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La nouvelle musique soviétique aux portes de la liberté

Viktor Ekimovski

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Viktor Ekimovski est un compositeur russe qui, aux portes de la liberté, a éprouvé le besoin de communiquer à l'occident l'état dans lequel, en URSS, la création musicale contemporaine se débat quotidiennement. S.O.S. ? Lueur d'espoir pour un futur plus prometteur ? Ou simplement constat, épuisement des ressources artistiques à force de survivre et non plus de vivre ? Le témoignage de Viktor Ekimovski est à la fois informatif et spéculatif. Les quelques noms qui sont parvenus à traverser le continent -- Denisov, Schnittke ou Gubaïdoulina -- ne suffisent pas à enrayer l'image d'une culture prise en otage par l'endoctrinement idéologique exaltant l'art au service du peuple. Que reste-t-il aujourd'hui de ce slogan aux prises désormais avec de nouvelles convictions et de nouvelles nécessités ? Avec le recul, la question pour Ekimovski reste moins de savoir comment on en est arrivé à brimer substantiellement la conscience des artistes que de tenter d'échapper à cet enfer afin de construire un monde nouveau.
Les connaissances du musicien européen en matière de musique soviétique se limitent généralement aux compositeurs désormais classiques : Prokofiev, Chostakovitch, auxquels viennent s'ajouter deux ou trois auteurs actuels : Schnittke, Denisov et Gubaïdoulina. Pourtant les quelque soixante-dix ans de l'histoire de la musique soviétique sont riches en événements importants, et constituent un passionnant roman retraçant les envolées et les retombées de la culture de notre pays, ses formidables réalisations, mais aussi parfois ses pages dramatiques.

Durant les années qui suivent la Révolution, on assiste à un amalgame des différentes conceptions sur le rôle de l'art dans la nouvelle société soviétique, conceptions souvent extrêmes. On a d'une part le mordant et très populaire slogan : « L'art au service du peuple », qui implique de déchoir l'art afin de le mettre à la portée d'une masse ouvrière et paysanne totalement attardée sur le plan culturel. La tendance naissante à politiser l'art joue alors un rôle très important, le but principal de celui-ci étant de promouvoir les idées abstraites du communisme. Mais on trouve aussi d'ardents défenseurs de l'art pur, c'est-à-dire libre de toute considération et impératif sociaux.

C'est dans ce tourbillon d'anarchie intellectuelle que se créent toutes sortes d'unions, d'associations, de cercles artistiques, accompagnés de leurs importants manifestes et déclarations. Dans le domaine musical, deux organisations créées en 1923 occupent la première place. Il s'agit, d'une part, de l'AMPR (abréviation russe : RPAM), Association des musiciens prolétaires de Russie, dont l'activité est tournée vers la création d'oeuvres révolutionnaires et de propagande de masse, écrites dans les genres et les formes musicales les plus simples (marches, hymnes et surtout chants), et qui rejette non seulement toute autre musique contemporaine, mais aussi les oeuvres des grands compositeurs classiques étrangers à l'idéologie prolétarienne.

A l'opposé de ce groupe nihiliste, se trouve l'AMC (abréviation russe : ASM), Association de musique contemporaine, dont le principal objectif est de « faire plus largement connaître les récentes oeuvres d'auteurs de toutes tendances, tant soviétiques qu'étrangers ». Cette association compte parmi ses membres de célèbres compositeurs de l'époque : Alexandre Mossolov, Nikolaï Roslavets, Dmitri Chostakovitch, Gabriel Popov et Nikolaï Miaskouski, pour n'en citer que quelques-uns.

Grâce à l'activité de l'AMC, la vie musicale dans le jeune pays des soviets des années 20 est particulièrement riche et intense. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler que c'est durant ces années que l'on met en scène à Leningrad et à Moscou des opéras tels que le Wozzeck de Berg, Le Saut à travers l'ombre, et Jonny spielt auf, de Krenek, ou encore Le Nez, de Chostakovitch, et que dans les concerts symphoniques ordinaires on peut entendre pratiquement toutes les nouvelles créations des principaux compositeurs soviétiques et étrangers : Schönberg, Honegger, Stravinski, Prokofiev, Chostakovitch, Mossolov, Rosvalets, et la liste est loin d'être exhaustive. D'autre part, l'AMC édite trois revues musicales et entretient d'importants contacts au niveau international ; c'est ainsi qu'elle appartient par exemple à la Société internationale de musique contemporaine.

Malheureusement, opposée dans une lutte inégale avec l'AMPR (porteuse de l'idéologie dirigeante), l'AMC (propagatrice de la nouvelle culture) se voit infliger une cuisante défaite qui se solde, en 1931, par sa liquidation par la force. Malgré tout, l'oeuvre des compositeurs membres de l'AMC reste inscrite dans les annales de l'Histoire comme la première avant-garde musicale d'URSS, ayant offert au monde une série d'oeuvres uniques et remarquables. Notons, à ce propos, que les tendances avant-gardistes sont également caractéristiques d'autres formes d'art dans la Russie des années 20, souvenons-nous par exemple des poètes Velimir Khlebnikov et Alexandre Krioutchonnykh, des peintres Vassili Kandinski et Casimir Malevitch, des metteurs en scène Vsevolod Meyerhold et Alexandre Taïrov, et enfin des écrivains Eugène Zamiatine et Daniel Kharms.

La dissolution de l'AMC marque le début d'une période extrêmement difficile pour tout ce qui est nouveau dans l'art musical soviétique. Nombre de compositeurs ne résistent pas aux pressions morales, voire physiques, de l'idéologie d'Etat. Certains renoncent purement et simplement à écrire de la musique d'avant-garde, d'autres émigrent, d'autres enfin vont rejoindre les rangs de la propagande et du Parti. Les plus forts se confinent dans un underground volontaire, confiant leurs idées à un papier à musique désormais muet, sans le moindre espoir de les voir rapidement publiées.

Dans les années 30 et 40, l'attaque en masse d'inquisiteurs frais émoulus prend des dimensions inquiétantes. Tout le monde est touché, aussi bien le jeune Mossolov, dont des oeuvres telles que L'Usine, ou encore le Premier concert pour piano, sont connus de l'Europe entière (alors que dans son pays sa musique est qualifiée de « monstrueuse, cacophonique, et liée aux forces du mal »), qu'au déjà mondialement connu Chostakovitch. Dans un article de la Pravda, intitulé « Le Chaos en guise de musique », et concernant son opéra Lady Macbeth du district de Minsk, Chostakovitch est accusé de « naturalisme, formalisme, expressionnisme, antidémocratisme », et autres ismes, ce qui vaudra au compositeur de faire l'objet d'une persécution ouverte.

Durant cette période, les musiciens soviétiques se retrouvent donc totalement isolés des courants de l'art mondial. Le concept de rideau de fer s'étend à la musique, et tout ce qui n'est pas soviétique est considéré comme antisoviétique. Difficile bien entendu de croire que des étudiants aient pu être exclus du Conservatoire pour avoir été trouvés en possession de partitions de Stravinski, ou encore de Schönberg, et pourtant... Ou bien que le saxophone ait été banni de la pratique musicale en tant qu'instrument bourgeois et dépravant, et pourtant...

