des Oiseaux
Exotiques ou le 2e mouvement de A Mirror on which to Dwell (Argument) sont deux
cas de figure significatifs. Le traitement polyphonique de ces oeuvres est
assez proche: il part du principe selon lequel chaque ligne possède ses
propres orientations harmoniques, rythmiques et timbriques. Cette
singularisation permet à l'oreille de suivre le discours globalement
mais également, en resserrant le faisccau de la perception, celui d'une
des « voix ». Ainsi, d'une masse parfois touffue, peuvent naitre des
perspectives qui rendent chaque ligne identifiable et offre le loisir d'un
aller-et-retour incessant de l'ensemble au particulier. Ce type de figuration a
néanmoins le désavantage, lorsque les particularismes sont trop
poussés, d'être plus une superposition, un parallélisme de
discours indépendants n'ayant aucune relation entre eux. Il est donc
nécessaire de trouver l'équilibre entre ce qui permet
l'identification (sans pour autant tomber dans le disparate) et une dialectique
diagonale régulant l'horizontal et le vertical. Trop souvent, la
polyphonie est ressentie comme une agitation névrotique, un fourre-tout
gestuel au mieux vaguement jubilatoire, le plus souvent ennuyeux. Toute
repensée de la polyphonie devra tenir compte de la lisibilité de
la trame globale qui englobe le sens de la ligne et la cohérence de
l'ensemble. Les questions harmonico-polyphoniques posent le problème
d'une perception qui va du global à l'unique; sans elle, me semble
illusoire toute tentative de discours qui se limiterait au gestuel. Ce n'est
pourtant pas la seule perception qui doit primer: on connait les
résultats de ces oeuvres démonstratives qui, à force de le
nteur, de pédagogies auditives, de signaux lourdement appuyés,
d'évolution constamment linéaires l'annihilent.
Inévitablement, on obtient le résultat contraire de celui
escompté: l'articulation se fige, la forme est inerte, et, en
définitive, l'oeuvre devient la transcription ainsi que la description
d'un phénomène acoustique - fût-il intéressant au
demeurant - et non une composition, c'est-à-dire une organisation.
Toutefois, un certain raffinement dans l'élaboration harmonique ne sera
pas nécessaire à chaque segment de l'oeuvre: le caractère
dominant d'une section peut neutraliser la dimension harmonique qui sera alors
reléguée au second plan. Cela ne veut pas dire qu'il faille
négliger dans de tels passages les hauteurs, il serait vain de ne pas
simplifier ce paramètre alors que l'attention se porte sur d'autres
phénomènes. J'en veux pour preuve
la réduction au piano du Sacre dn Printemps qui, outre la perte de tout
le suc orchestral, dévoile certains enchainements grossiers et
maladroits; il est évident que Stravinsky s'intéressait plus
à la métrique et à l'orchestration qu'au
développement harmonique d'une oeuvre volontairement « barbare
». Cela ne retire rien à ce chef-d'oeuvre dont le caractère
dominant est bien l'ampleur orchestrale et le dynamisme d'une rythmique sauvage
admirable. Si l'on opère par blocs opposés, dans un tempo vif et
par interventions brèves, l'oreille est irrésistiblement
orientée vers les dynamiques, les
profils, les densités et les timbres. Il est alors illusoire de raffiner
au-delà d'un seuil tant ce que je nomme le caractère dominant
écrase tout paramètre adjacent par la force de sa
réalité perceptive. Ce cas précis démontre
clairement que, si les paramètres de la figuration sont manipulables
séparément, leur relation n'en est pas moins une
réalité que l'on ne peut mépriser. Tel profil harmonique
nécessitera d'être épaulé par telle figuration
rythmique, tel timbre influera directement sur l'intensité, etc. Les
écritures, successives par nécessité, des hauteurs,
intensités, timbres et durées n'impliquent pas
nécessairement un parallélisme sourd de type sérialisme
intégral: il faut au contraire que l'élaboration de ces couches
de figurations ait, le plus rapidement possible dans la conception, des
relations directes et conséquentes. Cela ne doit pas entrainer non plus
un synthétisme qui paralyse l'écriture pour une restitution
illusoire et statique. la synthèse instrumentale n'est-elle pas,
d'ailleurs, l'autre versant d'un structuralisme outrancier? Une
objectivité réductrice qu'une grammaire active et multiple ne
peut tolérer?
