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Héritage/Propositions

Frédéric Durieux

InHarmoniques nº 4, septembre 1988 : mémoire et création
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« Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. » Cet aphorisme lapidaire de René Char résume à merveille la situation de celui qui doit voler la substance nécessaire à son envol. Le jeune compositeur est un rapace et sa vie durant il demeure un prédateur tout à la fois conscient de ce qu'il emprunte sans vergogne - dettes dont il n'a pas le moins du monde l'intention de s'acquitter - de ce qui excite son imagination et pressent encore confusément comme l'écho de son futur; enfin, et c'est à la fois le plus dangereux et le plus pernicieux, inconscient de ce que sa mémoire lui livre de réflexes conditionnés par sa culture, à son propre insu. Les premières oeuvres d'un créateur sont avant tout un champ de bataille où il faut se frayer une route en expiant de vieux fantômes tout en les dépeçant de leur substance. Néanmoins, cette appropriation est sélective et hautement subjective; on pourvoit au plus urgent: chez l'un ce sera une idée formelle, chez l'autre des notions rythmiques, etc. Quelquefois, ce sera l'oeuvre d'un seul qui restera le modèle; alors que l'emprunt à plusieurs compositeurs permet au jeune postulant d'en faire son miel plus aisément, la référence à l'unique tournera vite à l'épigonisme . En définitive, ces appropriations relèveront plus de la béquille que de la réelle compréhension de la pensée du modèle et de ses implications. Mais qu'importe! aucune oeuvre ne peut naître ex nihilo et même si le sillon d'un langage unique se creuse toujours plus profond et devient l'ase central de l'invention - créant ainsi un réseau d'inter-références, une mémoire qui se mire en elle-même et auto-développe ses volutes proliférantes - cette invention, donc, se fera toujours en liaison avec une autre même si et surtout les relations en seront plus abstraites, en delors d'un contexte qui date inévitablement toute écriture mais non sa substance. Les mémoires multiples d'un auteur seront tôt ou tard créations et ces dernières, à leur tour, mémoire de la collectivité.

Pour ma part, les références - qui sont autant de révérences - sont nettes: Debussy, l'École de Vienne, Stravinsky, Messiaen, Carter Berio, Boulez et Stockhausen pour ne citer que les plus directes historiquement. S'il fallait resserrer encore ces modèles aux plus urgents je limiterai les sources à Debussy, Berg, Berio et Boulez. C'est de ces compositeurs que sont nés mes premiers travaux, puis une réflexion plus intense sur les problématiques auxquelles chacun me semble le mieux répondre. Parmi les premiers soubresauts d'oeuvres embryonnaires qui sont autant de recopies indirectes et d'assemblages hétéroclites, ces références deviennent de moins en moins inertes et font naitre un artisanat personnel, véritable relecture des modèles cernés, premiers étais d'un terrier kafkaien. Forme, Harmonie, Durée, Timbre sont les têtes de chapitres d'un legs que je me suis choisi à travers les compositeurs pré-cités; quel en est le bilan? mon bilan?

Symboliquement, je m'attacherai en premier lieu aux questions d'ordre formel car non seulement je ne puis me satisfaire des réponses actuelles - même celles qui sont parmi les meilleures - mais il m'apparait également que c'est par cette problématique de la forme que s'oriente une lecture nouvelle des domaines harmoniques, rythmiques et timbriques. Je ne veux pas pour autant en conclure que la forme prime et doit par conséquent se créer avant toute figuration; ce serait assurément faux et nous induirait à la penser comme une série de cases aux proportions variées qu'il nous faudrait remplir après coup. Les dialectiques de l'oeuvre sont autrement plus complexes qu'une suite de déductions logiques et chronologiques: je prépare mes domaines, j'organise mes processus puis j'emboite le tout et la forme naitra d'elle-mêine, comme par enchantement. Cette vision, fallacieuse s'il en est, ne rend en rien compte d'une réalité ô combien moins palpable. Si la forme est bien la résultante d'une multiplication de processus complexes, il n'en est pas moins vrai qu'elle semble le plus souvent être le résultat global d'additions de moments mis bout à bout qu'un tout désiré et assumé comme tel. C'est pourquoi l'enveloppe formelle doit être le carrefour d'une totalité et de l'instant, à la fois pré-établie et déduite. La construction formelle n'est-elle pas le lieu de confrontation des paramètres harmoniques, rythmiques et timbriques, la projection de son projet - véritable noeud d'instants privilégiés et mémoriels _ ainsi que la résultante de proliférations imprévisibles avant leur réalisation? La forme n'est-elle pas la cristallisation de l'oeuvre, la matérialité de structures déréalisables, et de la figuration? Hauteur, Durée, Timbre, ne sont-ils pas, alors, à envisager bien plus en inter-relations, en imbrications conséquentes qu'en domaines séparés que l'on agglomère après coup? I'écriture tend-elle véritablement à une synthèse dialectique des paramètres ou ne confond-elle pas cette synthèse avec un parallélisme, voire un conglomérat qui annibile les composantes de la figuration en une transcription?

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Il est tout à fait symptomatique que ce soit sur les questions formelles qu'achoppent non seulement les oeuvres mais surtout les esthétiques. Certes, on l'a assez répété, la forme n'existe pas en soi et doit se déduire d'un matériau mis en jeu dans la figuration; l'enveloppe formelle est tout à la fois le résultat de structures de hiérarchies diverses ainsi que de perceptions et d'organisations de l'écoute. Évidemment, cela ne veut pas dire que ces organisations doivent se déchiffrer à première écoute. Les oeuvres basées sur des a priori de l'enveloppe formelle et de la perception font passer la figuration au second plan et réduisent l'écriture au rôle de panneau indicateur: on « va » d'un « point à un autre », puis de ce point vers le suivant par un nouveau « trajet » qui, le plus souvent, nous conduit à une agitation culminante, etc. Cette vision réduit l'écriture aux schèmes larvés et appauvris d'un XXe siècle mal digéré; une telle pensée, omnidirectionnelle, ne sous-tend sa dialectique que sur deux pôles: ceux de la tension et de la détente. En définitive, il s'agit bien d'une pensée néotonale, un pis-aller devant les problèmes auxquels nous sommes confrontés, un ersatz éminemment réducteur de l'axe tonique- dominante. A la seule différence près que, dans le monde tonal, il y avait un réseau actif de tonalités épaulées par des degrés frorts et faibles; aujourd'hui, une nostalgie amnésique ou inconsciente selon, n'offre guère que des choix grossiers par lesquels, à force de directionnalités appuyées, les oeuvres ne vont nulle part: harmonicité/inharmonicité, son/bruit, fatras polyphoniques/mélodies rachitiques et toute la cohorte d'« images acoustiques », de psychoacoustiques; bref, de la composition vu comme un dépliant touristique à dominante néo-scientiste. Il est pourtant possible d'éviter de tels poncifs inacceptables depuis des lustres et qui ne nous font que régresser: penser la musique sous l'angle unique de la perception, c'est bien réduire l'écriture au résultat contraire de celui escompté; la lenteur du discours afin que l'on perçoive les processus, l'asservissement de la figuration à la restitution, font que l'oeuvre y perd son sens, se dissout dans le gestuel et que ce qui devait servir d'aiguillage devient ennuyeux à force de prévisibilité.
A l'autre hémisphère de cette vision se trouvent d'autres académismes tout aussi acharnés: ceux de l'avant-garde pure et dure, des formalistes de tout poil qui ne peuvent penser que par le fétichisme du nombre et de la « structure » - prononcer ce mot avec toute la gravité et l'ennui nécessaires_jeunes vieux, ces censeurs de l'écoute ne se remettent guère des années 50 alors que, détail croustillant, certains n'ont pas vécu ces années faute de n'être pas encore nés! Ainsi l'oeuvre ne droit être organisée que par le biais des mathématiques de la linguistique et de philosophismes fumeux; l'enjeu de l'écrituré devient alors un structuralisme impérieux qui dicte au compositeur ce qu'il doit écrire - n'imaginez pas une seule seconde qu'une décision serait à prendre_: polyphonies serrées, surchargées dont il ne reste qu'une globalité austère, statique et indirectionnelle. A l'inverse du cas de figure précédent, l'écriture se séparera définitivement de la perception quitte à ce que nous soyons obligés - pauvres auditeurs - à nous boucher les oreilles: la raison a des impératifs que l'oreille doit subir, à moins qu'elle ne se démette.
Ces deux optiques, l'une simpliste, l'autre surmultipliée, posent le problème de toute pensée procédurale qui, par un mécanisme forcené ne fait que rejoindre le hasard par la théorie des grands nombres dépersonnalise le choix et désengage le compositeur de toute décision. Jamais une oeuvre ne pourra se réduire à une algèbre, fut-elle complexe; pas plus que le gestuel n'assurera aucune construction viable, la structure doit endiguer la figure et le geste comme ces deux derniers peuvent engendrer la structure. Sans vouloir faire de l'historicisme n'oublions jamais Debussy, plus particulièrement celui d'lberia, dé Jeux et des Etudes pour piano: ces oeuvres développent une liberté qui se forge dans la discipline et une rigueur qui se fixe dans l'instant.
La problématique centrale de l'oeuvre d'aujourd'hui reste celle de l'écriture et de la perception. Si la génération apparue au crours des années 50 n'a souvent basé sa pensée qu'en termes d'écriture, inversement, celle des annces 70 a établi la sienne sur la seule perception. Ces deux antinomies qui font que les compositeurs vont de l'écriture à la perception - quitte à négliger cette dernière - ou de la perception à l'écriture - en confondant alors composition et transcription - symptomatisent les deux pièges que ma génération droit écarter à tout prix. Sans vouloir appeler la voie du juste milieu, il est primorclial d'agencer une organisation compositionnelle qui évite toute réduction quelle qu'elle soit: il n'est plus possible de proliférer son discours en dehors de toute conscience précise du résultat pas plus que de réduire ce discours à un processus trop clairement démonstratif. Il est temps au lieu d'établir des bilans administratifs et de proférer des voeux pieux, qu'une génération se dégage de ses aînés et poursuive son chemin, assume ses choix et ses nécessités. Pour cela il faut rompre avec les idées simplistes et réactionnaires que l'air du temps voudrait nous imposer; l'époque n'est pas encline à la spéculation, mais à la restauration, ce qu'il faut crombattre. C'est donc pourquoi, au lieu de se plaindre ou de pérorer, d'admettre ou de discourir, nous devrons être les artisans d'une modernité et ce, sans vanité ni modestie inutiles.