L'année 1948 est devenue tristement célèbre en tant qu'apothéose de la répression contre le monde de la musique. C'est l'année du premier congrès de l'Union des compositeurs d'URSS, dont les statuts exigent de chaque membre qu'il combatte impitoyablement les tendances modernistes antipopulaires, porteuses de déchéance et de corruption de l'art bourgeois contemporain. 1948, c'est aussi l'année du discours réactionnaire et d'une violence sans précédent de Tikhon Khrennikov (secrétaire général de l'Union des compositeurs), véritable programme de destruction du formalisme dans la musique soviétique, et qui fait entrer dans la catégorie des égarés et des fourvoyés l'élite de l'école soviétique de compositeurs de l'époque. Un coup particulièrement sensible est assené à Prokofiev, Chostakovitch et Khatchaturian, mais des gens aussi modérés que Miaskouski ou Chebaline sont également touchés. C'est aussi, ne l'oublions pas, l'année du fameux décret de Jdanov1. De l'opéra Une grande amitié de Mouradeli, avec ses litanies d'insultes éhontées à l'égard de ces mêmes compositeurs, et la proclamation sans appel du réalisme socialiste, qui définit de façon péremptoire la seule conception possible pour le musicien soviétique (unicité qui correspond bien à l'esprit du régime totalitaire en place).

Les années qui suivent, jusqu'au dégel de Khrouchtchev (fin des années 50), voient le triomphe de la réaction. Les postes clés de la hiérarchie musicale sont occupés par des compositeurs qui, loin d'être talentueux, sont en revanche des dilettantes fidèles du Parti, qui maîtrisent beaucoup mieux les finesses du jeu politique que le Cours de piano pour débutants. Les pressions redoublent sur tout ce qui n'entre pas dans le lit de Procuste du réalisme socialiste, mutilant cruellement le talent et le destin de jeunes compositeurs ayant déjà acquis une certaine notoriété. Jusqu'à Prokofiev et Chostakovitch qui se voient contraints de renoncer à leurs principes, comme en témoignent leurs oratorios, cantates, ouvertures et poèmes dits démocratiques des années 40 et du début des années 50, aussitôt récompensés de prix Staline.

Seulement, comme il arrive fréquemment, les régimes les plus réactionnaires engendrent de puissants germes de résistance. C'est ainsi qu'apparaît, au début des années 60, une pléïade de jeunes compositeurs qui, n'acceptant pas les directives des couches dirigeantes sur l'art, leur opposent avec impertinence une stylistique, une technique artistique et un mode de pensée radicalement nouveaux. La musique des pionniers de ce mouvement -- Edison Denisov, Andreï Volkonski, Alfred Schnittke, Tigran Mansourian, Valentin Silvestrov et Sofia Gubaïdoulina -- repose sur l'avant-garde européenne classique, héritage des trois Viennois, mais aussi expériences post-sérielles de Boulez et de Stockhausen. Au cours des années suivantes, cette nouvelle école soviétique acquiert une certaine célébrité à l'étranger, et bon nombre des oeuvres de ces compositeurs sont jouées lors de festivals qui se déroulent dans les principaux centres européens de l'art contemporain. C'est ainsi que l'on a pu entendre Le Soleil des Incas, de Denisov, à l'Automne de Varsovie en 1966, Pianissimo de Schnittke, à Donauschingen en 1968, ou encore Eschatofonia de Silverstrov, à Darmstadt en 1968. Malheureusement, dans le même temps, la musique de l'avant-garde soviétique (avant-garde devient avant-gardisme dans la bouche des officiels de l'idéologie, qui confèrent ainsi à ce mot une nuance péjorative) mène dans son propre pays une bien piètre existence, se heurtant continuellement à des interdictions, des interruptions de concerts, des critiques destructrices et des obstacles matériels de la part de l'Union des compositeurs et des ministères de tutelle. La lutte pour la survie de la nouvelle musique soviétique atteint son apogée dans les années 70, quand se retrouvent face à face, d'un côté l'artillerie lourde de la presse centrale officielle et des directives sans appel des instances dirigeantes du Parti (Bureau politique et Comité central), et de l'autre, les milieux musicaux qui commencent à se réveiller, avec la génération forte et motivée des jeunes créateurs prenant la relève des révolutionnaires des années 60. Dans cette lutte de longue haleine contre les rétrogrades, toute tendance stylistique nouvelle, toute technique et tout moyen nouveaux sont inévitablement frappés d'ostracisme, tant par la critique professionnelle qu'idéologique. Malgré cette réaction (ou peut-être au mépris de celle-ci), la nouvelle musique soviétique parvient à se familiariser peu à peu avec les dernières réalisations mondiales en matière de pensée musicale ; son arsenal s'enrichit de musique concrète, de musique aléatoire, du théâtre instrumental, du minimalisme et de tous les autres courants et tendances nouveaux. L'ampleur des recherches menées donne d'intéressants résultats, et, dans les années 70, les compositeurs soviétiques créent un assez grand nombre d'oeuvres brillantes et variées. Citons, par exemple, la grandiose Première Symphonie de Schnittke, le délicat Peinture, de Denisov, l'énigmatique et moyenâgeux Tabula rasa d'Arvo Pärt, l'Heure de l'âme, oeuvre tout à fait lyrique de Sofia Gubaïdoulina sur une poésie de Marina Tsvetaïeva, les éloquentes et nostalgiques Chansons douces de Silvestrov, et la Suite des miroirs, de Volkonski, au rationalisme recherché.

Bien entendu, durant ces années, ces mêmes oeuvres sont loin de connaître un grand succès, au mieux sont-elles interprétées, comme on dit, deux fois au cours d'une seule soirée (la première et la dernière...). Seulement il n'est déjà plus possible de stopper l'intérêt que portent les musiciens et un certain public sensé à la nouvelle musique soviétique. Même si, comme par le passé, se poursuivent les tentatives extrêmement brutales d'interrompre artificiellement le cours naturel du développement de la musique dans notre pays, en utilisant des techniques qui, si elles ont déjà fait leurs preuves, sont en revanche loin d'être démocratiques.

Souvenons-nous par exemple du fameux septuor de compositeurs -- Elena Firsova, Dmitri Smirnov, Alexandre Knaïfel, Victor Sousline, Viatcheslav Artiomov, Sofia Gubaïdoulina et Edison Denisov -- qui se sont entendu déclarer bien fort du haut de la tribune du VIe Congrès des compositeurs qu'ils n'étaient pas « représentatifs du vrai visage de la musique soviétique », et qui furent, par conséquent, inscrits sur les listes noires des différents ministères, des philarmonies, de la radio et de la télévision. Ou bien encore de la prospère Union des jeunes compositeurs, qui existait depuis dix ans déjà au sein de l'Union des compositeurs de Moscou, et qui fut dissoute soi-disant parce qu'elle avait perdu sa raison d'être, en réalité à cause des trop grandes liberté et indépendance dont elle avait fait preuve dans les jugements qu'elle portait lors de ses assemblées. Sans oublier cet autre fait attristant : les campagnes quasi terroristes menées par des figures de proue de la culture soviétique contre un certain nombre d'auteurs talentueux, et qui en obligent certains à émigrer. C'est ainsi qu'en l'espace de dix ans notre pays a vu partir Andreï Volkonski, Alexandre Rabinovitch, Victor Sousline et Arvo Pärt.

Néanmoins, le renouveau de la musique soviétique se poursuit et aborde impétueusement les années 80, pour donner des résultats particulièrement sensibles dans la deuxième moitié de la décennie. Il ne faut probablement pas y voir une conséquence directe de l'annonce de la perestroïka en 1985, puisque cela faisait déjà quelque temps que l'élite intellectuelle, consciente de la crise générale affectant la société, essayait de s'en sortir par ses propres moyens. Il n'en reste pas moins que ces dernières années, les leaders de l'avant-garde soviétique ont été amnistiés et officiellement reconnus que les médias, les organisateurs de concerts, les comités de festivals et les éditeurs musicaux ont visiblement reçu l'ordre de ne pas s'opposer à la diffusion des oeuvres de Schnittke, Denisov et Gubaïdoulina. Comme par enchantement, les articles injurieux ont disparu des journaux, et il est devenu possible de se rendre à l'étranger (vingt ans durant, Denisov s'est vu refuser l'autorisation de sortir de son pays). Il est également devenu plus facile d'organiser des concerts, ou même de monter des festivals consacrés à un seul auteur. C'est ainsi que cette année a eu lieu, à Sverdlovsk, un festival de musique consacré à Gubaïdoulina (cycle de quatre concerts). D'autre part, Schnittke et Denisov se sont retrouvés dans des situations tout à fait invraisemblables. En ce qui concerne Schnittke, il s'en est fallu de peu qu'il ne soit lauréat du prix Lénine -- la plus haute distinction d'Etat --, proposé en 90 par l'Union des compositeurs de RSFSR, mais il a lui-même retiré sa candidature pour des questions de principe. Quant à Denisov, il a bien failli devenir président de l'Union des compositeurs de Moscou : il ne lui manquait que huit voix au second tour des élections.

