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Pierre Boulez, ici et maintenant

Alain Galliari

Résonance n° 14, octobre 1998
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L'Ensemble Intercontemporain présente à la Cité de la Musique, en octobre, une série de trois concerts consacrés aux oeuvres récentes de Pierre Boulez, auxquelles l'Ircam est associé pour les oeuvres avec électronique. L'occasion de (re)visiter une écriture, un atelier toujours en devenir. La « prolifération », la « greffe », la « transplantation » : ces mots, qui reviennent si souvent sous la plume de Boulez pour décrire la naissance d'une oeuvre, servent de fil conduteur à Alain Galliari pour nous guider dans l'exploration d'un « jardin secret ». Entre fidélités et nouveaux chemins de traverse...

Ce n'est en rien un parc à la française, parfait dans sa beauté figée, son ordre définitif. Non. Par quelque oreille que vous y pénétriez, le jardin de Boulez déroule plutôt un paysage étrangement changeant, soumis à une mobilité aussi évidente qu'insaisissable. Entre ces deux ou trois massifs fièrement autonomes existe par exemple une familiarité que vous sentez, mais que vous seriez bien en peine d'expliciter. Et puis -- vous le savez -- telle fleur sentie ce matin même pourra présenter demain d'autres couleurs, sous un arôme à peine reconnaissable. C'est que, sous la terre, le terreau, toute une chevelure de racines noue en secret ses tresses, embrassées par nature ou accouplées de force. Elles dessinent un fort réseau parcouru d'échanges, et qui commande une floraison imprévisible. Effet de la nature ou résultat de la culture ? Du jardin au jardinier, allez savoir qui des deux ordonne... C'est main dans la main, plus probablement, que l'oeuvre et son auteur font le chemin. Sator Arepo Tenet Opera Rotas1 prévient depuis deux millénaires le fameux carré magique dont Webern fit naguère une manière de mystique. Il trouve chez Pierre Boulez une expression nouvelle.

De dérivations en révisions

Dans la répétition du titre et l'idée qu'elles partagent, les deux Dérives,(I pour six instruments, 1984 ; II, pour onze instruments, 1990), composées dans le sillage de Répons, soulignent ce qui demeure sans doute l'une des constantes les plus fameuses de l'oeuvre de Pierre Boulez : un usage immodéré de la dérivation. Du jardinier d'abord décrit, on pourrait aussi bien identifier les techniques : bouturage, marcottage, drageonnage, greffage... Toutes visent d'ailleurs un même effet : faire naître d'un fragment un massif nouveau. Singulière manière d'aborder l'oeuvre, en feu d'artifice, où de belles bleues jamais finales surgissent d'on ne sait où, et dont chaque pistil promet d'engendrer une nouvelle gerbe. Fructifications successives dont, depuis Éclat (1964) -- multiplié deux ans plus tard en Éclat/Multiples --, témoigne un chapelet de titres : outre les deux Dérives, ...explosante-fixe... (pour flûte Midi, deux flûtes solistes, ensemble et électronique, 1991-1995), Anthèmes (pour violon seul, 1992) et Anthèmes II (pour violon et électronique, 1997), Incises (pour piano, 1994) et sur Incises (pour trois pianos, trois harpes et trois percussions).

Partie d'un léger semis publié en 1972 dans la revue britannique Tempo en hommage à Stravinsky (sept petites graines piquées en cercle : un « originel » et six « transitoires »),...explosante-fixe... révèle un comportement en refontes et remords emblématique de l'art de Pierre Boulez. Poussèrent d'abord quelques ramures indésirables et aussitôt tranchées -- versions à six ou sept instruments, avec ou sans électronique. Or voici qu'après un gel de bien plus d'un hiver un bourgeon (après bien d'autres) perça la terre, porteur soudain d'une floraison dont la vigueur donna bientôt l'...explosante-fixe... que l'on connaît, telle qu'enregistrée en 1994 par le compositeur pour Deutsche Grammophon -- toute vouée, n'en doutons pas, à une ampleur future... Ce que l'histoire ne dit pas forcément, c'est que nos sept petites graines primordiales, essaimant d'on ne sait quel bourdon, donnèrent lieu également -- sous des titres variés -- à trois pousses autonomes : l'imposant Rituel in memoriam Bruno Maderna en 1975 ; dix ans plus tard, la brève et belle élégie pour flûte solo et huit musiciens intitulée Mémoriale -- qui, elle, affirmait son origine par une manière de sous-titre donné entre parenthèses : (...explosante-fixe... Originel) ; et, enfin, Anthèmes, solo de violon issu de la partie de violon d'...explosante-fixe..., créé à Vienne en 1991 par Irvine Arditti et augmenté bientôt pour le concours international Yehudi-Menuhin de la Ville de Paris.

