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Résonance nº 9, octobre 1995
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Inversement à ce qu'il a été en peinture, le collage musical ne peut guère être considéré comme une innovation du XXe siècle. Si l'histoire des arts plastiques montre en effet une certaine permanence dans la juxtaposition de représentations ou de matières différentes, la technique du collage devait, jusqu'à l'avènement du cubisme, demeurer un simple procédé maniériste. En composant sa Nature morte à la chaise cannée (1912), qui intègre des matériaux hétérogènes, Picasso en faisait un moyen d'expression à part entière, capable de participer au renouveau général. Des Futuristes aux photomontages de Rodchenko, des Merzbilder de Schwitters aux combine-paintings de Rauschenberg, de Ernst, Miró ou Matisse à Dubuffet, Arp ou Magnelli, les artistes de ce siècle surent donner au genre un développement considérable.
En musique, à l'inverse, la récupération et la combinaison d'éléments hétérogènes participent à ce point de la pratique, qu'elles semblent inhérentes à son essence. Fondement de toute musique, l'improvisation -- avec la variation, son corrolaire -- est tout entière établie sur l'intégration à une nouvelle composition de matériaux préexistants. On sait l'art avec lequel les traditions musicales orales ont su développer diverses techniques de récupération et d'ajustement d'éléments préétablis (motifs mélodiques, cellules rythmiques, canevas harmoniques, cadences, formules vocales ou instrumentales). En Occident, le chant grégorien s'est lui-même largement constitué par centonisation, c'est-à-dire par la combinaisons de formules musicales préexistantes et leur adaptation à de nouveaux textes. A l'heure de la polyphonie, et jusqu'au XVIIe siècle, la grande vogue du quodlibet témoigne encore du goût naturel des musiciens pour la composition d'éléments disparates : une centaine de fragments de textes et de musiques hétérogènes pouvaient ici se retrouver entremêlés (rappelons le célèbre quodlibet par lequel Bach termine ses Variations Goldberg). Et encore, plus proche de nous, ces pasticcios, ou fragments, assemblages de morceaux entiers (ouvertures, airs, choeurs), qui, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, connurent un succès durable.
Des pots-pourris aux arrangements, des hommages aux paraphrases, des variations aux orchestrations... c'est par mille voies que les musiciens inventèrent les moyens d'accommoder toutes sortes d'objets récupérés.
Lorsque Beethoven reprend dans ses Variations Diabelli l'un des thèmes les plus populaires du Don Giovanni de Mozart, lorsque Berlioz intègre celui du Dies Irae à sa Symphonie fantastique et que Saint-Saëns le réintroduit sous un jour sarcastique dans sa Danse macabre, lorsque Tchaïkovsky inclut la Marseillaise à l'ouverture 1812 et que Schumann reprend Beethoven... lourde de toute sa valeur symbolique, l'arrière-pensée de la citation occupe désormais le premier plan. Sur le mode déférent ou ironique, la référence prendra toujours plus d'ampleur : c'est Falla citant la Cinquième Symphonie de Beethoven dans Le Tricorne, Berg reprenant un choral de Bach dans son Concerto à la mémoire d'un ange et incorporant quelques mesures de la Symphonie lyrique de Zemlinsky et le leitmotiv de Tristan à sa Suite lyrique ; c'est Debussy parodiant ce même leitmotiv dans Golliwog's cake-walk et Satie mêlant la marche funèbre de Chopin à ses Embryons desséchés ; c'est Richard Strauss citant Wagner et se citant lui-même dans Le Bourgeois gentilhomme...
Cette tendance à la récupération devait également rejoindre la voie du contrafactum, par laquelle le musicien, sans récupérer aucun « texte » musical littéral, recueille les symptômes d'un genre pour construire une oeuvre originale. Cette attitude devait naturellement trouver sa place dans le courant néo-classique de l'entre-guerres. Du Tombeau de Couperin (1914-17), subtil hommage à l'école française de clavecin baroque, à L'Enfant et les sortilèges (1925), où un petit choeur pseudo médiéval et des chinoiseries modern-style côtoient quelques réminiscences de New Orleans ou de Bel canto, Maurice Ravel devait donner ses lettres noblesses à cette vogue du pastiche stylistique. C'est le même esprit qu'on retrouve, plus proche de nous, dans nombre d'oeuvres d'Alfred Schnittke, tel le Concerto grosso n° 1, pour deux violons, clavecin, piano préparé et orchestre (1977), où des gestes instrumentaux hérités de Bach ou de Mozart se mêlent à une écriture pseudo-sérielle « à la Schoenberg » ou à un faux tango.
