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Entretien avec Christian de Portzamparc

Alain Galliari et Alain Guilheux

Résonance nº 7, mars 1995
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Architecte, Christian de Portzamparc a conçu et réalisé l'ensemble de la Cité de la musique, qui figure parmi les grands projets du Président, et dont la partie Est a ouvert ses portes en janvier dernier. En relation avec les diverses activités musicales, Christian de Portzamparc compte déjà plusieurs réalisations, dont le Conservatoire de musique Erik Satie, à Paris, et l'École de Danse de l'Opéra de Paris, à Nanterre. C'est en partie sur cette expérience qu'il nous a paru intéressant d'interroger le concepteur de l'un des plus ambitieux projets d'architecture musicale français de la décennie.

L'architecture et la musique témoignent d'expériences qui se rejoignent à plus d'un titre. Tout un rapport de vocabulaire existe entre les deux domaines, qui confirme ce rapprochement. Quels sont pour vous les points forts de la relation musique/architecture ?

Il y a des parallèles très connus (rythme/métrique, harmonie/proportion, etc.). Personnellement, ce sont les aspects les plus impalpables qui me paraissent les plus vivants. J'ai toujours perçu l'architecture comme une expérience de la découverte et du mouvement. J'aime les lieux qui ne se donnent pas à voir et à comprendre immédiatement. Comme en musique, la perception est liée alors au parcours et à la durée. C'est l'opposé de l'idéal classique, que l'architecte de la Renaissance Sebastiano Serlio résumait parfaitement en disant, à propos du château d'Ancy-le-Franc : « Le plus beau bâtiment est celui dont on comprend d'emblée de l'extérieur tout le plan ». C'est précisément l'inverse qui m'intéresse dans la Cité de la musique. Il ne s'agit pas de construire un labyrinthe, mais plutôt d'équilibrer les repères et les surprises, d'enchaîner des expériences contrastées qui, dans la perception, vont se succéder et communiquer une sorte d'euphorie à vivre à l'intérieur du bâtiment. Ces notions de parcourt, de durée, d'espace et d'expériences émotionnelles contrastées sont pour moi fondamentales et me ramènent naturellement à la musique. La musique concentre en elle-même une sorte d'énergie primordiale impressionnante. Ce n'est pas un hasard si ce mot « inspiration » renvoie au souffle et donc au chant.

Comment l'architecture peut-elle rivaliser avec cette énergie primordiale que renvoie selon vous la musique ?

J'ai longtemps pensé que la musique avait un pouvoir émotionnel plus grand que l'architecture ou que d'autres arts. Je pense maintenant que c'est tout à fait faux. L'espace a sur l'homme un pouvoir émotionnel tout aussi ample : notre vie est indissociablement liée aux multiples lieux qui hantent notre mémoire, construisent notre présent ou nous projettent vers l'avenir -- la maison de l'enfance, l'école, le jardin, l'appartement où l'on vit, ceux où l'on a vécu, les lieux de travail... Toutes les biographies sont des architectures, à condition d'élargir la notion d'architecture à celle, plus globale, d'espace et de paysage. A partir de là, il est évident que le pouvoir émotionnel des lieux est d'une force équivalente à celui de la musique. Mais la musique est comme une brûlure, un événement ponctuel puissamment ressenti, tandis que la relation à l'espace est plus quotidienne et plus calme. Il suffit pourtant de considérer avec quelle vigueur nous nous prenons soudain à rêver d'habiter un lieu ou, au contraire, à le haïr, pour comprendre qu'il y a là un substrat puissant. Il se trouve simplement que l'émotion que nous procure un espace est recouverte de toutes sortes de contingences simultanées. A la longue, la pratique d'un lieu, sa quotidienneté, dilue la sensation. La musique, elle, est de plain-pied avec l'émotion ; elle n'est pas encombrée de la pratique, de l'économie, ni du poids matériel de l'espace. Elle est merveilleusement libre de contingences ; les règles lui sont intrinsèques, en apparence. C'est la grande leçon de la musique et c'est ce dont doit se souvenir l'architecte qui, dans la lourdeur matérielle et technique de son métier, est toujours menacé de perdre de vue la poétique de l'espace.

L'acoustique constitue-t-elle pour vous une zone de partage privilégiée entre l'architecture et la musique ?