Ainsi progresse le jardin de Pierre Boulez, au gré d'une fructification tout en transplantations et cousinage. Cheminement qui, au tournant des années quatre-vingt, l'a logiquement amené à pratiquer la révision de partitions anciennes : Cummings ist der Dichter en 1986, Le Visage nuptial entre 1985 et 1989, auxquelles devraient s'ajouter les refontes de Figures-Doubles-Prismes et l'augmentation du Livre pour cordes. Révisions dont on sait qu'elles tiennent davantage de l'excroissance que de la taille de printemps, à l'image des Notations I-IV (1978-1984), plantureuses extrapolations pour grand orchestre surgies -- à plus de quarante années d'intervalles -- des quatre premières et courtes Notations pour piano (1945). S'y ajouteront prochainement la septième pièce (création prévue à Chicago en janvier 1999) et la sixième, d'ores et déjà préparée.

Points de fuite

Que ces « dérives » s'organisent en étapes, les pérégrinations intercontinentales du chef d'orchestre suffisent à l'expliquer. Mais qui ne dit que ces périples ne contribuent pas aussi au ressourcement du jardin personnel ? Entre nouveautés discographiques (Bruckner, Richard Strauss, Scriabine)2, approfondissement (Mahler, Berlioz) et fidélité (les Viennois, Debussy, Ravel, Stravinsky, Bartók), le chef passe au compositeur une maîtrise de l'orchestre et du jeu instrumental dont ses oeuvres ne cessent plus de profiter. Brio secrètement hédoniste, qui offre à notre oreille un bonheur de prodigalité sonore, mais qui, au-delà de son éclat, révèle une recherche manifeste de la continuité.

Loin de la sobriété et de la dispersion sonore qui ont marqué jusqu'à la légende les pièces anciennes les plus fameuses, Pierre Boulez s'estime talonné désormais par le développement d'un temps musical continu. En témoigne l'ultime état de sur Incises, créé en août dernier à Édimbourg par l'Ensemble Intercontemporain et David Robertson, et dont le flux dépasse désormais la demi-heure. Souci de la continuité qui, volontiers, s'appuie sur une écriture virtuose et ouvragée, flagrante depuis Répons (1981-1984) et Dialogue de l'ombre double (1985). Fusées, arabesques, trilles, petites notes... Une écriture ornementale clairement revendiquée par le compositeur, qui s'avoue attaché désormais à cette sorte de « baroquisme » où la rigueur de la construction disparaît sous les figures décoratives et prend des allures de libre improvisation. Elle s'accompagne volontiers de mouvements perpétuels, comme en témoignent les deux Anthèmes et, plus encore peut-être, Incises, où traits virtuoses et notes répétées s'articulent en toute éternité. Manières extrêmes d'aborder le temps musical (du temps « lisse » des gammes filées au temps « pulsé » des toccatas) et qui révèle une nette tendance à la polarité. « Vraie question longtemps occultée par l'opposition prétendue de la musique tonale et de la musique non tonale », cette polarité, que le compositeur désigne plus volontiers sous le terme d'« enveloppe », s'appuie sur des points de fuite dégagés aussi bien par l'organisation des hauteurs que par l'aimantation rythmique. Elle explique la double orientation des ultimes réalisations du compositeur, tour à tour volubiles ou tenaillées par une hachure rythmique obsessionnelle. Musique « polaire », donc, quoique singulièrement chaleureuse, et qui dévoile un portrait récent de Pierre Boulez -- certainement pas définitif.


Notes

  1. « Le semeur tient ses oeuvres, les oeuvres tiennent le semeur. »
  2. Je tiens ces informations de Pierre Boulez lui-même, qui a bien voulu me livrer des propos dont cet article a tout naturellement profité. Si certains compositeurs cités ici ne se trouvent pas dans les bacs des disquaires, c'est qu'ils y seront bientôt.

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