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L'oeuvre en question

Brian Ferneyhough

InHarmoniques n°8/9, novembre 1991: Musique recherche théorie
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La recherche ? La théorie ? Brian Ferneyhough semble étonné que l'on puisse poser ces deux principes comme autonomes à la création musicale. Le dialogue avec un compositeur qui de toute évidence a toujours mené de paire la réflexion théorique, la recherche et la composition, devient dès lors emblématique. Si ces problèmes abordés ne sont pas indissociables de la création, l'oeuvre, quant à elle, peut parfaitement s'en passer.
Inharmoniques. -- Quel est votre parcours de compositeur ?

Brian Ferneyhough. -- Vous voulez dire, comment me suis-je mis à la composition ? Il faut d'abord trouver la charpente conceptuelle qui convienne à la taille de l'oeuvre à composer. J'entends par là un environnement clairement délimité au sein duquel on puisse définir des procédures utiles de prise de décision. Il est très important d'avoir, dès l'abord, non pas tant un matériel générant des mécanismes de nature abstraite, mais plutôt des outils d'évaluation hiérarchiquement ordonnés, dont l'utilité réside dans leur capacité à lire et à interpréter les caractéristiques topologiques qu'un tel théâtre d'opérations potentielles nous accorde. Ces dernières années, j'ai toujours eu recours à des schémas précompositionnels assez vastes qui, au moins, offrent une information concrète sur la longueur, la segmentation et les possibilités d'articulation rythmique des structures constitutives, et souvent bien plus. On trouve fréquemment plus d'informations de cette sorte que l'on n'en sélectionne finalement pour l'intégrer à l'oeuvre en question : mon intention est de créer une densité extrêmement forte et une interpénétration de niveaux qui offrent une expérience significative de résistance tactile aux facultés plus intuitives, lorsqu'on délimite plus précisément les caractéristiques de la partition finale. Très récemment, par exemple, la matrice précompositionnelle d'Allgebrah (1990-1991) consistait en trois couches d'activité variative/permutative qui, bien que fondées sur l'ordonnancement identique de proportions numériques, restaient parfaitement distinctes au niveau de la texture et de la tendance directive. On retrouve ces trois niveaux de densité égale même si, dans la partition finale, il a fallu imposer un autre ensemble d'opérations sélectives afin de définir la teneur exacte de chaque texture à tout moment donné. De même ont été attribués trois aspects de matériaux tonals identiques, un par couche, afin que les variations de densités dans ces dernières se reflètent immédiatement dans la façon dont les diverses hiérarchies ton/intervalle sont perçues lorsqu'on les met en plan l'une sur l'autre en terme de priorités médianes. De telles stratégies permettent une intéressante stimulation envers la dissociation et la recoordination des vecteurs discursifs linéaires qui en découlent -- un élément vital de mon travail depuis plusieurs années. D'une certaine façon ma structure mentale exige cette sorte de résistance concrète ; beaucoup de mes dialogues intérieurs tournent autant autour de concepts qui viennent du monde physique (énergie, force, directionnalité, perspective) et de sa manifestation dans un son organisé, qu'autour de «  matériaux » spécifiques (quels qu'ils puissent être). Récemment, j'ai élaboré le concept de Forme d'Interférence, afin d'exprimer l'importance qu'intersection et collision de tendances structurelles clairement linéaires peuvent avoir dans ma façon de penser et de ressentir le processus musical.