Je ne crois pas, car il s'agit véritablement d'une technique ; un endroit en tous cas, où la musique rencontre la contingence matérielle. On ne conçoit pas une salle de concert selon les seules vertus de l'acoustique. L'architecte doit concevoir l'espace dans sa globalité en le confrontant avec le fait acoustique et avec des idées sur la qualité acoustique des formes qu'il fait. Puis l'acousticien calcule. La correction acoustique fait d'ailleurs entrer un grand nombre d'aspects très subjectifs, où se confrontent des pratiques expérimentales différentes et des théories qui souvent s'opposent. Naturellement, ce travail est très important pour la mise en place d'un espace dédié à la musique, et je pourrais parler très précisément de la façon avec laquelle on a procédé pour concevoir les différentes salles de musique. Mais dire que l'architecture et la musique se rencontrent par l'acoustique me semble une réduction. Concevoir une salle de concert, c'est pour moi aussi accorder l'écoute à la vue : comment entendre et voir à la fois, telle est bien la question. Dans une salle de concert, c'est une perception spatiale très globale qui est requise, une perception « holistique ». Ce qui, avec ce type de projet, est très beau, c'est qu'on se trouve à la fois beaucoup plus contraint sur la forme globale du lieu et plus libre sur l'aspect visuel que pour d'autres projets (tel qu'un musée, par exemple, où le visuel fait d'emblée partie de la finalité). Avec une salle de concert, une fois la question acoustique résolue, vous vous retrouvez devant une page blanche.

On peut cependant imaginer qu'un projet architectural dédié à la musique pose des contraintes particulières et induit une attitude elle-même singulière.

Le programme de départ, bien sûr, est décisif. Mais il me semble important d'équilibrer les deux aspects constitutifs de ce qu'est à mon sens l'architecture : sa finalité sociale d'une part et, d'autre part, sa dimension esthétique. Sans doute la crise des utopies a-t-elle révélé tous les dangers de l'architecte idiosyncratique, qui entend penser le bonheur des autres à leur place. Mais on doit toujours prendre en compte que l'architecture révèle une existence artistique irrémédiablement attachée à l'ego du concepteur. En architecture, aucun programme n'a une et une seule solution objectivement valable. En même temps, chaque fois qu'un travail prend corps et prend du sens, y compris sur le plan esthétique, c'est qu'il s'est frotté de très près à la question de la finalité. On est donc tendu entre le caractère utilitaire de la finalité de l'architecture et un caractère qui est irrémédiablement subjectif, où l'intuition a sa part. Ce sont ces deux aspects qu'il faut arriver à concilier.

La finalité du projet elle-même révèle cette dualité : il y a d'une part les objectifs imposés par le programme (dans le cas d'une salle de concert, ce sera le volume de l'espace, les limites du temps de réflexion du son, l'accès direct à un espace annexe, etc.) et, d'autre part, tout ce que l'architecte va ajouter lui-même à la finalité sociale du projet (la praticité du lieu, mais aussi ce que celui-ci va induire dans la perception qu'en auront ceux qui l'habitent, et qui peut être de l'ordre du plaisir, de l'euphorie, de la surprise ou du confort). Ces aspects ne sont naturellement pas mesurables, mais ils débouchent sur une sanction directe incontournable : ce sera l'adoption ou le rejet du bâtiment par le public pour qui il a été conçu. Lorsqu'il y a adoption, c'est que l'architecte a touché à un but qui est une conjugaison mystérieuse de fonctionnalités et d'esthétique réussies. En somme, un architecte est un artiste qui a des comptes à rendre...

Un projet comme la Cité de la musique révèle aussi une inscription sociale forte : quelle incidence cet impact a-t-il sur la conception architecturale ?

La pluralité du programme musical de la Cité de la musique a été d'emblée pour moi un attrait fort. Le milieu musical est fait de familles, de tribus. Chaque type de musique est défendu par des groupes de passionnés qui se côtoient difficilement. On connaît les cloisonnements qui existent entre le monde baroque, les musiciens du XIXe siècle, les contemporains, le jazz ou les variétés... J'ai cherché à donner à chacune de ces populations sa géographie, sa maison. Cet aspect du programme m'a aussitôt intéressé, car cette diversité des approches s'articule très bien avec ma conception d'une totalité qui ne se donne pas à voir d'emblée. Il était intéressant de traduire la pluralité des musiques par une pluralité architecturale. La musique est caractérisée par une diversification étonnante. En tant qu'architecte, je me trouve particulièrement sensible à cette situation, peut-être parce que la ville suit elle aussi ce même processus d'entropie, où les époques se catapultent et les manières architecturales se démultiplient. Entre le Zénith, la Cité des Sciences, le Périphérique, un Paris du XIXe siècle et toutes sortes de bâtiments récents, le site même de La Villette révèle cette diversité. La coexistence d'époques, de styles et de fonctions différents donne un caractère hybride symptomatique de la ville d'aujourd'hui. C'est le rôle de l'architecte contemporain de conférer à ce caractère hybride une qualité poétique. C'est pourquoi dans l'ensemble de la conception architecturale, j'ai cherché à mettre en évidence la pluralité des objets en présence, de faire entrer en dialogue les différents éléments de l'environnement avec les deux parties de la Cité de la Musique.

