Ircam - Centre Georges-Pompidou
IRCAM - Centre PompidouServeur © IRCAM - CENTRE POMPIDOU 1996-2005.
Tous droits réservés pour tous pays. All rights reserved.

L'ancien et le nouveau

Frédéric Durieux

Les cahiers de l'Ircam: Compositeurs d'aujourd'hui: Frédéric Durieux, 7, juin 1995
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1995


à Alain Poirier

«Nous arrivons à un point d'accumulation de culture qui fait que le
seul travail possible se situe dans la culture. L'idée de la table rase
qui a mené les avant-gardes se révèle comme une utopie.»

Catherine Strasser, critique d'art

La juxtaposition de l'Ancien et du Nouveau est on ne peut plus présente en ce siècle finissant. A la manière d'un éventail que l'on déploie et plie, le XXe siècle aura vu se combattre les académiques d'un autre temps et les modernes des premières décennies, accordé une suprématie passagère aux avant-gardistes des années 50-60 avant de confronter dans la confusion des passéistes, même plus académiques mais nostalgiques, et des avant-gardistes essoufflés dont l'impact d'invention se fatigue passablement.

Un symptôme est frappant, en architecture, ces dernières années : l'imbrication de bâtiments anciens réhabilités et de constructions nouvelles. Les exemples récents s'accumulent : du grand Louvre confronté aux pyramides de Ieoh Ming Pei à l'opéra de Lyon dont la coquille évidée a été ordonnée par l'aménagement de Jean Nouvel, en passant par la Grande galerie du Muséum d'histoire naturelle restaurée et installée par Paul Chemetov et Borja Huidobro. Ni ne comparons pas, ni ne parlons de ces immeubles dont il ne subsiste qu'une façade masquant des installations qui n'osent se montrer. Certes, en architecture, la confrontation d'époques différentes a souvent été de mise, et il s'agit, pour reprendre les exemples cités, d'un dialogue Modernité / Histoire sans doute inévitable quand il n'existe pas la possibilité de concevoir et de construire un bâtiment neuf.

Dans le domaine musical, en revanche, un tel dialogue ne se conçoit que difficilement à l'intérieur d'une oeuvre, à moins de collages dont tous n'ont pas le brio du troisième mouvement de la Sinfonia de Berio. Les juxtapositions stylistiques tiennent plus du canular que de la réelle invention. Cela étant, les styles les plus antinomiques sont aujourd'hui confrontés au sein de la création musicale. A l'examen de certaines attitudes compositionnelles, on est en droit de se demander s'il n'y a pas une crainte face à la création, à moins qu'il ne s'agisse, plus crûment, d'une incapacité d'inventer. De plus en plus, les oeuvres accumulent les références, voire les réflexes. Mise en regard des divergences stylistiques, cette constatation de certaines réintégrations indique les difficultés actuelles de la création musicale. Il n'est pas étonnant dès lors que, dans cette bataille des esthétiques, les Saint-Just de l'avant-garde se crispent toujours plus, tandis que s'agite le quarteron de la restauration. Précisons immédiatement que ce vocable, de même qu'il y eut les «nouveaux philosophes» et la «nouvelle cuisine», recouvre une attitude qui consiste à réemployer des éléments de la musique tonale avec appauvrissement et simplisme. Cette réutilisation de codes est d'autant plus absurde qu'elle ne tient aucun compte de l'essence et de la nécessité du langage tonal, à savoir sa fonctionnalité et sa directionnalité. En résumé, il y a ceux qui forcent toujours plus avant une radicalisation qui mène, au-delà de toute perception, le langage musical à la suraccumulation structurelle et conceptuelle, et ceux qui s'efforcent de retrouver on ne sait quel Eden perdu. Entre ces extrêmes, les questions essentielles demeurent, car il ne s'agit plus de limiter les oeuvres aux déclarations d'intention ni aux démonstrations appuyées. Le centre des enjeux reste l'établissement d'un langage qui possède ses impératifs et ses nécessités afin que l'expression musicale puisse s'y déployer. Les seules questions techniques ne sont pas une finalité en soi, mais un moyen au service d'une esthétique et d'une conception musicales qui ne seraient rien à leur tour si elles ne s'articulaient sur une grammaire.

Quels que soient les mouvements (sériel, spectral, voire néo-tonal), se pose aujourd'hui le problème de la perception des éléments constitutifs. Ne fût-ce qu'en réaction aux logiques combinatoires d'engendrement du matériau qui caractérisaient les années 50-60, logiques qui n'assuraient pas aux oeuvres la cohérence souhaitée. Ce n'est pas parce que le matériau était construit logiquement que la figuration en conservait la trace. Qui plus est, la distance entre le matériau et la figuration était quasiment nulle, autrement dit, une fois les schémas constitutifs établis, on les retrouvait tels quels dans la partition.