La popularité grandissante des maîtres de la nouvelle musique soviétique a fait naître un intérêt pour d'autres auteurs, autrefois considérés comme d'odieux compositeurs non conformistes, parmi lesquels il convient de citer en premier lieu : Valentin Silvestrov, Tigran Mansourian, Galina Oustvolskaïa, Alexandre Knaïfel, Leonid Grabovski et Faraj Karaïev. On a aujourd'hui beaucoup plus souvent l'occasion d'entendre leur musique, pas aussi souvent qu'elle le mériterait cependant... Un premier pas a malgré tout été fait avec ce processus de réhabilitation d'auteurs récemment encore réprouvés ou privés du droit à la parole. Ce processus, qui prend irrémédiablement de l'ampleur, est particulièrement important pour la génération montante qui a emprunté la voie de la recherche créatrice au cours des dix dernières années.

Qui joue aujourd'hui notre musique ?

Une idée communément admise veut que la nouvelle musique soviétique soit beaucoup plus souvent jouée à l'étranger qu'en Union soviétique. Et il en est effectivement ainsi, ne serait-ce que parce que l'URSS compte peu d'interprètes spécialisés dans la musique contemporaine.

De tous nos chefs d'orchestre, c'est Guennadi Rojdestvenski qui s'intéresse le plus à la nouvelle musique soviétique. Ce maître exceptionnel saisit avec finesse toute nouvelle tendance conceptuelle, et accueille de même tout style nouveau. L'Orchestre symphonique du ministère de la Culture, qu'il dirige, a joué à de nombreuses reprises des oeuvres de Denisov, de Gubaïdoulina et de Smirnov, mais aussi d' Elena Firsova, de Sergueï Pavlenko, de Vladimir Tarnopolski, ainsi que de nombreux autres auteurs intéressants. Des liens particuliers se sont créés entre Schnittke et Rojdestvenski, ce dernier ayant été le premier à interpréter la plupart des oeuvres pour orchestre du compositeur. Malheureusement, très occupé par de nombreuses tournées, Rojdestvenski n'a que peu de temps à consacrer à la réalisation de tous ses projets, ce qui explique pourquoi il ne joue actuellement que très peu de musique contemporaine. Quant aux autres chefs d'orchestre connus, ils n'ont que de très épisodiques rapports avec l'avant-garde, soit lors des concerts donnés à l'occasion des plénums ou des congrès de l'Union des compositeurs, et dont les programmes sont établis par l'Union elle-même, soit encore lors des différents festivals officiels, tels que le Festival international de musique, ou l'Automne de Moscou, etc., et extrêmement rarement de leur propre initiative lors des concerts courants donnés par les philarmonies. Il est intéressant de noter que de très solides alliances créatrices se forment. C'est ainsi que Dmitri Kitaïnko fait une propagrande effrénée à Viatcheslav Artiomov, tandis qu'Alexandre Lazarev joue exclusivement les oeuvres de Nikolaï Korndorff. Certains de nos jeunes et talentueux chefs d'orchestre, Vladimir Ponkine, Ilmar Lapinche, Vladimir Ziva ou Andreï Boreïko, sont bien entendu tout à fait capables d'interpréter des oeuvres de musique contemporaine, seulement certains ne possèdent pas d'orchestre, d'autres doivent tenir compte dans le choix de leur répertoire des avis tout à fait pragmatiques des philarmonies et des organisateurs de concerts, qui, au mieux, donnent leur préférence aux morceaux classiques les plus populaires.

Dans le domaine de la musique de chambre, de merveilleux solistes sont heureusement là pour sauver la situation, nombre d'entre eux étant déjà célèbres à l'étranger. Rappelons ici les noms de quelques passionnés de nouvelle musique soviétique : Alexeï Lioubimov et Tigran Alikhanov (piano), Tatiana Grindenko et Gidon Kremer (violon), Yuri Bashmet (alto), Ivan Monigetti et Vladimir Tonkha (violoncelle), Lev Mikhaïlov (clarinette et saxophone), Valeri Popov (basson), sans oublier deux merveilleux ensembles qui se consacrent exclusivement à la musique du XXe siècle.

Le premier, l'Ensemble des solistes du Bolchoï, dirigé par Alexandre Lazarev, a maintenant plus de dix ans. Composé d'une large nomenclature instrumentale, il dispose des principaux timbres d'un orchestre symphonique. De là, une rare souplesse qui lui permet de jouer pratiquement n'importe quelle musique de chambre, des traditionnels sextuors, octuors ou nonets aux partitions faisant appel aux instruments les plus rarement utilisés. Le répertoire de cet ensemble constitue à lui tout seul un panorama de l'histoire de la musique soviétique, de la première avant-garde des années 20 -- Mosolov, Roslavets, Popov et les grands classiques Prokofiev et Chostakovitch --, à la génération actuelle -- Boris Tichtchenko, Edouard Mirzoïan, Nikolaï Sidelnikov, Sergueï Slonimski et d'autres encore, compositeurs de la seconde avant-garde et de la jeune génération. Cet ensemble jouit d'une telle popularité auprès des compositeurs que bon nombre d'entre eux ont écrit, et continuent à le faire, des pièces spécialement destinées aux lazaréviens. Parmi eux : Mansourian, Korndorff, Tarnopolski, et même Rodion Chtchedrine.

Tout aussi remarquable est l'Ensemble de percussions de Marc Pekarski, qui possède également un très haut niveau d'interprétation. C'est grâce à Pekarski et à son ensemble que la musique soviétique a vu son répertoire s'enrichir de toute une série d'oeuvres pour percussions. Il serait aujourd'hui bien difficile de trouver un seul compositeur radical qui ne se soit intéressé à cet ensemble, et toute une série d'auteurs ont déjà écrit plusieurs oeuvres pour percussions. C'est par exemple le cas de Sofia Gubaïdoulina, d'Alexandre Raskatov, de Viatcheslav Artiomov et de Victor Sousline. Il est toujours intéressant d'assister à un concert donné par cet ensemble, chacun d'eux étant à lui tout seul une sorte de mise en scène, de spectacle instrumental à part entière, qui donne généralement lieu à une ou plusieurs premières. Pekarski a à son actif quelques dizaines de programmes différents, des disques, des tournées en URSS et à l'étranger, des films et des enregistrements télévisés.

Où joue-t-on notre musique ?

Il y a seulement dix ou vingt ans, la plupart des compositeurs d'avant-garde auraient eu cette réponse brève et simple : « Mais nulle part ! » auraient-ils dit en parlant de l'Union soviétique. Et pas seulement parce que leurs partitions posaient des problèmes d'interprétation, comme par exemple des partitions pour trois choeurs et quatre orchestres, non, simplement parce qu'il existait des instructions précises émanant de l'Union des compositeurs et établissant qui on pouvait jouer et qui il ne fallait pas jouer. De plus, la centralisation qui règne dans notre pays aidant, ces instructions parvenaient à la vitesse de l'éclair aux philarmonies, aux organisateurs de concerts, à la radio et à la télévision, à la rédaction des journaux et des revues, et c'est ainsi que se formait l'opinion publique : le compositeur X est un bon compositeur, il faut le jouer, en revanche le compositeur Y est un mauvais compositeur qu'il ne faut pas jouer. Il va sans dire que derrière le compositeur Y se cachait invariablement l'avant-garde soviétique.

