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Le culte de l'authenticité*

Luc Ferry

InHarmoniques n° 7, janvier 1991: Musique et authenticité
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Quand la philosophie prend la parole, c'est souvent pour opposer au discours événementiel une hauteur de vue susceptible de prolonger le débat, voire de le transformer en réflexion théorique. Dans un dossier consacré à Musique et authenticité, le texte de Luc Ferry nous oblige à quitter momentanément les questions que se posent les musicologue, les interprètes et les compositeurs, pour tirer les conséquences idéologiques qu'entraînent le Culte de l'authenticité.
Les idéologies du déclin, qui fleurissent aujourd'hui, traduisent mal une observation juste : nous n'habitons plus un monde a priori commun. Cela ne signifie pas, comme on le croit d'ordinaire, qu'il n'y ait plus de lien social, ou que l'atomisation et l'ère des masses soient l'avenir inéluctable des sociétés modernes. Simplement, la cohésion doit désormais résider dans l'inter-individualité (pour ne pas dire l'intersubjectivité), non plus dans la transcendance d'une réalité cosmique qui échoirait en partage à l'humanité. La culture démocratique, de part en part orientée vers ce « retrait du Monde », tend à se structurer selon trois moments : dans le domaine de l'art, l'oeuvre ne peut plus être qu'un prolongement de l'artiste, et s'il est encore un monde, ce ne saurait être qu'un microcosme engendré par ce petit démiurge qu'est le génie. Dans le domaine de la science, certes, l'objectivité continue de régner. La contrainte qu'elle exerce sur les esprits en est l'indice le plus sûr. Encore faut-il préciser qu'elle ne se conçoit elle-même qu'en relation à des constructions théoriques produites par un sujet. Pas de subjectivité, pas non plus d'objectivité, selon une argumentation parfaitement développée par Heidegger, mais aussi, mutatis mutandis, par la plupart des épistémologues contemporains. « Rien n'est donné, tout est construit », disait Bachelard. Enfin l'histoire achève de fournir à l'individu la connaissance sans laquelle il ne pourrait parvenir à l'autonomie, prisonnier qu'il resterait à jamais du passé. Pour que s'accomplisse le lent travail d'émancipation à l'égard des traditions, il faut que le passé devienne notre passé : c'est uniquement au prix de cette appropriation qu'il peut cesser d'apparaître comme une détermination par essence hostile à la revendication démocratique de la liberté.

Le monde, donc, ne nous échoit plus en partage : cet énoncé est aussi l'indice, sans qu'on en mesure encore tout à fait la portée, d'une liquidation des principes qui furent jadis ceux de l'éthique. Les Anciens considéraient la justice comme un art destiné à engendrer dans la cité ou dans l'individu un ordre au sein duquel chaque élément trouverait la place et la proportion qui lui reviennent -- vision du monde dont le mot allemand Urteil, partage originaire, conserve encore la trace dans le langage philosophique. C'est dans cette perspective, par exemple, que le Gorgias nous invite à méditer l'analogie qui relie entre elles les différentes disciplines qui visent à l'établissement ou au rétablissement de l'ordre. Ainsi, la gymnastique est-elle au corps ce que l'art de légiférer est à l'âme : toutes deux tendent à créer cette harmonie qui résulte d'une juste proportion des parties, d'une heureuse hiérarchisation, dans un cas, des organes ou des muscles, dans l'autre, des trois instances, l'intelligence, le courage et l'appétit, qui forment l'âme humaine (ou des trois classes : artisans, guerriers et archontes qui leur correspondent dans la cité). On peut de même comparer la médecine et la justice : chacune a pour mission de restaurer dans sa sphère propre l'ordre qui a été perturbé ou rompu. Dans tous les cas, il s'agit d'attribuer à chaque élément la juste place qui lui revient au sein du microcosme et du macrocosme. Comment un tel partage serait-il encore possible dès lors qu'après le retrait du Monde, il n'y a plus rien de substantiel à partager ? Telle est, me semble-t-il, la question à laquelle nous confronte sur le plan éthique la prise en compte du paradoxe selon lequel, en abandonnant la référence à un Monde, la modernité conduit à associer l'effondrement des traditions à l'émergence sans cesse croissante de nouvelles questions existentielles.

C'est dire aussi que le statut de l'éthique, et tout particulièrement des limites que l'on est en droit, voire en devoir d'imposer à la liberté individuelle, n'a peut-être jamais été aussi problématique qu'aujourd'hui : on voit mal, en effet, comment fixer les règles de ce jeu délicat en l'absence de toute référence objective, et ce au moment même où le progrès des sciences et des techniques -- si l'on veut les pouvoirs de l'homme sur l'homme -- n'ont jamais soulevé autant d'interrogations. Face au retrait du Monde, la tentation est forte de restaurer les traditions perdues, et la nostalgie du passé qui accompagne le plus souvent les idéologies du déclin apparaît comme le corollaire obligé des angoisses suscitées par la disparition des repères établis. A cet égard, une approche historique de l'éthique s'impose comme préalable à toute réflexion qui voudrait saisir l'actualité : elle seule, en effet, pourrait permettre de comprendre ce que le projet d'une réactivation de la tradition perdue peut avoir de séduisant mais aussi d'absurde et de dangereux.