Une fois défini l'espace texturé dont il a été question plus haut, l'acte final de composition implique l'application de procédures de sélection et d'élaboration qui sont destinées à entrer violemment en collision (et donc, selon mon interprétation personnelle, à augmenter au niveau perceptif) avec les nombreuses constellations que cet espace contient et légitime au plan du processus. Je suppose qu'on pourrait, jusqu'à un certain point, concevoir ce processus comme celui qui rend visible les qualités et les tensions internes d'un environnement donné en y appliquant des forces liées entre elles mais opposées par torsion, de l'extérieur (comparables, peut-être, aux striations qu'on observe sur les rochers exposés à de violents mouvements de la croûte terrestre ?). Un bon exemple de telles opérations d'intrusion pourrait être celui de l'érosion progressive ou de la distorsion d'éléments par le biais de séries hasardeuses en entonnoirs. Pour chaque oeuvre j'établis une série de grilles qui commencent par un ordonnancement hasardeux des valeurs requises et assignent progressivement à des chiffres individuels leur position réelle dans l'ordre normatif final -- habituellement pour accroître ou diminuer leur magnitude. Des opérations si complexes mais finalement hautement directionnelles, en plus d'être presque universellement applicables à tout phénomène musical quantifiable (et donc hautement justiciables de la très importante tâche du « jeu de mots » musical), constituent un instrument puissant pour équilibrer des manipulations fondamentales assez simples à la base, avec le niveau de complexité significatif qui émerge lorsqu'un nombre relativement petit de telles lignes de force entrent obliquement en collision les unes avec les autres. Je passe couramment un temps considérable à préparer les versions de telles tables qui, pour tout ordre de grandeur donné, seront employées dans une situation de composition particulière. L'un des facteurs les plus importants étant, à l'évidence, le nombre de permutations nécessaire pour aller du hasard total à l'ordonnancement normatif des éléments, l'autre étant le degré auquel les spécificités d'une série donnée peuvent se refléter utilement dans des processus d'entrecroisement ou d'emboîtement qui sont nécessaires pour obtenir une cohérence dans la disposition d'une échelle plus large.

Je ne veux pas dire par là que j'étais un compositeur systématique. je passe presque tout mon temps à trouver des moyens de laisser mes tendances naturelles au désordre se canaliser dans une expression compatible avec ma vision (peut-être irréaliste) de la haute compacité des aspects concrets et abstraits qu'une oeuvre a besoin d'incarner pour n'être pas quelque chose de dérisoire.

Que pensez-vous du rôle de la recherche en composition et, au-delà de la composition, dans la musique en général ?

Le mot recherche est étrange, n'est-ce pas ? C'est un des mots que j'ai rarement eu l'occasion d'employer -- au moins avant mon arrivée aux Etats-Unis où l'on est contraint de désigner toute activité créatrice comme une recherche pour faire plaisir aux administrations universitaires. En fait, il est très difficile de convaincre la plupart des gens qui vivent dans de tels environnements que les seuls outils que j'emploie couramment pour mener mes recherches sont le stylo et le papier, tant ils sont habitués à juger les projets en terme d'argent ou de matériel. La période de recherche la plus intensive de ma vie -- au sens où j'enquêtais sur le potentiel d'élaboration de certains dispositifs instrumentaux -- se situe, je crois, entre 1974 et 1977, lorsque j'ai composé toute la série Time and Motion Study ainsi que Unity Capsule pour flûte solo. Aucune de ces oeuvres n'était de «  recherche » si, par ce terme, on imagine des hypothèses que l'on aurait concrètement testées en situation de laboratoire ; je me suis borné à mettre au point une série précise de relations (dans Time and Motion Study II entre un soliste et un dispositif électronique complexe en direct, et dans Time and Motion Study III en opposant des spatialisations physiques et d'autres conçues électroniquement) et j'ai commencé à les explorer, à les faire sonner, comme si elles étaient elles-mêmes des instruments émettant des résonances spécifiques, caractéristiques, qui suggéraient des stratégies formelles appropriées. Il n'était donc pas question de collaboration directe avec des interprètes (même s'il y a eu beaucoup d'excellents interprètes qui ont, comme l'on dit, motivé mon activité), dans la mesure où c'est un domaine dans lequel je ne me suis jamais senti à l'aise.

Je préfère explorer à fond les possibilités d'un instrument ou d'un groupe d'instruments avant de me mettre au travail, me soumettant à leurs personnalités, en laissant une partie de leur extension physique, de leur gravité spécifique, guider mes choix. J'ai toujours été extrêmement stimulé par le défi de ces sortes de théâtres insolites : dernièrement, j'ai beaucoup étudié la guitare et la double basse dans cet esprit, la guitare, en particulier, se révélant d'une grande exigence. Dans l'un des mouvements de cette oeuvre (Kurtze Schatten II), je me suis décidé à consigner systématiquement toutes les positions de doigts possibles sur toutes les combinaisons de cordes, afin de composer la pièce comme la réflexion de la disposition du clavier lui-même. Il est possible que Unity Capsule -- la flûte étant l'instrument dont je joue -- soit une exception, dans la mesure où je me suis vraiment contraint à une recherche pratique exhaustive avec l'instrument en main, surtout pour tester l'efficacité de conjonctions techniques momentanées et complexes que générait ma technique de composition. Une fois que ces pièces eurent atteint le stade des répétitions, il n'était plus nécessaire, au vu des résultats de l'expérience, de modifier grand-chose.