L'axiome de base «le matériau = l'oeuvre» était une utopie, présente d'ailleurs dans de nombreuses disciplines artistiques. Cette obsession d'établir une nouvelle grammaire occupait tant les esprits que la figuration fut souvent réduite à la transcription du matériau. La prolifération des hauteurs et des autres paramètres d'écriture, afin de construire un nouveau langage en remplacement de l'ancien, était l'urgence. De ce point de vue, l'opposition d'un Xenakis aux compositeurs post-sériels comme Berio, Boulez et Stockhausen est à la limite du non-sens. Certes, Xenakis considère nécessaire d'oeuvrer non plus sur douze sons mais sur n sons, ouvrant en cela une gestion de la globalité. Mais n'en est-il pas de même lorsque Boulez et Stockhausen fragmentent les séries initiales afin de les multiplier en cellules de densités irrégulières ? Cette attitude face au matériau, longtemps opposée à la scolastique de Xenakis, n'est-elle pas comparable en dernier ressort ? Tous cherchent un au-delà du modulo 12 qui ne gère plus la figuration en points superposés mais en groupe de points, donc en entités globales. Cela devenant d'autant plus pertinent que le seul paramètre des hauteurs n'est plus la suprématie qu'il a été dans le système tonal. Hauteurs, rythmes et durées, nuances, timbres, tempo et figures, tout concourt à la formation d'enveloppes plus générales. C'est pourquoi, une fois les préoccupations d'engendrement des hauteurs relativement résolues, les oeuvres des années 60-70 vont s'articuler à partir de phénomènes de plus en plus globaux, qui posent le problème de leurs perceptions. Et l'avènement de la musique spectrale au cours des années 70-80 n'a fait qu'accentuer la réflexion autour des phénomènes perceptifs, et, depuis, toutes les esthétiques se confrontent à cette relation complexe de l'écriture et de la perception. Les différences stylistiques se détermineront selon la primauté que l'on donnera à l'une ou à l'autre. Doit-on concevoir du global vers le détail - c'est-à-dire organiser les masses et plier la figuration à la restitution de processus évolutifs - ou établir une relation d'éléments premiers organisés en réseaux qui structurent les enveloppes - c'est-à-dire déduire la perception de l'écriture ?

Selon l'attitude adoptée, les conséquences sont immédiates :

Dès lors, quelle que soit la primauté donnée à l'écriture ou à la perception, reste en suspens l'articulation formelle.

La notion de forme est intrinsèquement liée à la grammaire et à la syntaxe utilisées. Pour preuve, il n'y a ni fugue, ni variations, encore moins de forme dite «sonate», sans langage tonal. Dès que celui-ci se délite, les codifications formelles disparaissent aussitôt.

Et ce n'est pas la réintégration de schémas formels passés qui pallie les manques de solutions adéquates. La Sérénade op. 24, les Suites op. 25 et 29 d'Arnold Schoenberg suffisent pour s'en convaincre. Dans ces oeuvres, le dialogue Modernité/Histoire tourne court tant il apparaît que les références formelles sont adoptées avant tout pour signifier qu'une grammaire nouvelle (la technique sérielle) peut intégrer n'importe quelle organisation passée (les formes baroques). Il s'agit là d'un historicisme dépourvu de nécessité intrinsèque puisqu'avant tout démonstratif.

La relation du matériau et de la forme est tout à fait significa-tive de l'attitude adoptée face à la grammaire. La comparaison des Variations op. 31 (1926-1928) de Schoenberg et, par exemple, des variations du second mouvement de la Symphonie op. 21 (1927-1928) de Webern est très lumineuse. Pour l'un, la série se présente comme un métathème, explicitement exposé après l'introduction, harmonisé par des transpositions de la série en complémentarité chromatique. La forme est avant tout une suite de panneaux qui sont presque une suite de caractères. Nous sommes en présence d'une conception néoclassique qui oblitère tout l'apport évolutif des variations beethovéniennes. Pour l'autre, la série est une structure qui se transforme en un réseau de relations non seulement à l'intérieur de la série mais également d'une série à une autre. Bien qu'il soit indiqué dans la partition un Thema suivi de sept variations et d'une coda, la série est considérée comme une trame dont les ramifications sont locales et formelles. Figurations et forme constituent alors une suite de lectures variées qui sont la conséquence du potentiel structurel contenu dans la série. Il ne s'agit plus d'un métathème mais d'une structure fonctionnelle qui gère tout aussi bien le mélodique que l'harmonique ou l'articulation.