Il se trouvait malgré tout des gens qui n'acceptaient pas une telle classification, et lorsque ceux-ci étaient des interprètes, ils prenaient le risque de mettre à leurs programmes des oeuvres de dissidents. Il va de soi qu'ils ne se produisaient pas dans les grandes salles de concerts, mais dans des amphithéâtres d'université, dans des maisons de la culture locales, ou parfois même dans des locaux absolument pas adaptés à l'écoute de la musique. Soulignons au passage que les salles de concerts constituent un des problèmes majeurs dans notre pays. C'est ainsi qu'il n'existe à Moscou que trois salles qui conviennent pour les concerts d'orchestre : la Grande Salle du Conservatoire, la Salle à colonnes de la Maison des Syndicats, et la Salle de la Philarmonie Tchaïkovski, aucune salle n'ayant été construite durant la période soviétique. Ne parlons pas de la situation dans les autres villes !

En 1979, l'Union des compositeurs crée l'Automne de Moscou, festival annuel destiné à faire connaître les oeuvres des compositeurs moscovites. Les premiers festivals se déroulent comme il faut, les programmes regorgeant d'oeuvres bien dans la ligne, à savoir de musique « de secrétaire » (celle des compositeurs secrétaires de la direction de l'Union), de musique jubilaire (créée à l'occasion de toutes sortes d'anniversaires et de célébrations officielles et du Parti), ou encore de musique résolument traditionnelle (les éternelles idées du socialisme étant alors encore bien vivantes). Par la suite, les positions des dirigeants de l'Union se sont un peu assouplies, il leur était en effet devenu impossible de ne pas inclure dans les programmes des maîtres aussi connus que Schnittke, Denisov ou Gubaïdoulina, ainsi que des représentants plus jeunes de l'ex-avant-garde. Cependant, il leur arrivait encore de se heurter à des refus périodiques, un comité spécial de trois personnes étant chargé de prendre la décision historique de jouer ou de ne pas jouer telle ou telle oeuvre. A la fin des années 80, lorsque le « pluralisme des idées » fait son apparition en URSS, les effets s'en font aussitôt sentir dans les programmes de l'Automne de Moscou, et, en 1988, on peut lire sur les affiches du Xe festival non seulement les noms d'éminents compositeurs soviétiques, mais aussi de jeunes auteurs de nouvelle musique tels que Vassili Lobanov, Igor Kefalidi, Sergueï Pavlenko, Dmitri Smirnov, louri Kasparov, et d'autres encore.

Même si aujourd'hui l'Automne de Moscou a un peu viré à gauche, un autre festival offre malgré tout d'incomparables possibilités en matière d'interprétation de musique contemporaine. Il s'agit d'Alternative, festival qui se tiendra à Moscou cette année pour la troisième fois. Ce festival, dont le sous-titre est Festival de musique d'avant-garde, a été créé à l'initiative du pianiste Alexeï Lioubimov, en tant qu'alternative à l'art académique officiel soviétique, d'où d'ailleurs son nom. Le succès et l'impact des deux premiers festivals ont dépassé toute attente, le public s'est montré extrêmement intéressé, la salle étant même noire de monde pour certains concerts. Les programmes étaient constitués exclusivement de musique du XXe siècle, représentant les tendances et les styles les plus expérimentaux et les plus originaux. La majeure partie des oeuvres interprétées étaient des créations d'auteurs soviétiques, choisies sans aucune limitation de moyens mis en oeuvre ni d'idées, fussent-elles les plus folles.

Notre musique est également jouée à la Maison des compositeurs de l'Union soviétique. Bien que la Grande Salle (qui n'a en réalité rien de grand, et dont le moins qu'on puisse dire est que l'acoustique est loin d'y être brillante) se trouve sous le même toit que l'administration de l'Union des compositeurs, les concerts qui y sont donnés bénéficient d'une certaine indépendance, du fait du statut un peu particulier de « laboratoire experimental » qui lui est imparti. La direction de la Maison des compositeurs s'efforce en effet d'agir en fonction du principe objectif selon lequel tout compositeur a le droit d'entendre jouer chacune de ses oeuvres, ne serait-ce qu'une fois. Les concerts n'ayant rien de commercial, et la publicité étant pratiquement inexistante, le public se limite pour ainsi dire aux parents et aux amis du compositeur, ainsi qu'aux autres musiciens, que ceux-ci apprécient ou non sa musique. Bien rares sont les auditeurs étrangers. Ces concerts n'ayant pas un grand retentissement sur le plan social, on ne prend donc pas grand risque à y laisser jouer n'importe quelle oeuvre, y compris de la musique d'avant-garde. Notons, entre parenthèses, que ces dernières années la direction idéologique a malgré tout trouvé le moyen de s'immiscer dans le choix des programmes, citant bien haut les noms des compositeurs qu'on ne doit jamais jouer, pas plus dans le pays qu'à l'étranger.

Ces concerts ont permis à de nombreuses oeuvres de chambre expérimentales de voir le jour, tout particulièrement dans le cadre du cycle de premières Les Nouvelles Oeuvres des compositeurs de Moscou, cycle dirigé par Denisov depuis déjà plusieurs années, ainsi qu'à l'occasion des réunions du Club musical de la jeunesse moscovite, qui existe depuis maintenant vingt-cinq ans, et que dirige encore et toujours l'inamovible Grigori Fried, tout à fait bienveillant à l'égard de la nouvelle musique.

Les concerts de nouvelle musique ne se limitent bien entendu pas aux événements musicaux de Moscou. D'autres villes -- Leningrad, Bakou, Gorki, Sverdlovsk et les capitales des pays Baltes -- sont loin de se tenir à l'écart de la musique contemporaine. Cependant, il faut bien dire que plus on va vers la province, moins la situation est réjouissante. Il n'est pas rare d'entendre les compositeurs raconter avec amertume que les concerts symphoniques donnés dans des villes éloignées du centre (type Barnaoul ou encore Omsk), mais qui comptent quand même un million d'habitants, peuvent attirer quelque... trente auditeurs par concert, les concerts de musique de chambre pouvant, eux, être purement et simplement annulés... faute de public. Et ce sont malheureusement là des faits bien réels.

Comment enseigne-t-on notre musique ?

S'il fut un temps où circulaient toutes sortes de légendes à propos de l'Ecole de compositeurs soviétique et de ses éminents professeurs de composition à l'expérience pédagogique unique (Nikolaï Miaskouski, Vissarion Chebaline, Dmitri Chostakovitch), cette époque est depuis fort longtemps révolue. Le contingent des professeurs de Conservatoire ayant considérablement fondu sous l'influence des décrets soviétiques sur l'art, la formation des jeunes compositeurs atteint aujourd'hui un niveau catastrophiquement bas. Il ne vaut pas vraiment la peine de citer les noms des professeurs actuels, ceux-ci étant généralement des compositeurs de deuxième, voire même de troisième rang. Il convient d'ailleurs de relater ici un fait déconcertant, mais tout à fait caractéristique de la situation actuelle. Un compositeur qui s'était vu refuser l'entrée à l'Union des compositeurs en raison de son trop faible niveau se trouvait être, et ce depuis de nombreuses années, chargé d'un cours spécial de composition dans un institut de musique. Rien de surprenant donc à ce qu'on ne forme que des compositeurs graphomanes, ne possédant ni les connaissances, ni les capacités nécessaires, sans même parler de goût ni d'attrait pour les nouveautés. On encourage encore et toujours le mode de pensée conformiste, la faculté d'adaptation à l'idée encore bien vivante de musique au service du peuple, c'est-à-dire le folklore, le rock, ou bien encore le simplisme lourd et primaire de la musique soviétique traditionnelle (la qualité de la musique n'ayant par ailleurs pratiquement aucune importance). La machine à fabriquer des compositeurs de cet acabit est malheureusement tout à fait bien rodée et l'on peut, par conséquent, qualifier de génération perdue les jeunes de 25 à 30 ans (à l'exception de quelques très rares individus fermement décidés et tournés vers la recherche).