L'autre expérience de recherche pure a eu lieu à l'IRCAM, au début des années 80, lorsque j'ai vainement tenté de mettre au point une situation réactive en temps réel pour clarinette et ordinateur. Cette tentative a avorté, à l'époque, à cause de l'inadéquation du spectre synthétique complexe de la clarinette et aussi, parce que, pour le temps qui m'était dévolu, l'interface se serait révélée bien trop complexe. Il m'est, comme je l'ai dit, très difficile, jusqu'au point où l'environnement est complètement défini, de me lancer dans des réactions compositionnelles plausibles. A cette occasion, j'ai bien défini -- mais ce ne fut qu'une espèce de sous-produit -- quelques algorithmes intéressants pour génération spectrale automatique, mais je les ai trouvés trop éloignés de mes principales préoccupations de compositeur pour continuer leur exploitation. J'ai attendu, de nombreuses années, des interfaces informatiques plus évidemment intuitives sans beaucoup d'impatience. C'est en travaillant avec des étudiants américains très doués, dont la plupart possédait une grande connaissance de l'informatique, que j'en suis venu à la conclusion que le modus operandi de la recherche sur ordinateur n'égale pas, tout bien considéré, avec suffisamment de précision, ma pensée ou mes habitudes de travail : selon moi, la plupart des buts primitifs de cette recherche -- faciliter la réalisation de certains projets de composition -- me concernent peu, dans la mesure où (pour dire les choses très simplement) je suis forcé d'avouer que j'ai besoin d'être mentalement impliqué avec l'instrument complet avant que les mécanismes réactifs appropriés s'imposent à moi.

Il est évident que la recherche a produit des résultats très intéressants dans certains secteurs de la composition, en particulier dans l'analyse spectrale et la synthèse vocale ; il m'arrive souvent d'entendre des oeuvres très impressionnantes fondées sur cela. Le travail en studio semble être devenu l'une des activités les plus naturelles de la jeune génération de compositeurs. Je suis convaincu que les procédures informatiques ont grandement influencé la manière dont ces artistes pensent leur relation au matériel et au processus de composition.

Quel est le rôle de la théorie dans la composition et en dehors de la composition ?

Je n'ai jamais été très partisan de la théorie en tant que telle, sans aucun doute, en partie au moins, à cause de l'antipathie définitive que j'avais envers elle quand j'étais étudiant. Il est très facile de transformer magiquement une hypothèse descriptive très séduisante en une prescription très prescriptive de composition. D'un autre côté, nous aimons tous spéculer à l'occasion -- et, bien sûr, nos compositions ne sont, pour une large part, que les sédimentations concrètes d'une intense théorisation quant aux fins et aux moyens. Mais je suppose que vous utilisez le vocable théorie dans un sens beaucoup plus large ? Il est certain que, premièrement, je ressens le besoin d'enfouir mon activité de composition dans une pratique plus large ; nous sommes confrontés, presque quotidiennement, à de nombreuses et troublantes questions (pertinence, légitimité stylistique, acceptabilité sociale... ) auxquelles nous devons répondre d'une façon ou d'une autre ; et, l'une des façons d'y parvenir consiste effectivement à tenter d'ériger une construction intellectuelle globale, toute provisoire qu'elle soit. Il est probablement impossible d'éviter de réfléchir sur sa position et sur nos efforts de composition au plan d'une sorte de cadre d'expérience communautaire plus étendu. Tant que la théorie demeure la trace publique d'une telle activité et ne se transforme pas d'elle-même en vie normative, elle garde un rôle régulateur utile à jouer.

Quel est le rôle de l'analyse : celle du compositeur et celle de l'analyste ?

Je crois que l'analyse créative et sensitive est d'une importance majeure lorsqu'on essaie de mener la Musique Nouvelle vers une sphère de résonance intellectuelle plus étendue que dans la plupart des cas. On peut considérer l'analyse comme une forme de transcription acculturative où la distance entre les langages de l'oeuvre et de l'analyse devient un indicateur important de la grandeur d'un projet de composition au niveau de son mouvement social. Je dois dire que, pour ma part, il y a eu maintes occasions où le regard analytique d'un autre compositeur m'a conduit à considérer différemment certains aspects importants de mon propre univers esthétique -- considérations que je n'aurais sans doute pas eues autrement, simplement à cause d'un manque de distance critique envers mon travail. Ce n'est certes pas une question d'influence dans la mesure où, souvent, les analyses d'oeuvres n'ont aucune relation spirituelle ou technique avec la vôtre : cela ressemble à lancer une balle contre un mur selon un certain angle -- la direction dans laquelle la balle revient au lanceur est parfois très inattendue.