En guise de proposition, voici un exemple où l'évolution
harmonique imprime sa directionnalité à toutes les composantes de
l'écriture et forge ainsi la figuration par inter-relations. Si nous
prenons un agrégat que nous considérons comme point
d'arrivée, nous pouvons organiser un processus qui, de ce bloc, passera
par différents états qui seront la reconstitution progressive.
Pour cela, on établira des transpositions de l'agrégat initial en
prenant bien soin de disposer la première transposition de façon
à ce qu'elle ne présente aucune similitude avec notre accord
initial que l'on conserve comme point d'aboutissement. Chaque transposition
s'inscrit dans une directionnalité qui, à chaque étape, se
rapproche progressivement, mais irrégulièrement, du point final
de convergence.
Il va sans dire qu'on ne pourra se satisfaire de ce premier plan et, sans entrer dans les détails, imaginer une organisation similaire à l'intérieur de chacune des cinq sections de notre exemple. On veillera alors, à déterminer des proportions inégales à chacque sous-section dé manière à ce que, si le processus est rigoureux, le développement local soit brisé et irrégulier. Ce qui facilitera, en fait, l'assimilation de l'enveloppe générale, c'est avant tout la figuration suivant les règles que voici:
a) chaque note fixée (donc commune à l'accord final) sera tenue,
trillée, ou jouée par des instruments à résonances
longues.
b) les hauteurs n'étant pas passées par ce crible seront
figurées par des valeurs brèves, sèches ou des traits
furtifs.
c) les intensités, très inégales et diversifiées au
début, deviendront homogènes au fil du développement.
d) les valeurs de durées s'établiront à l'intérieur
d'une écriture neumatique qui progressivement s'inscriront dans une
métrique striée.
Inutile de poursuivre la liste des moyens employés car, là
encore, seule l'imagination limitera les possibilités. L'important est
qu'à partir d'une enveloppe harmonique peut se déduire une
logique qui régule la figuration à la directionnalité d'un
processus et implique une interaction précise de tous les
paramètres sans les appauvrir pour autant. Hauteurs, durées,
intensités et timbres sont organisés séparément
mais répondent néanmoins à une nécessité
globale qui n'impose pas une figure mais un principe qui détermine un
possible de figures. Le processus n'est alors pas automatique mais suffisamment
souple pour admettre un ensemble de possibles et ferme pour imprimer une
orientation de ces possibles.
Avant de clore ce chapitre, je voudrais attirer l'attention sur l'aspect formel
du contrôle harmonique. J'ai déjà énoncé les
similitudes harmonico-formelles de la forme-sonate sans qu'il soit
nécessaire d'y revenir; s'il est impossible de confondre un principe et
sa représentation - c'est-à-dire reprendre tels quels des moyens
grammaticaux inévitablement datés - nous pouvons pourtant
étayer les articulations de la forme au moyen de cadres harmoniques.
L'organisation de noeuds formels, points névralgiques de l'enveloppe
temporelle, peut s'établir à partir de notes pivots ou de
complexes harmoniques fixes qui s'insèrent dans le discours à
intervalles irréguliers et figurés différemment à
chaque présentation. Par exemple, les points d'appui formels viendront
irrémédiablement se figer sur une même structure: dans le
cas d'une note pivot, celle-ci sera déplacée dans le registre si
nécessaire; dans le cas d'un bloc harmonique, sa perception
nécessitera une représentation fixe pour être reconnu. Ce
type de signal s'inscrit dans la mémoire et peut, dès lors,
s'assimiler à un geste cadenciel ou au signal d'un instant
privilégié. Une oeuvre comme Chemins IV de Luciano Berio est un
exemple de ce type d'articulation formelle: un Si pédale sous-tend tout
à la fois l'architecture temporelle et les spectres harmoniques;
également, des oeuvres comme Messagesquisses, Notations et Explosante
Fixe de Pierre Boulez, à travers lesquelles un Mi bémol
obsessionnel jalonne les moments clés. Toujours de Pierre Boulez, je
citerai pour mémoire un cas plus complexe: Multiples ; cette
pièce est parcourue d'une espèce de cantus firmus, dont chaque
note servira de pôle plus ou moins déterminant, qui revient
à espace irr&eac
ute;gulier pour orienter la figuration: prolifération plurielle de cette
ossature répétitive.