Si l'on se reporte au Conservatoire des années 70, on ne peut que s'étonner des conditions infiniment plus difficiles dans lesquelles les jeunes révoltés d'alors ont dû se battre au sens propre du terme contre un adversaire supérieur en force (le recteur et l'administration), réussissant malgré tout à défendre avec succès les principes artistiques nouveaux, les idées expérimentales et le droit à la liberté de création. Nombreux sont ceux qui pourraient raconter leurs échecs aux examens, les différentes punitions et sanctions que leur a valu le conformisme de leur musique, et se vanter de leurs 2 en composition (2 qui d'ailleurs révélaient immanquablement de futurs musiciens d'avant-garde 2). Les titulaires des chaires de composition ne reconnaissaient aucune nouveauté, stigmatisant la musique sérielle, condamnant toute écriture non standard et désapprouvant les pièces de musique aléatoire. Il est arrivé que des scandales éclatent les jours d'examens, lors des concerts donnés par les candidats, aussi s'efforçait-on de ne pas y laisser de musique douteuse. Qui ne connaît cette cynique remarque faite par le directeur de l'institut Gnessine, à propos du travail d'un candidat tout à fait rebelle : « En tant que musicien, j'aurais peut-être pu écouter cette oeuvre, mais en tant que recteur, je ne saurais la tolérer. » Ce qu'il ne manqua pas de faire.

C'est donc dans ces difficiles circonstances qu'ont mûri les talents aujourd'hui célèbres, qui ne pouvaient compter que sur leur volonté et un entier dévouement à leur travail, et surtout sur un fanatique labeur solitaire, la plupart des étudiants en composition ayant des professeurs passifs, peu cultivés (sans aller jusqu'à Boulez et Stockhausen, ceux-ci ne connaissaient même pas l'Ecole de Vienne !), opportunistes et vouant parfois une haine féroce à la musique contemporaine.

Depuis, la situation n'a en fait que très peu évolué, les chaires de composition étant toujours occupées par des professeurs peu compétents, malgré d'insignifiants changements survenus ces dernières années dans les nominations. C'est ainsi que deux ou trois compositeurs de talent, et promettant d'être d'excellents pédagogues, occupent aujourd'hui des postes dans des établissements supérieurs de Moscou, et qu'Edison Denisov, après plus de dix ans de travail à la chaire d'instrumentation du Conservatoire, s'est enfin vu confier... un (!) étudiant en composition.

Par qui sommes-nous soutenus ?

Disons-le tout de suite, le mécénat, aussi bien privé qu'étatique, est loin d'être populaire en URSS. Il serait donc plus exact d'intituler ce chapitre : Qui ne nous soutient pas ? (... mais le pourrait parfaitement).

Commençons par l'institution la plus puissante au niveau des possibilités, je veux parler de la télévision. Ses programmes ne laissent que fort peu de place à la musique contemporaine sérieuse, et lorsque celle-ci fait de rares apparitions, c'est avec les oeuvres des membres les plus élevés de la hiérarchie musicale officielle, par exemple de Tikhon Khrennikov (président de l'Union des compositeurs depuis 1948 !), ou bien d'Andreï Petrov (président de la section de Leningrad), ou encore de quelque autre président. C'est ainsi que se forgent chez l'auditeur soviétique moyen des rapports bien particuliers de la musique symphonique contemporaine.

Il en va de même pour la radio. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la télévision et la radio sont regroupées sous la même étiquette : Télévision centrale et radio de l'Union, direction générale. Malgré tout, les musiciens travaillant comme rédacteurs à la radio sont plus nombreux à se permettre quelques libertés, en diffusant par exemple des enregistrements du festival Alternative, ou encore de l'Automne de Moscou, des monographies des plus célèbres musiciens du XXe siècle (dont Schnittke et Denisov), des retransmissions de concerts comprenant entre autres des pièces d'avant-garde.

De son côté, Melodia, l'unique firme de disques, fait également preuve d'une attitude bien particulière vis-à-vis de la nouvelle musique. S'il arrivait auparavant, bon an mal an, de trouver sur les disques quelques morceaux choisis des auteurs les plus intéressants (il existait même une série consacrée aux jeunes compositeurs), ce genre de disques n'est même plus planifié aujourd'hui (Melodia se justifiant en parlant de non-rentabilité économique, ce qui est bien entendu pur mensonge). Un seul point positif, la plupart des oeuvres de Denisov, Schnittke et Gubaïdoulina existent aujourd'hui non seulement en disques, mais également en compacts (preuve qu'une direction aussi conservatrice n'a malgré tout pas pu ignorer les tendances actuelles).

Les éditeurs de partitions (deux pour Moscou) ne sont pas beaucoup plus prodigues en matière de nouvelle musique. Le premier, La Musique, a depuis longtemps cessé de s'intéresser aux auteurs vivants -- il a bien assez à faire avec ceux qui sont morts -- ; quant au second, le Compositeur soviétique, il se livre de plus en plus à un gaspillage inconsidéré de ce papier qui fait tant défaut dans notre pays, en éditant toutes sortes de symphonies, de cantates et de quatuors dont tout le monde se moque éperdument, qui ne sont jamais joués, oeuvres de compositeurs tout à fait moyens, voire carrément médiocres, qui sont malheureusement légion. (Pour Moscou seulement, I'Union compte déjà plus de quatre cents compositeurs membres de l'Union !) Jetons un coup d'oeil au plan éditorial prévisionnel pour 1991 : sur les trois cent dix-huit partitions à paraître, à peine quelques-unes sont consacrées aux représentants les plus significatifs de la nouvelle musique (en dehors des auteurs à la mode et désormais obligés que sont Vasks, Kangro, Oustvolskaïa, Firsova et Chout) ; les autres, plus de trois cents, sont consacrées à des représentants sans doute jugés importants de l'art soviétique.

Que fait-on (ou plutôt que ne fait-on pas ?) pour diffuser la nouvelle musique soviétique ? Chacun sait que dans de nombreux pays étrangers il existe des bourses d'Etat, que les compositeurs peuvent se rendre à l'étranger pour effectuer des stages de longue durée, ou encore participer aux séminaires qui se tiennent dans les principaux centres européens de musique contemporaine, et qu'il s'agit là de quelque chose d'indispensable. Or tout cela n'est malheureusement pas à notre portée. On a un peu honte de dire que dans toute l'Union soviétique, il n'y a par exemple pas un seul studio professionnel de musique électro-acoustique !

Etablir d'indispensables contacts entre les jeunes compositeurs de différents pays est, en URSS, le travail, entre autres, de l'Union des compositeurs. Seulement, bien entendu, celle-ci n'envoie jamais les gens qu'il faudrait là où il faudrait.