Je voudrais me limiter à indiquer ici quelques signes de ce qui nous sépare désormais, non seulement de l'Antiquité, mais aussi des Lumières.

Effort, mérite, devoir, impératif, respect, loi, vertu : les termes dans lesquels s'est jadis formulée l'éthique sont éloquents. Ils disent suffisamment combien la réalisation de l'idéal moral apparaissait chose difficile, voire contraignante pour le sujet qui entendait s'y plier. Tout indique que nous assistons aujourd'hui -- depuis les années 60, sans doute -- à une mutation liée à la formidable montée de l'individualisme démocratique. Aux Etats-Unis comme en France, d'excellentes études ont montré comment les idéologies hédonistes et narcissiques s'étaient emparées des questions morales traditionnelles. Si l'on voulait en dresser la fiche signalétique, le mot clé ne serait plus l'excellence, encore moins le mérite, mais sans nul doute l'authenticité. Sans reprendre ici ces analyses, on peut rappeler brièvement la double tendance qui caractérise sur le plan éthique l'individualisme contemporain :

L'essentiel, tout d'abord, n'est plus de se confronter à des normes extérieures imposantes, mais de parvenir à l'expression de sa propre personnalité, à l'épanouissement de soi. Comme l'a dit le sociologue Daniel Bell d'une formule dont la concision et la justesse forcent l'admiration : « Aujourd'hui, la psychologie a remplacé la morale et l'anxiété a pris la place de la culpabilité. » Lorsque la notion de transcendance s'évanouit, lorsque, par suite, on prétend rester seul face à soi-même, le déchirement et le mal-être existentiels ne peuvent plus, en effet, s'interpréter qu'en termes de « conflits psychiques » : la victoire du thérapeutique sur le religieux est enfin assurée.

D'un autre côté, l'éthique de l'authenticité compense le narcissisme du « be yourself » par un surcroît de tolérance et de respect de l'Autre. L'« altérité » est de nos jours la valeur la mieux partagée du monde, le mot d'ordre incontournable et incontestable. Il est significatif que le discours déclaratif des droits l'homme qui, à l'origine, il ne faut pas l'oublier, était l'expression la plus achevée de l'universalisme «  géométrique » des révolutionnaires, devienne aujourd'hui synonyme de « droit à la différence  ». Certes, la révolution a émancipé les Juifs et lutté contre l'esclavage. Encore faut-il rappeler qu'elle le fit au nom des principes et en vertu d'une idéologie assimilationniste, nullement par respect de cette pluralité des cultures dont l'idée n'a sans doute jamais effleuré une seule tête jacobine.

Je ne reviendrai pas sur les impasses auxquelles conduit souvent (pas toujours) l'éthique de l'authenticité -- en particulier quand elle prend la forme du relativisme culturel ou de cet antiracisme «  différencialiste » dont les pièges commencent à être visibles. Je voudrais seulement attirer l'attention sur une difficulté majeure dans laquelle, qu'on le veuille ou non, cette éthique nous plonge tous.

A tort ou à raison (je crois : plutôt à raison ... ), l'éthique des Lumières n'avait pas abandonné le projet de répondre à la question des limites : pour ne plus être situées dans un cosmos transcendant comme chez les Anciens mais dans la raison du sujet, ces dernières n'en étaient pas moins contraignantes, tant sur le plan moral que juridique. Le principe d'auto-limitation selon lequel ma liberté finit là où commence celle d'autrui, celui de l'universalité de la loi, fournissaient, quoi qu'en pensent les néo-traditionalistes heideggeriens ou thomistes (pour ne rien dire des intégristes), des indications générales susceptibles d'être particularisées moyennant l'organisation de discussions publiques indispensables à la mise au jour des justes compromis. Toute la difficulté, avec la sacralisation de l'authentique comme tel, c'est que la référence à l'idée même de limite semble s'estomper, délégitimée qu'elle est par l'exigence impérieuse de l'épanouissement individuel. S'il est « interdit d'interdire », le péché suprême devient le dogmatisme et ce dernier tend à se confondre avec ce que les Lumières tenaient pour la vérité de la raison. La haine du rationalisme fleurit sur l'éthique de l'authenticité, et sa critique, qui fut jusqu'à une date récente l'apanage de la philosophie contemporaine, trouve des échos jusque dans l'univers des scientifiques -- comme en témoigne le succès des essais d'épistémologie voués à piétiner joyeusement la raison.