Chaque « retour » de tels éléments ne devra pas
être texturel mais adopter, par exemple, les mêmes profils de
durée ou de timbre; les
liens d'assimilations sont nombreux et nécessaires: temps strié
ou amorphe, tempo, homophonie, hétérophonie, texture de timbres,
etc. De la sorte, il est possible de combiner une répartition non
homogène de développements, où les structures
s'enchevêtrent sans cloisonnement, ainsi qu une organisation de
réseaux mémoriels.
*Le domaine des durées, après avoir attiré un déchainement de théories et d'élaborations furieuses, a priori de toute polyphonie, ne semble plus avoir les faveurs des exégètes d'aujourd'hui. La hauteur accapare le plus grand nombre et le temps est bien fini où l'on se demandait « comment il passait ». Je pense qu'il y a deux raisons à cet état de fait: si rythmes et durées étaient autant travaillés, c'était bien pour articuler un système de hauteur rigide, amorphe, voire indifférencié et, pour tout dire, inopérant. Toutes ces spéculations se sont très vite heurtées à des difficultés de réalisation utopique et à une impossibilité d'assimilation de l'auditeur. Au-delà d'un seuil où toutes les variations infinitésimales se neutralisent entre elles, il ne nous est plus possible, aujourd'hui, de penser les durées en termes de canons, de monnayages et de superpositions multiples tant nous savons à l'avance le résultat sonore pauvre qui en résulte. Si nous revenons à nouveau sur les tutti de chants d'oiseaux stylisés de Messiaen (par exemple ceux du Réveil des Oiseaux ou des Oiseaux Exotiques), il est saisissant de constater que seul le timbre permet de mieux percevoir ces fatras touffus; le timbre mais également une particularisation extrême de chaque ligne, ainsi que je le mentionnais plus avant. De même, lorsque Ferneyhough superpose trois à quatre lignes rythmiques dans une oeuvre pour instrument monodique solo - afin de suggérer une polyphonie latente - on constate à l'audition plus une agitation désordonnée qu'une réelle confrontation de ces lignes. La surdétermination d'un ou plusieurs paramètre(s) travaillé(s) successivement puis aggloméré(s) ne conduit qu'à l'inhibition et à la neutralisation du discours.
Je dispose ensuite ces figures dans un ordre arbitrairement choisi de la façon suivante:
A chacune de ces figures, j'ajouterai une valeur fixe qui permettra de cerner chaque cellule; ce qui nous donne la séquence suivante:
Cette séquence peut être contrepointée avec une autre, tirée des mêmes éléments, mais agencés différemment. Dans ce cas, on distribuera chaque ligne à une famille de timbres avec une complémentarité de blocs harmoniques tels que ceux rencontrés dans l'exemple 3:
Ce qui nous donnera la superposition suivante:
La prolifération de ces séquences initiales peut adopter également le principe d'une permutation circulaire évolutive. Je me limiterai, par la suite de cet exemple, à une séquence unique, laissant l'initiative d'une réalisation plus complexe. Voici une nouvelle séquence constituée des mêmes éléments: 3, 1, 2, 0, 1.