Un dernier coup de pinceau pour achever ce tableau peu enthousiasmant, conséquence d'une lutte de plusieurs années avec l'avant-garde musicale, je veux parler de l'information et de la publicité qui ne se montrent vraiment pas à la hauteur. Arrivé à 40 ans, ou même à 50, un compositeur ne dispose toujours d'aucune plaquette sur son oeuvre, aucun article ne lui a été consacré, et il est impossible de trouver une liste de ses oeuvres, ne serait-ce qu'à un tirage minimum. (Il faut dire que jusqu'à une époque encore très récente, les photocopies à usage privé, et non soumises à la censure, étaient interdites.) Il existe bien un organisme chargé de cela, seulement celui-ci survit en état d'anabiose, et son activité publicitaire se base toujours sur le principe aujourd'hui démodé de subordination, la nomenklatura des compositeurs occupant une fois de plus la meilleure place. Information et publicité sont donc désespérément insuffisantes et ne correspondent absolument pas aux standards internationaux.

Présent et avenir de la musique soviétique

La jeune génération, à laquelle nous en sommes resté dans notre rétrospective historique, et qui commence à faire parler d'elle à la fin des années 70 et au début des années 80, s'est révélée riche en talents et en personnalité originales. Nombreux sont les compositeurs de cette génération qui remportent aujourd'hui d'importants succès, et qui sont, n'en doutons pas, voués à un brillant avenir.

Il est possible que le public étranger connaisse les noms de Dmitri Smirnov, Nikolaï Korndorff, Elena Firsova, Alexandre Voustine, ou encore de Sergueï Pavlenko, pour avoir entendu leurs oeuvres lors de concerts donnés dans le cadre de festivals étrangers, concerts d'ailleurs généralement bien accueillis par une critique soulignant l'intérèt particulier pour la nouvelle musique soviétique. Il convient également de rapporter à ce groupe de compositeurs des gens tels que Vladimir Martynov, Vladislav Chout, Peteris Vasks, Achot Zograbian, Alexandre Raskatov, Vladimir Tarnopolski, Iouri Kasparov et Ivan Sokolov. Chacun de ces auteurs a sa pensée propre et originale, et tous sont désireux de parvenir à une maîtrise totale de l'arsenal actuel des moyens musicaux, d'élaborer une technique, un style et un langage bien à eux. Bien entendu, le compositeur qui adopte cette ligne de conduite se retrouve confronté à de nombreuses difficultés, d'ordre non seulement subjectif, mais aussi objectif, auxquelles viennent s'ajouter des difficultés d'ordre social. Cette génération n'est d'ailleurs pas non plus sortie indemne de la lutte, il n'est pas toujours facile de surmonter ces difficultés lorsqu'on est isolé, et c'est probablement la raison pour laquelle est née l'idée de fonder une Union créatrice des partisans d'une nouvelle pensée musicale. C'est ainsi que dès sa première réunion préparatoire, le 23 janvier 1990 (date historique), la nouvelle association a homologué le nom d'Association de musique contemporaine 2, la reprise du nom de la fameuse AMC des années 20 n'ayant rien de fortuit, puisqu'on y retrouve les mêmes idées et les mêmes principes de travail. Durant cette même réunion, on a également mis au point la déclaration définissant le but et les tâches de l'AMC 2, la première étant de faire connaître la musique contemporaine soviétique et étrangère. Autre point fort de la déclaration : l'exposé du programme esthétique, embrassant l'ensemble de la culture musicale du XXe siècle, et préconisant comme principaux critères artistiques une pensée compositionnelle originale, une recherche créatrice et expérimentale.

L'AMC 2 a pour président Edison Denisov, et compte parmi ses membres Schnittke, Gubaïdoulina, Silvestrov et Mansourian, ainsi que certains de leurs aînés, qui, avec les plus jeunes, représentent la totalité de l'aile gauche, l'avant-garde de la musique soviétique. Ainsi, sous de nombreux rapports, l'AMC 2 est devenue une réelle alternative à la musique officielle et traditionnelle, de même qu'à l'Union des compositeurs elle-même.

Durant les quelques mois de son existence, l'Association a donné une série de concerts de nouvelle musique inconnue des auditeurs moscovites, a organisé des rencontres avec des compositeurs et des interprètes européens et américains célèbres (les rencontres avec Pierre Boulez étant pour l'AMC 2 un objet de fierté particulier). Lors des réunions de l'Association, on a également pu entendre des oeuvres de Maxwell Davis et de Louis Andriessen, des morceaux de musique électroacoustique, des enregistrements réalisés lors des récents festivals européens et, bien entendu, les dernières oeuvres des compositeurs membres de l'AMC 2.

Les projets de celle-ci sont vastes et tout à fait prometteurs : donner le maximum de concerts et organiser des festivals, des accords ayant déjà été passés avec des musiciens anglais, allemand, français et américains, en vue de mettre sur pied des projets communs : éditer un bulletin d'information, des catalogues, des enregistrements sur disques et des partitions des oeuvres de ses membres ; organiser des séminaires auxquels seront invités d'éminents compositeurs et professeurs représentants de la musique européenne ; devenir membre de la Société internationale de musique européenne, un accord préliminaire avant déjà été signé avec son président ; et enfin, bien évidemment, créer son propre ensemble qui se consacrera entièrement à l'interprétation de la musique du XXe siècle.

Dernier point qui s'est d'ailleurs déjà concrétisé, puisque le 2 avril dernier a eu lieu à Moscou, dans la salle de concerts de la Maison des compositeurs, le premier concert de l'Ensemble de musique contemporaine de l'AMC 2. Cet ensemble regroupe les plus grands interprètes de la capitale, issus des meilleurs orchestres, des solistes de la Philharmonie, nombre d'entre eux étant déjà lauréats de concours internationaux. C'est Vladimir Ponkine, un jeune chef d'orchestre déjà célèbre et plein d'expérience, qui a été choisi comme directeur artistique.

Le premier concert de cet Ensemble a suscité un intérêt inhabituel, la salle était comble -- ce qui est rarement le cas lorsqu'il s'agit de musique contemporaine --, la presse et la télévision était présentes, ainsi que des invités étrangers. Les interprètes furent fort honorablement applaudis à plusieurs reprises. Le programme comportait des oeuvres des compositeurs membres de l'Association, pour lesquels c'était pratiquement la première manifestation d'envergure.

Le noyau de l'AMC 2 étant composé d'auteurs relativement jeunes, il est assez difficile de trouver de la documentation sur leurs oeuvres, d'autant plus qu'ils ne sont pas vraiment gâtés par la presse, tant soviétique qu'étrangère. Nous nous proposons donc ici, afin de combler cette lacune, de faire une brève présentation des principaux responsables de la naissance de l'Association.

Les principaux compositeurs

Nikolaï Korndorff (1947) est l'un des plus farouches partisans d'un renouvellement radical du langage musical. En 1984, à la demande de Krysztof Penderecki, Korndorff écrit une pièce pour instruments à cordes, Con sordino, pour le festival de musique de chambre contemporaine de Liouslavtsy. Cette oeuvre est énormément appréciée par le monde de la musique polonais et la musique de Korndorff se propage alors rapidement dans d'autres pays . C'est ainsi que sa symphonie de chambre, Confessiones, et sa composition Oui ! sont jouées à la Biennale de Zagreb, que sa Deuxième Symphonie et ses oeuvres pour orchestre Hymne I et Hymne II sont jouées en RFA, et sa pièce pour piano Soleil est jouée en Angleterre. Il y a de cela quelques années, le compositeur a soigneusement réduit son catalogue, y laissant à peine plus de dix titres, mais chacune des oeuvres restantes témoigne d'une très grande technique compositionnelle, d'une maîtrise parfaite de son art et d'une unité de style. Korndorff a une stylistique originale, proche de l'esthétique et de la technique minimalistes. Il est par ailleurs parvenu à trouver une écriture bien à lui et un registre d'images bien spécifique, ce qui est particulièrement évident dans ses oeuvres pour ensemble suivantes : Mouvements pour percussions, Musique primitive pour saxophones et Chant pour mezzo-soprano et bande magnétique.