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La grammaire tonale offrait une réciprocité tout à fait opérante entre les règles harmoniques et les principes formels. Ainsi, la forme-sonate est véritablement la stigmatisation temporelle de l'axe tonique-dominante, issue du schéma l-V-I. L'établissement d'une tonalité, sa suspension et sa résolution trouvent leur correspondance dans les principes d'exposition, de développement et de réexposition. La forme-sonate n'est qu'un exemple et mon propos n'est pas tant de forger des corrélations fumeuses entre un système passé et un présent, mais bien de cerner des principes en dehors de leurs contextes historiques qui peuvent alors nous guider dans nos recherches formelles. De ce point de vue, il est important de noter que tous les éléments de l'écriture classique concouraient simultanément et dépendamment les uns des autres à l'intérieur de la forme. A cet égard, l'exemple du 1er mouvement de la IIIe symphonie de Beethoven demeure exemplaire: le premier thème, plus qu'une mélodie est avant tout l'arpège de la tonalité principale; les durées de ce thème sont également très simples: une longue, une brève et trois brèves; le cor signalera par le timbre le thème principal, jusqu'à s'imposer quelques mesures avant la réexposition en dissonance de tonique thématique et timbrique sur un accord de dominante. On ne peut imaginer une organisation plus simple et, tout compte fait, plus abstraite: chaque élément est déréalisable à souhait et peut ainsi devenir l'objet d'un développement spécifique. Ce n'est pas un hasard si, avec ces éléments d'apparence simpliste, le 1er mouvement de cette symphonie est l'un des plus longs jamais écrits à l'intérie ur d'une forme-sonate rigoureuse.

Forme et grammaire étaient imposées alors qu'aujourd'hui l'univers sonore est relatif: le compositeur choisit désormais son matériau, le développe à cause et par ses qualités intrinsèques tout en déterminant la forme qui - arbitrairement - lui semblera la plus appropriée à son projet. De par son choix, il imprime sa marque au matériau un peu à la manière d'un peintre ou d'un sculpteur. Cette donnée irréversible nous induit à penser l'oeuvre comme la construction et le développement de son propre univers; tout ceci implique la nécessité de rendre ces choix intelligibles et d'établir un réseau référentiel entre les différents paramètres et leurs figurations. La conscience de l'enveloppe générale et de ses sections, le rôle prépondérant de la mémoire sont alors à examiner autrement.
Debussy a été le premier à construire un discours à partir d'une répartition non homogène de développements où les structures s'enchevêtrent au lieu de rester cloisonnées. Jeux, le second mouveînent d'Iberia, mais également nombre d'oeuvres de Berg amorcent ce type de développements qui sont comme souterrains et ressurgissent, métamorphosés, mais rétroactivement assimilables à leurs états précédents. Ces nouvelles conceptions ont complètement renouvelé l'organisation de la forme, nous ont conduit à renoncer à l'idée de variation et son corollaire: le thème. Dorénavant, le développement opère sur tous les paramètres de l'écriture et permet ainsi d'organiser la figuration sur ce que j'appellerai des thématiques structurelles. Par cette terminologie j'entends tout ce qui modèle la figuration en une entité regroupant tant les hauteurs que les durées, l'harmonie ou le timbre d'une secticon de l'oeuvre. La mémoire de l'auditeur sera, dès lors, irriguée par ces profils de temps dont chaque élément s'intégrera ou non dans une série de developpements continus.
Pourtant, l'amnésie semble avcoir frappé de nombreuses oeuvres des années 50, qui, « à la limite des pays fertiles », offrent un univers sonore éternellement suspendu, paradoxalement en constante variation. Tous les éléments de cette grammaire ténue se réduisent vite à une globalité terne et statique. Ces oeuvres-documents sont certes des passages obligés, des degrés zéro de la composition mais qui ont perdu leur charge d'explosante désormais figée. Même si cela fut nécessaire pour rompre avec un passé pesant, Berio, Boulez, et Stockhausen ont dû très vite réagir à moins de se condamner à la surdité. L'utopie était de croire qu'il suffisait de décider par l'écriture et que la cohérence de l'idée serait garante de la validité acoustique. Nous savons qu'il n'en est rien et que les lois acoustiques ainsi que celles de la perception si elles ne sont réductibles à aucun principe simpliste n'en sont pas moins des réalités qu'il est impossible de transgresser. En marge de mon propos, je voudrais souligner que l'idée d'une formule unique grâce à laquelle, par je ne sais quel miracle, l'oeuvre serait cohérente les a poursuivis durant les années 73-75. Ultimes résurgences d'un sérialime sur le retour, Points on a curve to find, Rituel et Inori sont des oeuvres écrites sur le principe d'un processus de répétitions obsessionnelles. Même si les techniques.d'écriture ont pris de l'ampleur, la figuration de l'allure, _on ne peut qu'être gêné devant une réduction de la forme et du développement qui, à force d'a-priorismes, n'est qu'une démission, fut-elle élégante. Si nous revenons encore une fois sur Jeux, il est frappant de const ater le caractère hétérogène des éléments rencontrés dans l'oeuvre alors que cette oeuvre est pour le moins cohérente. Pourquoi ? sans doute parce que Debussy n'était frappé d'aucune hémiplégie esthétique et que dans son oeuvre l'oeil et l'oreille sont en interaction cconstante: l'écriture, déréalisable de son corps instrumental, s'appuie sur une perception de figures tandis qu'une structure de timbre - comprenant à la fois le timbre instrumental et la résultante d'une figuration complexe - stimule l'écriture. Ce constant aller et retour entre corps acoustiques et figuration demeure un modèle de même que cette vision de la forme, synthèse de l'instant et de rigueur globale, où tous les éléments de l'écriture convergent grâce a un vecteur temporel et mémoriel.
C'est de cette trame, où tous les paramètres de l'écriture se synthétisent, s'interpénètrent, s'interpellent et agissent de façon conséquente les uns sur les autres par thématiques structurelles, que l'oeuvre peut, sur une Iongue durée, tresser sa forme sans encombre. ce synthétisme ne veut pas dire amalgame, ni parallélisme. Là où je serai le plus sévère avec mes ainés c'est bien sur le fait d'avoir examiné les paramètres séparément puis de les avoir agglutinés arbitrairement sans qu'il y ait une quelconque responsabilité entre ces paramètres. Cette analyse provient d'une lecture de Webern qu'il m'est impossible de partager. Webern a effectivement repensé le développement formel et thématique en l'attribuant à d'autres composantes du discours: prémices de ce que j'appellerai les thématiques structurelles. La cohérence de cette organisation de l'écriture, qui a véritablement influé sur ses conceptions de la série, lui faisait voir en cette dernière le centre de convergence de tous les paramètres. La série fournissait à la fois l'élément déréalisable et donc manipulable, ainsi que le moyen par lequel toutes les composantes de la figuration articulent le développement. Nous sommes alors bien loin du sérialisme intégral et des affres d'un structuralisme borné.
Alors que Debussy opérait par une fragmentation du discours, un développement asymétrique et une forme vécue dams le temps, Webern prend conscience d'un nouvel espace sonore délivré de l'opposition horizontal/vertical et n'a plus vu dans le matériau qu'une façon de donner structure à l'oeuvre et d'organiser ses différentes hiérarchies. Ceci implique que, pour Debussy, la structure globale sera liée à un matériau mobile en constante évolution: l'oeuvre n'oppose plus un côté statique (exposition des thèmes) et un autre dynamique (développements) et opère sans symétrie (réexposition). Il faut alors traverser l'oeuvre pour en saisir son offrande, sa clef. D'où une répartition successive au cours de laquelle les éléments constitutifs prennent une importance fonctionnelle variable. Pour Webern, la répartition fonctionnelle de la série aura pour effet de réduire l'articulation du discours au seul matériau; conception radicalement neuve de l'organisatiron. L'élément polyphonique devient alors l'éIément de base d'où la suppression des notions de vertical et d'horizontal: Webern considère ainsi chaque phénomène sonore (registre, durée, silence) comme indépendant et interactif tout à la fois. Quant au timbre, Debussy conçoit l'orchestration et l'instrumentation sur une base acoustique alors que Webern vise une liaison contrapuntico-instrumentale où le timbre souligne le caractère structurel des figures.
La conjonction Debussy-Webern, seuil essentiel de toute modernité musicale, est restée bien plus un désir qu'une réalité efficiente: au lieu de concevoir cette conjonction comme une brèche à travers laquelle le geste et la licence s'engouffraient, il fallait tendre vers une dialectique s'instaurant à chaque instant de la composition entre une organisation globale rigoureuse et une structure momentanée d'improvisation vitrifiée. Quelques oeuvres de Berio (Epifanie, Coro, Requies) et de Boulez (Pli selon Pli, Éclats-Multiples, Répons) me semblent correspondre à cette conjonction.