Dans la mesure où l'essentiel de la praxis du compositeur consiste -- implicitement ou explicitement -- à établir des catégories, il y a certainement place pour une approche du phénomène sonique complexe qui interpelle directement cette question particulière, quel que soit le point de vue qu'on en ait. Savoir ce qui reste d'incompréhension créatrice dans l'univers du compositeur n'entre pratiquement pas en ligne de compte. A mon point de vue, ce n'est nullement sa fonction primaire, mais plutôt exactement le contraire, je veux dire l'appropriation active de l'oeuvre (en tant que prototype communicatif) par l'application réfléchie de catégories d'ordre extérieur. Dans ce contexte, il convient de citer la distinction, non sans importance, entre l'analyse du compositeur et l'analyse du musicologue. J'en suis venu, avec les années, à croire de plus en plus en une empathie intacte et sous-jacente qui relie les compositeurs issus d'époques très éloignées -- quelque chose comme des secrets de fabrication reconnaissables qui permettent d'avoir des intuitions savantes sur la façon dont le compositeur est venu à bout de certains problèmes, comment il a personnellement compris ce qu'il faisait sans tenir compte d'autres aspects obscurcissants de style et de contexte culturel. Tout ce que l'analyse du compositeur peut espérer atteindre, c'est l'exposé conséquent de telles informations internes privilégiées, telles qu'elles transparaissent dans sa mainmise sur les outils de son art. Dès que j'ai à aborder analytiquement les oeuvres des autres, je commence invariablement par un déni : je ne suis pas en train de donner une perspective objective de l'oeuvre en question, mais plutôt quelque chose qui émane positivement des questions d'utilité compositionnelle (et qui est dirigé vers elles, en même temps). Tout compositeur recompose le passé de cette manière extrêmement partiale, je crois ; la plupart des analyses faites par des compositeurs que j'ai lues, tendent à plus parler de l'écrivain que de l'objet nominal de son examen ! La contribution du musicologue, partant de cette position privilégiée, est de continuer de montrer au compositeur l'extrême partialité de sa perspective et de déclencher ses fantasmes en adoptant des approches que son expérience partisane et limitée ne lui suggérait sans doute pas.

Comment définissez-vous l'interaction entre matériaux soniques et organisation ?

Le terme matériaux soniques est très vaste -- peut-être trop, sans doute, pour qu'on l'utilise. En général, j'opère une distinction entre les caractéristiques de corpus sonores de définition plus grande (le style) et les spécificités des situations locales. Toutes deux peuvent être nommées matériaux, en fonction de ce qui est adopté comme perspective de composition dans une circonstance donnée. J'ai toujours pensé que la consistance du progrès stylistique est nécessaire pour que soit possible un progrès significatif des vocables musicaux. Sans une histoire personnelle (que l'on pourrait définir comme l'utilisation consistante et la modification à l'intérieur d'une ou de plusieurs oeuvres), les éléments ne sont expressifs que dans la limite que permettent ces associations sémantiques ou des accidents primitifs de location (le contraste, l'équilibre). Le souci organisationnel de base est donc l'établissement et l'articulation de transformations des tendances linéaires de cet ordre (encore qu'elles aient peut-être lieu de façon interrompue), dans la mesure où l'encourage le sentiment de choses identifiables et discrètes que des forces temporelles et concrètes heurtent et modifient.

Très souvent, je vois des éléments individuels qui répandent leur influence d'une pièce à l'autre, à tel point que, à mesure qu'ils s'atténuent, l'immédiateté perceptuelle de ces éléments en est différée, et ils viennent ainsi influencer le cours des événements en tant qu'espèce définie de marqueur formel ou en tant que catégorie générale articulative, plutôt que sous forme d'événement sonique précis. J'aime à imaginer cette tendance comme un objet processuel ou, peut-être, comme une espèce de substantif verbal musical. On ne peut comprendre The Falling of a Tree, interprété comme la concaténation de relations d'objets et d'états d'énergie qui ne sont pénétrés de signifiant que lorsqu'ils sont collectivement subsumés comme une durée événementielle totale et dont la totalité discrète, que par le biais d'un accroissement graduel et d'une digestion de données incomplètes.