Dmitri Smirnov (1948) est l'auteur de presque soixante oeuvres apparentées aux genres les plus variés : opéras, symphonies, concertos, ensembles ou cycles vocaux. Si ses premières expériences compositionnelles ont été principalement influencées par Prokofiev et Stravinski, son langage s'est par la suite modifié sous l'influence des trois Viennois (et particulièrement de Webern), et aussi de la musique européenne des années 60-70 (Boulez, Ligeti, Lutoslavski). Son style se caractérise surtout par une tentative de synthèse des diverses techniques musicales, une tendance à créer ses propres lois compositionnelles, une utilisation du plus large spectre possible de moyens d'expression musicale, la prédominance d'images lyriques et d'une esthétique raffinée. Une partie de ses oeuvres sont directement inspirées de la poésie, de la peinture et de la philosophie du romantique anglais William Blake, en particulier ses deux opéras Tyriell et Les Plaintes de Thel, montés à Londres et à Fribourg, ses deux cantates de chambre, des cycles vocaux ainsi que quelques pièces instrumentales. Au cours des dix dernières années, les oeuvres de Smirnov ont surtout été jouées à l'étranger, avec une préférence marquée pour sa première symphonie : Les Saisons, sa Composition lyrique pour cinq instruments, The Moonlight Story pour petite formation et The Visions of Coleridge pour voix et dix instruments.

La plupart des conceptions musicales d'Alexandre Voustine (1943) reposent sur des idées visuelles que le compositeur développe et oriente progressivement de manière à occuper l'ensemble de l'espace temporel et spatial de son oeuvre. « Ainsi, précise-t-il, auditeurs et interprètes participent à une action bien réelle dont ils ressentent précisément le sens qu'ils ne peuvent décrire avec des mots. » C'est ce rapport à la musique - acte réel qui sous-tend toute l'oeuvre de Voustine. Son langage musical se base sur une organisation particulière de la trame musicale. Partant du concept de total chromatique, Voustine reprend cette division par 12 pour organiser les hauteurs et les durées, système dans lequel le ton -- la plus petite unité de référence -- constitue un fragment musical à part entière. En permutant ces unités de base, il obtient une sorte de musique sérielle d'ordre supérieur. Cette méthode offre au compositeur, à l'intérieur toutefois d'un système strictement réglementé, de très larges possibilités de développement, aussi bien sur le plan de l'intonation que sur celui du rythme. Citons, parmi ses oeuvres, les plus importantes, un opéra, Le Diable amoureux, d'après Cazotte, des oeuvres symphoniques A Beethoven, la symphonie Memoria 2, et La Fête (avec choeur), ainsi que toute une série d'ensembles de chambre : un quatuor à cordes, Sonate pour six instruments, Retour à la maison (avec voix), Nocturnes, et Parole.

Dans le catalogue des oeuvres de Vladislav Chout (1941), c'est la musique de chambre qui prédomine, bien que les formes majeures soient également présentes dans des partitions d'ensemble, telles que Sinfonia de camera ou Largo Sinfonia. Chout est attiré par les possibilités spécifiques aux compositions d'ensembles, dans lesquelles il s'intéresse à une combinatoire instrumentale tout autant qu'à l'expressivité du timbre traitée à l'intérieur de divers soli. Dans son credo créatif, Chout dit la chose suivante : « J'ai toujours été proche de l'idée d'union et d'interpénétration du nouveau et du "facilement reconnaissable", de l'irréel et du réel, de l'imaginaire et du concret, et ces composantes coexistent dans des proportions variées dans plusieurs de mes oeuvres. » La situation actuelle du compositeur l'a amené au style néo-romantique, même si, dans ce cadre, Chout fait largement appel aux diverses techniques de la musique contemporaine : musique aléatoire, musique concrète, improvisation, happening, etc. Citons parmi ses oeuvres ses Epîtres symphoniques pour basson et orchestre de chambre, sa pièce symphonique Ex animo, sa Parabole pour ensemble de percussions, Metamorphosis pour cinq interprètes, et un quintette de cuivres.

La musique d'Elena Firsova (1950) est principalement lyrique tout en étant empreinte de subtiles nuances émotionnelles et d'une éloquence discrète. Son univers musical dégage une aura psychologique qui la distingue nettement de ses contemporains. C'est en 1979 que l'on commence à s'intéresser à l'oeuvre de Firsova, quand ses Sonnets de Pétrarque, pour soprano et ensemble, sont joués dans plusieurs pays d'Europe. Puis viennent d'autres créations : Musique pour 12, Les Sonnets de Shakespeare, Misterioso pour quatuor à cordes, Sonate de printemps plus flûte et piano, ainsi que de nombreuses oeuvres écrites sur commande. La poésie de Mandelstam joue un très grand rôle dans la création de Firsova, certaines de ses oeuvres majeures étant composées sur des textes du poète, parmi lesquelles La Pierre, La Vie terrestre, Tristia et Promenade en forêt. On peut d'ailleurs aller jusqu'à dire que, sans être directement liée à Mandelstam, le reste de la musique de Firsova présente de fréquentes et évidentes analogies avec le système d'images du poète. Elena Firsova, qui travaille énormément, est un auteur très productif. Citons parmi ses oeuvres récentes des compositions pour orchestre : Prophétie (avec choeur final), Nostalgie, Musique d'automne, le quatuor pour cordes Amoroso, et enfin Le Chant du Styx pour hautbois, piano et percussions.

Ces dernières années, les oeuvres de Sergueï Pavlenko (1952) figurent de plus en plus souvent sur les affiches des concerts moscovites. C'est ainsi par exemple qu'on a pu entendre durant l'Automne de Moscou son Trio pour violon, violoncelle et piano, son Concert-sérénade à la mémoire de Vyssotski3 pour clarinette et cordes, ses concertos pour hautbois, ou pour violon, et sa Troisième Symphonie. Ses oeuvres sont également jouées dans d'autres villes d'URSS et à l'étranger. Certaines de ses pièces, telles que son Quatuor de saxophones, son Concert pour flûte, ou sa Deuxième Sonate pour piano ont été éditées, d'autres existent en disques -- Trio, Hommage pour basson et quatuor à cordes -- ou en enregistrements radiophoniques. Son langage et sa pensée musicale se caractérisent par une aspiration au drame continu (ses oeuvres sont d'ailleurs presque toutes en un acte), une utilisation du plus grand nombre possible de techniques compositionnelles, une mise en relief constante de la thématique (y compris dans les morceaux de musique concrète et aléatoire), l'usage du plus grand nombre possible de techniques compositionnelles et l'usage de procédés inhabituels d'échantillonnage de sons à partir d'instruments traditionnels. Dans ses oeuvres de la seconde moitié des années 80, Pavlenko, c'est lui-même qui l'affirme, a tenté de renouveler son style, ce qui est parfaitement visible dans sa Symphonie n° 4, la Sinfonia humana, dans son Concert pour instruments à vent et percussions, dans son quintette à vent Dentelle, et dans son quintette pour saxophones Pastorale. Cette dernière oeuvre lui a d'ailleurs valu la plus haute distinction au concours de composition pour saxophone de Paris en 1988.