Sans pour autant établir une liste exhaustive, on pourra simplifier les conséquences primordiales et fondamentales des apports conjugués de Debussy et de Webern, puis de Berio et de Boulez:

  1. Engendrement, à partir d'une cellule déréalisée de toute figuration, de blocs sonores, d'accords, d'échelles, etc., ayant un développement autonome. (J'insiste encore sur le fait qu'il n'est pas nécessaire qu'une seule cellule engendre toutes les autres. Chaque état, chaque profil de la figuration peut être indépendant même si dérivé d'un état précédent. )
  2. Harmonie fonctionnelle, non plus devant aller d'un centre vers un autre, comme dans le système tonal, mais relative et créant ses propres réseaux de références.
  3. Répartition d'intervalles soit en les soumettant à l'harmonie ou, tout au contraire, en les répartissant dans l'espace des registres. L'intervalle restant l'élément manipulable à volonté que l'on insère ou délivre d'une base acoustique.
  4. Réciprocité des lois verticales et horizontale (dimension diagonale) .
  5. Cellules et profils rythmiques essentiels développés indépendamment soit comme « personnage » rythmique ou comme base à une polyrythmie déduite de ces éléments. (Le profil rythmique pourra tendre à une uniformité de valeur, neutralisant ainsi les durées au profit d'un autre paramètre.)
Le Marteau sans maître est sans conteste possible l'oeuvre-phare de ces acquisitions irréversibles; même si (et surtout.?) cette oeuvre relève plus d'une ambiguïté: en effet, si l'engendrement harmonique est l'un des soucis premiers du cycle l'Artisanat furieux, il n'en est pas moins certain que la perception ignore cette dimension tant la figuration éclate les agrégats dans le temps et le registre. A ce stade de son évolution, Boulez conçoit les blocs harmoniques, déduits de la série originelle, plus en figures isomorphes qu'en accords verticaux, visant ainsi à une répartition statistique cohérente des douze demi-tons. Ensuite le cycle Bourreaux de Solitude est régi par des lois directement issues du sérialisme intégral, quant au dernier cycle Bel Édifice et les Pressentiments, il est le plus proche de la conjonction Debussy-Webern plus particulièrement dans sa version double: le constant rubato des temps, l'opposition de figurations qui fibrent l'articulation dévoilent dans ce mouvement une organisation formelle neuve et efficace.
Malgré toute critique sur le côté curieusement daté de ce chef d'oeuvre, il n'en est pas moins vrai que Le marteau sans maître reste une oeuvre non réductible. Son mérite n'est pas tant d'avoir délivré la composition d'un académisme prématuré que d'offrir nombre de propositions aux concepts formels, harmoniques et rythmiques grâce auxquels nous pouvons penser la modernité aujourd'hui. Pour résumer, ce n'est pas la spécificité de cette oeuvre mais les concepts qu'elle organise qui ont le plus renouvelé notre grammaire compositionnelle et orienté durablement l'écriture musicale ainsi que l'écoute du phénomène sonore. A mes yeux, l'un des aspects primordiaux de cette oeuvre réside dans le fait qu'elle installe une distance entre le matériau et sa figuration. Si, pour reprendre un exemple extrême avec la Structure I a, une hauteur avait sa durée, son attaque et son intensité - toutes trois déduites d'opérations objectives qui imposent une absence de choix au compositeur-Le marteau sans maître, à l'inverse, adopte un matériau plus abstrait donc plus manipulable à toute torsion qu'exige une figuration subjective. La décision, le choix, peuvent alors s'immiscer à tout moment, l'écriture devenant alors irréductible à quelque opération mécanique que ce soit et peut, dès lors, générer plus librement ses volutes; l'indiscipline locale s'insérera dans une globalité rigoureuse.
L'autre aspect fondamental est l'organisation formelle. Chacun sait que Le marteau sans maître est formé de trois cycles enchevêtrés de pièces vocales et/ou instrumentales. Bien plus que l'arnorce de permutations, annonces de l'oeuvre ouverte, l'alternance de cycles oriente la perception des enveloppes formelles: chaque cycle ayant une focalisation de figurations précise et autonome. Le retour de ces figurations typées à distances irrégulières, aiguise la mémoire et crée un espace référenciel par le biais de thématiques structurelles. A la manière du dernier Debussy, non par thématisme mais par déduction de structures qu'engendre le matériau, la forme de cette oeuvre est bien active et non une suite de panneaux séquentiels et indépendants. Une oeuvre comme Domaines, en revanche, est un exemple contraire uniquement organisé sur le contraste qui - fût-il aclmirablement distribué - ne peut être garant d'unité formelle et disperse l'audition en une suite de moments épars. Ce que je critique ce n'est pas tant l'indirectionnalité de la forme que son manque d'auto-relation; je ne réclame aucune réexposition mais une organisation mémorielle qui structure ses références.