Mais c'est Stravinsky qui, avec Pulcinella (1919-1920), devait inaugurer la technique moderne du collage. A partir d'extraits de pièces instrumentales et d'opéras de Pergolèse, Stravinsky compose les dix-huit numéros de sa partition. Dans ce collage historique, la référence n'est donc plus ni factice ni ponctuelle : le musicien s'approprie volontairement un matériau historique, qu'il passe au crible d'une assimilation créative. Stravinsky mène sa récupération dans le souci déclaré « d'une recherche plus profonde que la simple imitation du langage soi-disant classique ». Cet art de la « cleptomanie », selon son propre mot, vise à puiser dans le patrimoine les éléments susceptibles de renouveler l'invention contemporaine. Stravinsky poursuivra ce chemin, pour reconstruire dans son propre style certaines images de l'histoire de la musique occidentale (Canticum sacrum, , Apollon musagète, Le baiser à la fée).
En 1966, Karlheinz Stockhausen compose ainsi Telemusik, oeuvre électronique mêlant des fragments de musiques de plusieurs continents. Musique « du monde entier, de tous les pays, de toutes les races », composée dans une orientation d'universalité temporelle et humaine. Ici, écrit le musicien « le concept de "collage" du premier demi-siècle se trouve progressivement dépassé. (...) Grâce à l'intermodulation d'objets trouvés "anciens" et de nouveaux événements sonores créés par moi avec les moyens électroniques modernes, une unité de niveau supérieur est atteinte : un universel de passé, de présent et d'avenir, de pays et d'espaces éloignés les uns des autres. » L'année suivante, Stockhausen compose Hymnen (1967), où s'entremêlent cette fois les fragments d'un grand nombre d'hymnes nationaux. L'oeuvre recueille également divers « objets trouvés » : bribes de conversations, mots épars, bruits de foule, discours. Plus encore qu'avec Telemusik, le choix du matériau de départ de Hymnen explicite la volonté universaliste du compositeur, l'interaction des différentes mélodies nationales figurant l'embrassement des peuples.
A la même période, Luis de Pablo s'empare également de la technique du collage (terme qu'il est parmi les rares à revendiquer) en composant coup sur coup Heterogéneo (1967-68), pour orchestre, orgue Hammond et deux récitants, et Parafrasis (1968), pour deux ensembles. Il s'agissait alors pour le musicien Espagnol de résoudre la question épineuse du contrôle des formes ouvertes, en travaillant moins sur les matériaux sonores que sur leur distribution. Heterogéneo compile ainsi maintes citations (de Beethoven à Tchaïkoski, de Schumann à Bizet), entremêlées de zaruelas, de passo-dobles ou de matériaux sonores extrême-orientaux. Parafrasis entrelace de son côté trois motets de Tomás Luis de Victoria. De Pablo insiste sur le simple rôle d'ordonnateur qu'il s'est voulu, arrangeant à peine les extraits choisis.
Dans un souci de réflexion encore plus étendu, Henri Pousseur, avec Votre Faust (1969), spectacle musical « mobile » écrit en collaboration avec Michel Butor, devait lui aussi recourir à la technique du collage. Vaste et ambitieux projet par lequel le musicien voulait résoudre les questions posées à la création musicale contemporaine (déterminisme du sérialisme intégral, indéterminisme des oeuvres aléatoires, passivité de l'auditeur, etc.). Le jeu des citations multiples s'intègre ici aux réflexions esthétiques que le musicien développait alors, dans un désir affiché de rompre le carcan dans lequel la création musicale se trouvait à ses yeux enserrée. Le recours aux citations permettait donc à Pousseur d'emprunter toutes sortes de voies pour oeuvrer au renouvellement espéré. En étroite relation avec le scénario élaboré par Butor, le musicien fondait ensemble un vaste faisceaux de références : de l'Orfeo de Monteverdi à Wozzeck, du Don Giovanni de Mozart à Carmen et Manon, du Faust de Gounod à Tannhäuser et Boris Godounov, du Messie de Haendel à La Belle Hélène, jusqu'au Soleil des eaux de Boulez et aux Chants sacrés de Pousseur lui-même... Vaste accumulation de citations conjuguées qui s'insère dans une volonté délibérée de restituer les liens unissant la création contemporaine au patrimoine.