On aurait tort, pourtant, de forcer le trait et de transformer en véritable antinomie l'opposition du sujet normes et de l'individu authentique, de faire comme si l'âge d'or des Lumières s'estompait derrière l'inexorable déclin auquel serait voué l'Occident depuis que s'est ouverte « l'ère du vide ». L'histoire de l'esthétique nous l'apprend, et cet enseignement, je crois, vaut aussi pour l'éthique : le retrait des normes objectives n'est pas synonyme de décadence. Il ouvre de nouveaux horizons qu'on aurait tout intérêt à mieux cerner avant de céder à cette facilité qu'est devenu le néo-conservatisme. Rien ne garantit qu'ils soient idylliques, mais rien ne prouve non plus qu'ils nous attirent de façon inéluctable vers de nouvelles formes de totalitarisme. L'indignation, ici, n'est pas de mise : du moins, pas avant que la compréhension de ce qui est ne vienne, le cas échéant, la justifier. Or je ne vois pas que cette tâche soit aujourd'hui accomplie par quiconque.

Que le progrès des sciences et des techniques, en particulier dans le domaine de la vie, soulève en termes inédits et urgents la question des limites, est indéniable. Que l'idéologie individualiste nous prédispose peu à y apporter des réponses tranchées et qu'une telle indécision laisse la place à la dure loi du marché est plus que probable. Que cela soit l'expression d'un mal radical dont la simple vision devrait nous inciter à suspendre notre jugement critique, à remettre en cause l'humanisme juridique au profit d'un retour à des formes de pensée traditionnelles est en revanche plus que douteux.

Entre l'animalité du cycle de la vie et l'action vertueuse par laquelle nous prétendons à l'autonomie, il existe une sphère d'activités intermédiaires dont l'esthétique fournit le modèle. Elles offrent à l'individualité des formes d'expression d'une grande fécondité. A négliger cette observation, c'est tout simplement la sphère de la culture qu'on risquerait d'occulter, de sorte que nous ne sommes nullement tenus à un choix de vie binaire, pour ou contre la loi transcendante, avec ou contre l'immanence de la vie, etc.

Ce qui est inédit dans l'ère contemporaine, c'est le fait que l'exigence d'authenticité n'implique paradoxalement pas un rejet total et définitif des principes aristocratiques (l'excellence) ou démocratiques (le mérite). De plus en plus en effet, l'authenticité tend à n'être valorisée que lorsqu'elle s'accompagne, soit du courage de la vertu, soit d'une puissance de séduction, donc, lorsqu'elle est l'authenticité d'une richesse intérieure dont la manifestation suscite l'assentiment ou l'admiration d'autrui. L'expressivité pour l'expressivité ne fait plus recette et le discours contre la société du spectacle devient l'idéologie dominante lors même qu'il affecte, suivant en cela les recettes les plus éculées de l'intelligentsia, d'être plus subversif que jamais.

Dire que l'individu n'est ni seulement autonomie (l'éthique des Lumières) ni seulement indépendance consommatrice (authenticité contemporaine), c'est évoquer l'une des significations les plus profondes de la notion d'individualité. L'individu est avant tout l'être insécable, l'atome qui, parce qu'il est unique, se distingue de tous les autres. Il ne saurait se distinguer par la simple affirmation de son indépendance et de son ipséïté. Selon une argumentation dont le modèle est fourni dans la Phénoménologie de l'esprit par la dialectique de la «  certitude sensible », l'exacerbation du particulier nu se renverse en son contraire et sombre dans la banalité de l'universel abstrait. En clair : nous sommes tous des individus, des « moi » « ici et maintenant  » et ce n'est pas cette « particularité » qui nous différencie les uns des autres. Pas davantage notre capacité à consommer les produits de la nature ou de la société. Dans l'espace de réflexion ouvert par la Critique de la faculté de juger et repris par le romantisme Allemand, l'individualité véritable ne saurait résider que dans la synthèse d'une particularité concrète avec l'universel. Il faut, pour que l'individu apparaisse comme tel, qu'il soit tout à la fois riche d'un contenu singulier et pourtant généralisable. C'est à ce prix, et à ce prix seulement, que l'exigence d'authenticité peut être maintenue. L'individualité ressemble alors à cet idéal dans lequel l'esthétique hégélienne désignait le sommet de l'art. Entendu en ce sens, elle ne se réduit en rien au n'importe quoi du consumérisme, à cette liberté arbitraire qui consiste à faire « ce que l'on veut ».

Eclairée par l'histoire de l'esthétique, la réflexion éthique ne peut plus aujourd'hui faire l'économie de cette triple dimension de l'excellence, du mérite et de l'authenticité. Chaque exigence trace les contours d'une théorie générale des limites qu'il faudra bien se résoudre à penser hors des cadres d'une cosmologie si l'on veut se tenir au niveau du défi lancé par le retrait du Monde et ne pas céder aux mirages de la Tradition perdue.


Note

* Cet article reprend pour l'essentiel une thèse développée dans le dernier chapitre de mon livre Homo Aestheticus. L'invention du goût à l'âge démocratique (Grasset, 1990).

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