Si j'applique à cette séquence une stricte permutation circulaire nous aurions la formule suivante:
Mais, par un phénomène de mémoire accumulative, j'accorde à chaque nouvelle séquence - et pour chaque élément - la dernière valeur énoncée de la séquence précédant le 1, ce qui nous donnera:
Ainsi, la formulation suivante 2, 0, 1, 3, 1 sera affectée de la valeur 3 dernière valeur « réelle » énoncée précédemment:
On imagine aisément tout autre processus évolutif qui pourrait se greffer encore sur une telle prolifération, processus engendré lui aussi par les mêmes données initiales. Les données obtenues s'inscriraient alors dans une autre division, par exemple en valeurs irrationnelles - qu'il sera loisible de ne pas énoncer systématiquement:
De telles opérations, sur une enveloppe temporelle adéquate, permettent d'inscrire dans un discours très simple initialement, une translation progressive. Ici, ce sera une scansion binaire qui évoluerait vers une rythmique moins homogène. D'autres solutions, à partir de mêmes éléments de bases, seraient à envisager comme, par exemple, un ralentissement progressif de tempo qui permettrait l'intrusion de valeurs appoggiaturées de plus en plus nombreuses qui brisent la notion de tempo au profit de courbes plus globales:
L'autre exemple que je voudrais exposer fait directement référence à ce qu'Elliott Carter nomme la modulation du tempo; cette organisation des durées permet de créer de véritables perspectives polyrythmiques. Un exemple de ce type se trouve dans le mouvement Sand piper de A Mirror on which to Dwell. Dans le mouvement, le hautbois égrène, dans un tempo fixe, ses interventions sur la base d'un métronome de 524 à la croche. La battue du chef englobera cette vitesse métronomique tout en variant le tempo des autres instruments de la façon suivante:
Concrètement, alors que la vitesse d'élocution des doubles-croches restera identique, par le biais des valeurs irrationnelles, le tempo environnant sera mouvant et offrira les polyrythmies suivantes:
Je crois que ce type de polyrythmie, éminemment controlable, offre l'avantage de superpositions qui ne sont pas amorphes mais directionnelles; cet espace figé constamment sollicité par un commentaire flottant et élastique, toujours orienté par sa valeur fixe et qui jamais ne devient statique. Enfin, les oppositions de battues poussent à une confrontation tant harmonique que timbrique qui sera elle aussi active.
A l'énoncé de propositions sur la polyphonie, j'ai
déjà souligné qu'une accumulation de figurations complexes
amène à un seuil au-delà duquel les différentes
composantes ne sont plus analysables séparément et forment ce que
je nommais une texture de timbre. Avec un ensemble de cordes notamment, si le
tempo est rapide et les figures vives, l'homogénéité du
timbre agrège les figures en une surface globale. Pour un orchestre
où toutes les familles instrumentales sont représentées,
ne fût- ce qu'à l'unité, une texture de timbre sera plus
complexe à réaliser et nécessitera un resserrement des
registres afin que chaque ligne de l'écriture instrumentale puisse
tresser un bloc harmonique commun et le zigzaguer de figures
entremêlées qui finissent par s'unifier grâce aux rimbres
rnultipliés. Ces textures de timbre sont tout à l'opposé
de la synthèse instrumentale, spéculation qui tourne court tant
il est évident que la translation de phénomènes
acoustiques fige la figuration; toute fusion
instrumentale, si elle ne peut être une finalité, se fera par
l'écriture et non sur elle. Au cours des paragraphes
précédents, j'ai souligné l'inter-relatiron des
paramètres de l'écriture pour saisir l'importance du timbre qui
peut être à la fois un vecteur de structure et ou la surface
résultante d'une figuration fouillée. C'est alors que la
spatialisation peut tendre les relations timbrales bien qu'il soit difficile -
faute de pouvoir l'écrire avec précision - d'organiser l'espace,
ne fût-ce que pour des raisons de facture instrumentale: le forte d'une
flûte n'est pas celui d'une trompette, le registre d'un hautbois influe
fortement sur ses intensités. Si l'on adopte une écriture de
nuances qui veuille tenir compte de ces phénomènes, n'arrive-t-on
pas à une ambiguité ? Le mezzo-piano du trombone écrit sur
une partitiron signifie-t-il qu'il faut l'équilibrer avec le forte de la
clarinette, ou bien que le trombone doit être en arrière-plan de
la clarinette? Qui plus est, toute spatialisation me semble illusoire si elle
n'adopte les limites de l'espace scénique, à moins qu'il ne
s'agisse d'un ensemble sonorisé puis spatialisé par
haut-parleurs. En définitive, la spatialisation ne sera qu'un
phénomène adjacent au service d'une lisibilité de la
polyphonie; l'efficacité réelle de tout déplacement
spatial se limite à quelques cas de figures vite cernés. Sans
amplification l'opposition antiphronique nécessitera des ruptures
franches et vives coute translation d'un groupe à un autre exigera plus
de temps pour que l'effet scoit perceptible. La diffusion par enceintes
acoustiques - dans l'état actuel de ces moyens de diffusion - sera vite
brouillée au-delà d'une répartition de huit sources
sonores à travers la
salle; et encore, cette dernière devra être étudiée
dès sa construction pour faciliter l'audition de quelque endroit
où le public sera situé.