Mais brisons-là la litanie des réprimandes et des louanges, la distribution des blâmes et des récompenses! Laissons cette manie de l'impuissance que sont les bilans et les constats à ceux qui sans cesse les font et les refont: le radotage précoce n'est pas le but de ma génération qui doit avant tout s'affirmer par l'acte. Il nous faut rompre avec nos prédécesseurs, refuser la hantise du parrainage. Ni reniement, ni revirement, mais au contraire la certitude que si chaque génération vole à la précédente ce qui lui est nécessaire, c'est pour la relire à sa façon: l'engendrement et l'héritage artistique ne sont pas un legs génétique relevant de l'hérédité. Le lien entre générations est fragile, subjectif et capricieux; il n'est pas certain que l'ainé approuve le cadet, pas plus que la lecture que ce dernier fait de son prédécesseur soit judicieuse. Qu'importe si ce n'est l'étincelle prométhéenne. Je crois très sincèrement qu'il faut rompre avec cette vision quasi biblique cle l'histoire musicale qui voudrait que de Beethoven naissent Wagner, puis Schönberg, puis Webern, puis Boulez, etc. Cette analyse, rassurante de prime abord, qui voit en toute nouvelle génération une relation de cause à effet objective est pour le moins absurde et, tout compte fait, terrifiante. Heureusement il n'en est rien: chacun est libre de faire à sa guise avec ce qui le précède et le suit. L'écriture a ses méandres qui n'ont pas l'évidence de la filiation et l'héritage ne se fait pas avec la facilité que l'on peut mettre à reprendre un commerce familial. Seules restent les oeuvres, dernières marques tangibles d'une quelconque prégnance; seront-elles entendues? le méritent-elles? rien ne le prouve et combien de chefs-d'oeuvre resteront sans suite? Ceux de Ravel et de Bartok sont des exemples frappants de ce point de vue. Valéry nous dit: «Je n'ai pas voulu dire mais voulu faire et que c'est cette intention de faire qui a voulu ce que j'ai dit. » Dont acte.

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Le point de départ, l'axiome de base de notre environnement compositionnel actuel, prend forme sur un espace sonore non homogène de timbre, de temps et de hauteurs. Il faut donc, ainsi que je le signalais plus haut, oeuvrer avec une relativité totale ou partielle de structures. La musique d'aujourd'hui fait définitivement appel, dès ses principes, à des notions de variabilités sous-tendues par des hiérarchies en constante évolution. Pour cela, il faut faire appel à des blocs sonores de densités variables, déduits les uns des autres et déréalisables à volonté pour être manipulés et, en définitive, actifs.
De même qu'il n'est plus envisageable d'écrire à partir d'une série unique, il n'est pas nécessaire de se limiter à des cellules de rythmes desquelles naitront, a priori de toute polyphonie, un engendrement dont on connait trop à l'avance l'enchevêtrement indifférencié. Le travail des durées a laissé place à celui d'enveloppes temporelles qui nécessitent une certaine simplification du détail au profit d'une plus grande cromplexité de l'ensemble.
Le timbre a acquis, outre son potentiel d'expression, une importance fonctionnelle, signal de la figuration, vecteur des structures. Il peut être alors envisagé sous deux angles: celui qui, par une figuration au-delà de laquelle l'oreille ne peut plus analyser les différentes composantes, perçoit ce que je nommerai une structure de timbre et celui qui, grâce aux moyens de synthèse informatique, nous permet de rompre l'homogénéité du tempérament égal par une répartition variable d'échelles discrètes.
Hauteurs, durées, timbres, la relation de ces domaines, leurs interactions au sein de la figuration et de la forme, voilà le terreau de recherche nécessaire à une indépendance stylistique, apport indéniable de ce que notre génération doit livrer pour preuve de son authenticité.

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L'harmonie et la polyphonie restent encore des domaines qu'il est nécessaire de faire évoluer pour tendre à une évidence sonore plus active. Le simple fait que l'erreur ou la fausse note ne sont pas clairement perceptibles à I'auditeur est suffisamment parlant sans qu'il soit nécessaire de développer plus avant. Certes, notre organisation sonore est autrement plus complexe qu'elle ne l'était aux siècles passés, maîs, sans nostalgie d'aucune sorte, il serait judicieux d'examiner différents aspects de la grammaire tonale qui n'ont pas trouvé d'équivalence et qui pourraient enrichir indéniablement notre vocabulaire. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de « retour à » mais bien de la volonté d'opérer une translation de phénomènes qui orientent la percepticon de façon significative. Par exemple, la suite de plusieurs accords relève le plus souvent de la juxtaposition amorphe alors que le système tonal offrait une directionnalité précise. Il nous faut donc tout à la fois penser avec la spécificité de ce que l'écriture actuelle nous offre intrinsèquement et éclairer nos recherches par ce qu'il y avait de plus morphologiquement puissant dans le langage tonal. Je crois que toute avancée véritable doit englober dans sa couquête les territoires précédemment acquis, sans quoi nous serions proches d'une politique de la terre brûlée: une telle vision est bien perverse car elle n'accepte que les derniers acquis en excluant ce qui a précédé. L'histoire scientifique, notamment, nous démontre l'exact contraire: l'évolution est une spirale qui va s'élargissant, englobe et généralise les états précédents des connaissances.

Afin d'éclairer au mieux mes desiderata, voici une liste de propositions d'engendrements harmoniques:

1) d'un accord fixe on pourra:
a) prendre chacune de ses notes comme crête supérieure de points d'arrivée de phrases d'inégales longueurs. A chaque arrêt, il sera possible d'appuyer ce dernier par une tenue trillée ou agitée d'un trémolo comme signe de l'élément à repérer. Autant de notes privilégiées, autant de points d'arrêt potentiels dont chacun va, au fur et à mesure, tracer une reconstitution de l'accord choisi. Cette reconstruction sera plus sensible que l'on aura pris soin de respecter, à chaque arrêt-signal, la hauteur « objective » de chaque note de l'accord final. Egalement, il sera judicieux d'amener tous les points d'appui par des figures déduites des intervalles constitutifs de l'accord vers lequel on se dirige; il se crée de la sorte une relation verticale/ horizontale tout à fait perceptible.

On remarquera le geste cadenciel puissant obtenu à l'arrivée sur le dernier accord; en effet, celui-ci est l'addition de toutes les étapes précédentes. Sa constitution est tout aussi verticale que mémoriale.

b) fragment et groupes d'inégales densités eux-mêmes distribués aux ensembles instrumentaux disponibles. Chaque point de rencontre verticale reconstitue l'accord initial, sinon l'éclatement de cet accord occupe l'espace des registres tout en particularisant chaque «  voix » d'une allure rythmique appropriée. Les tracés divergents, les timbres opposés et les mètres contradictoires évitent tout rapport d'octave et délivrent ainsi la polyphonie tout en conservant une logique harmonique stricte.

c) contrepointer un accord par son double transposé selon un rapport intervallique qui évite toute doublure autre que l'unisson. Là encore les points d'appui des différentes phrases seront renforcés si les lignes convergent pour que l'accord dédoublé se retrouve à l'unisson. Ce que l'oreille percevait comme des agrégats similaires mais non identifiables - surtout si le tempo est rapide - devient infiniment plus préhensible lors de la rencontre des deux groupes harmoniques isomorphes:

d) déployer un accord sur lui-même. En effet, certains blocs harmoniques possèdent la qualité intrinsèque de pouvoir, sans redondance de hauteur, être présentés verticalement à la fois sous leur aspect original et renversé. Ainsi, à partir d'une note polaire, pourra se greffer un éventail harmonique exactement symétrique; la note centrale prenant le rôle de «  fondamentale » supérieure et inférieure:

2) Une suite d'intervalles peut générer des groupes harmoniques déduits de chacun de ces intervalles. Une telle déduction offre l'avantage d'un ensemble fini de possibilités; possibilités strictes dans leur principe et souples dans la réalisation. Examinons la suite intervallique suivante:

Je peux déduire, à partir du premier intervalle (Mi bémol - Sol dièse), un agrégat uniquement tressé de quartes:

Le deuxième agrégat sera établi à partir de l'intervalle Mi bémol-La bécarre, soit un triton:

On procédera ainsi de suite, en déterminant les intervalles toujours à partir du Mib, pôle d'engendrement des blocs harmoniques.