Opérativement, j'ai tendance à distinguer trois niveaux de perception et de fonction dans de tels matériaux ; (1) texture ; (2) geste et (3) figure. Même si ces termes ne correspondent pas précisément aux catégories premier-plan, position intermédiaire, arrière-plan, on peut, je crois, y discerner des parallèles intuitives. On ne discute pas de trois choses différentes, mais de trois façons de traiter ce qui est, potentiellement au moins, le même état des choses. Ce qui change, c'est la vision du compositeur comme manifeste dans la contextualisation dont le matériau est le sujet, c'est-à-dire la méthodologie d'attribution de sens dans le domaine particulier du stylistique/processif. L'un des problèmes les plus importants de la musique moderne reste la question de la perspective -- jusqu'où suis-je proche de ces événements, quels sont les lieux d'ordre primaire, utiles ?

Si l'on ne se pose pas ce problème dès l'abord au moyen d'une stratégie très élaborée d'organisation (qui n'est pas nécessairement identique à une stratégie rationnelle de génération), tous les matériaux qu'on viendra finalement à utiliser deviendront partiellement idiots puisqu'ils ne sauront pas d'eux-mêmes s'ils doivent hurler ou murmurer !

Quelles sont les influences que vous admettez dans le processus de composition (venant de l'oreille, de la vie intellectuelle, etc.) ?

Je pense que vous savez que j'ai toujours souligné les avantages d'une constante et vivace fertilisation entre les diverses aires de discipline spirituelle. Presque tout ce que nous créons est directement relié à la compréhension partielle (ou à l'incompréhension délibérée ou accidentelle) de quelque chose d'autre. Depuis l'effondrement des paradigmes dominants qui caractérisaient l'ère tonale, la tendance a été sans cesse d'enfermer ou de mettre en carte la musique dans d'autres modes, sans doute plus stables, de discours. C'est un phénomène certainement compréhensible et nécessaire, même au coût de la pénible prise de conscience des déficiences attachées à la manière dont nous sommes capables d'articuler musicalement des questions imminentes. L'essentiel de notre terminologie provient d'un panorama fantastique d'autres disciplines, et ce fait nous contraint souvent d'aborder des questions importantes au niveau de la métaphore ou de l'analogie. Ces vêtements empruntés ont leur utilité, même s'ils laissent le musicien à la merci du reproche d'amateurisme ou de naïveté, à cause de ses jacassements bouffons. Mais : se construire un nid n'est pas la plus condamnable des activités ! J'ai souvent eu l'occasion de regretter de n'être pas en possession d'un esprit plus systématique ; je trouve que l'acquisition progressive de la connaissance m'est d'une aide minime, quant au pouvoir qu'elle me donne pour décider de directions prioritaires. Mais les choses étant posées, j'ai tendance à adopter une vision plus catastrophique du langage, qui implique la confrontation violente ou la superposition de modes discursifs qui, de prime abord, sembleraient incompatibles ou même franchement antagonistes. Ces confrontations partielles, très souvent, m'indiquent des aires de correspondance inattendues, des nouvelles intégrations momentanées d'une intensité étonnante. Je doute vraiment que beaucoup de compositeurs aient tenté de reproduire en forme musicale l'essentiel d'une théorie extra-musicale : mais on perçoit plutôt des intensités conflictuelles spécifiques, qui proviennent d'attitudes pré-acquises ainsi que de l'empiètement de nouveaux modèles hypothétiques. C'était vrai si l'on considère la mode des années 50 où l'on puisait dans la terminologie scientifique, les suppositions qui sous-tendaient les postulats communicationnels de la musique politiquement engagée des années 60, et, dans une moindre part, je me distingue radicalement comme une force mouvante derrière les positions rhétoriques néo-romantiques qui adoptent une interprétation curieusement sélective des idéologies du Moi des XVIIIe-XIXe siècles. Les titres de maintes de mes oeuvres révèlent immédiatement jusqu'à quel point j'ai été ému par des problématiques visuelles ou disons, philosophiques ; souvent une image a réussi à frayer son chemin à travers un noeud gordien de spéculation confuse et m'a permis de me concentre sur une seule aire prioritaire d'articulation de cette problématique. Les exemples qui me viennent à l'esprit sont La Terre est un Homme (une peinture de Matta) ; La Chute d'Icare (Breughel) et Transit (une estampe de Flammarion). Tous ces éléments m'ont aidé à trouver et à donner une voix à l'environnement conceptuel de l'oeuvre en question. Des oeuvres plus récentes comme Time and Motion Study II pour violoncelle et électronique, centrée sur les nombreuses ramifications d'un seul problème monolithique -- ici, la dimension de la mémoire comme trait positif ou négatif de la conscience. Durant les années 80, il y a eu l'image unificatrice de Piranese, qui m'a permis de rassembler des projets qui venaient de provenances superficiellement distinctes à l'intérieur d'un plan qui surmontait le tout. Au début de la décennie, je me souviens avoir été très impressionné par le livre théorico-spéculatif de Gilles Deleuze sur le peintre Francis Bacon, qui m'a beaucoup aidé à concrétiser certaines intuitions fondamentales sur ma propre oeuvre. Très récemment, mon 4e Quartet pour Cordes et voix de soprano, abordait le problème de savoir si la distance qui sépare les formes verbale et musicale d'expression (la prose musicale de Schönberg) tient toujours. Cette tâche impliquait une déconstruction supplémentaire des textes de Jackson Mac Low qui étaient eux-mêmes une déconstruction de l'un des monuments archétypiques de la modernité textuelle, les Cantos de Pound. Si, aujourd'hui, je semble, superficiellement, moins évidemment concerné par les unions extra-musicales, c'est peut-être à cause de ma plus grande conscience des limites et des possibilités inhérentes à l'articulation de tâches spécifiquement musicales qui ne dégénèrent pas dans le purement musical. Même la plus radicalement extrême des positions artistiques ne fonctionne que parce qu'elle réussit à ré-articuler vigoureusement l'espace médian, quelle que soit la manière dont la nature présente de nos outils nous permette de l'imaginer.