Comment êtes-vous passé d'un projet tel que celui des logements que vous avez conçus en 1974 dans le cadre du réaménagement du site de La Roquette, à Paris, aux réalisations actuelles, qui sont beaucoup plus découpées, presque sculpturales ?

Il y a dans toutes mes réalisations un thème récurrent qui est le travail sur l'entre-deux, le vide entre les bâtiments, aussi bien au sein du projet lui-même que dans l'inscription du site dans son environnement naturel. Sans doute mes réalisations les plus récentes ont quelque chose de plus pictural. Mais j'ai parfois l'impression d'avoir retrouvé petit à petit une sorte de liberté immature que j'avais à vingt ans, avec simplement aujourd'hui la capacité de concevoir et de réaliser. J'ai toujours été sensible à la notion d'espace. Tout mon travail architectural peut se résumer à l'attention particulière que je porte au vide. Si mon travail à une valeur structurelle de base, je crois que c'est dans l'enchaînement des vides. Comme le disait Lao Tseu : « La maison ce n'est pas le mur, ce ne sont pas les toits, ce n'est pas le sol, mais c'est le vide entre tous ces éléments, car c'est là que j'habite ». J'ai trouvé cette phrase récemment. C'est exactement ce que je formulais toujours : je fabrique du creux avec du plein.

En effet, l'îlot a peu à peu disparu de vos réalisations, au profit d'éléments posés. Et le maniement d'objets isolés semble être devenu chez vous un mode de composition général.

L'îlot n'a pas disparu. J'ai au contraire une théorie de l'îlot contemporain, que j'appelle « l'îlot ouvert », ou « l'îlot libre ». C'est un type de composition qui est présent dans mon travail depuis les logements que j'ai conçus en 1979 pour la rue des Hautes Formes, à Paris. Pour les Hautes Formes, comme pour l'École de Danse de l'Opéra de Paris, à Nanterre, j'ai hésité à traiter les différents objets de façon distincte. Face au problème de l'unité du tout et de l'existence de l'ensemble par rapport à l'environnement, j'ai finalement opté pour l'unité. Pour l'École de Danse, qui compte trois bâtiments distincts (les chambres, les studios de danse et l'école), j'ai beaucoup pensé, lorsque je faisais le projet, que je pouvais traiter ces bâtiments comme des éléments distincts. Je prends souvent la métaphore de la nature morte en peinture : des objets différents, rassemblés, avec chacun une matière et une géométrie très singulière, mais qui, par le jeu des interstices, de la lumière, de la présence calme de l'ensemble, dialoguent entre eux pour constituer un tout qui est plus que chaque élément séparé. C'est ce que la ville contemporaine devient. C'est pourquoi la confrontation d'unités contrastées m'intéresse depuis longtemps. Mais j'en ai d'abord fait des dessins. L'éclatement des formes qu'on peut trouver à mes dernières réalisations peut sembler un phénomène récent ; pour moi, il existe depuis 1980.

Y a-t-il, dans l'histoire de l'architecture, passé et présent mêlés, des modèles architecturaux qui entrent dans votre travail ?

Je suis très éclectique dans mes goûts ; j'aime Gehry, Siza, aussi bien que Rem Koolhaas. Étant né à l'architecture en regardant les réalisations de Le Corbusier, il n'est pas improbable qu'il y ait une forme de filiation, ou d'hommage involontaire. Je suis aujourd'hui assez sensible au parcours d'un architecte tel que Frank-Lloyd Wright (plus qu'à son architecture) qui, des maisons-prairies jusqu'au Guggenheim, a su rester lui-même tout en étant à la pointe de différentes époques : un parcours avec des obsessions qui sont toujours les mêmes, mais des incarnations différentes selon les époques. Je ne saurais pas bien dire où je me range moi-même. Si l'on pense qu'il y a d'un côté des bâtisseurs de systèmes et, de l'autre, des voyageurs, alors je me vois plutôt du côté des voyageurs.

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