3) L'organisation d'enveloppes de perception harmonique peut s'établir également par le biais de notes polaires.

a) en effet, si toutes les figures polyphoniques aboutissent sur une valeur longue, par opposition à des traits de valeurs brèves, il est possible de différencier deux plans: celui du trait rapide qui prendra valeur d'appoggiature multipliée, et celui de la note fixe, «  réelle ». La note d'arrivée supérieure sera toujours identique - sorte de butoir perceptuel - à l'inverse d'agrégats toujours renouvelés bien qu'en réalité isomorphes structurellement.

b) Dans le même ordre d'idées, l'orientation de la perception se fera non plus en fonction d'une note polaire mais d'un agrégat fixe, gelé, duquel se déduiront toutes les figures de type scalaire: ces figures oscilleront d'une note de l'agrégat vers une autre, en échange.

Il n'est pas nécessaire de poursuivre cette liste de recettes, l'important n'est pas le recensement administratif mais l'indication de quelques engendrements logiques. A chacun les joies de la prolifération: il est évident qu'aucune barrière n'entrave l'investigation harmonique et je suis persuadé que ce domaine est l'un des plus performant quant à l'organisation d'un discours. En considérant ces phénomènes comme caducs - soit parce que l'on pense que l'écriture est désormais séparée de la perception ou que l'on estime que la verticalité doit être la traduction de timbres complexes - on se prive d'un enrichissement durable de notre vocabulaire.
Naturellement, cet axe de recherche n'est pas une fin en soi mais a vocation de s'insérer dans une polyphonie. Il n'empêche qu'une pensée polyphonique nécessite l'organisation d'un matériau harmonique manipulable à souhait, suffisamment abstrait pour se plier aux contorsions de l'écriture mais également concret pour aiguiller la perception. Sinon, la polyphonie se trouverait anémiée (lorsqu'elle doit rendre compte, soi-disant, de textures acoustiques complexes) ou neutralisée (par une écriture qui la confond avec l'accumulation et la superposition). A cet égard, certaines pages de Messiaen et Carter offrent des exemples où la polyphonie est tout à la fois satisfaisante et problématique. Les grands tutti d'oiseaux des Oiseaux Exotiques ou le 2e mouvement de A Mirror on which to Dwell (Argument) sont deux cas de figure significatifs. Le traitement polyphonique de ces oeuvres est assez proche: il part du principe selon lequel chaque ligne possède ses propres orientations harmoniques, rythmiques et timbriques. Cette singularisation permet à l'oreille de suivre le discours globalement mais également, en resserrant le faisccau de la perception, celui d'une des « voix ». Ainsi, d'une masse parfois touffue, peuvent naitre des perspectives qui rendent chaque ligne identifiable et offre le loisir d'un aller-et-retour incessant de l'ensemble au particulier. Ce type de figuration a néanmoins le désavantage, lorsque les particularismes sont trop poussés, d'être plus une superposition, un parallélisme de discours indépendants n'ayant aucune relation entre eux. Il est donc nécessaire de trouver l'équilibre entre ce qui permet l'identification (sans pour autant tomber dans le disparate) et une dialectique diagonale régulant l'horizontal et le vertical. Trop souvent, la polyphonie est ressentie comme une agitation névrotique, un fourre-tout gestuel au mieux vaguement jubilatoire, le plus souvent ennuyeux. Toute repensée de la polyphonie devra tenir compte de la lisibilité de la trame globale qui englobe le sens de la ligne et la cohérence de l'ensemble. Les questions harmonico-polyphoniques posent le problème d'une perception qui va du global à l'unique; sans elle, me semble illusoire toute tentative de discours qui se limiterait au gestuel. Ce n'est pourtant pas la seule perception qui doit primer: on connait les résultats de ces oeuvres démonstratives qui, à force de le nteur, de pédagogies auditives, de signaux lourdement appuyés, d'évolution constamment linéaires l'annihilent. Inévitablement, on obtient le résultat contraire de celui escompté: l'articulation se fige, la forme est inerte, et, en définitive, l'oeuvre devient la transcription ainsi que la description d'un phénomène acoustique - fût-il intéressant au demeurant - et non une composition, c'est-à-dire une organisation.

Toutefois, un certain raffinement dans l'élaboration harmonique ne sera pas nécessaire à chaque segment de l'oeuvre: le caractère dominant d'une section peut neutraliser la dimension harmonique qui sera alors reléguée au second plan. Cela ne veut pas dire qu'il faille négliger dans de tels passages les hauteurs, il serait vain de ne pas simplifier ce paramètre alors que l'attention se porte sur d'autres phénomènes. J'en veux pour preuve la réduction au piano du Sacre dn Printemps qui, outre la perte de tout le suc orchestral, dévoile certains enchainements grossiers et maladroits; il est évident que Stravinsky s'intéressait plus à la métrique et à l'orchestration qu'au développement harmonique d'une oeuvre volontairement « barbare ». Cela ne retire rien à ce chef-d'oeuvre dont le caractère dominant est bien l'ampleur orchestrale et le dynamisme d'une rythmique sauvage admirable. Si l'on opère par blocs opposés, dans un tempo vif et par interventions brèves, l'oreille est irrésistiblement orientée vers les dynamiques, les profils, les densités et les timbres. Il est alors illusoire de raffiner au-delà d'un seuil tant ce que je nomme le caractère dominant écrase tout paramètre adjacent par la force de sa réalité perceptive. Ce cas précis démontre clairement que, si les paramètres de la figuration sont manipulables séparément, leur relation n'en est pas moins une réalité que l'on ne peut mépriser. Tel profil harmonique nécessitera d'être épaulé par telle figuration rythmique, tel timbre influera directement sur l'intensité, etc. Les écritures, successives par nécessité, des hauteurs, intensités, timbres et durées n'impliquent pas nécessairement un parallélisme sourd de type sérialisme intégral: il faut au contraire que l'élaboration de ces couches de figurations ait, le plus rapidement possible dans la conception, des relations directes et conséquentes. Cela ne doit pas entrainer non plus un synthétisme qui paralyse l'écriture pour une restitution illusoire et statique. la synthèse instrumentale n'est-elle pas, d'ailleurs, l'autre versant d'un structuralisme outrancier? Une objectivité réductrice qu'une grammaire active et multiple ne peut tolérer?
En guise de proposition, voici un exemple où l'évolution harmonique imprime sa directionnalité à toutes les composantes de l'écriture et forge ainsi la figuration par inter-relations. Si nous prenons un agrégat que nous considérons comme point d'arrivée, nous pouvons organiser un processus qui, de ce bloc, passera par différents états qui seront la reconstitution progressive. Pour cela, on établira des transpositions de l'agrégat initial en prenant bien soin de disposer la première transposition de façon à ce qu'elle ne présente aucune similitude avec notre accord initial que l'on conserve comme point d'aboutissement. Chaque transposition s'inscrit dans une directionnalité qui, à chaque étape, se rapproche progressivement, mais irrégulièrement, du point final de convergence.

Il va sans dire qu'on ne pourra se satisfaire de ce premier plan et, sans entrer dans les détails, imaginer une organisation similaire à l'intérieur de chacune des cinq sections de notre exemple. On veillera alors, à déterminer des proportions inégales à chacque sous-section dé manière à ce que, si le processus est rigoureux, le développement local soit brisé et irrégulier. Ce qui facilitera, en fait, l'assimilation de l'enveloppe générale, c'est avant tout la figuration suivant les règles que voici:

a) chaque note fixée (donc commune à l'accord final) sera tenue, trillée, ou jouée par des instruments à résonances longues.
b) les hauteurs n'étant pas passées par ce crible seront figurées par des valeurs brèves, sèches ou des traits furtifs.
c) les intensités, très inégales et diversifiées au début, deviendront homogènes au fil du développement.
d) les valeurs de durées s'établiront à l'intérieur d'une écriture neumatique qui progressivement s'inscriront dans une métrique striée.