Considérez-vous l'intuition comme séparée de la rationalité ou est-ce, pour vous, une forme de la rationalité ?

Ni l'un ni l'autre, je crois. Tenter même de délimiter les contours de la faculté intuitive c'est la ranger inéluctablement dans la sphère du discours rationnel, même si cela n'implique pas l'absorption de l'intuition à la ratio consciente. N'est-ce pas un problème d'instantané ou de pas à pas ? En composant, on doit toujours préparer le terrain afin que l'intuition fonctionne. Les évaluations rationnelles et le catalogue des limites et des possibilités sont le sillon du laboureur. D'abord, c'est la capacité à reconnaître les problèmes signifiants : car celui-ci a besoin de buts, malgré l'imprécision dans la définition dont ils peuvent souffrir initialement. Comme je l'ai dit avant, c'est le système qui est le pont par lequel raison et intuition peuvent communiquer ; il permet des gradations de nuance que l'intuition peut employer pour articuler la succession de ses visions particulières -- ce qui veut dire qu'il ne s'agit pas simplement d'une folle machine combinatoire qui cracherait des valeurs dans toutes les directions. Les processus rationnels sont toujours meilleurs lorsqu'ils sont incomplets ou biaisés, prioritaires à un certain degré, puisque cela leur donne une torque ou une capacité inhérente d'enregistrement qui fait partie intégrante d'une évaluation intuitive organisée. J'ai toujours évité les systèmes qui s'imposent de façon exhaustive comme critère formel. Aucune de mes oeuvres ne fonctionne ainsi. A ce niveau, elles constituent toutes de mauvais exemples de manuels de théorie sérielle et, en conséquence, elles ne sont guère populaires chez ceux qui font métier d'espérer de telles choses.

Qu'espérez-vous de l'ordinateur et, plus généralement, de la technologie pour la composition ?

