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Musique contemporaine : comment CD ?

Pierre Gervasoni

Résonance nº 6, mars 1994
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Aujourd'hui comme hier, la musique contemporaine demeure le parent pauvre de l'édition phonographique. Étroitesse du public, paresse des médias, désintérêt des distributeurs et des producteurs ? La situation est telle en tous cas qu'elle oblige de plus en plus les studios à assurer eux-mêmes leur propre production.

Tous les directeurs de label consultés (les absences importantes que l'on ne manquera pas de relever ici ne sauraient être imputées à l'enquêteur mais à l'apparente indisponibilité des personnes sollicitées...) s'accordent pour considérer le disque de musique contemporaine comme n'importe quelle autre production de leur catalogue. Les distinctions s'affirment cependant, moins sur le plan de la politique artistique (faire connaître de nouveaux répertoires), que sur celui de la réalité commerciale. Philippe Pauly reconnaît pour Philips Classics « une place trop faible », Eva Coutaz (Harmonia Mundi) la définit comme « quantitativement secondaire » (moins de 5 %), Gilles Delatronchette (Decca) l'évalue à 10 % et André Lischke (Le Chant du Monde) à environ 15 %. Les disques produits au cours des trois dernières années sont en moyenne d'une dizaine par label, parfois un peu plus (dix-sept pour Le Chant du Monde). Par comparaison avec ces données, les chiffres fournis par Philip de la Croix (ECM New Series) attestent d'un engagement exceptionnel : cinquante disques de musique contemporaine matérialisant 90 % du catalogue ! S'y côtoient Pärt, Stockhausen, Monk ou Goebbels, dans une ligne de conduite « sans a priori esthétique ni caution à une école dominante ». Gilles Delatronchette ne se soucie pas non plus du phénomène « leader d'opinions ». Philips s'intéresse d'une part à la New Age (collection Musique Nouvelle, confiée à Philipp Glass, Point Music) et d'autres part aux « classiques » de la musique contemporaine (Lutoslawski, Dutilleux, Berio, etc.). Pour Le Chant du Monde (Saison russe) et Harmonia Mundi (France, USA) l'unité géographique s'impose.

Elle s'affiche également dans l'Hexagone, par-delà les labels, avec le sigle MFA (Musique Française d'Aujourd'hui), symbole d'une action menée depuis 1978 par le ministère de la Culture, la Sacem, Radio-France et, plus tard, la SACD. Pierre Vatteone, coordinateur de MFA rappelle que grâce à l'apport technique de Radio-France, MFA est en mesure de proposer aux maisons de disques des bandes-mères, prêtes à la gravure et libres de droits, et d'aider ainsi à la publication du premier disque d'un jeune compositeur. Ce type de collaboration offert sans discrimination aux uns et aux autres (Harmonia Mundi, Adda, Erato, Accord, Arion, Fy, Disques Montaigne en ont notamment bénéficié) se poursuit aujourd'hui à un rythme d'une quinzaine de parutions par an.

Des soixante-huit compacts de musique contemporaine recensés dans l'actuel catalogue de MFA, un seul concerne véritablement l'électroacoustique (réédition Pierre Henry) et trois l'associent aux instruments. On est en droit de s'étonner de ce déséquilibre, si l'on examine la part effective de l'électroacoustique dans la création contemporaine : 28 % des oeuvres déposées à la Sacem en 1992 (quatre cent cinquante sur mille six cents) relèvent de ce médium ! Il existe pourtant un marché, parallèle. Promoteur de la musique concrète et des musiques improvisées, Jérôme Noetinger (responsable de Metamkine) a produit neuf disques au cours des trois dernières années dans un souci « d'art, d'artisanat et non d'industrie » et distribue ceux livrés par INA-GRM, GMEB, GMVL, GRAME, CIRM et quantité d'autres labels. Comme le souligne Marianne Lyon (directrice du Centre de Documentation de la Musique Contemporaine) « les studios de recherche ont dû entreprendre eux-mêmes la réalisation et la diffusion de leurs disques, sachant qu'ils n'avaient rien à attendre des circuits de production commerciale ».