Inutile de poursuivre la liste des moyens employés car, là encore, seule l'imagination limitera les possibilités. L'important est qu'à partir d'une enveloppe harmonique peut se déduire une logique qui régule la figuration à la directionnalité d'un processus et implique une interaction précise de tous les paramètres sans les appauvrir pour autant. Hauteurs, durées, intensités et timbres sont organisés séparément mais répondent néanmoins à une nécessité globale qui n'impose pas une figure mais un principe qui détermine un possible de figures. Le processus n'est alors pas automatique mais suffisamment souple pour admettre un ensemble de possibles et ferme pour imprimer une orientation de ces possibles.
Avant de clore ce chapitre, je voudrais attirer l'attention sur l'aspect formel du contrôle harmonique. J'ai déjà énoncé les similitudes harmonico-formelles de la forme-sonate sans qu'il soit nécessaire d'y revenir; s'il est impossible de confondre un principe et sa représentation - c'est-à-dire reprendre tels quels des moyens grammaticaux inévitablement datés - nous pouvons pourtant étayer les articulations de la forme au moyen de cadres harmoniques. L'organisation de noeuds formels, points névralgiques de l'enveloppe temporelle, peut s'établir à partir de notes pivots ou de complexes harmoniques fixes qui s'insèrent dans le discours à intervalles irréguliers et figurés différemment à chaque présentation. Par exemple, les points d'appui formels viendront irrémédiablement se figer sur une même structure: dans le cas d'une note pivot, celle-ci sera déplacée dans le registre si nécessaire; dans le cas d'un bloc harmonique, sa perception nécessitera une représentation fixe pour être reconnu. Ce type de signal s'inscrit dans la mémoire et peut, dès lors, s'assimiler à un geste cadenciel ou au signal d'un instant privilégié. Une oeuvre comme Chemins IV de Luciano Berio est un exemple de ce type d'articulation formelle: un Si pédale sous-tend tout à la fois l'architecture temporelle et les spectres harmoniques; également, des oeuvres comme Messagesquisses, Notations et Explosante Fixe de Pierre Boulez, à travers lesquelles un Mi bémol obsessionnel jalonne les moments clés. Toujours de Pierre Boulez, je citerai pour mémoire un cas plus complexe: Multiples ; cette pièce est parcourue d'une espèce de cantus firmus, dont chaque note servira de pôle plus ou moins déterminant, qui revient à espace irr&eac ute;gulier pour orienter la figuration: prolifération plurielle de cette ossature répétitive.
Chaque « retour » de tels éléments ne devra pas être texturel mais adopter, par exemple, les mêmes profils de durée ou de timbre; les liens d'assimilations sont nombreux et nécessaires: temps strié ou amorphe, tempo, homophonie, hétérophonie, texture de timbres, etc. De la sorte, il est possible de combiner une répartition non homogène de développements, où les structures s'enchevêtrent sans cloisonnement, ainsi qu une organisation de réseaux mémoriels.

*
Le domaine des durées, après avoir attiré un déchainement de théories et d'élaborations furieuses, a priori de toute polyphonie, ne semble plus avoir les faveurs des exégètes d'aujourd'hui. La hauteur accapare le plus grand nombre et le temps est bien fini où l'on se demandait « comment il passait ». Je pense qu'il y a deux raisons à cet état de fait: si rythmes et durées étaient autant travaillés, c'était bien pour articuler un système de hauteur rigide, amorphe, voire indifférencié et, pour tout dire, inopérant. Toutes ces spéculations se sont très vite heurtées à des difficultés de réalisation utopique et à une impossibilité d'assimilation de l'auditeur. Au-delà d'un seuil où toutes les variations infinitésimales se neutralisent entre elles, il ne nous est plus possible, aujourd'hui, de penser les durées en termes de canons, de monnayages et de superpositions multiples tant nous savons à l'avance le résultat sonore pauvre qui en résulte. Si nous revenons à nouveau sur les tutti de chants d'oiseaux stylisés de Messiaen (par exemple ceux du Réveil des Oiseaux ou des Oiseaux Exotiques), il est saisissant de constater que seul le timbre permet de mieux percevoir ces fatras touffus; le timbre mais également une particularisation extrême de chaque ligne, ainsi que je le mentionnais plus avant. De même, lorsque Ferneyhough superpose trois à quatre lignes rythmiques dans une oeuvre pour instrument monodique solo - afin de suggérer une polyphonie latente - on constate à l'audition plus une agitation désordonnée qu'une réelle confrontation de ces lignes. La surdétermination d'un ou plusieurs paramètre(s) travaillé(s) successivement puis aggloméré(s) ne conduit qu'à l'inhibition et à la neutralisation du discours.
C'est pourquoi il me semble nécessaire d'envisager la problématique des durées sur deux plans: celui du rythme et celui du temps. De même que l'écriture harmonique nécessite le concours des autres paramètres de la figuration pour éclairer son profil, l'écriture rythmique se concevra selon l'apport de telle ou telle autre dimension. C'est ainsi qu'il faut examiner des lectures de rythmes harmoniques, mélodiques, dynamiques, timbriques, etc., l'élaboration des durées n'étant qu'une de ces lectures éventuelles. Sans cela, nous arrivons vite à une écriture décalée où les rythmes mélodiques ou harmoniques sont trop indépendants de ceux des durées ou bien à une conception du rythme sous le seul angle d'une combinatoire. C'est pourquoi je considère le rythme selon des durées - que l'on assimilera grosso modo au solfège rythmique - et des données temporelles - que je rattache à des rythmiques paramétriques.
En ce qui concerne les durées, j'ai déjà mentionné le hiatus qui pouvait exister lors de l'élaboration d'une écriture rythmique a priori de toute polyphonie; ou la figuration sera de prédominance harmonique et, dès lors, devra se soumettre pour cerner le profil du ou des groupe(s) harmonique(s), ou l'écriture tendra à l'hétérophonie et, dans ce cas, les durées seront assujetties à des notions de retards et de décalages d'ordre mélodique. Quant à une organisation polyphonique - si l'harmonie n'a pas de loi tangible et que la densité est telle que la figure n'est plus perceptible - elle tendra à une globalité statistique qui élimine la préhension de l'objet au profit d'une surface d'objets.
Après ces constats, il est évident que le champ d'une écriture exclusivement de durées est particulièrement restreint et ce d'autant plus que le rythme est tributaire du tempo et de l'agogique. Une figure de durées sera grandement perturbée par tout ralenti qui, tout au plus, s'indique ou se suggère, mais ne s'écrit véritablement pas et ne peut, de ce fait, s'intégrer à l'écriture sans un certain degré d'incertitude.
Il est néanmoins possible d'imaginer une élaboration rythmique proliférante qui imprime sa marque aux différents axes de la figuration. Je ne reprendrai que deux exemples, d'ordre indicatif, mais qui offrent l'avantage d'englober durée, harmonie et timbre.
Je partirai d'une suite de proportions chiffrées que je traduirai en durées par la suite: O, 1, 2, 3; ce qui nous donnera:

Je dispose ensuite ces figures dans un ordre arbitrairement choisi de la façon suivante:

A chacune de ces figures, j'ajouterai une valeur fixe qui permettra de cerner chaque cellule; ce qui nous donne la séquence suivante:

Cette séquence peut être contrepointée avec une autre, tirée des mêmes éléments, mais agencés différemment. Dans ce cas, on distribuera chaque ligne à une famille de timbres avec une complémentarité de blocs harmoniques tels que ceux rencontrés dans l'exemple 3:

Ce qui nous donnera la superposition suivante:

La prolifération de ces séquences initiales peut adopter également le principe d'une permutation circulaire évolutive. Je me limiterai, par la suite de cet exemple, à une séquence unique, laissant l'initiative d'une réalisation plus complexe. Voici une nouvelle séquence constituée des mêmes éléments: 3, 1, 2, 0, 1.