Cela m'amuse parfois d'entendre dire que ma musique serait plus rentable si elle était générée par un ordinateur ! Je n'ai guère besoin, bien entendu, d'attaquer ce point de vue, puisqu'il reflète une surprenante sous-estimation de la voie graduelle qu'il faut nécessairement adopter. Tout comme une oeuvre est une chose que le temps révèle, elle émerge comme la sédimentation de processus subjectifs, temporellement conditionnés, de valorisation situationnelle en tant que manifeste dans la composition musicale. Espérer que ces choses seront prêtes et actives dans leur intégralité dès le début, serait leur dénier leur contribution à la métaphore de la forme de vie qui sous-tend ma pensée de compositeur. Mon père était jardinier de profession : bien que j'aie énergiquement rejeté de telles activités manuelles, il est possible qu'un peu plus de son attitude soit entrée dans mon univers que j'aimerais le penser. Il ne fait aucun doute que j'aime à ressentir la terre compositionnelle entre mes doigts et refléter cette sensation par les moyens de la croissance et de l'accroissement dont l'oeuvre dispose. En tout cas, je pense qu'aujourd'hui, il serait plus plausible de renier la vision totalisante d'une oeuvre sortant, toute stérilisée, du cerveau de Zeus. La composition est un travail qu'on devrait incorporer comme tel. Cela dit, il est probablement des aspects de la technologie dont je vois l'utilité, encore que ce soit moins dans le champ de la génération sonique directe que dans celui de la médiation et de la facilitation des opérations compositionnelles dans le contexte de projets vocaux ou instrumentaux. Il m'est arrivé, récemment, de travailler de façon intensive sur des programmes de notation ; une de mes idées consistait en des applications capables de transformer des matériaux musicaux notés par des filtres algorithmiques, qui parvenaient à des résultats également notés traditionnellement. Cela reflète certaines des catégories de traitement, essentielles, qui m'occupent constamment. Je crois avoir déjà mentionné que j'utilise les séries hasardeuses en entonnoirs comme paramètres définissant un vecteur pour certains processus tendanciels : ce sont des opérations de cette sorte, plus complexement enrobées, qui seraient grandement facilitées par les ressources informatiques correspondantes, étant donné ma maîtrise incomplète et sans méthode de la méthodologie mathématique. Je suis très compréhensif envers ceux qui considèrent la technologie comme prioritairement applicable à l'analyse sonique et à la transformation : inversement, ce serait vraiment dommage si des fonctions de composition plus simples devaient être dépassées par le rush de l'innovation sonique. Si je devais m'impliquer plus directement dans la technologie comme outil de génération directe des sons, il me faudrait sentir que l'espèce de résistance dont je parlais avant fut un stimulant essentiel de la créativité. Une des façons de procéder pourrait être de travailler contre les tendances naturelles du médium, surtout lorsqu'on a l'impression précise que plus d'une stratégie compositionnelle finit par se fonder sur ce qui est immédiatement disponible et démontrable plutôt que sur un besoin inné et inévitable de visions créatives précises. Parfois, la solution la plus élégante ne réside pas dans les moyens les plus artistiquement valables. Il se peut que ce soient les déficiences de la perception individuelle qui s'en chargent ; si c'est le cas, mea culpa. J'imagine que l'intégration progressive de la technologie dans la vie quotidienne du compositeur ne peut qu'augmenter. Je ne puis qu'espérer que les interprétations de son utilité ne seront pas trop unidimensionnelles. Nous verrons.

Que signifie enseigner la composition aujourd'hui ? Qu'enseignez-vous exactement ? Que peut-on transmettre et que ne peut-on pas ?