L'autre aspect du timbre, inévitable aujourd'hui, est celui de la
synthèse sonore informatique. Sans malice excessive, je paraphraserai
une formule demeurée célèbre: tout compositeur qui n'a pas
ressenti la nécessité de l'informatique musicale est inutile.
Objet de tous les délires, le monde électroacoustique est
également celui de toutes les désillusions, il serait vain de se
voiler la face. L'infini des sonorités mais aussi l'impuissance cruelle
à une souplesse d'élaboration et de diffusion fiable, font que
ces territoires tant convoités sont encore non maitrisés.
Après les utopies du « continuum sonore », d'une dialectique
bruit/son, I'informatique musicale semble l'ultime recours, mais paraît
bien souvent réactionnaire tant elle fixe son action autour du
phénomène de la hauteur. N'y a-t-il pas contradiction entre
l'efficacité croissante des înoyens et la réduction
progressive de ces techniques aux diktats de la note? L'extension tant attendue
de notre instrumentarium, figé depuis plus d'un siècle, ne se
ferait que dans l'enjolivement, l'orchestration déguisée?
L'électroacoustique ne serait, en définitive, que le moyen de
faire beaucoup de bruit avec peu de musiciens? Seule l'économie
aura-t-elle raison de ce qu'on pensait être le moyen d'un renouveau du
monde sconore et de la pensée compositionnelle?
Je laisserai de coté le sociologique pour revenir à l'aspect
uniquement musical: s'il y a contradiction, entre des moyens
sophistiqués de production et les réalisations faites à
partir de ces moyens c'est bien parce que l'intégration de
l'électronique par l'écriture n'est
pas encore résolue. Chacun sait que tout son électronique riche
devient automatiquement un objet non manipulable tant sa particularité,
j'allais écrire sa personnalisation, est forte. Un tel objet serait
paradoxalement une composition en soi, que seule la contemplation pourra
appréhender. Hélas, on sait par avance que cette mystique du son
conduit plus à une pachydermie de la composition qu'à l'extase!
De même que la percussion à hauteur indéterminée et
les jeux multiphoniques restent des phénomènes
périphériques et transitoires - ce qui ne veut pas dire qu'il
faille les rejeter pour autant, mais bien les considérer et les employer
comme tels - de même des sons trop « marqués » cassent
le discours, creusant un fossé acoustique infranchissable entre
l'instrumental et l'électronique, nous ramenant inévitablement
à l'anecdotique. C'est en cela que le projet électroacoustique a
échoué: par son incapacité à organiser un langage,
une dialectique autre que celle de la superposition, la succession ou
l'évanescence vaguement littéraire. Le particularisme des «
objets musicaux » non seulement brise toute relation à
l'instrumental mais élimine, dès son essence, toute dialectique
nécessaire à une écriture. Et ce n'est pas parce qu'une
équivalence entre l'électronique et l'instrumental sera
décidée arbitrairement que la cohésion apparaitra comme
par enchantement: traiter l'électronique comme de l'instrumental et vice
versa, c'est avant tout limiter ces deux domaines au bruit et à
l'imitation. Ces constats expliquent aisément le renoncement progressif
aux phénomènes trop particuliers pour n'adopter que ce qui reste
à la fois le plus abstrait et donc le plus puissant à l'élaboration d'un discours: la note. Il ne faudrait pas néanmoins se
satisfaire d'une telle attitude qui, pour judicieuse qu'elle soit, n'en est pas
moins réductrice. Le timbre doit être une composante autrement
plus active et structurelle que le simple habillement de la hauteur par une
haute-couture sonore. une telle futilité n'est pas acceptable et nous ne
pouvons nous y résoudre.