Si j'applique à cette séquence une stricte permutation circulaire nous aurions la formule suivante:

Mais, par un phénomène de mémoire accumulative, j'accorde à chaque nouvelle séquence - et pour chaque élément - la dernière valeur énoncée de la séquence précédant le 1, ce qui nous donnera:

Ainsi, la formulation suivante 2, 0, 1, 3, 1 sera affectée de la valeur 3 dernière valeur « réelle » énoncée précédemment:

On imagine aisément tout autre processus évolutif qui pourrait se greffer encore sur une telle prolifération, processus engendré lui aussi par les mêmes données initiales. Les données obtenues s'inscriraient alors dans une autre division, par exemple en valeurs irrationnelles - qu'il sera loisible de ne pas énoncer systématiquement:

De telles opérations, sur une enveloppe temporelle adéquate, permettent d'inscrire dans un discours très simple initialement, une translation progressive. Ici, ce sera une scansion binaire qui évoluerait vers une rythmique moins homogène. D'autres solutions, à partir de mêmes éléments de bases, seraient à envisager comme, par exemple, un ralentissement progressif de tempo qui permettrait l'intrusion de valeurs appoggiaturées de plus en plus nombreuses qui brisent la notion de tempo au profit de courbes plus globales:

L'autre exemple que je voudrais exposer fait directement référence à ce qu'Elliott Carter nomme la modulation du tempo; cette organisation des durées permet de créer de véritables perspectives polyrythmiques. Un exemple de ce type se trouve dans le mouvement Sand piper de A Mirror on which to Dwell. Dans le mouvement, le hautbois égrène, dans un tempo fixe, ses interventions sur la base d'un métronome de 524 à la croche. La battue du chef englobera cette vitesse métronomique tout en variant le tempo des autres instruments de la façon suivante:

Concrètement, alors que la vitesse d'élocution des doubles-croches restera identique, par le biais des valeurs irrationnelles, le tempo environnant sera mouvant et offrira les polyrythmies suivantes:

Je crois que ce type de polyrythmie, éminemment controlable, offre l'avantage de superpositions qui ne sont pas amorphes mais directionnelles; cet espace figé constamment sollicité par un commentaire flottant et élastique, toujours orienté par sa valeur fixe et qui jamais ne devient statique. Enfin, les oppositions de battues poussent à une confrontation tant harmonique que timbrique qui sera elle aussi active.

*

A l'énoncé de propositions sur la polyphonie, j'ai déjà souligné qu'une accumulation de figurations complexes amène à un seuil au-delà duquel les différentes composantes ne sont plus analysables séparément et forment ce que je nommais une texture de timbre. Avec un ensemble de cordes notamment, si le tempo est rapide et les figures vives, l'homogénéité du timbre agrège les figures en une surface globale. Pour un orchestre où toutes les familles instrumentales sont représentées, ne fût- ce qu'à l'unité, une texture de timbre sera plus complexe à réaliser et nécessitera un resserrement des registres afin que chaque ligne de l'écriture instrumentale puisse tresser un bloc harmonique commun et le zigzaguer de figures entremêlées qui finissent par s'unifier grâce aux rimbres rnultipliés. Ces textures de timbre sont tout à l'opposé de la synthèse instrumentale, spéculation qui tourne court tant il est évident que la translation de phénomènes acoustiques fige la figuration; toute fusion instrumentale, si elle ne peut être une finalité, se fera par l'écriture et non sur elle. Au cours des paragraphes précédents, j'ai souligné l'inter-relatiron des paramètres de l'écriture pour saisir l'importance du timbre qui peut être à la fois un vecteur de structure et ou la surface résultante d'une figuration fouillée. C'est alors que la spatialisation peut tendre les relations timbrales bien qu'il soit difficile - faute de pouvoir l'écrire avec précision - d'organiser l'espace, ne fût-ce que pour des raisons de facture instrumentale: le forte d'une flûte n'est pas celui d'une trompette, le registre d'un hautbois influe fortement sur ses intensités. Si l'on adopte une écriture de nuances qui veuille tenir compte de ces phénomènes, n'arrive-t-on pas à une ambiguité ? Le mezzo-piano du trombone écrit sur une partitiron signifie-t-il qu'il faut l'équilibrer avec le forte de la clarinette, ou bien que le trombone doit être en arrière-plan de la clarinette? Qui plus est, toute spatialisation me semble illusoire si elle n'adopte les limites de l'espace scénique, à moins qu'il ne s'agisse d'un ensemble sonorisé puis spatialisé par haut-parleurs. En définitive, la spatialisation ne sera qu'un phénomène adjacent au service d'une lisibilité de la polyphonie; l'efficacité réelle de tout déplacement spatial se limite à quelques cas de figures vite cernés. Sans amplification l'opposition antiphronique nécessitera des ruptures franches et vives coute translation d'un groupe à un autre exigera plus de temps pour que l'effet scoit perceptible. La diffusion par enceintes acoustiques - dans l'état actuel de ces moyens de diffusion - sera vite brouillée au-delà d'une répartition de huit sources sonores à travers la salle; et encore, cette dernière devra être étudiée dès sa construction pour faciliter l'audition de quelque endroit où le public sera situé.
L'autre aspect du timbre, inévitable aujourd'hui, est celui de la synthèse sonore informatique. Sans malice excessive, je paraphraserai une formule demeurée célèbre: tout compositeur qui n'a pas ressenti la nécessité de l'informatique musicale est inutile. Objet de tous les délires, le monde électroacoustique est également celui de toutes les désillusions, il serait vain de se voiler la face. L'infini des sonorités mais aussi l'impuissance cruelle à une souplesse d'élaboration et de diffusion fiable, font que ces territoires tant convoités sont encore non maitrisés. Après les utopies du « continuum sonore », d'une dialectique bruit/son, I'informatique musicale semble l'ultime recours, mais paraît bien souvent réactionnaire tant elle fixe son action autour du phénomène de la hauteur. N'y a-t-il pas contradiction entre l'efficacité croissante des înoyens et la réduction progressive de ces techniques aux diktats de la note? L'extension tant attendue de notre instrumentarium, figé depuis plus d'un siècle, ne se ferait que dans l'enjolivement, l'orchestration déguisée? L'électroacoustique ne serait, en définitive, que le moyen de faire beaucoup de bruit avec peu de musiciens? Seule l'économie aura-t-elle raison de ce qu'on pensait être le moyen d'un renouveau du monde sconore et de la pensée compositionnelle?
Je laisserai de coté le sociologique pour revenir à l'aspect uniquement musical: s'il y a contradiction, entre des moyens sophistiqués de production et les réalisations faites à partir de ces moyens c'est bien parce que l'intégration de l'électronique par l'écriture n'est pas encore résolue. Chacun sait que tout son électronique riche devient automatiquement un objet non manipulable tant sa particularité, j'allais écrire sa personnalisation, est forte. Un tel objet serait paradoxalement une composition en soi, que seule la contemplation pourra appréhender. Hélas, on sait par avance que cette mystique du son conduit plus à une pachydermie de la composition qu'à l'extase! De même que la percussion à hauteur indéterminée et les jeux multiphoniques restent des phénomènes périphériques et transitoires - ce qui ne veut pas dire qu'il faille les rejeter pour autant, mais bien les considérer et les employer comme tels - de même des sons trop « marqués » cassent le discours, creusant un fossé acoustique infranchissable entre l'instrumental et l'électronique, nous ramenant inévitablement à l'anecdotique. C'est en cela que le projet électroacoustique a échoué: par son incapacité à organiser un langage, une dialectique autre que celle de la superposition, la succession ou l'évanescence vaguement littéraire. Le particularisme des «  objets musicaux » non seulement brise toute relation à l'instrumental mais élimine, dès son essence, toute dialectique nécessaire à une écriture. Et ce n'est pas parce qu'une équivalence entre l'électronique et l'instrumental sera décidée arbitrairement que la cohésion apparaitra comme par enchantement: traiter l'électronique comme de l'instrumental et vice versa, c'est avant tout limiter ces deux domaines au bruit et à l'imitation. Ces constats expliquent aisément le renoncement progressif aux phénomènes trop particuliers pour n'adopter que ce qui reste à la fois le plus abstrait et donc le plus puissant à l'élaboration d'un discours: la note. Il ne faudrait pas néanmoins se satisfaire d'une telle attitude qui, pour judicieuse qu'elle soit, n'en est pas moins réductrice. Le timbre doit être une composante autrement plus active et structurelle que le simple habillement de la hauteur par une haute-couture sonore. une telle futilité n'est pas acceptable et nous ne pouvons nous y résoudre.
L'un des obstacles les plus sournois est bien le fait que l'instrumentarium électronique le plus apte à permettre une interprétatiron_ que la bande magnétique entrave définitivement - n'est que le détournement d'appareils conçus à l'origine pour la musique commerciale. D'autres technologies existent, mais leur utilisation, coûteuse, restreint terriblement les lieux et le nombre des exécutions à leur unicité, rattachée à tel ou tel institut. Ces restrictions drastiques ne doivent cependant pas nous détourner des véritables enjeux, car, nécessairement, une standardisation des matériels se fera, même si elle est lente et difficile.
J'ai déjà énoncé les buts qui restaient encore à atteindre: rompre avec l'homogénéité du tempérament égal pour, non pas en créer un nouveau, mais tendre vers une relativité de tempéraments, évolutifs au cours d'une oeuvre si nécessaire. On connait l'échec de toute division du tempérament de douze demi- tons à vingt-quatre quarts de ton; sans rompre avec la division égale, ce découpage est une multiplication et non une redistribution. Pure abstraction, ce tronçonnement en quarts de ton nous a démontré, par les oeuvres qui l'utilisent, un univers saturé qui sonne faux. Si la musique dite fréquentielle nous a appris quelque chose, c'est bien une intégration des micro-intervalles au sein même du discours, sans aucune discrépance avec la perception; même si, je le répète, je ne puis qu'être réservé quant au projet de cette esthétique tant les proportions acoustiques figent toute articulation et transforment l'écriture en juxtaposition de plaques harmoniques qui emprisonnent la polyphonie aux portions de modèles acoustiques que l'on veut retranscrire. Reste la question de l'évolution de notre lutherie et, une fois de plus, je ne puis qu'avouer mon scepticisme. L'expérience, à l'IRCAM, d'un prototype de flûte qui, s'il offrait de nouvelles possibilités infra-chromatiques, ne pouvait même plus permettre l'exécution d'une gamme tempérée, m'a sidéré: quel progrès que celui qui procède par l'exclusion! Il nous faut bien reconnaître qu'il est déjà difficile d'obtenir une justesse parfaite avec douze demi-tons sans que semble illusoire toute incursion d'échelles infra-chromatiques à moins de créer de nouveaux instruments capables de controler plusieurs échelles discrètes avec sûreté.
Pour l'immédiat, toute inscription de tempéraments variables ne se fera que par l'électronique; grâce à l'informatique, il nous est possible de tester et d'expérimenter rapidement en studio, par l'aide de séquences, une série de tests objectifs proches des conditions d'une exécution en concert. Ces conditions sont pour l'heure indispensables tant nous avançons dans ce domaine à tâtons, manquant de réflexes et n'ayant pas recours à une audition interne déficiente par manque d'expérience.
Déjà, certains acquis peuvent cependant nous éclairer: d'abord tous les dérivés de modèles acoustiques transformés. Même si ces techniques se rattachent à celles des années 50-60, leur évolution, constante, a permis un enrichissement prrogressif qui nous aide à mieux comprendre les profils et les qualités d'un son. Ces timbres sont facilement intégrables à toute oeuvre de musique mixte et tirent bénéfice des qualités des modèles en question. Pourtant, trois remarques s'imposent face à ces techniques de transformation:

  1. elles ne remettent pas en cause le tempérament égal mais, le plus s<ouvent, plaquent le son transformé à son origine sans qu'il y ait de conséquences véritables;
  2. il n'y a pas créaticon de lutherie à part entière;
  3. l'écriture ne peut prendre en charge les opérations que ces techniques permettent et qui limitent dconc toute relation active entre l'écriture et l'objet transformé au strict minimum.
L'autre acquisition, récente, est celle de l'intelligence artificielle au sein de la composition d'oeuvres électroniques. L'intrusion de ce domaine (qui ne peut être une panacée) est du plus haut intérêt car il sera possible de prendre en compte des opérations d'écriture soit pour le suivi des partitions - c'est- à-dire la possibilité pour un logiciel de suivre un instrumentîste au cours de l'exécution afîn de diffuser des séquences pré-établies quel que soit son tempo - soit pour un dialogue înteractif entre un instrumentiste et une interface informatique qui happe certains éléments du discours pour les redistribuer suivant des règles précises. Ce domaine, encore en friche, nous aidera certainement à concevoir l'électronique autrement que c<omme un ajout. Le chemin à parcourir est donc encore long et aride! Mais la problématique du timbre est certainement l'une de celles, essentielles, auxquelles nous devons nous attacher à l'avenir. Son insertion définitive, comme paramètre inéluctable de l'écriture, même si nous ne pouvons encore l'appréhender directement aujourd'hui, nous amènera à repenser un à un tous les fondements de notre univers sonore.

*
Après une description bien rapide de certaines approches et questions de ces dernières années, il ne reste plus qu'à retourner à l'approfondissement nécessaire que seule l'oeuvre permet. J'ai examiné quelques hiérarchies qui peuvent aussi bien s'appliquer sur deux plans: celui du matériau méta-oeuvre, suffisamment général pour évoluer et proliférer à chaque nouvelle étape, et celui infraoeuvre qui est inséparable de sa réalisation et lui est irrémédiablement lié. Cette distinction infra/méta-oeuvre revient à marquer la distinction d'un principe et de son application, de la grammaire et de la syntaxe. Les règles générales restent valables d'un projet à l'autre (il serait absurde et illusoire de les repenser systématiquement), les règles locales se ramènent à l'application qui est la substance même du projet et de sa figuration. La séparation de ces deux plans est primordiale car toute grammaire doit être déréalisable et manipulable à volonté et son écriture suppose une transformation continue de hiérarchies mobiles en fonction du contexte. Seul cet équilibre du déréalisable et de son application offre une dialecticque véritable, garante d'une écriture qui soit bien, je le souligne, composition et non transcription. L'oeuvre, pour reprendre la terminologie d'Yves Bonnefoy, serait le seuil entre un « arrière-pays » qui englobe sa quintessence et sa figuration qui la stigmatise.
Trop souvent, la composition est envisagée comme une discipline néo-scientiste, vision héritée des années 50. Cette attitude de structuraliste attardé ne peut plus nous satisfaire aujourd'hui même si cela fut nécessaire pour rompre toute attache contraignante avec cles systèmes obsolètes. Le refus de ces dogmes ne doit pas pour autant nous faire tomber dans l'excès inverse: si l'oeil a ses défauts, l'oreille a les siens. L'écriture au-delà de toute perception est utopique comme l'est une écriture uniquement vouée à la perception. Une écoute active ne signifie ni l'inventaire administratif et maniaque ni l'asservissement à un entendement immédiat. Tout compositeur qui ne communique que sa mécanique d'horlogerie est à la fois mort et utile; l'oeuvre qui ne se limite qu'à la démonstration se ferme à tous ceux qui n'ont pas directement accès à ces techniques. Sans tomber dans le discours de l'expression et de l'humain - ces vocables de l'impuissance -- l'oeuvre doit être aussi une lecture du monde et avoir l'aptitude d'offrir un potentiel d'érnerveillements devant un objet plein et énigmatique qu'une seule écoute ne pourra épuiser et sur lequel il faudra revenir avec un champ de lectures toujours renouvelé.
La composition reste en définitive un acte de communication qui permet, tant à celui qui l'écrit, la joue ou l'écoute, une transformation
et un élargissement de son entendement. Paradoxalement, cette transformation ne sera possible que grâce à un système d'écriture tort et puissant qui puisse intégrer, sans s'ébranler, l'hirsute et l'instant à tout moment. Si l'Art Baroque, Classique et Romantique ont encore beaucoup à nous apprendre, c'est bien cet équilibre - précaire souvent, diffcile tout le temps - entre technique et poétique, système et figure, memoire et creation.

Février/mars 1988

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