Il existe probablement autant de conceptions de l'enseignement qu'il y a d'enseignants ! Pour moi, cela signifie avoir accès à une source vitale et stimulante de rencontre esthétique avec de jeunes personnalités artistiques et, en même temps, la nécessité de ré-articuler et d'évaluer constamment ma propre position et mes propres priorités à la lumière des besoins qu'elles expriment. Le processus d'apprentissage est rarement à sens unique. Bien entendu, il y a un très haut degré de subjectivité, comme en témoigne la confusion des jeunes compositeurs qui se manifeste parfois quand, étudiant avec deux enseignants en même temps ou successivement, ils reçoivent ce qui paraît des avis diamétralement opposés. Dans de tels cas, on tente d'expliquer qu'en art il est rarement question de ou bien -- ou bien, mais, bien plus souvent, de ceci et cela, dans la mesure où la capacité de tolérer créativement et activement des stades d'ambiguïté semblerait être le trait essentiel de la personnalité artistique. Ce que signifie l'enseignement de la composition aujourd'hui, contrairement à d'autres périodes, est ainsi largement fonction de la façon dont on interprète le flux de conscience musical/ historique contemporain. Une réaction à une époque d'esthétique de terrain plurielle est d'encourager l'étudiant à développer ses aptitudes dans plusieurs domaines stylistiques reconnus. On estime que l'utilité de cette méthode réside dans l'idée que la personnalité artistique naissante disposera d'une large palette de choix en vue de la formulation graduelle d'une approche définitivement personnelle. Je considère cette philosophie comme sérieusement viciée, qui se fonde sur l'idée que le style prime le contenu et que, de ce point de vue, il doive le remplacer. A mes yeux, le style émerge comme le résultat de maintes décisions compositionnelles précises dans des pièces précises : ce n'est pas une donnée sans valeur, et il est tout aussi capable de dévorer entièrement l'explorateur imprévoyant que de livrer ses trésors par morceaux à l'intelligent pilleur de tombes. La comparaison avec d'anciens domaines de pratique courante est spécieuse, au sens où les styles spécifiques qu'on enseigne couramment sont ceux de compositeurs bien précis (Bartok, Hindemith et consorts) plus que des écoles employant un instrumentarium stylistique communément viable, assez général dans sa formulation pour transcender les accidents particuliers des biographies de compositeur. Ma méthode, au moins aux premiers stades de l'enseignement, est centrée sur des problèmes. Puisqu'on ne peut s'attendre à ce que l'étudiant inexpérimenté ait déjà formulé son propre codex d'intérêts et de techniques, je commence généralement par assigner des tâches d'une importance limitée, dont les termes sont néanmoins assez souplement formulés pour ouvrir le champ à un très large spectre de solutions viables -- dont je n'aurais jamais pu imaginer certaines lorsque je préparais ces exercices ! De telles tâches m'aident à avoir un aperçu inestimable de la dynamique personnelle d'un individu, à un stade relativement précoce du processus pédagogique. Ces tâches peuvent aller de la composition d'une structure signifiante à l'écoute qui utilise, comme matériau, les seuls chiffres de 1 à 9, en passant par la composition d'une petite pièce qui n'utilise que des parties du corps comme sources sonores, jusqu'à imaginer une musique faisant partie de la culture ethnique d'une tribu possédant une haute technologie, mais complètement isolée du reste du monde depuis mille ans. Avec, en particulier, l'accès absolument libre des étudiants américains, même débutants, à l'ordinateur ou aux installations de sampling sonore, les résultats ont souvent été vraiment étonnants. Si, dès le début, vous libérez les gens de la nécessité de composer de la musique correcte (c'est-à-dire acceptée selon les normes et les conventions) vous libérez énormément de leurs pouvoirs inventifs. A un stade ultérieur, le crois qu'il faut stimuler deux aspects de la conscience créative ; en premier lieu, l'encouragement au recours à l'autocritique comme partie intégrante de l'acte de composition et, en deuxième lieu, le développement d'une sensibilité à l'égard du rôle de l'expérience esthétique dans le monde en général. J'aborde ce second stade au cours de séminaires où les étudiants sont confrontés à certains problèmes, par exemple, dans les domaines de la philosophie, de l'histoire sociale et d'autres formes d'art ; le premier implique à la fois un travail individuel avec le professeur de composition et la confrontation avec le regard critique des autres étudiants. Je trouve que ces deux vecteurs ont tendance à se compléter utilement l'un l'autre. De toute façon, il faut souligner avant tout que le rôle du professeur de composition est, par essence, passif -- il agit comme une espèce de membrane réflective où les désirs propres des étudiants, encore qu'ils ne soient sans doute pas encore formés de façon cohérente, ainsi que les images, peuvent être extériorisés et leur être rendus de façon à pouvoir être réalisés au niveau de la technique musicale actuelle. D'une certaine manière, le jeune compositeur doit intérioriser cette opération, alors que le professeur doit toujours rester conscient du fait que sa critique ne survivra qu'un temps très court dans la carrière d'un compositeur. La tâche la plus vitale, peut-être, pour un mentor est donc de se manifester en tout sens, d'incarner l'espèce de questionnement constant lié au contexte, qui est à la racine de la force vitale du compositeur, telle que je l'entends. Dans tout contexte donné, quelle est la question la plus simple et la plus utile qu'on puisse poser à un compositeur pour qu'il aille de l'avant ?

San Diego, juin 1991. Traduction de Serge Grunberg.

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