Parmi tant d'autres réalisations, citons encore Souvenirs à la mémoire (1973-74) de Giuseppe Sinopoli, sorte d'hommage à la musique viennoise moderne, La Dixième symphonie (1979), composée par Pierre Henry d'après des fragments des neuf symphonies de Beethoven, et, dans un registre volontiers irrévérencieux, BWV (1973) de Georges Aperghis, où se mêlent citations de Bach et discours musicologiques, et Ludwig van (1970) de Mauricio Kagel.
La citation constitue chez Zimmermann une technique récurrente, jusqu'à sembler l'une des marques les plus extérieures de son style. Du Capriccio pour piano (1946), sous-titré improvisations sur des thèmes de chansons populaires, à Photoptosis (1968) pour orchestre, une ample part de son oeuvre recourt en effet à la citation. Loin d'être une simple technique, cette pratique s'inscrit chez lui dans une réflexion esthétique et philosophique globale, et délivre une conception singulière du temps. Entremêlant des matériaux hétérogènes (citations d'auteurs, mais aussi emprunts aux formes classiques ou baroques, ainsi qu'à diverses traditions musicales populaires telles que le jazz ou les danses exotiques), Zimmermann veut en effet unifier des symboles musicaux dans une ample visée synthétique. Ainsi se dégage la notion de « temps sphérique » chère au musicien, où, dans une mystique chrétienne proche de celle de saint Augustin, la diversité des symboles musicaux témoigne d'un temps unique et suprême, issu de la simultanéité dans la conscience humaine du passé, du présent et de l'avenir. Zimmermann, qui, dans cette même optique, avait déjà recouru à l'entrelacs des citations et des genres dans son opéra Les Soldats (1959), devait la développer plus encore dans la Musique pour les soupers du roi Ubu (1966) et dans le Requiem pour un jeune poète (1967-69), où l'imbrication des citations (Beethoven, Wagner, Messiaen, les Beatles) se double d'une démultiplication des sources sonores (orchestre, voix, groupe de jazz, bande magnétique) et d'un vaste collage de textes allant de la liturgie catholique à Mao Tse Toung et de Joyce ou Wittgenstein aux discours de Jean XXIII ou d'Alexandre Dubcek.
C'est dans une perspective plus strictement musicale qu'à la même époque, Luciano Berio entreprit de composer le célèbre troisième mouvement de sa Sinfonia (1968-69), entièrement basé sur le scherzo de la Deuxième Symphonie de Mahler. Sur cette toile de fond, Berio épingle une grande diversité de citations (de Bach à Boulez) qui viennent incessamment brouiller le déroulement du scherzo de Mahler. Un groupe vocal superpose en outre au déroulement de la musique des fragments de textes (essentiellement tirés de L'innommable de Samuel Beckett), tantôt en parallèle à la musique, tantôt en s'accordant à elle.
En composant cet « hommage à Gustav Mahler », il s'agissait pour Berio d'explorer une technique d'engendrement d'un matériau (« Le troisième mouvement de Sinfonia est peut-être la musique la plus expérimentale que j'ai écrite. ») et de mettre à jour des liens de parenté unissant quelques grandes figures de l'histoire de la musique occidentale. « Le scherzo de la symphonie de Mahler, écrit le musicien, devient donc un générateur de fonctions harmoniques et des références musicales qu'elles impliquent. » L'ensemble prend dès lors une allure singulière d'histoire de la musique, « sorte d'embarquement pour Cythère effectué "à bord" du troisième mouvement de la Deuxième Symphonie de Mahler ». Animée par cette ingénieuse composition en double plan, où Mahler sert de terre d'éclosion à de multiples citations, cette remarquable dynamique d'engendrement fait tout à la fois de ce « collage » un saisissant dépassement du genre et une apothéose jubilatoire, grandiose autant qu'un horizon indépassable. Qui s'étonnera dès lors que ce troisième mouvement de Sinfonia demeure jusqu'à ce jour sans succession ?
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