La collection Compositeurs d'aujourd'hui lancée par l'Ircam relève-t-elle d'une même réflexion ? Risto Nieminen trouve surtout naturel d'assurer une large diffusion à des oeuvres qui font le lien entre la recherche scientifique et la création musicale, spécificité de l'Ircam. Présentés sous label Adès, les monographies ainsi constituées (Lindberg, Cohen, Jarrell) privilégient les oeuvres utilisant une « technologie Ircam » et/ou commandées par l'Ensemble InterContemporain.

La réalité des ventes

« Qui a vu l'art contemporain être "populaire" et générateur de chiffre d'affaire ? », interroge Gilles Delatronchette. André Lischke remarque que « la musique contemporaine "passe" mieux au concert qu'au disque ». Eva Coutaz met en évidence les huit mille exemplaires atteints par Xenakis (Pléiades, interprétées par les Percussions de Strasbourg) et Philippe Pauly souligne « qu'un bon disque de Zimmermann se vend mieux aujourd'hui que beaucoup de nouvelles versions de la Symphonie Héroïque de Beethoven ». Philip de la Croix donne la mesure du succès d'Arvo Pärt avec douze mille copies vendues en deux mois par le disque du Te Deum. Quant à la musique électroacoustique (surtout achetée par correspondance), elle recouvre une réalité non négligeable avec en trois ans, quarante mille disques vendus su les soixante-cinq mille tirages disponibles, tous labels confondus. Plutôt que d'envisager une fois encore le milieu parisien, forcément « privilégié » dans sa relation à la musique contemporaine, il nous a paru plus judicieux pour rendre compte des habitudes des Français d'enquêter à la Fnac de Parly 2 (Les Chesnay, Yvelines), qualifiés par Philippe Cuné - son responsable du secteur Disques - de bon exemple de Fnac de province. La réalité devient alors édifiante. Sur cinquante mille disques classiques vendus chaque mois, trois cent cinquante concernent la musique contemporaine, dont trois cents pour les seuls Gorecki et Pärt !

La notion de public

Contrairement à la majorité des représentants de l'édition phonographique qui avouent rechercher un « large » public, Jérôme Noetinger « ne vise aucun public en particulier. Tout le monde (ou presque) a deux oreilles. L'idée d'un "public" est une idée négative ». Il semble en effet que l'adéquation d'un type de musique à un type d'auditoire bien précis soit de plus invalidée par les faits. Gilles Delatronchette espère toucher « un public souvent rejeté par les médias de la musique, pas réellement orienté pop... ». Selon Philip de la Croix, celui conquis par Arvo Pärt se situe dans les « 30-35 ans issus du rock, aspirant à autre chose et tombant dessus par hasard ». Notamment grâce au cinéma. Philippe Cuné témoigne que même pour Mozart (le Concerto pour clarinette dans Out of Africa), le film favorise considérablement la vente du disque. Chez Harmonie Distribution, on se souvient d'ailleurs des quatre mille coffrets du Saint-François d'Assise de Messiaen (Cybelia) écoulés après une diffusion de l'opéra à la télévision à une heure de grande écoute.

Par le petit (ou le grand) écran s'effectue donc une promotion qui fait cruellement défaut à la musique contemporaine, surtout depuis la disparition du parc des disquaires, dont les conséquences néfastes pour un « produit à vente lente » sont ressenties tant par Pierre Vatteone que par Yann Martin (responsable des ventes de Média 7-Disques Concord). Dans une étude universitaire présentée en 1992 sur le thème « Musique contemporaine et grand public », Florence Brunel s'étonnait qu'orchestres et éditions phonographiques « ne définissent pas ou très rarement de politique de communication spécifique ».

En écoutant Jérôme Noetinger qui estime « qu'il n'y a pas de critique musicale valable en France » où « la presse musicale est nulle et esclave de l'industrie discographique » et Philip de la Croix qui considère qu'elle « balance entre l'invective et le mépris » et que son rôle est « tout à fait négligeable », l'on ne peut que réagir vivement et se demander si le problème principal ne concerne pas l'éducation. De l'auditeur, bien sûr. Une nouvelle enquête, auprès du public, pourrait alors s'appuyer sur la question suivante : « Citer un représentant français de la musique contemporaine dont les initiales sont P. B. ? » Si d'aventure Patrick Bruel l'emportait sur Pierre Boulez, qui devrait-on incriminer ?

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