L'un des obstacles les plus sournois est bien le fait que l'instrumentarium
électronique le plus apte à permettre une interprétatiron_
que la bande magnétique entrave définitivement - n'est que le
détournement d'appareils conçus à l'origine pour la
musique commerciale. D'autres technologies existent, mais leur utilisation,
coûteuse, restreint terriblement les lieux et le nombre des
exécutions à leur unicité, rattachée à tel
ou tel institut. Ces restrictions drastiques ne doivent cependant pas nous
détourner des véritables enjeux, car, nécessairement, une
standardisation des matériels se fera, même si elle est lente et
difficile.
J'ai déjà énoncé les buts qui restaient encore
à atteindre: rompre avec l'homogénéité du
tempérament égal pour, non pas en créer un nouveau, mais
tendre vers une relativité de tempéraments, évolutifs au
cours d'une oeuvre si nécessaire. On connait l'échec de toute
division du tempérament de douze demi- tons à vingt-quatre quarts
de ton; sans rompre avec la division égale, ce découpage est une
multiplication et non une redistribution. Pure abstraction, ce
tronçonnement en quarts de ton nous a démontré, par les
oeuvres qui l'utilisent, un univers saturé qui sonne faux. Si la musique
dite fréquentielle nous a appris
quelque chose, c'est bien une intégration des micro-intervalles au sein
même du discours, sans aucune discrépance avec la perception;
même si, je le répète, je ne puis qu'être
réservé quant au projet de cette esthétique tant les
proportions acoustiques figent toute articulation et transforment
l'écriture en juxtaposition de plaques harmoniques qui emprisonnent la
polyphonie aux portions de modèles acoustiques que l'on veut
retranscrire. Reste la question de l'évolution de notre lutherie et, une
fois de plus, je ne puis qu'avouer mon scepticisme. L'expérience,
à l'IRCAM, d'un prototype de flûte qui, s'il offrait de nouvelles
possibilités infra-chromatiques, ne pouvait même plus permettre
l'exécution d'une gamme tempérée, m'a
sidéré: quel progrès que celui qui procède par
l'exclusion! Il nous faut bien reconnaître qu'il est déjà
difficile d'obtenir une justesse parfaite avec douze demi-tons sans que semble
illusoire toute incursion d'échelles infra-chromatiques à moins
de créer de nouveaux instruments capables de controler plusieurs
échelles discrètes avec sûreté.
Pour l'immédiat, toute inscription de tempéraments variables ne
se fera que par l'électronique; grâce à l'informatique, il
nous est possible de tester et d'expérimenter rapidement en studio, par
l'aide de séquences, une série de tests objectifs proches des
conditions d'une exécution en concert. Ces conditions sont pour l'heure
indispensables tant nous avançons dans ce domaine à tâtons,
manquant de réflexes et n'ayant pas recours à une audition
interne déficiente par manque d'expérience.
Déjà, certains acquis peuvent cependant nous éclairer:
d'abord tous les dérivés de modèles acoustiques
transformés. Même si ces techniques se rattachent à celles
des années 50-60, leur évolution, constante, a permis un
enrichissement prrogressif qui nous aide à mieux comprendre les profils
et les qualités d'un son. Ces timbres sont facilement intégrables
à toute oeuvre de musique mixte et tirent bénéfice des
qualités des modèles en question. Pourtant, trois remarques
s'imposent face à ces techniques de transformation:
Février/mars 1988
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