Et aujourd'hui ? Il reste beaucoup à faire, une fois écartées les propositions simplistes de la course éperdue vers toujours plus de conceptualisation et d'abstraction prémusicales et du retour aux valeurs passées pour cause d'invariants prétendus intransgressables. Prenons une à une, puis simultanément toutes les données du langage musical. Que devient la notion de thématisme ? Comment pouvons-nous répondre aux nécessités de l'articulation harmonique ? Par quels moyens est-il possible de construire des réseaux mémoriels qui organisent la forme et l'évolution temporelle d'une oeuvre ? Comment transgresser toutes les codifications passées en structures relatives et autoréférencées afin d'aiguiller le discours musical ?

Il existe un certain nombre de réponses sur lesquelles nous pouvons désormais fonder notre prospective. Par exemple, des relations dialectiques qui allient lignes et timbres, harmonies fixes et mobiles, durées et espace des registres. Ou encore, d'un point de vue formel, des alternances de développements locaux très typés, délimités à quelques caractères dominants imbriqués à d'autres plus mobiles et flexibles ; ainsi peut se constituer un réseau mémoriel qui quadrille la perception. Autre exemple, des processus qui débutent par un matériau non directionnel, épars mais indivisible, et qui s'orientent peu à peu vers une polyphonie de groupes de plus en plus indifférenciée. En résumé, il nous faut rechercher tout ce qui rompt avec la simple alternance ou l'évolution progressive d'une étape vers une autre, pour développer une articulation qui ne peut être une simple opposition ; ainsi pourrait s'activer l'enveloppe formelle. Naturellement, il ne s'agit pas seulement de se limiter à une succession de sections, fussent-elles chacune bien déterminée ; si on établit des retours, par le biais d'alternances, c'est pour permettre la perception de formes qui, si elles ne correspondent pas aux codifications passées, sont aisément repérables car construites à partir de segments temporels nettement différenciés. Le but est légitime et convaincant s'il y a entrecroisement de développements et interférence organique entre coupure et contraste. Pour que de telles formes puissent jouer pleinement, il faut que le caractère d'individualité de chaque structure soit bien délimité afin que la perception puisse isoler immédiatement et repérer comme telle chaque enveloppe. Chaque texture pourra dès lors évoluer dans son propre domaine (dont chaque dominante sera le timbre, l'écriture verticale ou horizontale, le registre, la dynamique, etc.), pourvu que celle-ci soit rapidement identifiable. Au lieu de quoi on retombe dans l'hésitation, l'ambiguïté et l'entropie. L'articulation formelle doit devenir à son tour une combinatoire complexe sans détruire la perception.

Aujourd'hui, il n'est plus possible de concevoir uniquement en terme de combinatoire d'éléments initiaux, pas plus que de limiter l'écriture à la gestion de la seule globalité. Il nous faut établir une grammaire multidimensionnelle qui agisse à la fois sur l'élément de base et sur des globalités perceptibles. C'est par un travail dialectique sur l'élément et l'enveloppe que nous nous échapperons d'une construction locale et inerte ainsi que de la gestion de globalité grossièrement définies.

Le temps des utopies avant-gardistes de l'après-guerre, héritage d'une révolte face à l'académisme, est définitivement révolu. Il n'est plus possible de s'enfoncer toujours plus dans une abstraction hautaine, qui renonce aux liens de compréhension de l'écrit et de perception. De même, il n'est pas nécessaire de ramener l'oeuvre musicale à une communication immédiate en la transformant en objet de consommation courante vite flétri. La logique d'engendrement n'est rien sans une perception possible, de même que l'immédiateté d'un discours simpliste s'efface aussitôt énoncé. Il nous faut donc renoncer aux utopies en offrant un projet et résister aux séductions louches qui dévident les éternels avatars passéistes d'un discours éculé, fût-il déguisé d'oripeaux modernistes. Même si l'air du temps est maussade, reste le bonheur de faire. Patiemment, inlassablement, il faut poursuivre le chemin en résistant aux sirènes de l'obstruction et du racolage. La création artistique est une alliance de la conscience et de la sensibilité qui doivent agir simultanément pour offrir une lecture de l'Etre. L'oeuvre d'art devient alors partage, échange et construction d'une expérience de vie qui va au-delà de la simple réalisation et de l'immédiate communication. Le projet esthétique est une forme de résistance aux réflexes établis, la réalisation une somme de propositions à fructifier.

____________________________
Server © IRCAM-CGP, 1996-2008 - file updated on .

____________________________
Serveur © IRCAM-CGP, 1996-2008 - document mis à jour le .