Peteris Vasks s'est rendu célèbre pratiquement dès sa sortie du conservatoire de Lettonie, quand ses oeuvres ont commencé à être citées parmi celles des meilleurs compositeurs lettons. Deux de ces oeuvres ont été primées lors de concours musicaux inter-républiques d'URSS, il s'agit de Musique pour deux pianos, et de Cantabile pour instruments à cordes. Melodia a enregistré trois de ses oeuvres : Musique pour les oiseaux qui s'envolent pour quintette à vent, Livre pour violoncelle solo, et Petite Musique de nuit pour piano. Par ailleurs, ses cycles chorals, Pas seulement la musique et Cantate pour une femme, sont très prisés des amateurs de chant, et l'on entend relativement souvent ses oeuvres symphoniques Heure de pointe, Musica dolorosa, Récit et d'autres encore. Auteur à ce jour de plus de cinquante opus appartenant à divers genres, Vasks s'est gagné la sympathie de nombreux adeptes de musique contemporaine, aussi bien dans notre pays qu'à l'étranger. Sa technique compositionnelle est inhabituellement riche, il utilise avec audace les moyens artistiques les plus variés, que ce soit la musique diatonique, issue du folklore, ou l'écriture d'avant-garde la plus avancée.

Achot Zograbian (1945) représente l'école compositionnelle arménienne. A ce jour, son intérêt se porte surtout sur la musique de chambre purement instrumentale, ainsi que sur celle mêlant voix et instruments. A côté des sonates pour clarinette, alto, violoncelle ou piano, se dégagent ses cycles vocaux Les Epis rouges, et Tagui, son Concert-élégie et Offrande à Metsariants pour orchestre à cordes, et enfin Dialogues, Chanson du soir, et Jeu de boomerangs pour divers ensembles de chambre. Sa musique repose sur une base méditative, combinée à la technique post-sérielle de l'après-guerre, et renvoie souvent un certain coloris national, sans pour autant contenir aucune allusion folklorique concrète. Zograbian est joué dans diverses villes d'URSS et à l'étranger. C'est ainsi qu'à Paris son Jeu de boomerangs a remporté un vif succès. En Arménie, Zograbian est un des leaders de la musique d'avant-garde, chacune de ses créations (qu'il mûrit longuement) crée l'événement et suscite un grand intérêt de la part des publics les plus divers.

Alexandre Raskatov (1953), dont les premières créations remontent aux années 70, était déjà dans les années 80 un maître sûr de lui, d'une grande expérience et hautement professionnel. Raskatov s'intéresse à la musique de chambre instrumentale et vocale, et utilise par ailleurs dans ses partitions des ensembles extrêmement variés et souvent tout à fait originaux : un trio de flûtes dans Muta in..., deux violoncelles et un clavecin dans La Voie, un septuor de percussions dans Souvenir de la rose des Alpes, ou encore trente instruments différents dans Séquences sentimentales. Raskatov écrit dans des styles extrêmement variés. Si d'un côté il ne craint pas les anachronismes tonaux (Cercle de chant), ni les allusions romantiques (Séquences), il manipule par ailleurs librement les techniques et moyens d'expression les plus récents, à savoir : musique aléatoire et minimalisme, dans Hymnes nocturnes pour piano et ensemble, improvisation totale dans Invitation au concert pour percussions, ou encore musique avec bande dans Souvenir de la rose des Alpes. Très attiré par une certaine excentricité, il lui arrive de regrouper en une seule et même personne le violoniste et le chanteur, ce qui est le cas dans Gra-ka-kha-ta sur des vers de Velimir Khlebnikov. En matière de composition, le talent de Raskatov tient à une imagerie brillante et à une émotivité sincère qui s'imbriquent avec une rigueur tout organique, à laquelle l'auteur accorde une grande importance, et qui confère à toutes ses oeuvres un développement logique et précis et une dramaturgie soigneusement construite.

Bien que pas encore très longue, la liste des oeuvres de Vladimir Tarnopolski (1955) n'en a pas moins un certain poids. Il a déjà écrit une Symphonie, un Concert pour violoncelle, un opéra parodique, Les Trois Grâces, une oeuvre pour orchestre Musique à la mémoire de Chostakovitch, et diverses compositions vocales et instrumentales, en particulier Le Pont de Brooklyn, spécialement écrit à l'occasion d'une tournée en Amérique. Les centres d'intérêt du compositeur sont vastes et variés. Sa technique repose sur un éventail de moyens résolument anticonformistes, qui s'étendent des tendances extrémistes (théâtre instrumental par exemple), aux tendances les plus traditionnelles (recherche d'une nouvelle simplicité). Son imagerie est tout aussi variée, Tarnopolski y faisant se côtoyer son univers spirituel et des phénomènes culturels généraux. Le compositeur a consacré les dernières années à un cycle d'oeuvres liées à la thématique chrétienne. Variations chorales, par exemple, est basé sur le chant choral protestant Jesu, deine tiefen Wunden. Son choral Psaume de pénitence avec violon solo est écrit sur les psaumes de David en latin, et représente la tradition catholique. Son oeuvre pour voix et orchestre Après la lecture des ébauches de Moussorgski reprend l'office des morts du culte orthodoxe. Son trio Musique à trois, qui recrée la variante ukrainienne de la musique orthodoxe, vient compléter cette tétralogie.

L'apparition de l'AMC 2 dans l'horizon de la musique soviétique est donc venu littéralement tirer de sa torpeur l'Union des compositeurs. Si les esprits progressistes ont accueilli favorablement sa création, d'autres, à l'inverse, ont crié à l'usurpation du terme contemporain. « N'écrivons-nous pas, nous aussi, de la musique contemporaine ? » Ceux-ci se sont alors empressés de créer, sous la direction de Boris Tchaïkovski et en réponse à l'AMC 2, un groupe d'opposition aux traditionnelles tendances russophiles. Aussi étrange que cela puisse paraître, la direction de l'Union des compositeurs n'a pas encore à ce jour mis de bâtons dans les roues de l'Association, même si leurs rapports ne sont pas toujours aisés, surtout avec la branche moscovite de l'Union, dont le nouveau président, Georges Dmitriev, essaye, mais sans succès de faire partie de la direction de l'AMC 2.

On a subitement vu l'Union des compositeurs proposer son patronage à des conditions tout à fait alléchantes, laissant entrevoir une collaboration fructueuse et durable. Il faut dire à ce sujet que tout ce qui est russe est aujourd'hui à la hausse dans notre pays, sans doute faut-il voir là l'influence de la politique de Boris Eltsine. La VAAP (Association des droits d'auteur pour l'ensemble de l'URSS) a également fait part de ses bonnes dispositions à l'égard de l'Association, lui promettant d'effectuer un plus grand travail de diffusion des créations de ses membres. Il est vrai que la VAAP dispose du monopole absolu et prélève un impôt tout à fait abusif de 25 % ! Par ailleurs, conséquence du jeu à la démocratie, de nombreux organismes sociaux et gouvernementaux s'intéressent à l'activité de l'Association ; les sponsors se multiplient, les éditions musicales et les organisateurs de concerts cherchent à établir des liens avec l'AMC 2.

Prochaine étape : faire officiellement enregistrer l'Association, établir le règlement intérieur, déposer les statuts (y compris au ministère de la justice) et accomplir toute une série de formalités administratives et juridiques.

Telle est actuellement la situation de la nouvelle musique soviétique, résolument tournée vers l'avenir, tels sont ses problèmes et ses aspirations. Il ne nous reste plus à ajouter que, pour la première fois en plus de soixante-dix ans de pouvoir soviétique, la musique s'engage sur une route dégagée, riche de recherches et d'expériences, et faisant renaître les éternelles aspirations des artistes pour de nouveaux paramètres : son, matériau, pensée...

Mai-juin 1990
Traduction de Françoise Godet-Konovalov


Notes

  1. Homme politique, nommé troisième secrétaire du Parti en 1946, un des principaux défenseurs de l'orthodoxie stalinienne.
  2. En URSS, les notes vont de 0 à 5, 5 étant la meilleure note.
  3. Vladimir Vyssotski : acteur et auteur-compositeur-interprète soviétique extrêmement populaire, mort en 1980.

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